Les Chants de Maldoror

CHANT DEUXIÈME

&|160;

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror,depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, lelaissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans unmoment de réflexion&|160;? Où est passé ce chant… On ne le sait pasau juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé.Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne présageant pasqu’elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseurénergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers lesrecoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui estdu moins acquis à la science, c’est que, depuis ce temps, l’homme,à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombesouvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bêtedes bois. Ce n’est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru,les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu’iln’était composé que de bien et d’une quantité minime de mal.Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur etses trames, qu’au contraire il n’est composé que de mal, et d’unequantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à nepas laisser évaporer. Je voudrais qu’il ne ressente pas, moi, quine lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mesamères vérités&|160;; mais, la réalisation de ce souhait ne seraitpas conforme aux lois de la nature. En effet, j’arrache le masque àsa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un,comme des boules d’ivoire sur un bassin d’argent, les mensongessublimes avec lesquels il se trompe lui-même&|160;: il est alorscompréhensible qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains surson visage, même quand la raison disperse les ténèbres del’orgueil. C’est pourquoi, le héros que je mets en scène s’estattiré une haine irréconciliable, en attaquant l’humanité, qui secroyait invulnérable, par la brèche d’absurdes tiradesphilanthropiques&|160;; elles sont entassées, comme des grains desable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point,quand la raison m’abandonne, d’estimer le comique si cocasse, maisennuyant. Il l’avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statuede la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent lesbibliothèques. Ô être humain&|160;! te voilà, maintenant, nu commeun ver, en présence de mon glaive de diamant&|160;! Abandonne taméthode&|160;; il n’est plus temps de faire l’orgueilleux&|160;:j’élance vers toi ma prière, dans l’attitude de la prosternation.Il y a quelqu’un qui observe les moindres mouvements de ta coupablevie&|160;; tu es enveloppé par les réseaux subtils de saperspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne lesreins&|160;; car, il te regarde&|160;; ne te fie pas à lui, quandil ferme les yeux&|160;; car, il te regarde encore. Il estdifficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté, taredoutable résolution soit de surpasser l’enfant de monimagination. Ses moindres coups portent. Avec des précautions, ilest possible d’apprendre à celui qui croit l’ignorer que les loupset les brigands ne se dévorent pas entre eux&|160;: ce n’estpeut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entreses mains, le soin de ton existence&|160;: il la conduira d’unemanière qu’il connaît. Ne crois pas à l’intention qu’il faitreluire au soleil de te corriger&|160;; car, tu l’intéressesmédiocrement, pour ne pas dire moins&|160;; encore n’approché-jepas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de mavérification. Mais, c’est qu’il aime à te faire du mal, dans lalégitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et quetu l’accompagnes dans le gouffre béant de l’enfer, quand cetteheure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquée, à l’endroitoù l’on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus deschaînes et des carcans. Quand la destinée l’y portera, le funèbreentonnoir n’aura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni luicontemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parled’une manière intentionnellement paternelle, et que l’humanité n’apas le droit de se plaindre.

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Je saisis la plume qui va construire ledeuxième chant… instrument arraché aux ailes de quelque pygargueroux&|160;! Mais… qu’ont-ils donc mes doigts&|160;? Lesarticulations demeurent paralysées, dès que je commence montravail. Cependant, j’ai besoin d’écrire… C’est impossible&|160;!Eh bien, je répète que j’ai besoin d’écrire ma pensée&|160;: j’aile droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle…Mais non, mais non, la plume reste inerte&|160;!… Tenez, voyez, àtravers les campagnes, l’éclair qui brille au loin. L’orageparcourt l’espace. Il pleut… Il pleut toujours. Comme ilpleut&|160;!… La foudre a éclaté… elle s’est abattue sur ma fenêtreentr’ouverte, et m’a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvrejeune homme&|160;! ton visage était déjà assez maquillé par lesrides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoirbesoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse&|160;! (Jeviens de supposer que la blessure est guérie, ce qui n’arrivera pasde sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mesdoigts&|160;? Est-ce un avertissement d’en haut pour m’empêcherd’écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m’expose, endistillant la bave de ma bouche carrée&|160;? Mais, cet orage nem’a pas causé la crainte. Que m’importerait une légiond’orages&|160;! Ces agents de la police céleste accomplissent aveczèle leur pénible devoir, si j’en juge sommairement par mon frontblessé. Je n’ai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresseremarquable&|160;; il a envoyé la foudre de manière à couperprécisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où lablessure a été la plus dangereuse&|160;: qu’un autre lefélicite&|160;! Mais, les orages attaquent quelqu’un de plus fortqu’eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de vipère, il afallu que, non content d’avoir placé mon âme entre les frontièresde la folie et les pensées de fureur qui tuent d’une manière lente,tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un mûrexamen, de faire sortir de mon front une coupe de sang&|160;!…Mais, enfin, qui te dit quelque chose&|160;? Tu sais que je net’aime pas, et qu’au contraire je te hais&|160;: pourquoiinsistes-tu&|160;? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser des’envelopper des apparences de la bizarrerie&|160;? Parle-moifranchement, comme à un ami&|160;: est-ce que tu ne te doutes pas,enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressementnaïf, dont aucun de tes séraphins n’oserait faire ressortir lecomplet ridicule&|160;? Quelle colère te prend&|160;? Sache que, situ me laissais vivre à l’abri de tes poursuites, ma reconnaissancet’appartiendrait… Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi dece sang qui salit le parquet. Le bandage est fini&|160;: mon frontétanché a été lavé avec de l’eau salée, et j’ai croisé desbandelettes à travers mon visage. Le résultat n’est pasinfini&|160;: quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs.On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant desang dans ses artères&|160;; car, sur sa figure, ne brillent queles reflets du cadavre. Mais, enfin, c’est comme ça. Peut-être quec’est à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il estassez probable qu’il n’y en reste pas beaucoup. Assez, assez, chienavide&|160;; laisse le parquet tel qu’il est&|160;; tu as le ventrerempli. Il ne faut pas continuer de boire&|160;; car, tu netarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu, va te coucherdans le chenil&|160;; estime-toi nager dans le bonheur&|160;; car,tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâceaux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec unesatisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends unbalai&|160;; je voudrais aussi en prendre un, mais je n’en ai pasla force. Tu comprends, n’est-ce pas, que je n’en ai pas laforce&|160;? Remets tes pleurs dans leur fourreau&|160;; sinon, jecroirais que tu n’as pas le courage de contempler, avec sang-froid,la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour moidans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deuxseaux d’eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dansla chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elledoit le faire, tu les lui remettras&|160;; mais, comme il a plubeaucoup depuis une heure, et qu’il continue de pleuvoir, je necrois pas qu’elle sorte de chez elle&|160;; alors, elle viendrademain matin. Si elle te demande d’où vient tout ce sang, tu n’espas obligé de lui répondre. Oh&|160;! que je suis faible&|160;!N’importe&|160;; j’aurai cependant la force de soulever leporte-plume, et le courage de creuser ma pensée. Qu’a-t-il rapportéau Créateur de me tracasser, comme si j’étais un enfant, par unorage qui porte la foudre&|160;? Je n’en persiste pas moins dans marésolution d’écrire. Ces bandelettes m’embêtent, et l’atmosphère dema chambre respire le sang…

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Qu’il n’arrive pas le jour où, Lohengrin etmoi, nous passerons dans la rue, l’un à côté de l’autre, sans nousregarder, en nous frôlant le coude, comme deux passantspressés&|160;! Oh&|160;! qu’on me laisse fuir à jamais loin decette supposition&|160;! L’Éternel a créé le monde tel qu’ilest&|160;: il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le tempsstrictement nécessaire pour briser d’un coup de marteau la têted’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révélerles mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme unpoisson au fond d’une barque. Mais, il est grand et noble&|160;; ill’emporte sur nous par la puissance de ses conceptions&|160;; s’ilparlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraientjusqu’à son visage. Mais… misérable que tu es&|160;! pourquoi nerougis-tu pas&|160;? Ce n’est pas assez que l’armée des douleursphysiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée&|160;: lesecret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Jele connais, le Tout-Puissant… et lui, aussi, doit me connaître. Si,par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante mevoit arriver de loin&|160;: il prend un chemin de traverse, afind’éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme unelangue&|160;! Tu me feras plaisir, ô Créateur, de me laisserépancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d’une mainferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendrasuffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de monexistence. Je frapperai ta carcasse creuse&|160;; mais, si fort,que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantesd’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tuaurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avaiseffrontément cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu nesavais pas qu’un jour ou l’autre je les aurais découvertes de monœil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagéesavec mes semblables. J’ai fait ainsi que je parle, et, maintenant,ils ne te craignent plus&|160;; ils traitent de puissance àpuissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir monaudace&|160;: je découvre ma poitrine et j’attends avec humilité.Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtimentséternels&|160;!… déploiements emphatiques d’attributs tropvantés&|160;! Il a manifesté l’incapacité d’arrêter la circulationde mon sang qui le nargue. Cependant, j’ai des preuves qu’iln’hésite pas d’éteindre, à la fleur de l’âge, le souffle d’autreshumains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie.C’est simplement atroce&|160;; mais, seulement, d’après lafaiblesse de mon opinion&|160;! J’ai vu le Créateur, aiguillonnantsa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient lesvieillards et les enfants&|160;! Ce n’est pas moi qui commencel’attaque&|160;; c’est lui qui me force à le faire tourner, ainsiqu’une toupie, avec le fouet aux cordes d’acier. N’est-ce pas luiqui me fournit des accusations contre lui-même&|160;? Ne tarirapoint ma verve épouvantable&|160;! Elle se nourrit des cauchemarsinsensés qui tourmentent mes insomnies. C’est à cause de Lohengrinque ce qui précède a été écrit&|160;; revenons donc à lui. Dans lacrainte qu’il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j’avaisd’abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu’il auraitdépassé l’âge d’innocence. Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonnésagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a étéen péril pendant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteauavait été acheté. Ce stylet était mignon, car j’aime la grâce etl’élégance jusque dans les appareils de la mort&|160;; mais ilétait long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avecsoin une des artères carotides, et je crois que ç’aurait suffi. Jesuis content de ma conduite&|160;; je me serais repenti plus tard.Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira,enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec desscorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un œiljusqu’à ce qu’il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindrereproche&|160;; je suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pourmoi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable aubonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mainsmeurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle deses semblables&|160;! Oui, c’est encore beau de donner sa vie pourun être humain, et de conserver ainsi l’espérance que tous leshommes ne sont pas méchants, puisqu’il y en a eu un, enfin, qui asu attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de masympathie amère&|160;!…

