Les Chants de Maldoror

CHANT CINQUIÈME

 

Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, sima prose n’a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mesidées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, hommerespectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or,quelle source abondante d’erreurs et de méprises n’est pas toutevérité partiale ! Les bandes d’étourneaux ont une manière devoler qui leur est propre, et semble soumise à une tactiqueuniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupedisciplinée, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef.C’est à la voix de l’instinct que les étourneaux obéissent, et leurinstinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton,tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesseau-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunispar une tendance commune vers le même point aimanté, allant etvenant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme uneespèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivrede direction bien certaine, paraît avoir un mouvement générald’évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers decirculation propres à chacune de ses parties, et dans lequel lecentre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cessepressé, repoussé par l’effort contraire des lignes environnantesqui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu’aucune de ceslignes, lesquelles le sont elles-mêmes d’autant plus, qu’elles sontplus voisines du centre. Malgré cette singulière manière detourbillonner, les étourneaux n’en fendent pas moins, avec unevitesse rare, l’air ambiant, et gagnent sensiblement, à chaqueseconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et lebut de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à lamanière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, soispersuadé que les accents fondamentaux de la poésie n’en conserventpas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Negénéralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pasmieux : cependant mon caractère est dans l’ordre des chosespossibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de talittérature, telle que tu l’entends, et de la mienne, il en est uneinfinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier lesdivisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y auraitle danger de donner quelque chose d’étroit et de faux à uneconception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle,dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée,c’est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l’enthousiasme et lefroid intérieur, observateur d’une humeur concentrée ; enfin,pour moi, je te trouve parfait… Et tu ne veux pas mecomprendre ! Si tu n’es pas en bonne santé, suis mon conseil(c’est le meilleur que je possède à ta disposition), et va faireune promenade dans la campagne. Triste compensation, qu’endis-tu ? Lorsque tu auras pris l’air, reviens metrouver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ;je ne voulais pas te faire de la peine. N’est-il pas vrai, mon ami,que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à meschants ? Or, qui t’empêche de franchir les autresdegrés ? La frontière entre ton goût et le mien estinvisible ; tu ne pourras jamais la saisir : preuve quecette frontière elle-même n’existe pas. Réfléchis donc qu’alors (jene fais ici qu’effleurer la question) il ne serait pas impossibleque tu eusses signé un traité d’alliance avec l’obstination, cetteagréable fille du mulet, source si riche d’intolérance. Si je nesavais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais pas unsemblable reproche. Il n’est pas utile pour toi que tu t’encroûtesdans la cartilagineuse carapace d’un axiome que tu croisinébranlable. Il y a d’autres axiomes aussi qui sont inébranlables,et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un penchantmarqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne nele concevra comme un crime ; mais, ceux dont l’intelligence,plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivreet l’arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sansavoir l’intention d’imposer leur pacifique domination à ceux quitremblent de peur devant une musaraigne ou l’expression parlantedes surfaces d’un cube. Je parle par expérience, sans venir jouerici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et lestardigrades peuvent être chauffés à une température voisine del’ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en serade même pour toi, si tu sais t’assimiler, avec précaution, l’âcresérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l’agacement quecausent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, n’est-on pasparvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée ducorps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporterdans ton imagination les diverses modifications de ma raisoncadavérique. Mais, sois prudent. À l’heure que j’écris, de nouveauxfrissons parcourent l’atmosphère intellectuelle : il ne s’agitque d’avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tucette grimace ? Et même tu l’accompagnes d’un geste que l’onne pourrait imiter qu’après un long apprentissage. Sois persuadéque l’habitude est nécessaire en tout ; et, puisque larépulsion instinctive, qui s’était déclarée dès les premièrespages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse del’application à la lecture, comme un furoncle qu’on incise, il fautespérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison netardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pourmoi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleineconvalescence ; cependant, ta figure est restée bien maigre,hélas ! Mais… courage ! il y a en toi un esprit peucommun, je t’aime, et je ne désespère pas de ta complètedélivrance, pourvu que tu absorbes quelques substancesmédicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition desderniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique,tu arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore),tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, enun seul jour, sans qu’aucun trait de ta figure ne trahisse tonémotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujetchirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine auraprise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisémentun point d’appui pour faire la bascule : ta sœur, par exemple.Je ne puis m’empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas deceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu’affecterla bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette viergeaimée (mais, je n’ai pas de preuves pour établir qu’elle soitvierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce seratout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est unbassin, plein d’un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aurapréalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancrefolliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland parune paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mesordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand unpou résèque, avec ses baisers, la racine d’un cheveu.

