Les Chants de Maldoror

VIII

 

Pour construire mécaniquement la cervelle d’unconte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises etabrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur,de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de savie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre,avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dansl’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant àobscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Jeveux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulementpour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps parune harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu’il soitnécessaire, pour arriver au but que l’on se propose, d’inventer unepoésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature,et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les véritésabsolues ; mais, amener un pareil résultat (conforme, dureste, aux règles de l’esthétique, si l’on y réfléchit bien), celan’est pas aussi facile qu’on le pense : voilà ce que jevoulais dire. C’est pourquoi je ferai tous mes efforts pour yparvenir ! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deuxbras longs de mes épaules, employés à l’écrasement lugubre de mongypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puissese dire : « Il faut lui rendre justice. Il m’a beaucoupcrétinisé. Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu vivredavantage ! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que jeconnaisse ! » On gravera ces quelques mots touchants surle marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits ! – Jecontinue ! Il y avait une queue de poisson qui remuait au fondd’un trou, à côté d’une botte éculée. Il n’était pas naturel de sedemander : « Où est le poisson ? Je ne vois que laqueue qui remue. » Car, puisque, précisément, l’on avouaitimplicitement ne pas apercevoir le poisson, c’est qu’en réalité iln’y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d’eau au fondde cet entonnoir, creusé dans le sable. Quant à la botte éculée,quelques-uns ont pensé depuis qu’elle provenait de quelque abandonvolontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devaitrenaître de ses atomes résolus. Il retira du puits la queue depoisson et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elleannonçait au Créateur l’impuissance de son mandataire à dominer lesvagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailesd’albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elles’envola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui sepassait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet del’espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, ilperça la queue du poisson d’une flèche envenimée. Le gosier del’espion poussa une faible exclamation, qui rendit le derniersoupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire,placée sur le comble d’un château, se releva de toute sa hauteur,en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris.Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cettemort était méritée. La poutre s’apaisa, alla se placer au fond dumanoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignéeseffarouchées, afin qu’elles continuassent, comme par le passé, àtisser leur toile à ses coins. L’homme aux lèvres de soufre appritla faiblesse de son alliée ; c’est pourquoi, il commanda aufou couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres.Aghone exécuta cet ordre sévère. « Puisque, d’après vous, lemoment est venu, s’écria-t-il, j’ai été reprendre l’anneau quej’avais enterré sous la pierre, et je l’ai attaché à un des boutsdu câble. Voici le paquet. » Et il présenta une corde épaisse,enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maîtrelui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il réponditqu’ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, sic’était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe desatisfaction. Il montra de la surprise, et même de l’inquiétude,quand Aghone ajouta qu’il avait vu un coq fendre avec son bec uncandélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans chacune desparties, et s’écrier, en battant ses ailes d’un mouvementfrénétique : « Il n’y a pas si loin qu’on le pense depuisla rue de la Paix jusqu’à la place du Panthéon. Bientôt, on enverra la preuve lamentable ! » Le crabe tourteau, montésur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction del’écueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué,l’asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravanede pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormaisconsacré par une mort auguste. Il espérait l’atteindre, pour luidemander des secours pressants contre la trame qui se préparait, etdont il avait eu connaissance. Vous verrez quelques lignes plusloin, à l’aide de mon silence glacial, qu’il n’arriva pas à temps,pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, cachéderrière l’échafaudage voisin d’une maison en construction, le jouroù le pont du Carrousel, encore empreint de l’humide rosée de lanuit, aperçut avec horreur l’horizon de sa pensée s’élargirconfusément en cercles concentriques, à l’apparition matinale durythmique pétrissage d’un sac icosaèdre, contre son parapetcalcaire ! Avant qu’il stimule leur compassion, par lesouvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux lasemence de l’espoir… Pour rompre votre paresse, mettez en usage lesressources d’une bonne volonté, marchez à côté de moi et ne perdezpas de vue ce fou, la tête surmontée d’un vase de nuit, qui