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Il est minuit&|160;; on ne voit plus un seulomnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe&|160;; en voilàun qui apparaît subitement, comme s’il sortait de dessous terre.Les quelques passants attardés le regardent attentivement&|160;;car, il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, àl’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’unpoisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, etparaissent avoir perdu la vie&|160;; au reste, le nombreréglementaire n’est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup defouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuerson bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblaged’êtres bizarres et muets&|160;? Sont-ce des habitants de lalune&|160;? Il y a des moments où on serait tenté de lecroire&|160;; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres.L’omnibus, pressé d’arriver à la dernière station, dévore l’espace,et fait craquer le pavé… Il s’enfuit&|160;!… Mais une masse informele poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de lapoussière. «&|160;Arrêtez, je vous en supplie&|160;; arrêtez… mesjambes sont gonflées d’avoir marché pendant la journée… je n’ai pasmangé depuis hier… mes parents m’ont abandonné… je ne sais plus quefaire… je suis résolu de retourner chez moi, et j’y serais vitearrivé, si vous m’accordiez une place… je suis un petit enfant dehuit ans, et j’ai confiance en vous…&|160;» Il s’enfuit&|160;!… Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ceshommes, à l’œil froid, donne un coup de coude à son voisin, etparaît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, autimbre argentin, qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autrebaisse la tête d’une manière imperceptible, en formed’acquiescement, et se replonge ensuite dans l’immobilité de sonégoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans lestraits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deuxpremiers. Les cris se font entendre pendant deux ou trois minutes,plus perçants de seconde en seconde. L’on voit des fenêtress’ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à lamain, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le voletavec impétuosité, pour ne plus reparaître… Il s’enfuit&|160;!… Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Seul, unjeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnagesde pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur. En faveurde l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambesendolories, il n’ose pas élever la voix&|160;; car les autreshommes lui jettent des regards de mépris et d’autorité, et il saitqu’il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé sur sesgenoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, sic’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Ilreconnaît alors que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plusmême dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise sonerreur. Il se dit&|160;: «&|160;En effet, pourquoi s’intéresser àun petit enfant&|160;? Laissons-le de côté.&|160;» Cependant, unelarme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient deblasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pouren écarter un nuage dont l’opacité obscurcit son intelligence. Ilse démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté&|160;; ilsent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut ensortir. Prison terrible&|160;! Fatalité hideuse&|160;! Lombano, jesuis content de toi depuis ce jour&|160;! Je ne cessais pas det’observer, pendant que ma figure respirait la même indifférenceque celle des autres voyageurs. L’adolescent se lève, dans unmouvement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pasparticiper, même involontairement, à une mauvaise action. Je luifais un signe, et il se remet à mon côté… Il s’enfuit&|160;! Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les criscessent subitement&|160;; car, l’enfant a touché du pied un pavé ensaillie, et s’est fait une blessure à la tête, en tombant.L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la ruesilencieuse… Il s’enfuit&|160;!… Il s’enfuit&|160;!… Mais, unemasse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces,au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbésur sa lanterne pâlotte&|160;; il y a en lui plus de cœur que danstous ses pareils de l’omnibus. Il vient de ramasser l’enfant&|160;;soyez sûr qu’il le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont faitses parents. Il s’enfuit&|160;!… Il s’enfuit&|160;!… Mais, del’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier lepoursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de lapoussière&|160;!… Race stupide et idiote&|160;! Tu te repentiras dete conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras,va&|160;! tu t’en repentiras. Ma poésie ne consistera qu’àattaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et leCréateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Lesvolumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie,et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, toujoursprésente à ma conscience&|160;!

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Faisant ma promenade quotidienne, chaque jourje passais dans une rue étroite&|160;; chaque jour, une jeune fillesvelte de dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le longde cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques etcurieuses. Elle était grande pour son âge et avait la tailleélancée. D’abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête,tombaient en tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes. Unjour, elle me suivait comme de coutume&|160;; les bras musculeuxd’une femme du peuple la saisit par les cheveux, comme letourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur unejoue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscienceégarée. En vain, je faisais l’insouciant&|160;; elle ne manquaitjamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune. Lorsquej’enjambais une autre rue, pour continuer mon chemin elles’arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme decette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et necessait de regarder devant elle, jusqu’à ce que je disparusse. Unefois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pasdevant moi. Si j’allais vite pour la dépasser, elle courait presquepour maintenir la distance égale&|160;; mais, si je ralentissais lepas, pour qu’il y eût un intervalle de chemin, assez grand entreelle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait lagrâce de l’enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retournalentement, de manière à me barrer le passage. Je n’eus pas le tempsde m’esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait lesyeux gonflés et rouges. Je voyais facilement qu’elle voulait meparler, et qu’elle ne savait comment s’y prendre. Devenuesubitement pâle comme un cadavre, elle me demanda&|160;:«&|160;Auriez-vous la bonté de me dire quelle heureest-il&|160;?&|160;» Je lui dis que je ne portais pas de montre, etje m’éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à l’imaginationinquiète et précoce, tu n’as plus revu, dans la rue étroite, lejeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa sandalelourde, le pavé des carrefours tortueux. L’apparition de cettecomète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet decuriosité fanatique, sur la façade de ton observation déçue&|160;;et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à celuiqui ne paraissait pas s’inquiéter des maux, ni des biens de la vieprésente, et s’en allait au hasard, avec une figure horriblementmorte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les brasnageant aveuglément dans les eaux ironiques de l’éther, comme poury chercher la proie sanglante de l’espoir, ballottéecontinuellement, à travers les immenses régions de l’espace, par lechasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et jene te verrai plus&|160;!… Qui sait&|160;? Peut-être que cette fillen’était pas ce qu’elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, ellecachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années, etle charme du vice. On a vu des vendeuses d’amour s’expatrier avecgaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit. Ellesrayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant lalumière parisienne&|160;; et, quand vous les aperceviez, vousdisiez&|160;: «&|160;Mais elles sont encore enfants&|160;; ellesn’ont pas plus de dix ou douze ans.&|160;» En réalité elles enavaient vingt. Oh&|160;! dans cette supposition, maudits soient-ilsles détours de cette rue obscure&|160;! Horrible&|160;!horrible&|160;! ce qui s’y passe. Je crois que sa mère la frappaparce qu’elle ne faisait pas son métier avec assez d’adresse. Ilest possible que ce ne fût qu’un enfant, et alors la mère est pluscoupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition,qui n’est qu’une hypothèse, et je préfère aimer, dans ce caractèreromanesque, une âme qui se dévoile trop tôt… Ah&|160;! vois-tu,jeune fille, je t’engage à ne plus reparaître devant mes yeux, sijamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t’en coûtercher&|160;! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, àflots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer messemblables&|160;! Non, non&|160;! Je l’ai résolu depuis le jour dema naissance&|160;! Ils ne m’aiment pas, eux&|160;! On verra lesmondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur lasurface des flots, avant que je touche la main infâme d’un êtrehumain. Arrière… arrière, cette main&|160;!… Jeune fille, tu n’espas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes.Non, non, je t’en supplie&|160;; ne reparais plus devant messourcils froncés et louches. Dans un moment d’égarement, jepourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé donton exprime l’eau, ou les casser avec fracas, comme deux branchessèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Jepourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d’un air caressant etdoux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveauinnocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisseefficace qui lave les yeux, endoloris par l’insomnie éternelle dela vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, tepriver du spectacle de l’univers, et te mettre dans l’impossibilitéde trouver ton chemin&|160;; ce n’est pas moi qui te servirai deguide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer,te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme unefronde, concentrer mes forces en décrivant la dernièrecirconférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte desang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes,et mettre devant eux l’exemple de ma méchanceté&|160;! Ilss’arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux dechair&|160;; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la mêmeplace, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai àune demi-douzaine de domestiques l’ordre de garder les restesvénérés de ton corps, et de les préserver de la faim des chiensvoraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille,comme une poire mûre, et n’est pas tombé à terre&|160;; mais, leschiens savent accomplir des bonds élevés, si l’on n’y prendgarde.

** * * *

Cet enfant, qui est assis sur un banc dujardin des Tuileries, comme il est gentil&|160;! Ses yeux hardisdardent quelque objet invisible, au loin, dans l’espace. Il ne doitpas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s’amuse pas, commeil serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promeneravec quelque camarade, au lieu de rester seul&|160;; mais, ce n’estpas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc dujardin des Tuileries, comme il est gentil&|160;! Un homme, mû parun dessein caché, vient s’asseoir à côté de lui, sur le même banc,avec des allures équivoques. Qui est-ce&|160;? Je n’ai pas besoinde vous le dire&|160;; car, vous le reconnaîtrez à sa conversationtortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas&|160;:

–&|160;À quoi pensais-tu, enfant&|160;?

–&|160;Je pensais au ciel.

–&|160;Il n’est pas nécessaire que tu pensesau ciel&|160;; c’est déjà assez de penser à la terre. Es-tu fatiguéde vivre, toi qui viens à peine de naître&|160;?

–&|160;Non, mais chacun préfère le ciel à laterre.

