Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau

Coupable sans remords, je le fus bientôt sans mesure et, de

grâce, qu’on voie comment ma passion suivit la trace de mon na-
turel, pour m’entraîner enfin dans l’abîme. D’abord, elle prit un
air humble pour me rassurer, et pour me rendre entreprenant,
elle poussa cette humilité jusqu’à la défiance. Mme d’Houdetot,
sans cesser de me rappeler à mon devoir, à la raison, sans jamais
flatter un moment ma folie, me traitait au reste avec la plus
grande douceur, et prit avec moi le ton de l’amitié la plus tendre.
Cette amitié m’eût suffi, je le proteste, si je l’avais crue sincère ;
mais la trouvant trop vive pour être vraie, n’allai-je pas me four-
rer dans la tête que l’amour, désormais si peu convenable à mon

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âge, à mon maintien, m’avait avili aux yeux de Mme d’Houdetot ;
que cette jeune folle ne voulait que se divertir de moi et de mes
douceurs surannées ; qu’elle en avait fait confidence à Saint-
Lambert, et que l’indignation de mon infidélité ayant fait entrer
son amant dans ses vues, ils s’entendaient tous les deux pour
achever de me faire tourner la tête et me persifler ? Cette bêtise,
qui m’avait fait extravaguer à vingt-six ans, auprès de
Mme de Larnage, que je ne connaissais pas, m’eût été pardonna-
ble à quarante-cinq, auprès de Mme d’Houdetot, si j’eusse ignoré
qu’elle et son amant étaient trop honnêtes gens l’un et l’autre
pour se faire un aussi barbare amusement.

Mme d’Houdetot continuait à me faire des visites que je ne

tardai pas à lui rendre. Elle aimait à marcher, ainsi que moi :
nous faisions de longues promenades dans un pays enchanté.
Content d’aimer et de l’oser dire, j’aurais été dans la plus douce
situation, si mon extravagance n’en eût détruit tout le charme.
Elle ne comprit rien d’abord à la sotte humeur avec laquelle je
recevais ses caresses : mais mon cœur, incapable de savoir jamais
rien cacher de ce qui s’y passe, ne lui laissa pas longtemps ignorer
mes soupçons ; elle en voulut rire ; cet expédient ne réussit pas ;
des transports de rage en auraient été l’effet : elle changea de ton.
Sa compatissante douceur fut invincible ; elle me fit des repro-
ches qui me pénétrèrent ; elle me témoigna, sur mes injustes
craintes, des inquiétudes dont j’abusai. J’exigeai des preuves
qu’elle ne se moquait pas de moi. Elle vit qu’il n’y avait nul autre
moyen de me rassurer. Je devins pressant, le pas était délicat. Il
est étonnant, il est unique peut-être qu’une femme ayant pu venir
jusqu’à marchander, s’en soit tirée à si bon compte. Elle ne me
refusa rien de ce que la plus tendre amitié pouvait accorder. Elle
ne m’accorda rien qui pût la rendre infidèle, et j’eus l’humiliation
de voir que l’embrasement dont ses légères faveurs allumaient
mes sens n’en porta jamais aux siens la moindre étincelle.

J’ai dit quelque part qu’il ne faut rien accorder aux sens,

quand on veut leur refuser quelque chose. Pour connaître com-
bien cette maxime se trouva fausse avec Mme d’Houdetot, et
combien elle eut raison de compter sur elle-même, il faudrait en-

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trer dans les détails de nos longs et fréquents tête-à-tête, et les
suivre dans toute leur vivacité durant quatre mois que nous pas-
sâmes ensemble dans une intimité presque sans exemple entre
deux amis de différents sexes, qui se renferment dans les formes
dont nous ne sortîmes jamais. Ah ! si j’avais tardé si longtemps à
sentir le véritable amour, qu’alors mon cœur et mes sens lui payè-
rent bien l’arrérage ! et quels sont donc les transports qu’on doit
éprouver auprès d’un objet aimé qui nous aime, si même un
amour non partagé peut en inspirer de pareils ?