** * * *

Je voyais, devant moi, un objet debout sur untertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête ; mais, déjà,je devinais qu’elle n’était pas d’une forme ordinaire, sans,néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Jen’osais m’approcher de cette colonne immobile ; et, quand mêmej’aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus detrois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à lapréhension et à la mastication des aliments), je serais encoreresté à la même place, si un événement, très futile par lui-même,n’eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquerses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibuleset ses antennes, une boule, dont les principaux éléments étaientcomposés de matières excrémentielles, s’avançait, d’un pas rapide,vers le tertre désigné, s’appliquant à mettre bien en évidence lavolonté qu’il avait de prendre cette direction. Cet animal articulén’était pas de beaucoup plus grand qu’une vache ! Si l’ondoute de ce que je dis, que l’on vienne à moi, et je satisferai lesplus incrédules par le témoignage de bons témoins. Je le suivis deloin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosseboule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans cesse de taperspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me ledire ? Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve tapassion connue pour les énigmes. Qu’il te suffise de savoir que, laplus douce punition que je puisse t’infliger, est encore de tefaire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé)que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras desdiscussions philosophiques avec l’agonie sur le bord de ton chevet…et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée étaitarrivé au bas du tertre. J’avais emboîté mon pas sur ses traces, etj’étais encore à une grande distance du lieu de la scène ;car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s’ilsétaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui baignentles deux pôles, et n’avancent qu’accidentellement dans les zonestempérées, ainsi je n’étais pas tranquille, et je portais mesjambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu’était-ce donc quela substance corporelle vers laquelle j’avançais ? Je savaisque la famille des pélécaninés comprend quatre genresdistincts : le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. Laforme grisâtre qui m’apparaissait n’était pas un fou. Le blocplastique que j’apercevais n’était pas une frégate. La chaircristallisée que j’observais n’était pas un cormoran. Je le voyaismaintenant, l’homme à l’encéphale dépourvu de protubéranceannulaire ! Je recherchais vaguement, dans les replis de mamémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, j’avais déjàremarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arêtemarquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité ;ces bords dentelés, droits ; cette mandibule inférieure, àbranches séparées jusqu’auprès de la pointe ; cet intervallerempli par une peau membraneuse ; cette large poche, jaune etsacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendreconsidérablement ; et ces narines très étroites,longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un sillonbasal ! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire etsimple, à corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu’àla plante des pieds, et non plus seulement jusqu’aux épaules, il nem’aurait pas alors été si difficile de le reconnaître : chosetrès facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement,cette fois, je m’en dispense ; pour la clarté de madémonstration, j’aurais besoin qu’un de ces oiseaux fût placé surma table de travail, quand même il ne serait qu’empaillé. Or, je nesuis pas assez riche pour m’en procurer. Suivant pas à pas unehypothèse antérieure, j’aurais de suite assigné sa véritable natureet trouvé une place, dans les cadres d’histoire naturelle, à celuidont j’admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quellesatisfaction de n’être pas tout à fait ignorant sur les secrets deson double organisme, et quelle avidité d’en savoir davantage, jele contemplais dans sa métamorphose durable ! Quoiqu’il nepossédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deuxlongs filaments tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt,comme une inhumation précipitée ; ou encore, comme la loi dela reconstitution des organes mutilés ; et surtout, comme unliquide éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant aucuneattention à ce qui se passait aux alentours, l’étranger regardaittoujours devant lui, avec sa tête de pélican ! Un autre jour,je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continueraima narration avec un morne empressement ; car, si, de votrecôté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut en venir(plût au ciel qu’en effet, ce ne fût là que del’imagination !), du mien, j’ai pris la résolution de termineren une seule fois (et non en deux !) ce que j’avais à vousdire. Quoique cependant personne n’ait le droit de m’accuser demanquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence depareilles circonstances, plus d’un sent battre contre la paume desa main les pulsations de son cœur. Il vient de mourir, presqueinconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieuxmarin, qui fut le héros d’une terrible histoire. Il était alorscapitaine au long cours, et voyageait pour un armateur deSaint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva aufoyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée, venait de luidonner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne sereconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sasurprise et de sa colère ; il pria froidement sa femme des’habiller, et de l’accompagner à une promenade, sur les rempartsde la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo sontélevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépidesreculent. La malheureuse obéit, calme et résignée ; enrentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n’étaitqu’une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence d’undrame non moins grand, je ne sais si je conservai assez d’empiresur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassentimmobiles ! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre,l’homme leva son bras vers l’ouest (précisément, dans cettedirection, un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginieavaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec unelongue larme qui présentait un système de coloration diamantée, etdit au scarabée : « Malheureuse boule ! ne l’as-tupas fait rouler assez longtemps ? Ta vengeance n’est pasencore assouvie ; et, déjà, cette femme, dont tu avaisattaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, demanière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avectes tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces etles pierres (laisse-moi m’approcher pour voir si c’est encoreelle !), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres sepolir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondredans l’unité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu deslinéaments primordiaux et des courbes naturelles, l’apparencemonotone d’un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par laconfusion de ses divers éléments broyés, à la masse d’unesphère ! Il y a longtemps qu’elle est morte ; laisse cesdépouilles à la terre, et prends garde d’augmenter, dansd’irréparables proportions, la rage qui te consume : ce n’estplus de la justice ; car, l’égoïsme, caché dans les tégumentsde ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie quile recouvre. » Le vautour des agneaux et le grand-duc deVirginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte,s’étaient rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant cesparoles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, auraitété un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marquedistinctive d’une fureur qui ne connaissait plus de bornes ;car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre lebord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu :« Qui es-tu, donc, toi ; être pusillanime ? Ilparaît que tu as oublié certains développements étranges des tempspassés ; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère.Cette femme nous a trahis, l’un après l’autre. Toi le premier, moile second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doitpas !) disparaître du souvenir si facilement. Sifacilement ! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner.Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cettefemme, réduite à pâte de pétrin (il n’est pas maintenant questionde savoir si l’on ne croirait pas, à la première investigation, quece corps ait été augmenté d’une quantité notable de densité plutôtpar l’engrenage de deux fortes roues que par les effets de mapassion fougueuse), elle n’existe pas encore ? Tais-toi, etpermets que je me venge. » Il reprit son manège, et s’éloigna,la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélicans’écria : « Cette femme, par son pouvoir magique, m’adonné une tête de palmipède, et a changé mon frère enscarabée : peut-être qu’elle mérite même de pires traitementsque ceux que je viens d’énumérer. » Et moi, qui n’étais pascertain de ne pas rêver, devinant, par ce que j’avais entendu, lanature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi,dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc deVirginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afinde donner, au jeu de mes poumons, l’aisance et l’élasticitésusceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers lehaut : « Vous autres, cessez votre discorde. Vous avezraison tous les deux ; car, à chacun elle avait promis sonamour ; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais,vous n’êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votreforme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintesdouleurs. Et, vous hésiteriez à me croire ! D’ailleurs elleest morte ; et le scarabée lui a fait subir un châtimentd’ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi. » Àces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s’arrachèrent plusles plumes, ni les lambeaux de chair : ils avaient raisond’agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire surla courbe que décrit un chien en courant après son maître,s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruine. Le vautour desagneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de lapoitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’estpas en rapport avec la quantité de molécules que leur organismes’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. Lepélican, dont le généreux pardon m’avait causé beaucoupd’impression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenantsur son tertre l’impassibilité majestueuse d’un phare, comme pouravertir les navigateurs humains de faire attention à son exemple,et de préserver leur sort de l’amour des magiciennes sombres,regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme letremblement des mains dans l’alcoolisme, disparaissait à l’horizon.Quatre existences de plus que l’on pouvait rayer du livre de vie.Je m’arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je nesavais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant cettequadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c’étaient desmatières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.