–&|160;Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciela été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu yrencontreras les mêmes maux qu’ici-bas. Après ta mort, tu ne seraspas récompensé d’après tes mérites&|160;; car, si l’on te commetdes injustices sur cette terre (comme tu l’éprouveras, parexpérience, plus tard), il n’y a pas de raison pour que, dansl’autre vie, on ne t’en commette non plus. Ce que tu as de mieux àfaire, c’est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justicetoi-même, puisqu’on te la refuse. Si un de tes camaradest’offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de letuer&|160;?

–&|160;Mais, c’est défendu.

–&|160;Ce n’est pas si défendu que tu crois.Il s’agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justicequ’apportent les lois ne vaut rien&|160;; c’est la jurisprudence del’offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ceque tu ne serais pas malheureux de songer qu’à chaque instant tuaies sa pensée devant tes yeux&|160;?

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Voilà donc un de tes camarades qui terendrait malheureux toute ta vie&|160;; car, voyant que ta hainen’est que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi,et de te causer du mal impunément. Il n’y a donc qu’un moyen defaire cesser la situation&|160;; c’est de se débarrasser de sonennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre surquelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se fairejustice lui-même, sinon il n’est qu’un imbécile. Celui qui remportela victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et leplus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tessemblables&|160;?

–&|160;Oui, oui.

–&|160;Sois donc le plus fort et le plus rusé.Tu es encore trop jeune pour être le plus fort&|160;; mais, dèsaujourd’hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument deshommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front legéant Goliath d’une pierre lancée par la fronde, est-ce qu’il n’estpas admirable de remarquer que c’est seulement par la ruse queDavid a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ilss’étaient pris à bras-le-corps, le géant l’aurait écrasé comme unemouche&|160;? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu nepourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireuxd’étendre ta volonté&|160;; mais, avec la ruse, tu pourras lutterseul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et lagloire&|160;? ou m’as-tu trompé quand tu m’as affirmé ces noblesprétentions&|160;?

–&|160;Non, non, je ne vous trompais pas.Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d’autresmoyens.

–&|160;Alors, tu n’acquerras rien du tout. Lesmoyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre àl’œuvre des leviers plus énergiques et des trames plus savantes.Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes lebut, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par-dessuston dos, et d’arriver au bout de la carrière avant toi, de tellemanière qu’il ne s’y trouvera plus de place pour tes idéesétroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur,l’horizon du temps présent. N’as-tu jamais entendu parler, parexemple, de la gloire immense qu’apportent les victoires&|160;? Et,cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser dusang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les déposer aux piedsdes conquérants. Sans les cadavres et les membres épars que tuaperçois dans la plaine, où s’est opéré sagement le carnage, il n’yaurait pas de guerre, et, sans guerre, il n’y aurait pas devictoire. Tu vois que, lorsqu’on veut devenir célèbre, il faut seplonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de lachair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pourdevenir célèbre, est d’avoir de l’argent. Or, comme tu n’en as pas,il faudra assassiner pour en acquérir&|160;; mais, comme tu n’espas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, enattendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu’ils grossissentplus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois parjour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tupourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l’âge dequinze ans, au lieu d’attendre jusqu’à vingt. L’amour de la gloireexcuse tout, et peut-être, plus tard, maître de tes semblables,leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal aucommencement&|160;!…

Maldoror s’aperçoit que le sang bouillonnedans la tête de son jeune interlocuteur&|160;; ses narines sontgonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il luitâte le pouls&|160;; les pulsations sont précipitées. La fièvre agagné ce corps délicat. Il craint les suites de ses paroles&|160;;il s’esquive, le malheureux, contrarié de n’avoir pas pu entretenircet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l’âge mûr, il estsi difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et lemal, qu’est-ce dans un esprit, encore plein d’inexpérience&|160;?et quelle somme d’énergie relative ne lui faut-il pas enplus&|160;? L’enfant en sera quitte pour garder le lit trois jours.Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleursensible, fragile enveloppe d’une belle âme&|160;!

** * * *

Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dortl’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de sespleurs. La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, etcaresse avec ses pâles rayons cette douce figure d’adolescent. Sestraits expriment l’énergie la plus virile, en même temps que lagrâce d’une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas mêmeles muscles de son corps, qui se fraient un passage à travers lescontours harmonieux de formes féminines. Il a le bras recourbé surle front, l’autre main appuyée contre la poitrine, comme pourcomprimer les battements d’un cœur fermé à toutes les confidences,et chargé du pesant fardeau d’un secret éternel. Fatigué de la vie,et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas,le désespoir a gagné son âme, et il s’en va seul, comme le mendiantde la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d’existence&|160;?Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans qu’il sedoute de cette surveillance, et ne l’abandonnent pas&|160;: il estsi bon&|160;! il est si résigné&|160;! Volontiers il parlequelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leurtoucher la main, et se tient à distance, dans la crainte d’undanger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitudepour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avecpeine une larme de reproche contre la Providence&|160;; mais, il nerépond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la neigede ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l’entretien seprolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatrepoints de l’horizon, comme pour chercher à fuir la présence d’unennemi invisible qui s’approche, fait de la main un adieu brusque,s’éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans laforêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommesmasqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et legarrottèrent solidement, de manière qu’il ne pût remuer que lesjambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils luidirent qu’il se dirigeât sans délai vers la route qui mène àBicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parlaavec tant de sentiment, d’intelligence sur beaucoup de scienceshumaines qu’il avaient étudiées et qui montraient une grandeinstruction dans celui qui n’avait pas encore franchi le seuil dela jeunesse, et sur les destinées de l’humanité où il dévoilaentière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens,épouvantés jusqu’au sang de l’action qu’ils avaient commise,délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux, endemandant un pardon qui fut accordé, et s’éloignèrent, avec lesmarques d’une vénération qui ne s’accorde pas ordinairement auxhommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secretfut deviné par chacun, mais on paraît l’ignorer, pour ne pasaugmenter ses souffrances&|160;; et le gouvernement lui accorde unepension honorable, pour lui faire oublier qu’un instant on voulutl’introduire par force, sans vérification préalable, dans unhospice d’aliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent&|160;;le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et unefemme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent soncorps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvellealler étreindre un des promeneurs&|160;; mais, ce n’est qu’unehallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire.C’est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, niparmi les femmes&|160;; car, sa pudeur excessive, qui a pris jourdans cette idée qu’il n’est qu’un monstre, l’empêche d’accorder sasympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, etil croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cetaxiome&|160;: «&|160;Que chacun reste dans sa nature.&|160;» Sonorgueil, ai-je dit, parce qu’il craint qu’en joignant sa vie à unhomme ou une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une fauteénorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranchedans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui nevient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu destourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré defleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon,mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés, contemplent avecravissement cette figure mélancolique, à travers les branches desarbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines decristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par laprésence nocturne de l’hermaphrodite infortuné. Ô voyageur égaré,par ton esprit d’aventure qui t’a fait quitter ton père et ta mère,dès l’âge le plus tendre&|160;; par les souffrances que la soif t’acausées, dans le désert&|160;; par ta patrie que tu cherchespeut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contréesétrangères&|160;; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté,avec toi, l’exil et l’intempérie des climats que te faisaitparcourir ton humeur vagabonde&|160;; par la dignité que donnent àl’homme les voyages sur les terres lointaines et les mersinexplorées, au milieu des glaçons polaires, ou sous l’influenced’un soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec unfrémissement de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur lesol, et qui se mêlent à l’herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas,et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée&|160;; c’estl’hermaphrodite lui-même qui l’a voulu. Il ne veut pas que deslèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés parle souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit,en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieuxcroire que c’est une étoile elle-même qui est descendue de sonorbite, en traversant l’espace, sur ce front majestueux, qu’elleentoure avec sa clarté de diamant, comme d’une auréole. La nuit,écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pourfêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette imageparfaite de l’innocence des anges&|160;: le bruissement desinsectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leurélévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise,faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie sesaccords joyeux, à travers le silence universel, vers ses paupièresbaissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé desmondes suspendus. Il rêve qu’il est heureux&|160;; que sa naturecorporelle a changé&|160;; ou que, du moins, il s’est envolé sur unnuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de mêmenature que lui. Hélas&|160;! que son illusion se prolonge jusqu’auréveil de l’aurore&|160;! Il rêve que les fleurs dansent autour delui en rond, comme d’immenses guirlandes folles, et l’imprègnent deleurs parfums suaves, pendant qu’il chante un hymne d’amour, entreles bras d’un être humain d’une beauté magique. Mais, ce n’estqu’une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent&|160;; et,quand il se réveillera, ses bras ne l’entrelaceront plus. Ne teréveille pas, hermaphrodite&|160;; ne te réveille pas encore, jet’en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire&|160;? Dors… dorstoujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l’espoirchimérique du bonheur, je te le permets&|160;; mais, n’ouvre pastes yeux. Ah&|160;! n’ouvre pas tes yeux&|160;! Je veux te quitterainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être un jour, àl’aide d’un livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-jeton histoire, épouvanté de ce qu’elle contient, et desenseignements qui s’en dégagent. Jusqu’ici, je n’ai pas pu&|160;;car, chaque fois que je l’ai voulu, d’abondantes larmes tombaientsur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût devieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suisindigné de n’avoir pas plus de nerfs qu’une femme, et dem’évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis àta grande misère. Dors… dors toujours&|160;; mais, n’ouvre pas tesyeux. Ah&|160;! n’ouvre pas tes yeux&|160;! Adieu,hermaphrodite&|160;! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier leciel pour toi (si c’était pour moi, je ne le prierais point). Quela paix soit dans ton sein&|160;!