Mais j’ai tort de dire un amour non partagé ; le mien l’était en

quelque sorte ; il était égal des deux côtés, quoiqu’il ne fût pas
réciproque. Nous étions ivres d’amour l’un et l’autre, elle pour
son amant, moi pour elle ; nos soupirs, nos délicieuses larmes se
confondaient. Tendres confidents l’un de l’autre, nos sentiments
avaient tant de rapports, qu’il était impossible qu’ils ne se mêlas-
sent pas en quelque chose ; et toutefois, au milieu de cette dange-
reuse ivresse, jamais elle ne s’est oubliée un moment ; et moi je
proteste, je jure que si, quelquefois égaré par mes sens, j’ai tenté
de la rendre infidèle, jamais je ne l’ai véritablement désiré. La
véhémence de ma passion la contenait par elle-même. Le devoir
des privations avait exalté mon âme. L’éclat de toutes les vertus
ornait à mes yeux l’idole de mon cœur ; en souiller la divine
image eût été l’anéantir. J’aurais pu commettre le crime ; il a cent
fois été commis dans mon cœur ; mais avilir ma Sophie ? Ah ! cela
se pouvait-il jamais ? Non, non ; je le lui ai cent fois dit à elle-
même, eussé-je été le maître de me satisfaire, sa propre volonté
l’eût-elle mise à ma discrétion, hors quelques courts moments de
délire, j’aurais refusé d’être heureux à ce prix. Je l’aimais trop
pour vouloir la posséder.

Il y a près d’une lieue de l’Hermitage à Eaubonne ; dans mes

fréquents voyages, il m’est arrivé quelquefois d’y coucher ; un
soir, après avoir soupé tête-à-tête, nous allâmes nous promener
au jardin par un très beau clair de lune. Au fond de ce jardin était
un assez grand taillis, par où nous fûmes chercher un joli bosquet
orné d’une cascade dont je lui avais donné l’idée, et qu’elle avait
fait exécuter. Souvenir immortel d’innocence et de jouissance ! Ce

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fut dans ce bosquet, qu’assis avec elle sur un banc de gazon, sous
un acacia tout chargé de fleurs, je trouvai, pour rendre les mou-
vements de mon cœur, un langage vraiment digne d’eux. Ce fut la
première et l’unique fois de ma vie ; mais je fus sublime, si l’on
peut nommer ainsi tout ce que l’amour le plus tendre et le plus
ardent peut porter d’aimable et de séduisant dans un cœur
d’homme. Que d’enivrantes larmes je versai sur ses genoux ! Que
je lui en fis verser malgré elle ! Enfin, dans un transport involon-
taire, elle s’écria : « Non, jamais homme ne fut si aimable, et ja-
mais amant n’aima comme vous ! Mais votre ami Saint-Lambert
nous écoute, et mon cœur ne saurait aimer deux fois. » Je me tus
en soupirant ; je l’embrassai ; quel embrassement ! Mais ce fut
tout. Il y avait six mois qu’elle vivait seule, c’est-à-dire loin de son
amant et de son mari ; il y en avait trois que je la voyais presque
tous les jours, et toujours l’amour en tiers entre elle et moi. Nous
avions soupé tête-à-tête, nous étions seuls, dans un bosquet au
clair de la lune, et après deux heures de l’entretien le plus vif et le
plus tendre, elle sortit au milieu de la nuit de ce bosquet et des
bras de son ami, aussi intacte, aussi pure de corps et de cœur
qu’elle y était entrée. Lecteur, pesez toutes ces circonstances, je
n’ajouterai rien de plus.