** * * *

L’anéantissement intermittent des facultéshumaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce nesont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme lesautres. Qu’il lève la main, celui qui croirait accomplir un actejuste, en priant quelque bourreau de l’écorcher vivant. Qu’ilredresse la tête, avec la volupté du sourire, celui qui,volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mesyeux chercheront la marque des cicatrices ; mes dix doigtsconcentreront la totalité de leur attention à palper soigneusementla chair de cet excentrique ; je vérifierai que leséclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de monfront. N’est-ce pas qu’un homme, amant d’un pareil martyre, ne setrouverait pas dans l’univers entier ? Je ne connais pas ceque c’est que le rire, c’est vrai, ne l’ayant jamais éprouvé parmoi-même. Cependant, quelle imprudence n’y aurait-il pas à soutenirque mes lèvres ne s’élargiraient pas, s’il m’était donné de voircelui qui prétendrait que, quelque part, cet homme-là existe ?Ce qu’aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m’a été échupar un lot inégal. Ce n’est pas que mon corps nage dans le lac dela douleur ; passe alors. Mais, l’esprit se dessèche par uneréflexion condensée et continuellement tendue ; il hurle commeles grenouilles d’un marécage, quand une troupe de flamants voraceset de hérons affamés vient s’abattre sur les joncs de ses bords.Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes,arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahitlui-même. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas encore dormi.Depuis l’imprononçable jour de ma naissance, j’ai voué aux planchessomnifères une haine irréconciliable. C’est moi qui l’aivoulu ; que nul ne soit accusé. Vite, que l’on se dépouille dusoupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâlecouronne ? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut laténacité. Tant qu’un reste de sève brûlante coulera dans mes os,comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit,je force mon œil livide à fixer les étoiles, à travers les carreauxde ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de boissépare mes paupières gonflées. Lorsque l’aurore apparaît, elle meretrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, etdebout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, ilm’arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant levivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de memouvoir : sachez que le cauchemar qui se cache dans les anglesphosphoriques de l’ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec sonmoignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, ehbien, c’est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à sonactivité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome quise venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pasd’affirmer, avec une autorité puissante, qu’il ne compte pasl’abrutissement parmi le nombre de ses fils : celui qui dortest moins qu’un animal châtré la veille. Quoique l’insomnieentraîne, vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjàrépandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de monintelligence n’ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Unesecrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je melance par instinct, m’ordonne de traquer sans trêve cet ignoblechâtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l’heure oùl’on allume un falot sur la côte, je défends à mes reins infortunésde se coucher sur la rosée du gazon. Vainqueur, je repousse lesembûches de l’hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que,par cette lutte étrange, mon cœur a muré ses desseins, affamé quise mange lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, j’ai vécusans cesse avec l’envergure des yeux béante. Au moins, il est avéréque, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utilecontre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas sonnom ?) ; car, alors, la volonté veille à sa propredéfense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voiledes vapeurs nocturnes s’étend, même sur les condamnés que l’on vapendre, oh ! voir son intellect entre les sacrilèges mainsd’un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussaillesépaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction ;car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures.Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouchedu Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi, lehideux espion de ma causalité ! Si j’existe, je ne suis pas unautre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veuxrésider seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie… ou bienqu’on me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonymestigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Masubjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau. Quand lanuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n’a pascombattu contre l’influence du sommeil, dans sa couche mouilléed’une glaciale sueur ? Ce lit, attirant contre son sein lesfacultés mourantes, n’est qu’un tombeau composé de planches desapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme enprésence d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit lecristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis.Le corps n’est plus qu’un cadavre qui respire. Enfin, quatreénormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Etremarquez, je vous prie, qu’en somme les draps ne sont que deslinceuls. Voici la cassolette où brûle l’encens des religions.L’éternité mugit, ainsi qu’une mer lointaine, et s’approche àgrands pas. L’appartement a disparu : prosternez-vous,humains, dans la chapelle ardente ! Quelquefois, s’efforçantinutilement de vaincre les imperfections de l’organisme, au milieudu sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s’aperçoit avecétonnement qu’il n’est plus qu’un bloc de sépulture, et raisonneadmirablement, appuyé sur une subtilité incomparable :« Sortir de cette couche est un problème plus difficile qu’onne le pense. Assis sur la charrette, l’on m’entraîne vers labinarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon brasinerte s’est assimilé savamment la raideur de la souche. C’est trèsmauvais de rêver qu’on marche à l’échafaud. » Le sang coule àlarges flots à travers la figure. La poitrine effectue dessoubresauts répétés, et se gonfle avec des sifflements. Le poidsd’un obélisque étouffe l’expansion de la rage. Le réel a détruitles rêves de la somnolence ! Qui ne sait pas que, lorsque lalutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et l’accroissementterrible de la catalepsie, l’esprit halluciné perd lejugement ? Rongé par le désespoir, il se complaît dans sonmal, jusqu’à ce qu’il ait vaincu la nature, et que le sommeil,voyant sa proie lui échapper, s’enfuie sans retour loin de soncœur, d’une aile irritée et honteuse. Jetez un peu de cendre surmon orbite en feu. Ne fixez pas mon œil qui ne se ferme jamais.Comprenez-vous les souffrances que j’endure (cependant, l’orgueilest satisfait) ? Dès que la nuit exhorte les humains au repos,un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Jecrains que ma résolution ne succombe aux atteintes de lavieillesse. Qu’il arrive, ce jour fatal où je m’endormirai !Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou,prouvera que rien n’était, en effet, plus réel.