** * * *

Quand une femme, à la voix de soprano, émetses notes vibrantes et mélodieuses, à l’audition de cette harmoniehumaine, mes yeux se remplissent d’une flamme latente et lancentdes étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles sembleretentir le tocsin de la canonnade. D’où peut venir cetterépugnance profonde pour tout ce qui tient à l’homme&|160;? Si lesaccords s’envolent des fibres d’un instrument, j’écoute avecvolupté ces notes perlées qui s’échappent en cadence à travers lesondes élastiques de l’atmosphère. La perception ne transmet à monouïe qu’une impression d’une douceur à fondre les nerfs et lapensée&|160;; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavotsmagiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, lapuissance active de mes sens et les forces vivaces de monimagination. On raconte que je naquis entre les bras de lasurdité&|160;! Aux premières époques de mon enfance, je n’entendaispas ce qu’on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés,on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoirlu sur une feuille ce que quelqu’un écrivait, que je pouvaiscommuniquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, journéfaste, je grandissais en beauté et en innocence&|160;; et chacunadmirait l’intelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoupde consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traitslimpides où son âme avait placé son trône. On ne s’approchait delui qu’avec vénération, parce qu’on remarquait dans ses yeux leregard d’un ange. Mais non, je savais de reste que les rosesheureuses de l’adolescence ne devaient pas fleurir perpétuellement,tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste etnoble, qu’embrassaient avec frénésie toutes les mères. Ilcommençait à me sembler que l’univers, avec sa voûte étoilée deglobes impassibles et agaçants, n’était peut-être pas ce quej’avais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonnerdu pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m’en aller, enchancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscuresde la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernésd’un grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, etj’osai pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel&|160;! Netrouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effaréeplus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône,formé d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec unorgueil idiot, le corps recouvert d’un linceul fait avec des drapsnon lavés d’hôpital, celui qui s’intitule lui-même leCréateur&|160;! Il tenait à la main le tronc pourri d’un hommemort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez àla bouche&|160;; une fois à la bouche, on devine ce qu’il enfaisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare de sang enébullition, à la surface duquel s’élevaient tout à coup, comme desténias à travers le contenu d’un pot de chambre, deux ou troistêtes prudentes, et qui s’abaissaient aussitôt, avec la rapidité dela flèche&|160;: un coup de pied, bien appliqué sur l’os du nez,était la récompense connue de la révolte au règlement, occasionnéepar le besoin de respirer un autre milieu&|160;; car, enfin, ceshommes n’étaient pas des poissons&|160;! Amphibies tout au plus,ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde&|160;!…jusqu’à ce que, n’ayant plus rien dans la main, le Créateur, avecles deux premières griffes du pied, saisît un autre plongeur par lecou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l’air, en dehors dela vase rougeâtre, sauce exquise&|160;! Pour celui-là, il faisaitcomme pour l’autre. Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes etles bras, et en dernier lieu le tronc, jusqu’à ce qu’il ne restâtplus rien&|160;; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durantles autres heures de son éternité. Quelquefois il s’écriait&|160;:«&|160;Je vous ai créés&|160;; donc j’ai le droit de faire de vousce que je veux. Vous ne m’avez rien fait, je ne dis pas lecontraire. Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir.&|160;»Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure,laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. Ô lecteur, ce dernierdétail ne te fait-il pas venir l’eau à la bouche&|160;? N’en mangepas qui veut d’une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, etqui vient d’être pêchée il n’y a qu’un quart d’heure dans le lacaux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette,je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillistomber à la renverse, comme un homme qui subit une émotion tropforte&|160;; trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds.Pas une fibre de mon corps ne restait immobile&|160;; et jetremblais, comme tremble la lave intérieure d’un volcan. À la fin,ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez de vitessel’air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche s’entr’ouvrirent,et je poussai un cri… un cri si déchirant… que je l’entendis&|160;!Les entraves de mon oreille se délièrent d’une manière brusque, letympan craqua sous le choc de cette masse d’air sonore repousséeloin de moi avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dansl’organe condamné par la nature. Je venais d’entendre un son&|160;!Un cinquième sens se révélait en moi&|160;! Mais, quel plaisireussé-je pu trouver d’une pareille découverte&|160;? Désormais, leson humain n’arriva à mon oreille qu’avec le sentiment de ladouleur qu’engendre la pitié pour une grande injustice. Quandquelqu’un me parlait, je me rappelais ce que j’avais vu, un jour,au-dessus des sphères visibles, et la traduction de mes sentimentsétouffés en un hurlement impétueux, dont le timbre était identiqueà celui de mes semblables&|160;! Je ne pouvais pas luirépondre&|160;; car, les supplices exercés sur la faiblesse del’homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient devant monfront en rugissant comme des éléphants écorchés, et rasaient deleurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connusdavantage l’humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureurintense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis nesavent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge&|160;! ilsdisent que le mal n’est chez eux qu’à l’état d’exception&|160;!…Maintenant, c’est fini depuis longtemps&|160;; depuis longtemps, jen’adresse la parole à personne. Ô vous, qui que vous soyez, quandvous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte nelaissent échapper aucune intonation&|160;; que votre larynximmobile n’aille pas s’efforcer de surpasser le rossignol&|160;; etvous-même n’essayez nullement de me faire connaître votre âme àl’aide du langage. Gardez un silence religieux, que rienn’interrompe&|160;; croisez humblement vos mains sur la poitrine,et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l’ai dit, depuis lavision qui me fit connaître la vérité suprême, assez de cauchemarsont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pouravoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, lessouffrances que j’éprouvai dans cette heure infernale, qui mepoursuit sans relâche de son souvenir. Oh&|160;! quand vousentendez l’avalanche de neige tomber du haut de la froidemontagne&|160;; la lionne se plaindre, au désert aride, de ladisparition de ses petits&|160;; la tempête accomplir sadestinée&|160;; le condamné mugir, dans la prison, la veille de laguillotine&|160;; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de lamer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, cesvoix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanementde l’homme&|160;!

** * * *

Il existe un insecte que les hommesnourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien&|160;; mais, ilsle craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère lesang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, seraitcapable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’unéléphant, d’écraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voircomme on le respecte, comme on l’entoure d’une vénération canine,comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de lacréation. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche sesgriffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu’ilest gras et qu’il entre dans un âge avancé, en imitant la coutumed’un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir lesatteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses,comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers lecouvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par lesprincipaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remueavec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores surl’immortalité de l’âme, sur le néant de la vie, sur la volontéinexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à jamais,sur cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’uncadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir deses ombres les murailles du cimetière.

Mais, consolez-vous, humains, de sa pertedouloureuse. Voici sa famille innombrable, qui s’avance, et dont ilvous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moinsamer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortonshargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornésd’une beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvéplusieurs douzaines d’œufs chéris, avec son aile maternelle, survos cheveux, desséchés par la succion acharnée de ces étrangersredoutables. La période est promptement venue, où les œufs ontéclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, cesadolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ilsgrandiront tellement, qu’ils vous le feront sentir, avec leursgriffes et leurs suçoirs.

Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ilsne dévorent pas les os de votre tête, et qu’ils se contententd’extraire, avec leur pompe, la quintessence de votre sang.Attendez un instant, je vais vous le dire&|160;: c’est parce qu’ilsn’en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire étaitconforme à la mesure de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétinedes yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait.Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune mendiant des rues,observez avec un microscope, un pou qui travaille&|160;; vous m’endonnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, cesbrigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour êtreconscrits&|160;; car, ils n’ont pas la taille nécessaire exigée parla loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courtecuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi lesinfiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre unpou. Il serait dévoré en un clin d’œil, malgré sa taille. Il neresterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L’éléphantse laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tentercet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou queseulement elle soit composée d’os et de chair. C’en est fait de vosdoigts. Ils craqueront comme s’ils étaient à la torture. La peaudisparaît par un étrange enchantement. Les poux sont incapables decommettre autant de mal que leur imagination en médite. Si voustrouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne luiléchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelqueaccident. Cela s’est vu. N’importe, je suis déjà content de laquantité de mal qu’il te fait, ô race humaine&|160;; seulement, jevoudrais qu’il t’en fît davantage.

Jusqu’à quand garderas-tu le culte vermoulu dece dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses quetu lui offres en holocauste expiatoire&|160;? Vois, il n’est pasreconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et decervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés deguirlandes de fleurs. Il n’est pas reconnaissant… car, lestremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir depuis lecommencement des choses. Et, cependant, spectacle digned’observation, plus il se montre indifférent, plus tu l’admires. Onvoit que tu te méfies de ses attributs, qu’il cache&|160;; et tonraisonnement s’appuie sur cette considération, qu’une divinitéd’une puissance extrême peut seule montrer tant de mépris enversles fidèles qui obéissent à sa religion. C’est pour cela que, danschaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, lavendeuse d’amour&|160;; mais, quand il s’agit du pou, à ce nomsacré, baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tousles peuples s’agenouillent ensemble sur le parvis auguste, devantle piédestal de l’idole informe et sanguinaire. Le peuple quin’obéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait minede révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuilled’automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.

Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant queles fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de lamer&|160;; tant que les astres graviteront sur le sentier de leurorbite&|160;; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon&|160;;tant que l’humanité déchirera ses propres flancs par des guerresfunestes&|160;; tant que la justice divine précipitera ses foudresvengeresses sur ce globe égoïste&|160;; tant que l’hommeméconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison,en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et tadynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue,soleil levant, libérateur céleste, toi, l’ennemi invisible del’homme. Continue de dire à la saleté de s’unir avec lui dans desembrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écritsdans la poudre, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’àl’éternité. Baise de temps en temps la robe de cette grandeimpudique, en mémoire des services importants qu’elle ne manque pasde te rendre. Si elle ne séduisait pas l’homme, avec ses mamelleslascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, leproduit de cet accouplement raisonnable et conséquent. Ô fils de lasaleté&|160;! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche del’homme, marchant à travers des routes solitaires, seule et sansappui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, quit’ont porté neuf mois dans leurs parois parfumées, s’émeuvent uninstant à la pensée des dangers que courait, par suite, leur tendrefruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce.Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine lespectacle de l’accroissement insensible des muscles de taprogéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n’asqu’à te coller plus étroitement contre les flancs de l’homme. Tupeux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous lesdeux, vous êtes mariés depuis longtemps.

Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelquesmots à cet hymne de glorification, je dirai que j’ai faitconstruire une fosse, de quarante lieues carrées, et d’uneprofondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde,une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse,et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes lesdirections. Voici comment j’ai construit cette mine artificielle.J’arrachai un pou femelle aux cheveux de l’humanité. On m’a vu mecoucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetaidans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dansd’autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par lafatalité&|160;; et, au bout de quelques jours, des milliers demonstres, grouillant dans un nœud compact de matière, naquirent àla lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plusimmense, tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et seramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, ense dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que lamortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture unbâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou unbras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit,grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de poux,qui se nourrissent de l’homme, diminuent d’une manière notable, etprédisent elles-mêmes, infailliblement, l’époque prochaine de leurcomplète destruction. Car, l’homme, plus intelligent que sonennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale quiaccroît mes forces, j’extrais de cette mine inépuisable des blocsde poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache,et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artèresdes cités. Là, au contact de la température humaine, ils sedissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans lesgaleries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dansle gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations,comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboiesourdement, car il lui semble qu’une légion d’êtres inconnus perceles pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil.Peut-être n’êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une foisdans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés.Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l’obscurité de lanuit&|160;; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Cebourdonnement l’irrite, et il sent qu’il est trahi. Des millionsd’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages desauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, enlui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j’enenverrai d’autres. Quand je concasse les blocs de matière animée,il peut arriver qu’un fragment soit plus dense qu’un autre. Sesatomes s’efforcent avec rage de séparer leur agglomération pouraller tourmenter l’humanité&|160;; mais, la cohésion résiste danssa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un teleffort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principesvivants, s’élance d’elle-même jusqu’au haut des airs, comme par uneffet de la poudre, et retombe, en s’enfonçant solidement sous lesol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendreverticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers unchamp de maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avezmaintenant, claire et succincte, l’explication du phénomène.

Si la terre était couverte de poux, comme degrains de sable le rivage de la mer, la race humaine seraitanéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle&|160;!Moi, avec des ailes d’ange, immobile dans les airs, pour lecontempler.

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Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pasoubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante.J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source,plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler leparvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vosinitiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoiépais comme de la fumée&|160;; mais, je sus franchir religieusementles degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voileobscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place,une froideur excessive, une prudence consommée et une logiqueimplacable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligences’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, aumilieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avecprodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour.Arithmétique&|160;! algèbre&|160;! géométrie&|160;! trinitégrandiose&|160;! triangle lumineux&|160;! Celui qui ne vous a pasconnues est un insensé&|160;! Il mériterait l’épreuve des plusgrands supplices&|160;; car, il y a du mépris aveugle dans soninsouciance ignorante&|160;; mais, celui qui vous connaît et vousapprécie ne veut plus rien des biens de la terre&|160;; se contentede vos jouissances magiques&|160;; et, porté sur vos ailes sombres,ne désire plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant unehélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre nelui montre que des illusions et des fantasmagories morales&|160;;mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureuxde vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer,vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cettevérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre del’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout parla régularité parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encoreplus grand&|160;; car, le Tout-Puissant s’est révélé complètement,lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista àfaire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes etvos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les tempsmodernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie,épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracéessur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivantsd’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane etqui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes etd’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui semaintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipiced’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que lesmathématiques contiennent tant d’imposante grandeur et tant devérité incontestable, tandis que, si elle les compare à l’homme,elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors,cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vosconseils fait sentir davantage la petitesse de l’humanité et sonincomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une maindécharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Ilincline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage àvotre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant.Pendant mon enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayonsde la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseaulimpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes lestrois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pasvers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, etvous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni.Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votreblanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votremanne féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, etdevenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vousai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, quede sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de moncœur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de maraison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aubenaissante efface les ombres de la nuit&|160;! Depuis ce temps, j’aivu la mort, dans l’intention, visible à l’œil nu, de peupler lestombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sanghumain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus lesfunèbres ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutionsde notre globe&|160;; les tremblements de terre, les volcans, avecleur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de latempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis cetemps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, sesailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de lachrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir,avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleursfanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vousrestez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empestén’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votreidentité. Vos pyramides modestes dureront davantage que lespyramides d’Égypte, fourmilières élevées par la stupidité etl’esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruinesdes temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques etvos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse duTout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avecdésespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horribleet universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire sescomptes avec le jugement dernier. Merci, pour les servicesinnombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualitésétrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dansma lutte contre l’homme, j’aurais peut-être été vaincu. Sans vous,il m’aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière deses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré machair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme unathlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vosconceptions sublimes, exemptes de passion. Je m’en servis pourrejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyageet pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, maistrompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudenceopiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirablesde l’analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m’en servispour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pourl’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscèresde l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans soncorps&|160;; car, c’est une blessure dont il ne se relèvera pas.Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même de vosenseignements, pleins de sagesse&|160;; avec ses syllogismes, dontle labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, monintelligence sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. Àl’aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité,en nageant vers les bas-fonds, en face de l’écueil de la haine, laméchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmesdélétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je découvris, dansles ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal&|160;!supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous meprêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par lalâcheté de l’homme, le Créateur lui-même&|160;! Il grinça des dentset subit cette injure ignominieuse&|160;; car il avait pouradversaire quelqu’un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai decôté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser mon vol… Lepenseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien desolide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse defaire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coupdécouvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solideque les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent,entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste devotre architecture colossale&|160;? Monument qui grandit sans cessede découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, etd’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. Ômathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel,consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et del’injustice du Grand-Tout&|160;!

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«&|160;Ô lampe au bec d’argent, mes yeuxt’aperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathédrales,et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurséclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorerle Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mèneà l’autel. Écoute, c’est fort possible&|160;; mais… est-ce que tuas besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne doisrien&|160;? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes desbasiliques&|160;; et, lorsqu’une bouffée de la tempête sur laquellele démon tourbillonne, emporté dans l’espace, pénétrera, avec lui,dans le saint lieu, en y répandant l’effroi, au lieu de lutter,courageusement, contre la rafale empestée du prince du mal,éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux, pour qu’ilpuisse, sans qu’on le voie, choisir ses victimes parmi les croyantsagenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai toutmon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartésindécises, mais suffisantes, je n’ose pas me livrer aux suggestionsde mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en regardantpar le portail entrouvert, ceux qui échappent à ma vengeance, dansle sein du Seigneur. Ô lampe poétique&|160;! toi qui serais monamie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent lebasalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tuà briller d’une manière qui, je l’avoue, me paraîtextraordinaire&|160;? Tes reflets se colorent, alors, des nuancesblanches de la lumière électrique&|160;; l’œil ne peut pas tefixer&|160;; et tu éclaires d’une flamme nouvelle et puissante lesmoindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proieà une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé,tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d’avoir accompli unacte de justice. Dis-moi, un peu&|160;; serait-ce, parce que tuconnais les détours de mon cœur, que, lorsqu’il m’arrived’apparaître où tu veilles, tu t’empresses de désigner ma présencepernicieuse, et de porter l’attention des adorateurs vers le côtéoù vient de se montrer l’ennemi des hommes&|160;? Je penche verscette opinion&|160;; car, moi aussi, je commence à teconnaître&|160;; et je sais qui tu es, vieille sorcière, quiveilles si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme lacrête d’un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t’esdonné une mission folle. Je t’avertis&|160;; la première fois quetu me désigneras à la prudence de mes semblables, parl’augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je n’aime pasce phénomène d’optique, qui n’est mentionné, du reste, dans aucunlivre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, enaccrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je tejette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te faisrien, tu te comportes sciemment d’une manière qui me soit nuisible.Là, je te permettrai de briller autant qu’il me seraagréable&|160;; là, tu me nargueras avec un sourireinextinguible&|160;; là, convaincue de l’incapacité de ton huilecriminelle, tu l’urineras avec amertume.&|160;» Après avoir parléainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés surla lampe du saint lieu… Il croit voir une espèce de provocation,dans l’attitude de cette lampe, qui l’irrite au plus haut degré,par sa présence inopportune. Il se dit que, si quelque âme estrenfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, àune attaque loyale, par la sincérité. Il bat l’air de ses brasnerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme&|160;;il lui ferait passer un mauvais quart d’heure, il se le promet.Mais, le moyen qu’une lampe se change en homme&|160;; ce n’est pasnaturel. Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis de lamisérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lanceen l’air avec force… la chaîne est coupée, par le milieu, commel’herbe par la faux, et l’instrument du culte tombe à terre, enrépandant son huile sur les dalles… Il saisit la lampe pour laporter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir desailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d’unbuste d’ange. Le tout veut s’élever en l’air pour prendre sonessor&|160;; mais il le retient d’une main ferme. Une lampe et unange qui forment un même corps, voilà ce que l’on ne voit passouvent. Il reconnaît la forme de la lampe&|160;; il reconnaît laforme de l’ange&|160;; mais, il ne peut pas les scinder dans sonesprit&|160;; en effet, dans la réalité, elles sont collées l’unedans l’autre, et ne forment qu’un corps indépendant et libre&|160;;mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a faitperdre un peu de l’excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare àla lutte avec courage, car son adversaire n’a pas peur. Les gensnaïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portailsacré se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés,pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont lespéripéties allaient se dérouler dans l’enceinte du sanctuaireviolé. L’homme au manteau, pendant qu’il reçoit des blessurescruelles avec un glaive invisible, s’efforce de rapprocher de sabouche la figure de l’ange&|160;; il ne pense qu’à cela, et tousses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, etparaît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, etl’on voit le moment où son adversaire pourra l’embrasser à sonaise, si c’est ce qu’il veut faire. Eh bien, le moment est venu.Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l’ange, qui ne peut plusrespirer, et lui renverse le visage, en l’appuyant sur sa poitrineodieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet êtrecéleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se ditque c’est l’envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir soncourroux. C’en est fait&|160;; quelque chose d’horrible va rentrerdans la cage du temps&|160;! Il se penche, et porte la langue,imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regardssuppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue.Oh&|160;!… voyez&|160;!… voyez donc&|160;!… la joue blanche et roseest devenue noire, comme un charbon&|160;! Elle exhale des miasmesputrides. C’est la gangrène&|160;; il n’est plus permis d’endouter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et de là,exerce ses furies sur les parties basses&|160;; bientôt, tout lecorps n’est qu’une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car,il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d’une telleviolence), il ramasse la lampe et s’enfuit de l’église. Une foisdehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailesbrûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel.Ils se regardent tous les deux, pendant que l’ange monte vers leshauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire,descend vers les abîmes vertigineux du mal… Quel regard&|160;! Toutce que l’humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu’ellepensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y conteniraisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieusuprême&|160;! Mais, on comprend que c’étaient des pensées plusélevées que celles qui jaillissent de l’intelligence humaine&|160;;d’abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de lacirconstance. Ce regard les noua d’une amitié éternelle. Ils’étonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires d’une âmesi noble. Un instant, il croit s’être trompé, et se demande s’ilaurait dû suivre la route du mal, comme il l’a fait. Le trouble estpassé&|160;; il persévère dans sa résolution&|160;; et il estglorieux, d’après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afinde régner à sa place sur l’univers entier, et sur des légionsd’anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler,qu’il reprendra sa forme primitive, à mesure qu’il montera vers leciel&|160;; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front decelui qui lui a donné la gangrène&|160;; et disparaît peu à peu,comme un vautour, en s’élevant au milieu des nuages. Le coupableregarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme uninsensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance lalampe par-dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelquesinstants, et s’enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses.Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l’on voitune lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, surla surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, aulieu d’anse, deux mignonnes ailes d’ange. Elle s’avance lentement,sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pontd’Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine,jusqu’au pont de l’Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avecfacilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatreheures à son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute lanuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique,effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entrelesquels, elle s’avance comme une reine, solitaire, impénétrable,avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répandeavec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient lachasse&|160;; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait àtoutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, etreparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, lesmarins superstitieux, lorsqu’ils la voient, rament vers unedirection opposée, et retiennent leurs chansons. Quand vous passezsur un pont, pendant la nuit, faites bien attention&|160;; vousêtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là&|160;; mais, on ditqu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur lesponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elleéteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille envain, d’un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Ilsait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la célestelueur&|160;; mais, il se dit que la lumière venait du devant desbateaux ou de la réflexion des becs de gaz&|160;; et il a raison…Il sait que, cette disparition, c’est lui qui en est lacause&|160;; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le paspour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d’argent reparaît àla surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesquesélégantes et capricieuses.