Et qu’on n’aille pas s’imaginer qu’ici mes sens me laissaient

tranquille, comme auprès de Thérèse et de Maman. Je l’ai déjà
dit, c’était de l’amour cette fois, et l’amour dans toute son énergie
et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirai ni les agitations, ni les
frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs,
ni les défaillances de cœur que j’éprouvais continuellement ; on
en pourra juger par l’effet que sa seule image faisait sur moi. J’ai
dit qu’il y avait loin de l’Hermitage à Eaubonne : je passais par les
coteaux d’Andilly, qui sont charmants. Je rêvais en marchant à
celle que j’allais voir, à l’accueil caressant qu’elle me ferait, au
baiser qui m’attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser fu-
neste, avant même de le recevoir, m’embrasait le sang à tel point
que ma tête se troublait, un éblouissement m’aveuglait, mes ge-
noux tremblants ne pouvaient me soutenir ; j’étais forcé de
m’arrêter, de m’asseoir ; toute ma machine était dans un désordre
inconcevable : j’étais prêt à m’évanouir. Instruit du danger, je tâ-

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chais, en partant, de me distraire et de penser à autre chose. Je
n’avais pas fait vingt pas que les mêmes souvenirs et tous les ac-
cidents qui en étaient la suite revenaient m’assaillir sans qu’il me
fût possible de m’en délivrer, et de quelque façon que je m’y sois
pu prendre, je ne crois pas qu’il me soit jamais arrivé de faire seul
ce trajet impunément. J’arrivais à Eaubonne, faible, épuisé, ren-
du, me soutenant à peine. À l’instant que je la voyais, tout était
réparé, je ne sentais plus auprès d’elle que l’importunité d’une
vigueur inépuisable et toujours inutile. Il y avait sur ma route, à la
vue d’Eaubonne, une terrasse agréable, appelée le mont Olympe,
où nous nous rendions quelquefois, chacun de notre côté.
J’arrivais le premier ; j’étais fait pour l’attendre ; mais que cette
attente me coûtait cher ! Pour me distraire, j’essayais d’écrire
avec mon crayon des billets que j’aurais pu tracer du plus pur de
mon sang : je n’en ai pu jamais achever un qui fût lisible. Quand
elle en trouvait quelqu’un dans la niche dont nous étions conve-
nus, elle n’y pouvait voir autre chose que l’état vraiment déplora-
ble où j’étais en l’écrivant. Cet état, et surtout sa durée, pendant
trois mois d’irritation continuelle et de privation, me jeta dans un
épuisement dont je n’ai pu me tirer de plusieurs années, et finit
par me donner une descente que j’emporterai ou qui m’emportera
au tombeau. Telle a été la seule jouissance amoureuse de
l’homme du tempérament le plus combustible, mais le plus ti-
mide en même temps, que peut-être la nature ait jamais produit.
Tels ont été les derniers beaux jours qui m’aient été comptés sur
la terre : ici commence le long tissu des malheurs de ma vie, où
l’on verra peu d’interruption.

On a vu, dans tout le cours de ma vie, que mon cœur, trans-

parent comme le cristal, n’a jamais su cacher durant une minute
entière un sentiment un peu vif qui s’y fût réfugié. Qu’on juge s’il
me fut possible de cacher longtemps mon amour pour
Mme d’Houdetot. Notre intimité frappait tous les yeux, nous n’y
mettions ni secret ni mystère. Elle n’était pas de nature à en avoir
besoin, et comme Mme d’Houdetot avait pour moi l’amitié la plus
tendre, qu’elle ne se reprochait point, que j’avais pour elle une
estime dont personne ne connaissait mieux que moi toute la jus-
tice ; elle, franche, distraite, étourdie ; moi, vrai, maladroit, fier,

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impatient, emporté, nous donnions encore sur nous, dans notre
trompeuse sécurité, beaucoup plus de prise que nous n’aurions
fait si nous eussions été coupables. Nous allions l’un et l’autre à la
Chevrette, nous nous y trouvions souvent ensemble, quelquefois
même par rendez-vous. Nous y vivions à notre ordinaire, nous
promenant tous les jours tête-à-tête, en parlant de nos amours,
de nos devoirs, de notre ami, de nos innocents projets, dans le
parc, vis-à-vis l’appartement de Mme d’Épinay, sous ses fenêtres,
d’où, ne cessant de nous examiner, et se croyant bravée, elle as-
souvissait son cœur, par ses yeux, de rage et d’indignation.