** * * *

– Mais qui donc !… mais qui doncose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux de son corpsvers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique python,par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce unvaste remords qui te tourmente ? Car, vois-tu, boa, ta sauvagemajesté n’a pas, je le suppose, l’exorbitante prétention de sesoustraire à la comparaison que j’en fais avec les traits ducriminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signede la rage. Écoute-moi : sais-tu que ton œil est loin de boireun rayon céleste ? N’oublie pas que si ta présomptueusecervelle m’a cru capable de t’offrir quelques paroles deconsolation, ce ne peut être que par le motif d’une ignorancetotalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant untemps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ceque j’ai le droit, comme un autre, d’appeler mon visage ! Nevois-tu pas comme il pleure ? Tu t’es trompé, basilic. Il estnécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration desoulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré lesnombreuses protestations de ma bonne volonté. Oh ! quelleforce, en phrases exprimable, fatalement t’entraîna vers taperte ? Il est presque impossible que je m’habitue à ceraisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazonrougi, d’un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta têtetriangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l’herbede la savane et la chair de l’écrasé.

– Disparais le plus tôt possible loin demoi, coupable à la face blême ! Le mirage fallacieux del’épouvantement t’a montré ton propre spectre ! Dissipe tesinjurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t’accuse à mon tour,et que je ne porte contre toi une récrimination qui seraitcertainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore.Quelle monstrueuse aberration de l’imagination t’empêche de mereconnaître ! Tu ne te rappelles donc pas les servicesimportants que je t’ai rendus, par la gratification d’une existenceque je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le vœu, à jamaisinoubliable, de ne pas déserter mon drapeau, afin de me resterfidèle jusqu’à la mort ? Quand tu étais enfant (tonintelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tugrimpais sur la colline, avec la vitesse de l’izard, pour saluer,par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l’aurorenaissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynxsonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurscollectives personnalités, dans l’agrégation vibrante d’un longhymne d’adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme unhaillon souillé de boue, la longanimité dont j’ai fait troplongtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessécher,comme le lit d’une mare ; mais, à sa place, l’ambition a crûdans des proportions qu’il me serait pénible de qualifier. Quelest-il, celui qui m’écoute, pour avoir une telle confiance dansl’abus de sa propre faiblesse ?

– Et qui es-tu, toi-même, substanceaudacieuse ? Non !… non !… je ne me trompepas ; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu asrecours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux commeun phare d’éternelle injustice, et de cruelle domination ! Ila voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pasrégner ! Il a voulu devenir un objet d’horreur pour tous lesêtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que luiseul est le monarque de l’univers, et c’est en cela qu’il s’esttrompé. Ô misérable ! as-tu attendu jusqu’à cette heure pourentendre les murmures et les complots qui, s’élevant simultanémentde la surface des sphères, viennent raser d’une aile farouche lesrebords papillacés de ton destructible tympan ? Il n’est pasloin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière,empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles unenuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé decontorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chairpalpitante, qui frappe sa vue d’étonnement, et cloue dans sonpalais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l’on gardeson sang-froid, qu’au tronc pourri d’un chêne, qui tomba devétusté ! Quelle pensée de pitié me retient devant taprésence ? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, etva laver ton incommensurable honte dans le sang d’un enfant quivient de naître : voilà quelles sont tes habitudes. Elles sontdignes de toi. Va… marche toujours devant toi. Je te condamne àdevenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille.Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien.Traverse les sables des déserts jusqu’à ce que la fin du mondeengloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près dela tanière du tigre, il s’empressera de fuir, pour ne pas regarder,comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de laperversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t’ordonnerad’arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes deronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux,et franchis, sur la pointe des pieds, l’élégance des vestibules. Cen’est pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeuneépouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plombqui longent les fondements de l’antique château. Si tu ne prenaistes précautions d’avance, ils pourraient te faire pâlir par leurshurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôtal’existence, ils n’ignoraient pas que ta puissance est redoutable,et n’avaient aucun doute à cet égard ; mais, ils nes’attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leurcroyance) que ta Providence se serait montrée à ce pointimpitoyable ! Quoi qu’il en soit, traverse rapidement cessalles abandonnées et silencieuses, aux lambris d’émeraude, maisaux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mesancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi ; éviteleurs regards vitreux. C’est un conseil que te donne la langue deleur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levédans l’attitude de la défense provocatrice, la tête fièrementrenversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m’asfait ; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés quisoutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t’y attend. Si tadéfense a besoin de m’objecter quelque chose, parle. Il est troptard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des momentsplus convenables, quand l’occasion était propice. Si tes yeux sontenfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences deta conduite. Adieu ! je m’en vais respirer la brise desfalaises ; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent àgrands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que letien !