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Écoutez les pensées de mon enfance, quand jeme réveillais, humains, à la verge rouge&|160;: «&|160;Je viens deme réveiller&|160;; mais, ma pensée est encore engourdie. Chaquematin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare que je trouvele repos dans la nuit&|160;; car, des rêves affreux me tourmentent,quand je parviens à m’endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dansdes méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasarddans l’espace&|160;; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quandfaut-il alors que je dorme&|160;? Cependant, la nature a besoin deréclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâleet fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste,je ne demanderais pas mieux que de ne pas épuiser mon esprit àréfléchir continuellement&|160;; mais, quand même je ne le voudraispas, mes sentiments consternés m’entraînent invinciblement verscette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont commemoi&|160;; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sontfroncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. Ô Créateur del’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens dema prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que,ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire&|160;; mapoitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plusà l’aise, l’air embaumé des champs&|160;; tandis que, lorsquej’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, det’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné del’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, jesuis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne mesemble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et jerecherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demandel’explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondentpas. Je voudrais t’aimer et t’adorer&|160;; mais, tu es troppuissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par uneseule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer desmondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles&|160;; si,quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou lamort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatreâges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable.Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements&|160;;mais, j’ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par unordre capricieux, peut sortir de ton cœur et devenir immense, commel’envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sontpas à ma portée, et j’en serais probablement la première victime.Tu es le Tout-Puissant&|160;; je ne te conteste pas ce titre,puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, auxconséquences funestes ou heureuses, n’ont de terme que toi-même.Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher àcôté de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave,mais pouvant l’être d’un moment à l’autre. Il est vrai que, lorsquetu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si lefantôme d’une injustice passée, commise envers cette malheureusehumanité, qui t’a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle,dresse, devant toi, les vertèbres immobiles d’une épine dorsalevengeresse, ton œil hagard laisse tomber la larme épouvantée duremords tardif, et qu’alors, les cheveux hérissés, tu crois,toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre, àjamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de tonimagination de tigre, qui serait burlesque, si elle n’était paslamentable&|160;; mais, je sais aussi que la constance n’a pasfixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeureéternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées,recouvertes de la lèpre noire de l’erreur, dans le lac funèbre dessombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sontinconscientes (quoiqu’elles n’en renferment pas moins leur veninfatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répandent enbonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrentdu rocher, par le charme secret d’une force aveugle&|160;; mais,rien ne m’en fournit la preuve. J’ai vu, trop souvent, tes dentsimmondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de lamousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause dequelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pourpouvoir m’arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur decette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j’élèveraivers toi les accents de mon humble prière, puisqu’il le faut&|160;;mais, je t’en supplie, que ta providence ne pense pas à moi&|160;;laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe sous la terre.Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes marinesd’îles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent,au milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir quetu m’observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpelqui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes pensées, etj’espère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dontelles gardent l’ineffaçable empreinte. À part ces réserves faitessur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garderavec toi, ma bouche est prête, à n’importe quelle heure du jour, àexhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que tagloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l’aurores’élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin ducrépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par l’amourdu bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sensdéjà que la bonté n’est qu’un assemblage de syllabes sonores&|160;;je ne l’ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer toncaractère&|160;; il faudrait le cacher avec plus d’adresse. Aureste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès&|160;; car,tu sais mieux qu’un autre comment tu dois te conduire. Les hommes,eux, mettent leur gloire à t’imiter&|160;; c’est pourquoi la bontésainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeuxfarouches&|160;: tel père, tel fils. Quoi qu’on doive penser de tonintelligence, je n’en parle que comme un critique impartial. Je nedemande pas mieux que d’avoir été induit en erreur. Je ne désirepas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour,comme une fille chérie&|160;; car, il vaut mieux la cacher à tesyeux et prendre seulement, devant toi, l’aspect d’un censeursévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsitout commerce actif avec elle, tu l’oublieras et tu détruirascomplètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfèreplutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur… Oui,c’est toi qui as créé le monde et tout ce qu’il renferme. Tu esparfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun lesait. Que l’univers entier entonne, à chaque heure du temps, toncantique éternel&|160;! Les oiseaux te bénissent, en prenant leuressor dans la campagne. Les étoiles t’appartiennent… Ainsisoit-il&|160;!&|160;» Après ces commencements, étonnez-vous de metrouver tel que je suis&|160;!