Les femmes ont toutes l’art de cacher leur fureur, surtout

quand elle est vive ; Mme d’Épinay, violente, mais réfléchie, pos-
sède surtout cet art éminemment. Elle feignit de ne rien voir, de
ne rien soupçonner, et dans le même temps qu’elle redoublait
avec moi d’attentions, de soins, et presque d’agaceries, elle affec-
tait d’accabler sa belle-sœur de procédés malhonnêtes, et de mar-
ques d’un dédain qu’elle semblait vouloir me communiquer. On
juge bien qu’elle ne réussissait pas ; mais j’étais au supplice. Dé-
chiré de sentiments contraires, en même temps que j’étais touché
de ses caresses, j’avais peine à contenir ma colère quand je la
voyais manquer à Mme d’Houdetot. La douceur angélique de
celle-ci lui faisait tout endurer sans se plaindre, et même sans lui
en savoir plus mauvais gré. Elle était d’ailleurs souvent si dis-
traite, et toujours si peu sensible à ces choses-là, que la moitié du
temps elle ne s’en apercevait pas.

J’étais si préoccupé de ma passion, que ne voyant rien de So-

phie (c’était un des noms de Mme d’Houdetot), je ne remarquais
pas même que j’étais devenu la fable de toute la maison et des
survenants. Le baron d’Holbach, qui n’était jamais venu, que je
sache, à la Chevrette, fut au nombre de ces derniers. Si j’eusse été
aussi défiant que je le suis devenu dans la suite, j’aurais fort
soupçonné Mme d’Épinay d’avoir arrangé ce voyage pour lui
donner l’amusant cadeau de voir le Citoyen amoureux. Mais
j’étais alors si bête, que je ne voyais pas même ce qui crevait les
yeux à tout le monde. Toute ma stupidité ne m’empêcha pourtant
pas de trouver au Baron l’air plus content, plus jovial qu’à son

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ordinaire. Au lieu de me regarder noir, selon la coutume, il me
lâchait cent propos goguenards, auxquels je ne comprenais rien.
J’ouvrais de grands yeux sans rien répondre ; Mme d’Épinay se
tenait les côtes de rire ; je ne savais sur quelle herbe ils avaient
marché. Comme rien ne passait encore les bornes de la plaisante-
rie, tout ce que j’aurais eu de mieux à faire, si je m’en étais aper-
çu, eût été de m’y prêter. Mais il est vrai qu’à travers la railleuse
gaieté du baron l’on voyait briller dans ses yeux une maligne joie,
qui m’aurait peut-être inquiété, si je l’eusse aussi bien remarquée
alors que je me la rappelai dans la suite.

Un jour que j’allai voir Mme d’Houdetot à Eaubonne, au re-

tour d’un de ses voyages de Paris, je la trouvai triste et je vis
qu’elle avait pleuré. Je fus obligé de me contraindre, parce que
Mme de Blainville, sœur de son mari, était là ; mais sitôt que je
pus trouver un moment, je lui marquai mon inquiétude. « Ah !
me dit-elle en soupirant, je crains bien que vos folies ne me coû-
tent le repos de mes jours. Saint-Lambert est instruit et m’a ins-
truite. Il me rend justice, mais il a de l’humeur, dont, qui pis est, il
me cache une partie. Heureusement je ne lui ai rien tu de nos liai-
sons, qui se sont faites sous ses auspices. Mes lettres étaient plei-
nes de vous, ainsi que mon cœur : je ne lui ai caché que votre
amour insensé, dont j’espérais vous guérir, et dont, sans m’en
parler, je vois qu’il me fait un crime. On nous a desservis ; l’on
m’a fait tort ; mais qu’importe. Ou rompons tout à fait, ou soyez
tel que vous devez être. Je ne veux plus rien avoir à cacher à mon
amant. »

Ce fut là le premier moment où je fus sensible à la honte de

me voir humilié, par le sentiment de ma faute, devant une jeune
femme dont j’éprouvais les justes reproches et dont j’aurais dû
être le mentor. L’indignation que j’en ressentis contre moi-même
eût suffi peut-être pour surmonter ma faiblesse, si la tendre com-
passion que m’en inspirait la victime n’eût encore amolli mon
cœur. Hélas ! était-ce le moment de pouvoir l’endurcir, lorsqu’il
était inondé par des larmes qui le pénétraient de toutes parts ?
Cet attendrissement se changea bientôt en colère contre les vils
délateurs qui n’avaient vu que le mal d’un sentiment criminel,

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mais involontaire, sans croire, sans imaginer même la sincère
honnêteté de cœur qui le rachetait. Nous ne restâmes pas long-
temps en doute sur la main dont partait le coup.