** * * *

Ô pédérastes incompréhensibles, ce n’est pasmoi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; cen’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anusinfundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presqueincurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquablechâtiment. Législateurs d’institutions stupides, inventeurs d’unemorale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âmeimpartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles,expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à uneconvenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister àmes passions) la vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoirattaché au flanc de l’humanité une pareille couronne de blessures.Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, jevénère !) ; votre prostitution, s’offrant au premiervenu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis quevotre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction dela femme elle-même. Êtes-vous d’une nature moins ou plus terrestreque celle de vos semblables ? Possédez-vous un sixième sensqui nous manque ? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez.Ce n’est pas une interrogation que je vous pose ; car, depuisque je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligencesgrandioses, je sais à quoi m’en tenir. Soyez bénis par ma maingauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par monamour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, jebaise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corpsharmonieux et parfumé. Que ne m’aviez-vous dit tout de suite ce quevous étiez, cristallisations d’une beauté morale supérieure ?Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésorsde tendresse et de chasteté que recelaient les battements de votrecœur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de vétyver.Il a fallu que j’entrouvrisse vos jambes pour vous connaître et quema bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais (choseimportante à représenter) n’oubliez pas chaque jour de laver lapeau de vos parties, avec de l’eau chaude, car, sinon, des chancresvénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fenduesde mes lèvres inassouvies. Oh ! si au lieu d’être un enfer,l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense, regardez le gesteque je fais du côté de mon bas-ventre : oui, j’aurais enfoncéma verge, à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mesmouvements impétueux, les propres parois de son bassin ! Lemalheur n’aurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, desdunes entières de sable mouvant ; j’aurais découvert l’endroitsouterrain ou gît la vérité endormie, et les fleuves de mon spermevisqueux auraient trouvé de la sorte un océan où seprécipiter ! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter unétat de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de sonaccomplissement ultérieur ? Ne nous donnons pas la peine deconstruire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui quibrûle de l’ardeur de partager mon lit vienne me trouver ;mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité : ilfaut qu’il n’ait pas plus de quinze ans. Qu’il ne croie pas de soncôté que j’en ai trente ; qu’est-ce que cela y fait ?L’âge ne diminue pas l’intensité des sentiments, loin de là ;et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, cen’est pas à cause de la vieillesse : c’est, au contraire, pourle motif que vous savez. Moi, je n’aime pas les femmes ! Nimême les hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui meressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquéeen caractères plus tranchés et ineffaçables ! Êtes-vouscertain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la mêmenature que la mienne ? Je ne le crois pas, et je ne déserteraipas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne saispas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j’en soisdébarrassé ? Elle monte… elle monte toujours ! Je sais ceque c’est. J’ai remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang deceux qui se couchent à côté de moi (c’est à tort que l’on mesuppose vampire, puisqu’on appelle ainsi des morts qui sortent deleur tombeau ; or, moi, je suis un vivant), j’en rejette lelendemain une partie par la bouche : voilà l’explication de lasalive infecte. Que voulez-vous que j’y fasse, si les organes,affaiblis par le vice, se refusent à l’accomplissement desfonctions de la nutrition ? Mais, ne révélez mes confidences àpersonne. Ce n’est pas pour moi que je vous dis cela ; c’estpour vous-même et les autres, afin que le prestige du secretretienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui,aimantés par l’électricité de l’inconnu, seraient tentés dem’imiter. Ayez la bonté de regarder ma bouche (pour le moment, jen’ai pas le temps d’employer une formule plus longue depolitesse) ; elle vous frappe au premier abord par l’apparencede sa structure, sans mettre le serpent dans voscomparaisons ; c’est que j’en contracte le tissu jusqu’à ladernière réduction, afin de faire croire que je possède uncaractère froid. Vous n’ignorez pas qu’il est diamétralementopposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques levisage de celui qui me lit. S’il n’a pas dépassé la puberté, qu’ils’approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire dumal ; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles.Davantage. Je sens qu’il est inutile d’insister ; l’opacité,remarquable à plus d’un titre, de cette feuille de papier, est unempêchement des plus considérables à l’opération de notre complètejonction. Moi, j’ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâlejeunesse des collèges, et les enfants étiolés desmanufactures ! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d’unrêve, et j’aurai trop de souvenirs à débrouiller, si l’obligationm’était imposée de faire passer devant vos yeux les événements quipourraient affermir de leur témoignage la véracité de madouloureuse affirmation. La justice humaine ne m’a pas encoresurpris en flagrant délit, malgré l’incontestable habileté de sesagents. J’ai même assassiné (il n’y a pas longtemps !) unpédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment à ma passion ;j’ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l’on n’a pas depreuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de peur,adolescent qui me lisez ? Croyez-vous que je veuille en faireautant envers vous ? Vous vous montrez souverainement injuste…Vous avez raison : méfiez-vous de moi, surtout si vous êtesbeau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de laturgescence ; nul ne peut soutenir (et combien ne s’ensont-ils pas approchés !) qu’il les a vues à l’état detranquillité normale, pas même le décrotteur qui m’y porta un coupde couteau dans un moment de délire. L’ingrat ! Je change devêtements deux fois par semaine, la propreté n’étant pas leprincipal motif de ma détermination. Si je n’agissais pas ainsi,les membres de l’humanité disparaîtraient au bout de quelquesjours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contréeque je me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présenceet viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissancepossèdent-elles donc, mes gouttes séminales, pour attirer verselles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs ! Ilsviennent des bords des Amazones, ils traversent les valléesqu’arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pouraccomplir de longs voyages à ma recherche, et demander aux citésimmobiles, si elles n’ont pas vu passer, un instant, le long deleurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes,les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et lavastitude des mers ! Le désespoir de ne pas pouvoir merencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plusinaccessibles, afin d’alimenter leur ardeur) les porte aux actesles plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaquecôté, et les mugissements des canons servent de prélude à labataille. Toutes les ailes s’ébranlent à la fois, comme un seulguerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus serelever. Les chevaux effarés s’enfuient dans toutes les directions.Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Lethéâtre du combat n’est plus qu’un vaste champ de carnage, quand lanuit révèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entreles déchirures d’un nuage. Me montrant du doigt un espace deplusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux decet astre m’ordonne de prendre un instant, comme le sujet deméditatives réflexions, les conséquences funestes qu’entraîne,après lui, l’inexplicable talisman enchanteur que la Providencem’accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pasencore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piègeperfide ! C’est ainsi qu’un esprit habile, et qui ne se vantepas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes quiparaîtraient d’abord y porter un invincible obstacle. Toujours monintelligence s’élève vers cette imposante question, et vous êtestémoin vous-même qu’il ne m’est plus possible de rester dans lesujet modeste qu’au commencement j’avais le dessein de traiter. Undernier mot… c’était une nuit d’hiver. Pendant que la bise sifflaitdans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbreset fit entrer un pédéraste.