** * * *

Je cherchais une âme qui me ressemblât, et jene pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de laterre&|160;; ma persévérance était inutile. Cependant, je nepouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât moncaractère&|160;; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées quemoi. C’était le matin&|160;; le soleil se leva à l’horizon, danstoute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se lève aussi unjeune homme, dont la présence engendrait des fleurs sur sonpassage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la main&|160;:«&|160;Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons cejour heureux.&|160;» Mais, moi&|160;: «&|160;Va-t’en&|160;; je net’ai pas appelé&|160;; je n’ai pas besoin de ton amitié…&|160;»C’était le soir&|160;; la nuit commençait à étendre la noirceur deson voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais quedistinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, etme regardait avec compassion&|160;; cependant, elle n’osait meparler. Je dis&|160;: «&|160;Approche-toi de moi, afin que jedistingue nettement les traits de ton visage&|160;; car, la lumièredes étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à cettedistance.&|160;» Alors, avec une démarche modeste, et les yeuxbaissés, elle foula l’herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté.Dès que je la vis&|160;: «&|160;Je vois que la bonté et la justiceont fait résidence dans ton cœur&|160;: nous ne pourrions pas vivreensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plusd’une&|160;; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m’avoirconsacré ton amour&|160;; car, tu ne connais pas mon âme. Non queje te sois jamais infidèle&|160;: celle qui se livre à moi avectant d’abandon et de confiance, avec autant de confiance etd’abandon, je me livre à elle&|160;; mais, mets-le dans ta tête,pour ne jamais l’oublier&|160;: les loups et les agneaux ne seregardent pas avec des yeux doux.&|160;» Que me fallait-il donc, àmoi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu’il y avait de plusbeau dans l’humanité&|160;! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas sule dire. Je n’étais pas encore habitué à me rendre un compterigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes querecommande la philosophie. Je m’assis sur un roc, près de la mer.Un navire venait de mettre toutes voiles pour s’éloigner de ceparage&|160;: un point imperceptible venait de paraître àl’horizon, et s’approchait peu à peu, poussé par la rafale, engrandissant avec rapidité. La tempête allait commencer sesattaques, et déjà le ciel s’obscurcissait, en devenant d’un noirpresque aussi hideux que le cœur de l’homme. Le navire, qui étaitun grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres,pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le ventsifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait lesvoiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu deséclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations quis’entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulisde ces masses aqueuses n’était pas parvenu à rompre les chaînes desancres&|160;; mais, leurs secousses avaient entr’ouvert une voied’eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme&|160;; car, lespompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d’eau salée quiviennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme des montagnes.Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme&|160;; mais,il sombre avec lenteur… avec majesté. Celui qui n’a pas vu unvaisseau sombrer au milieu de l’ouragan, de l’intermittence deséclairs et de l’obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu’ilcontient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là neconnaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s’échappe un criuniversel de douleur immense d’entre les flancs du vaisseau, tandisque la mer redouble ses attaques redoutables. C’est le cri qu’afait pousser l’abandon des forces humaines. Chacun s’enveloppe dansle manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains deDieu. On s’accule comme un troupeau de moutons. Le navire endétresse tire des coups de canon d’alarme&|160;; mais, il sombreavec lenteur… avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendanttout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse,implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacunse dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus respirer&|160;;car, d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaîtaucun poisson pour ancêtre&|160;; mais, il s’exhorte à retenir sonsouffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie dedeux ou trois secondes&|160;; c’est là l’ironie vengeresse qu’ilveut adresser à la mort… Le navire en détresse tire des coups decanon d’alarme&|160;; mais, il sombre avec lenteur… avec majesté.Il ne sait pas que le vaisseau, en s’enfonçant, occasionne unepuissante circonvolution des houles autour d’elles-mêmes&|160;; quele limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et qu’une forcequi vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce sesravages en haut, imprime à l’élément des mouvements saccadés etnerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu’il ramassed’avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra sesentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans les tourbillons del’abîme, de la moitié d’une respiration ordinaire, afin de fairebonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, sonsuprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canond’alarme&|160;; mais, il sombre avec lenteur… avec majesté. C’estune erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas.La coquille de noix s’est engouffrée complètement. Ô ciel&|160;!comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés&|160;!Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de mort deplusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais lespéripéties de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelquevieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché.Tantôt, le seul glapissement d’un enfant en mamelles empêchaitd’entendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était troploin pour percevoir distinctement les gémissements que m’apportaitla rafale&|160;; mais, je le rapprochais par la volonté, etl’illusion d’optique était complète. Chaque quart d’heure, quand uncoup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accentslugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le naviredans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceuxqui allaient être offerts en holocauste à la mort, je m’enfonçaisdans la joue la pointe aiguë d’un fer, et je pensaissecrètement&|160;: «&|160;Ils souffrent davantage&|160;!&|160;»J’avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, jeles apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces.Il me semblait qu’ils devaient m’entendre&|160;! Il me semblait quema haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaientles lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leursoreilles, assourdies par les mugissements de l’océan encourroux&|160;! Il me semblait qu’ils devaient penser à moi, etexhaler leur vengeance en impuissante rage&|160;! De temps à autre,je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terreferme&|160;; et, voyant que personne ne se doutait qu’un vaisseauallait sombrer, à quelques milles du rivage, avec une couronned’oiseaux de proie et un piédestal de géants aquatiques, au ventrevide, je reprenais courage, et l’espérance me revenait&|160;:j’étais donc sûr de leur perte&|160;! Ils ne pouvaientéchapper&|160;! Par surcroît de précaution, j’avais été cherchermon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tentéd’aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mortimminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le bras, etl’empêchait d’accomplir son dessein. Au moment le plus furieux dela tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des effortsdésespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalaitdes litres d’eau, et s’enfonçait dans l’abîme, ballotté comme unliège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveuxruisselants&|160;; et, fixant l’œil sur le rivage, il semblaitdéfier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une largeblessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil caché,balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoirplus de seize ans&|160;; car, à peine, à travers les éclairs quiilluminaient la nuit, le duvet de la pêche s’apercevait sur salèvre. Et, maintenant, il n’était plus qu’à deux cents mètres de lafalaise&|160;; et je le dévisageais facilement. Quel courage&|160;!Quel esprit indomptable&|160;! Comme la fixité de sa tête semblaitnarguer le destin, tout en fendant avec vigueur l’onde, dont lessillons s’ouvraient difficilement devant lui&|160;!… Je l’avaisdécidé d’avance. Je me devais à moi-même de tenir mapromesse&|160;: l’heure dernière avait sonné pour tous, aucun nedevait en échapper. Voilà ma résolution&|160;; rien ne lachangerait… Un son sec s’entendit, et la tête aussitôt s’enfonça,pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant deplaisir qu’on pourrait le croire&|160;; et, c’était, précisément,parce que j’étais rassasié de toujours tuer, que je le faisaisdorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais,qui ne procure qu’une jouissance légère. Le sens est émoussé,endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain,quand il y en avait plus d’une centaine, qui allaient s’offrir àmoi, en spectacle, dans leur lute dernière contre les flots, unefois le navire submergé&|160;? À cette mort, je n’avais même pasl’attrait du danger&|160;; car, la justice humaine, bercée parl’ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, àquelques pas de moi. Aujourd’hui que les années pèsent sur moncorps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême etsolennelle&|160;: je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a racontéensuite, parmi les hommes&|160;; mais, des fois, leur méchancetéexerçait ses ravages persévérants pendant des années entières.Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur&|160;; il meprenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celuiqui s’approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait àma race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissaispasser&|160;: avez-vous entendu ce que je viens de dire&|160;?Malheureusement, la nuit de cette tempête, j’étais dans un de cesaccès, ma raison s’était envolée (car, ordinairement, j’étais aussicruel, mais, plus prudent)&|160;; et tout ce qui tomberait, cettefois-là, entre mes mains, devait périr&|160;; je ne prétends pasm’excuser de mes torts. La faute n’en est pas toute à messemblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant lejugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance… Quem’importe le jugement dernier&|160;! Ma raison ne s’envole jamais,comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets uncrime, je sais ce que je fais&|160;: je ne voulais pas faire autrechose&|160;! Debout sur le rocher, pendant que l’ouragan fouettaitmes cheveux et mon manteau, j’épiais dans l’extase cette force dela tempête, s’acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles.Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties dece drame, depuis l’instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu’aumoment où il s’engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyauxde la mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un manteau. Mais,l’instant s’approchait, où j’allais, moi-même, me mêler commeacteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où levaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ciavait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de lamer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurenten partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps, deux pardeux, trois par trois&|160;; c’était le moyen de ne pas sauver leurvie&|160;; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ilscoulaient bas comme des cruches percées… Quelle est cette armée demonstres marins qui fend les flots avec vitesse&|160;? Ils sontsix&|160;; leurs nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent unpassage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains,qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, lesrequins ne font bientôt qu’une omelette sans œufs, et se lapartagent d’après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, etles eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairentsuffisamment la scène du carnage… Mais, quel est encore ce tumultedes eaux, là-bas, à l’horizon&|160;? On dirait une trombe quis’approche. Quels coups de rame&|160;! J’aperçois ce que c’est. Uneénorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie decanard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse&|160;; car,elle arrive affamée. Une lutte s’engage entre elle et les requins,pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottentpar-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de crème rouge. Àdroite, à gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent desblessures mortelles. Mais, trois requins vivants l’entourentencore, et elle est obligée de tournée en tous sens, pour déjouerleurs manœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu’alors,le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d’unnouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle derequin, aux dents si fortes. Il n’hésite plus, il épaule son fusil,et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dansl’ouïe d’un des requins, au moment où il se montrait au-dessusd’une vague. Restent deux requins qui n’en témoignent qu’unacharnement plus grand. Du haut du rocher, l’homme à la salivesaumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablementcoloré, en tenant à la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonnejamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avancevers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfoncedans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrassefacilement du dernier adversaire… Se trouvent en présence le nageuret la femelle du requin, sauvée par lui. Ils se regardèrent entreles yeux pendant quelques minutes&|160;; et chacun s’étonna detrouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournenten rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à partsoi&|160;: «&|160;Je me suis trompé jusqu’ici&|160;; en voilà unqui est plus méchant.&|160;»&|160;» Alors, d’un commun accord,entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec uneadmiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de sesnageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras&|160;; etretinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacundésireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant.Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ilstombèrent brusquement l’un contre l’autre, comme deux aimants, ets’embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinteaussi tendre que celle d’un frère ou d’une sœur. Les désirscharnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. Deuxcuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse dumonstre, comme deux sangsues&|160;; et, les bras et les nageoiresentrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avecamour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaientbientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de goëmon&|160;;au milieu de la tempête qui continuait de sévir&|160;; à la lueurdes éclairs&|160;; ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse,emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, etroulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme,ils se réunirent dans un accouplement long, chaste ethideux&|160;!… Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui meressemblât&|160;!… Désormais, je n’étais plus seul dans lavie&|160;!… Elle avait les mêmes idées que moi&|160;!… J’étais enface de mon premier amour&|160;!

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La Seine entraîne un corps humain. Dans cescirconstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavregonflé se soutient sur les eaux&|160;; il disparaît sous l’arched’un pont&|160;; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau,tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, ets’enfonçant par intervalles. Un maître de bateau, à l’aide d’uneperche, l’accroche au passage, et le ramène à terre. Avant detransporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur laberge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassembleautour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu’ils sontderrière, poussent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont devant.Chacun se dit&|160;: «&|160;Ce n’est pas moi qui me seraisnoyé.&|160;» On plaint le jeune homme qui s’est suicidé&|160;; onl’admire&|160;; mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, atrouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur laterre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure estdistinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-septans&|160;? C’est mourir jeune&|160;! La foule paralysée continue dejeter sur lui ses yeux immobiles… Il se fait nuit. Chacun se retiresilencieusement. Aucun n’ose renverser le noyé, pour lui fairerejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint de passer poursensible, et aucun n’a bougé, retranché dans le col de sa chemise.L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde&|160;;l’autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes… Harcelé parsa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cetendroit, avec la vitesse de l’éclair. Il aperçoit le noyé&|160;;cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu del’étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui faitrejeter l’eau avec abondance. À la pensée que ce corps inertepourrait revivre sous sa main, il sens son cœur bondir, sous cetteimpression excellente, et redouble de courage. Vains efforts&|160;!Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte,et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes&|160;; ilfrictionne ce membre-ci, ce membre-là&|160;; il souffle pendant uneheure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres del’inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquéecontre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit&|160;! À cemoment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent dufront du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas&|160;!les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt qu’ilse sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvredes yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie sonbienfaiteur&|160;; mais, il est faible encore, et ne peut faireaucun mouvement. Sauver la vie à quelqu’un, que c’est beau&|160;!Et comme cette action rachète de fautes&|160;! L’homme aux lèvresde bronze, occupé jusque-là à l’arracher de la mort, regarde lejeune homme avec plus d’attention, et ses traits ne lui paraissentpas inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, etHolzer, il n’y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous commeils s’embrassent avec effusion&|160;! N’importe&|160;! L’homme à laprunelle de jaspe tient à conserver l’apparence d’un rôle sévère.Sans rien dire, il prend son ami qu’il met en croupe, et lecoursier s’éloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais siraisonnable et si fort, n’as-tu pas vu, par ton exemple même, commeil est difficile, dans un accès de désespoir, de conserver lesang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me causeras plusun pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t’ai promis de ne jamaisattenter à ma vie.