pousse,devant lui, la main armée d’un bâton, celui que vous auriez de lapeine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et derappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme ilest changé ! Les mains liées derrière le dos, il marche devantlui, comme s’il allait à l’échafaud, et, cependant, il n’estcoupable d’aucun forfait. Ils sont arrivés dans l’enceintecirculaire de la place Vendôme. Sur l’entablement de la colonnemassive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquantemètres de hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, quitombe jusqu’à terre, à quelques pas d’Aghone. Avec de l’habitude,on fait vite une chose ; mais, je puis dire que celui-cin’employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn àl’extrémité de la corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allaitarriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rueCastiglione. Il n’eut même pas la satisfaction d’entreprendre lecombat. L’individu, qui examinait les alentours du haut de lacolonne, arma son revolver, visa avec soin et pressa la détente. Lecommodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avaitcommencé ce qu’il croyait être la folie de son fils et la mère,qu’on avait appelée la fille de neige, à cause de sonextrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger lerhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme unevrille ; l’on aurait pu croire, avec une apparence de logique,que la mort devait infailliblement apparaître. Mais nous savionsque, dans ce pachyderme, s’était introduite la substance duSeigneur. Il se retira avec chagrin. S’il n’était pas bien prouvéqu’il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindraisl’homme de la colonne ! celui-ci, d’un coup sec de poignet,ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, sesoscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Ilsaisit vivement, avec ses mains, une longue guirlanded’immortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la base,contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans lesairs, ce qui n’était pas un point fixe. Après avoir amoncelé à sespieds, sous forme d’ellipses superposées, une grande partie ducâble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur del’obélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la maindroite, à l’adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme,dans un plan parallèle à l’axe de la colonne, et ramasse, de lamain gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent àses pieds. La fronde siffle dans l’espace ; le corps de Mervynla suit partout, toujours éloigné du centre par la forcecentrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante,dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Lesauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu’à l’autre bout, qu’ilretient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à unebarre d’acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en setenant à la rampe par une main. Cette manœuvre a pour effet dechanger le plan primitif de la révolution du câble, et d’augmentersa force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tournemajestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivementpassé, par une marche insensible, à travers plusieurs plansobliques. L’angle droit formé par la colonne et le fil végétal ases côtés égaux ! Le bras du renégat et l’instrument meurtriersont confondus dans l’unité linéaire, comme les élémentsatomistiques d’un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire.Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi ;hélas ! on sait qu’une force, ajoutée à une autre force,engendre une résultante composée des deux forces primitives !Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjàrompu, sans la vigueur de l’athlète, sans la bonne qualité duchanvre ? Le corsaire aux cheveux d’or, brusquement et en mêmetemps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble.Le contre-coup de cette opération, si contraire aux précédentes,fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de lacorde, ressemble à une comète traînant après elle sa queueflamboyante. L’anneau de fer du nœud coulant, miroitant aux rayonsdu soleil, engage à compléter soi-même l’illusion. Dans le parcoursde sa parabole, le condamné à mort fend l’atmosphère jusqu’à larive gauche, la dépasse en vertu de la force d’impulsion que jesuppose infinie, et son corps va frapper le dôme du Panthéon,tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroisupérieure de l’immense coupole. C’est sur sa superficie sphériqueet convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu’onvoit, à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu.Quand le vent le balance, l’on raconte que les étudiants duquartier Latin, dans la crainte d’un pareil sort, font une courteprière : ce sont des bruits insignifiants auxquels on n’estpoint tenu de croire, et propres seulement à faire peur aux petitsenfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand ruban devieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nulne peut affirmer, malgré l’attestation de sa bonne vue, que cesoient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, etqu’une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacherd’un piédestal grandiose. Il n’en est pas moins vrai que lesdraperies en forme de croissant de lune n’y reçoivent plusl’expression de leur symétrie définitive dans le nombrequaternaire : allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas mecroire.

FIN DU SIXIÈME CHANT

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