** * * *

Silence ! il passe un cortège funéraire àcôté de vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre etentonnez un chant d’outre-tombe. (Si vous considérez mes parolesplutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formelqui n’est pas à sa place, vous montrerez de l’esprit et dumeilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouirextrêmement l’âme du mort, qui va se reposer de la vie dans unefosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dispas que votre opinion ne puisse jusqu’à un certain point êtrecontraire à la mienne ; mais, ce qu’il importe avant tout,c’est de posséder des notions justes sur les bases de la morale, detelle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commandede faire à autrui ce que l’on voudrait peut-être qui fût fait àsoi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, entenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l’autreun emblème d’or qui représente les parties de l’homme et de lafemme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupartdu temps, abstraction faite de toute métaphore, des instrumentstrès dangereux entre les mains de ceux qui s’en servent, quand ilsles manipulent aveuglément pour des buts divers qui se querellententre eux, au lieu d’engendrer une opportune réaction contre lapassion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dosest attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval,aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie deprendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang desanimaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tuniqueflottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par lamanifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche ducortège. Celui-ci s’avance avec majesté, comme un vaisseau qui fendla pleine mer, et ne craint pas le phénomène del’enfoncement ; car, au moment actuel, les tempêtes et lesécueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins queleur explicable absence. Les grillons et les crapauds suivent àquelques pas la fête mortuaire ; eux, aussi, n’ignorent pasque leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera unjour comptée. Ils s’entretiennent à voix basse dans leurpittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moide vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seulpossédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votrepensée) de celui qu’ils regardèrent plus d’une fois courir àtravers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de sesmembres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. D’abord, lavie parut lui sourire sans arrière-pensée ; et,magnifiquement, le couronna de fleurs ; mais, puisque votreintelligence elle-même s’aperçoit ou plutôt devine qu’il s’estarrêté aux limites de l’enfance, je n’ai pas besoin, jusqu’àl’apparition d’une rétractation véritablement nécessaire, decontinuer les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans.Nombre exactement calqué, à s’y méprendre, sur celui des doigts dela main. C’est peu et c’est beaucoup. Dans le cas qui nouspréoccupe, cependant, je m’appuierai sur votre amour envers lavérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une secondede plus, que c’est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à cesténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît de laterre, aussi facilement qu’une mouche ou une libellule, sansconserver l’espérance d’y revenir, je me surprends à couver le vifregret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pourvous bien expliquer ce que je n’ai pas la prétention de comprendremoi-même. Mais, puisqu’il est prouvé que, par un hasardextraordinaire, je n’ai pas encore perdu la vie depuis ce tempslointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente,je calcule mentalement qu’il ne sera pas inutile ici, de construirel’aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s’agitsurtout, comme à présent, de cette imposante et inabordablequestion. C’est, généralement parlant, une chose singulière que latendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite lesexprimer) les ressemblances et les différences que recèlent, dansleurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux,et quelquefois les moins aptes, en apparence, à se prêter à cegenre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma paroled’honneur, donnent gracieusement au style de l’écrivain, qui sepaie cette personnelle satisfaction, l’impossible et inoubliableaspect d’un hibou sérieux jusqu’à l’éternité. Suivons enconséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a lesailes proportionnellement plus longues que les buses, et le volbien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l’air. Il ne serepose presque jamais et parcourt chaque jour des espacesimmenses ; et ce grand mouvement n’est point un exercice dechasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte ; car, ilne chasse pas ; mais, il semble que le vol soit son étatnaturel, sa favorite situation. L’on ne peut s’empêcher d’admirerla manière dont il l’exécute. Ses ailes longues et étroitesparaissent immobiles ; c’est la queue qui croit diriger toutesles évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle agit sanscesse. Il s’élève sans effort ; il s’abaisse comme s’ilglissait sur un plan incliné ; il semble plutôt nager quevoler ; il précipite sa course, il la ralentit, s’arrête, etreste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heuresentières. L’on ne peut s’apercevoir d’aucun mouvement dans sesailes : vous ouvririez les yeux comme la porte d’un four, quece serait d’autant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sansdifficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu’il nes’aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu’ilsoit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, etcelle de la figure de l’enfant, s’élevant doucement, au-dessus ducercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface deseaux ; et voilà précisément en quoi consiste l’impardonnablefaute qu’entraîne l’inamovible situation d’un manque de repentir,touchant l’ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Cerapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoisecomparaison n’est déjà que trop commun, et d’un symbole assezcompréhensible, pour que je m’étonne davantage de ce qui ne peutavoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité quifait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, unprofond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voitquotidiennement n’en devrait pas moins réveiller l’attention denotre admiration ! Arrivé à l’entrée du cimetière, le cortèges’empresse de s’arrêter ; son intention n’est pas d’aller plusloin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse ; l’on ydépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareilcas ; quelques pelletées de terre inattendues viennentrecouvrir le corps de l’enfant. Le prêtre des religions, au milieude l’assistance émue, prononce quelques paroles pour bien enterrerle mort, davantage, dans l’imagination des assistants. « Ildit qu’il s’étonne beaucoup de ce que l’on verse ainsi tant depleurs, pour un acte d’une telle insignifiance. Textuel. Mais ilcraint de ne pas qualifier suffisamment ce qu’il prétend, lui, êtreun incontestable bonheur. S’il avait cru que la mort est aussi peusympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pourne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amisdu défunt ; mais, une secrète voix l’avertit de leur donnerquelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce quecelle qui ferait entrevoir l’espoir d’une prochaine rencontre dansles cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent. »Maldoror s’enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa coursevers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursierélevaient autour de son maître une fausse couronne de poussièreépaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de cecavalier ; mais, moi, je le sais. Il s’approchait de plus enplus ; sa figure de platine commençait à devenir perceptible,quoique le bas en fût entièrement enveloppé d’un manteau que lelecteur s’est gardé d’ôter de sa mémoire et qui ne laissaitapercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre desreligions devient subitement pâle, car son oreille reconnaît legalop irrégulier de ce célèbre cheval blanc qui n’abandonna jamaisson maître. « Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance estgrande dans cette prochaine rencontre ; alors, on comprendra,mieux qu’auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparationtemporaire de l’âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cetteterre se berce d’une illusion dont il importerait d’accélérerl’évaporation. » Le bruit du galop s’accroissait de plus enplus ; et, comme le cavalier, étreignant la ligne d’horizon,paraissait en vue, dans le champ d’optique qu’embrassait le portaildu cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre desreligions plus gravement reprit : « Vous ne semblez pasvous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître queles premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoirdans son sein, est l’indubitable vivant ; mais, sachez, aumoins, que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoqueemportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille defixer le plus tôt possible les yeux, car il n’est plus qu’un point,et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu’il ait beaucoupvécu, est le seul véritable mort. »