** * * *

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à lachevelure pouilleuse, jette, l’œil fixe, des regards fauves sur lesmembranes vertes de l’espace&|160;; car, il lui semble entendre,devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle etcourbe la tête&|160;: ce qu’il a entendu, c’est la voix de laconscience. Alors, il s’élance de la maison, avec la vitesse d’unfou, prend la première direction qui s’offre à sa stupeur, etdévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantôme jaunene le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse.Quelquefois, dans une nuit d’orage, pendant que des légions depoulpes ailés, ressemblant de loin à des corbeaux, planentau-dessus des nuages, en se dirigeant d’une rame raide vers lescités des humains, avec la mission de les avertir de changer deconduite, le caillou, à l’œil sombre, voit deux êtres passer à lalueur de l’éclair, l’un derrière l’autre&|160;; et, essuyant unefurtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, ils’écrie&|160;: «&|160;Certes, il le mérite&|160;; et ce n’est quejustice.&|160;» Après avoir dit cela, il se replace dans sonattitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblementnerveux, la chasse à l’homme, et les grandes lèvres du vagind’ombre, d’où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d’immensesspermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l’étherlugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes dechauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires depoulpes, devenues mornes à l’aspect de ces fulgurations sourdes etinexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continueentre les deux infatigables coureurs, et le fantôme lance par sabouche des torrents de feu sur le dos calciné de l’antilope humain.Si, dans l’accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin lapitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec répugnance à sessupplications, et laisse l’homme s’échapper. Le fantôme faitclaquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu’il va cesser lapoursuite, et retourne vers son chenil, jusqu’à nouvel ordre. Savoix de condamné s’entend jusque dans les couches les pluslointaines de l’espace&|160;; et, lorsque son hurlementépouvantable pénètre dans le cœur humain, celui-ci préféreraitavoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Ilenfonce la tête jusqu’aux épaules dans les complications terreusesd’un trou&|160;; mais, la conscience volatilise cette rused’autruche. L’excavation s’évapore, goutte d’éther&|160;; lalumière apparaît, avec son cortège de rayons, comme un vol decourlis qui s’abat sur les lavandes&|160;; et l’homme se retrouveen face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l’ai vu sediriger du côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté etbattu par le sourcil de l’écume&|160;; et, comme une flèche, seprécipiter dans les vagues. Voici le miracle&|160;: le cadavrereparaissait, le lendemain, sur la surface de l’océan, quireportait au rivage cette épave de chair. L’homme se dégageait dumoule que son corps avait creusé dans le sable, exprimait l’eau deses cheveux mouillés, et, reprenait, le front muet et penché, lechemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et nosactes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle souventimpuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer l’hommecomme un renard, surtout pendant l’obscurité. Des yeux vengeurs,que la science ignorante appelle météores,répandent uneflamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et articulent desparoles de mystère… qu’il comprend&|160;! Alors, son chevet estbroyé par les secousses de son corps, accablé sous le poids del’insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vaguesde la nuit. L’ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint aufront d’une pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte versles cieux. Eh bien, je me présente pour défendre l’homme, cettefois&|160;; moi, le contempteur de toutes les vertus&|160;; moi,celui que n’a pas pu oublier le Créateur, depuis le jour glorieuxoù, renversant de leur socle les annales du ciel, où, par je nesais quel potage infâme, étaient consignés sa puissance etson éternité, j’appliquai mes quatre cents ventouses surle dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles…Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrentse cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguetsle jour, aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et douésd’anneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des yeuxperfides, ont juré d’être en arrêt devant l’innocencehumaine&|160;; et, quand celle-ci se promène dans lesenchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur lessables des dunes, elle ne tarde pas à changer d’idée. Si,cependant, il en est temps encore&|160;; car, des fois, l’hommeaperçoit le poison s’introduire dans les veines de sa jambe, parune morsure presque imperceptible, avant qu’il ait eu le temps derebrousser chemin, et de gagner le large. C’est ainsi que leCréateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans lessouffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein,des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas sonétonnement, quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contreson corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanièresolide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’uneplanète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants,contre cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus…je craignais quelque mauvais coup de sa part&|160;; après m’êtrenourri abondamment des globules de ce sang sacré, je me détachaibrusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans unecaverne, qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherchesinfructueuses, il ne put m’y trouver. Il y a longtemps de ça&|160;;mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure&|160;; ilse garde d’y rentrer&|160;; nous vivons, tous les deux, comme deuxmonarques voisins, qui connaissent leurs forces respectives, nepeuvent se vaincre l’un l’autre, et sont fatigués des bataillesinutiles du passé. Il me craint, et je le crains&|160;; chacun,sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, etnous en restons là. Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte,quand il le voudra. Mais, qu’il n’attende pas quelque momentfavorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mesgardes, en ayant l’œil sur lui. Qu’il n’envoie plus sur la terre laconscience et ses tortures. J’ai enseigné aux hommes les armes aveclesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pasencore familiarisés avec elle&|160;; mais, tu sais que, pour moi,elle est comme la paille qu’emporte le vent. J’en fais autant decas. Si je voulais profiter de l’occasion, qui se présente, desubtiliser ces discussions poétiques, j’ajouterais que je fais mêmeplus de cas de la paille que de la conscience&|160;; car, la pailleest utile pour le bœuf qui la rumine, tandis que la conscience nesait montrer que ses griffes d’acier. Elles subirent un pénibleéchec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme laconscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable dene pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’étaitprésentée avec la modestie et l’humilité propres à son rang, etdont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Jen’aimais pas son orgueil. J’étendis une main, et sous mes doigtsbroyai les griffes&|160;; elles tombèrent en poussière, sous lapression croissante de ce mortier de nouvelle espèce. J’étendisl’autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors dema maison, cette femme, à coups de fouet, et je ne la revis plus.J’ai gardé sa tête en souvenir de ma victoire… Une tête à la main,dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme lehéron, au bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne.On m’a vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de mapoitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’unetombe&|160;! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j’ainagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueilsmortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister, commeun étranger, aux combats des monstres marins&|160;; je me suisécarté du rivage, jusqu’à le perdre de ma vue perçante&|160;; et,les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaientautour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvementsrobustes, sans oser approcher. On m’a vu revenir, sain et sauf,dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile etcalme, comme le couvercle d’une tombe&|160;! Une tête à la main,dont je rongeais le crâne, j’ai franchi les marches ascendantesd’une tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur laplate-forme vertigineuse. J’ai regardé la campagne, la mer&|160;;j’ai regardé le soleil, le firmament&|160;; repoussant du pied legranit qui ne recula pas, j’ai défié la mort et la vengeance divinepar une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans labouche de l’espace. Les hommes entendirent le choc douloureux etretentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de laconscience, que j’avais abandonnée dans ma chute. On me vitdescendre, avec la lenteur de l’oiseau, porté par un nuageinvisible, et ramasser la tête, pour la forcer à être témoin d’untriple crime, que je devais commettre le jour même, pendant que lapeau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercled’une tombe&|160;! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne,je me suis dirigé vers l’endroit où s’élèvent les poteaux quisoutiennent la guillotine. J’ai placé la grâce suave des cous detrois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes œuvres,je lâchai le cordon avec l’expérience apparente d’une vieentière&|160;; et, le fer triangulaire, s’abattant obliquement,trancha trois têtes qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuitela mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau préparal’accomplissement de son devoir. Trois fois, le couperetredescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur&|160;;trois fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, futremuée jusqu’en ses fondements, comme lorsqu’on se figure en rêveêtre écrasé par une maison qui s’effondre. Le peuple stupéfait melaissa passer, pour m’écarter de la place funèbre&|160;; il m’a vuouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, pleinde vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau dema poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’unetombe&|160;! J’avais dit que je voulais défendre l’homme, cettefois&|160;; mais je crains que mon apologie ne soit pasl’expression de la vérité&|160;; et, par conséquent, je préfère metaire. C’est avec reconnaissance que l’humanité applaudira à cettemesure&|160;!

** * * *

Il est temps de serrer les freins à moninspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand onregarde le vagin d’une femme&|160;; il est bon d’examiner lacarrière parcourue, et de s’élancer, ensuite, les membres reposés,d’un bond impétueux. Fournir une traite d’une seule haleine n’estpas facile&|160;; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un volélevé, sans espérance et sans remords. Non… ne conduisons pas plusprofondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, àtravers les mines explosives de ce chant impie&|160;! Le crocodilene changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne.Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable devenger l’humanité, injustement attaquée par moi, ouvresubrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille commel’aile d’un goéland, et enfonce un poignard, dans les côtes dupilleur d’épaves célestes&|160;! Autant vaut que l’argile dissolveses atomes, de cette manière que d’une autre.

FIN DU DEUXIÈME CHANT

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