** * * *

« Chaque nuit, à l’heure où le sommeilest parvenu à son plus grand degré d’intensité, une vieillearaignée de la grande espèce sort lentement sa tête d’un trou placésur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre.Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore sesmandibules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle nepeut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantespersonnifications les trésors de la littérature, que d’attribuerdes mandibules au bruissement. Quand elle s’est assurée que lesilence règne aux alentours, elle retire successivement, desprofondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, lesdiverses parties de son corps, et s’avance à pas comptés vers macouche. Chose remarquable ! moi qui fais reculer le sommeil etles cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps,quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin.Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avecson ventre. Tout simplement ! Combien de litres d’une liqueurpourprée, dont vous n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus,depuis qu’elle accomplit le même manège avec une persistance digned’une meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je lui ai fait,pour qu’elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyéune patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ?Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables desoutenir un sérieux examen ; elles n’ont même pas de la peineà provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur meslèvres, quoique l’on ne doive se moquer de personne. Prends garde àtoi, tarentule noire ; si ta conduite n’a pas pour excuse unirréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, parun dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charmeavec lequel tu retiens mes membres dans l’immobilité, et jet’écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matièremollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t’ai donné lapermission de laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de lapoitrine, et de là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ;que par conséquent, je n’ai pas le droit de te contraindre.Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donnepour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant ladernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins lamoitié d’une coupe d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de sedéshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l’autre,pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouveétendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermerles yeux, afin d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaquefois ne prend-il pas la même résolution, et n’est-elle pas toujoursdétruite par l’inexplicable image de sa promesse fatale ? Ilne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour luile serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans lesreplis de la soie, dédaigne d’entrelacer les glands d’or de sesrideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveuxnoirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main,la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a prisl’habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que sonvisage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle(espérez avec lui !) verra la dernière représentation de lasuccion immense ; car, son unique vœu serait que le bourreauen finît avec son existence : la mort, et il sera content.Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sortlentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une desintersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans lanarration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remueencore ses mandibules dans l’atmosphère. Hélas ! nous sommesmaintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde latarentule, et, quoique l’on pourrait mettre un point d’exclamationà la fin de chaque phrase, ce n’est peut-être pas une raison pours’en dispenser ! Elle s’est assurée que le silence règne auxalentours ; la voilà qui retire successivement des profondeursde son nid, sans le secours de la méditation, les diverses partiesde son corps, et s’avance à pas comptés vers la couche de l’hommesolitaire. Un instant elle s’arrête ; mais il est court, cemoment d’hésitation. Elle se dit qu’il n’est pas temps encore decesser de torturer, et qu’il faut auparavant donner au condamné lesplausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice.Elle a grimpé à côté de l’oreille de l’endormi. Si vous voulez nepas perdre une seule parole de ce qu’elle va dire, faitesabstraction des occupations étrangères qui obstruent le portique devotre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l’intérêt que jevous porte, en faisant assister votre présence aux scènesthéâtrales qui me paraissent dignes d’exciter une véritableattention de votre part ; car, qui m’empêcherait de garder,pour moi seul, les événements que je raconte ?« Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelettedécharné. Le temps est venu d’arrêter la main de la justice. Nousne te ferons pas attendre longtemps l’explication que tu souhaites.Tu nous écoutes, n’est-ce pas ? Mais ne remue pas tesmembres ; tu es encore aujourd’hui sous notre magnétiquepouvoir, et l’atonie encéphalique persiste : c’est pour ladernière fois. Quelle impression la figure d’Elsseneur fait-elledans ton imagination ? Tu l’as oublié ! Et ce Réginald, àla démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveaufidèle ? Regarde-le caché dans les replis des rideaux ;sa bouche est penchée vers ton front ; mais il n’ose teparler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter unépisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de lamémoire… » Il y avait longtemps que l’araignée avait ouvertson ventre, d’où s’étaient élancés deux adolescents, à la robebleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient prisplace aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuairedu sommeil. « Celui-ci, qui n’a pas encore cessé de teregarder, car il t’aima beaucoup, fut le premier de nous deuxauquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par lesbrusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d’employer sesefforts à n’engendrer de ta part aucun sujet de plainte contrelui : un ange n’aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour,s’il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer.Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même tempsd’une roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la masseaqueuse, les bras étendus entre la tête, et se réunissant auxmains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants.Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entreeux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s’était doncpassé sous l’eau, pour qu’une longue trace de sang s’aperçût àtravers les vagues ? Revenus à la surface, toi, tu continuaisde nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblessecroissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, ettu n’en poussais pas moins tes larges brassées vers l’horizonbrumeux, qui s’estompait devant toi. Le blessé poussa des cris dedétresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois l’écho dessyllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri devolupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, ets’efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin det’atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. Lachasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant sesforces, et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d’égalerta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour luirecommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait laplanche, de telle manière qu’on apercevait le cœur battreviolemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afinde ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux étaientà perte de vue, et s’éloignaient encore, rapides comme une sondequ’on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filetsau large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginaldpour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation.On constata la présence d’une blessure au flanc droit ; chacunde ces matelots expérimentés émit l’opinion qu’aucune pointed’écueil ou fragment de rocher n’était susceptible de percer untrou si microscopique et en même temps si profond. Une armetranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seules’arroger des droits à la paternité d’une si fine blessure. Lui, nevoulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à traversles entrailles des flots, et ce secret, il l’a gardé jusqu’àprésent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peudécolorées, et tombent sur tes draps : le souvenir estquelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pasde la pitié : ce serait te montrer trop d’estime. Ne roule pasdans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt. Tu saisque tu ne peux pas bouger. D’ailleurs, je n’ai pas terminé monrécit. – Relève ton glaive, Réginald, et n’oublie pas si facilementla vengeance. Qui sait ? peut-être un jour elle viendrait tefaire des reproches. – Plus tard, tu conçus des remords dontl’existence devait être éphémère ; tu résolus de racheter tafaute par le choix d’un autre ami, afin de le bénir et del’honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches dupassé, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxièmevictime, la sympathie que tu n’avais pas su montrer à l’autre. Vainespoir ; le caractère ne se modifie pas d’un jour à l’autre,et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vispour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t’oublier. Nousnous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire.Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flammesurnaturelle. Je me demandais si, à l’aide d’une nuit obscure, tut’étais laissé choir secrètement jusqu’à nous de la surface dequelque étoile ; car, je le confesse, aujourd’hui qu’il n’estpas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins del’humanité ; mais une auréole de rayons étincelantsenveloppait la périphérie de ton front. J’aurais désiré lier desrelations intimes avec toi ; ma présence n’osait approcherdevant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et unetenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi n’ai-je pas écoutéces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés.Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças lebras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cetteaction, je me sentis plus fort ; désormais un souffle de tonintelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirantles haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devantnous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, degrenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Unsanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de sonœil, quand il me vit avec toi : je ne m’expliquais pas saconduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portesd’une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches desminarets et les boules de marbre des belvédères découpaientvigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur lebleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cetendroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmesle bas des fortifications externes, comme des chacalsnocturnes ; nous évitâmes la rencontre des sentinelles auxaguets ; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porteopposée, de cette réunion solennelle d’animaux raisonnables,civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne,le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents dequelque loup lointain accompagnaient l’obscurité de notre marcheincertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valablesmotifs pour fuir les ruches humaines ? Je me posais cettequestion avec un certain trouble ; mes jambes d’ailleurscommençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nousatteignîmes enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbresétaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianesinextricables, de plantes parasites, et de cactus à épinesmonstrueuses. Tu t’arrêtas devant un bouleau. Tu me dis dem’agenouiller pour me préparer à mourir ; tu m’accordais unquart d’heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs,pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand jene t’observais pas, certains gestes dont j’avais remarquél’irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt àma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes soupçonsétaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu merenversas à terre, comme l’ouragan abat la feuille du tremble. Unde tes genoux sur ma poitrine, et l’autre appuyé sur l’herbehumide, tandis qu’une de tes mains arrêtait la binarité de mes brasdans son étau, je vis l’autre sortir un couteau, de la gaineappendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et jefermai les yeux : les trépignements d’un troupeau de bœufss’entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Ils’avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d’un pâtre etles mâchoires d’un chien. Il n’y avait pas de temps à perdre, etc’est ce que tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tesfins, car l’approche d’un secours inespéré avait doublé mapuissance musculaire, et t’apercevant que tu ne pouvais rendreimmobile qu’un de mes bras à la fois, tu te contentas, par unrapide mouvement imprimé à la lame d’acier, de me couper le poignetdroit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris lafuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne teraconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien detemps devint nécessaire à ma guérison. Qu’il te suffise de savoirque cette trahison, à laquelle je ne m’attendais pas, me donnal’envie de rechercher la mort. Je portai ma présence dans lescombats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis de la gloiredans les champs de bataille ; mon nom était devenu redoutablemême aux plus intrépides, tant mon artificielle main de ferrépandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis.Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu’àl’ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base,tourbillonnaient, comme des pailles, sous l’influence du cyclone dela mort, un cavalier, à la démarche hardie, s’avança devant moi,pour me disputer la palme de la victoire. Les deux arméess’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nouscombattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés.D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer,et la reprendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admirationpour son adversaire, chacun lève sa propre visière :« Elsseneur !… », « Réginald !… »,telles furent les simples paroles que nos gorges haletantesprononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoird’une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrièredes armes, et les balles l’avaient épargné. Dans quellescirconstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pasprononcé ! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitiééternelle ; mais, certes, différente des deux premières danslesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange,descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nouschanger en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer lagorge, jusqu’à ce qu’un commandement venu d’en haut arrêtât lecours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté tacouche. Dès aujourd’hui, tu es délivré de notre persécution. Lapromesse vague dont tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la fis,mais bien à l’Être qui est plus fort que toi : tu comprenaistoi-même qu’il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable.Réveille-toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé surton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres,s’évapore. » Il se réveille comme il lui a été ordonné, etvoit deux formes célestes disparaître dans les airs, les brasentrelacés. Il n’essaie pas de se rendormir. Il sort lentement,l’un après l’autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffersa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sachemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe decristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre lescontrevents de la fenêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemplela lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques,où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent d’une douceurineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter,par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœurbouleversé.

FIN DU CINQUIÈME CHANT

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