Nous savions l’un et l’autre que Mme d’Épinay était en com-

merce de lettres avec Saint-Lambert. Ce n’était pas le premier
orage qu’elle avait suscité à Mme d’Houdetot, dont elle avait fait
mille efforts pour le détacher, et que les succès de quelques-uns
de ces efforts faisaient trembler par la suite. D’ailleurs Grimm,
qui, ce me semble, avait suivi M. de Castries à l’armée, était en
Westphalie, aussi bien que Saint-Lambert ; ils se voyaient quel-
quefois. Grimm avait fait près de Mme d’Houdetot quelques ten-
tatives qui n’avaient pas réussi. Grimm, très piqué, cessa tout à
fait de la voir. Qu’on juge du sang-froid avec lequel, modeste
comme on sait qu’il l’est, il lui supposait des préférences pour un
homme plus âgé que lui, et dont lui, Grimm, depuis qu’il fréquen-
tait les grands, ne parlait plus que comme de son protégé.

Mes soupçons sur Mme d’Épinay se changèrent en certitude

quand j’appris ce qui s’était passé chez moi. Quand j’étais à la
Chevrette, Thérèse y venait souvent, soit pour m’apporter mes
lettres, soit pour me rendre des soins nécessaires à ma mauvaise
santé. Mme d’Épinay lui avait demandé si nous ne nous écrivions
pas, Mme d’Houdetot et moi. Sur son aveu, Mme d’Épinay la
pressa de lui remettre les lettres de Mme d’Houdetot, l’assurant
qu’elle les recachèterait si bien qu’il n’y paraîtrait pas. Thérèse,
sans montrer combien cette proposition la scandalisait et même
sans m’avertir, se contenta de mieux cacher les lettres qu’elle
m’apportait : précaution très heureuse, car Mme d’Épinay la fai-
sait guetter à son arrivée, et l’attendant au passage, poussa plu-
sieurs fois l’audace jusqu’à chercher dans sa bavette. Elle fit plus :
s’étant un jour invitée à venir avec M. de Margency dîner à
l’Hermitage, pour la première fois depuis que j’y demeurais, elle
prit le temps que je me promenais avec Margency pour entrer
dans mon cabinet avec la mère et la fille, et les presser de lui
montrer les lettres de Mme d’Houdetot. Si la mère eût su où elles
étaient, les lettres étaient livrées ; mais heureusement, la fille
seule le savait, et nia que j’en eusse conservé aucune. Mensonge

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assurément plein d’honnêteté, de fidélité, de générosité, tandis
que la vérité n’eût été qu’une perfidie. Mme d’Épinay, voyant
qu’elle ne pouvait la séduire, s’efforça de l’irriter par la jalousie,
en lui reprochant sa facilité et son aveuglement. « Comment pou-
vez-vous, lui dit-elle, ne pas voir qu’ils ont entre eux un com-
merce criminel ? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez
besoin d’autres preuves, prêtez-vous donc à ce qu’il faut faire
pour les avoir : vous dites qu’il déchire les lettres de
Mme d’Houdetot aussitôt qu’il les a lues. Eh ! bien, recueillez avec
soin les pièces, et donnez-les-moi ; je me charge de les rassem-
bler. » Telles étaient les leçons que mon amie donnait à ma com-
pagne.

Thérèse eut la discrétion de me taire assez longtemps toutes

ces tentatives ; mais voyant mes perplexités, elle se crut obligée à
me tout dire, afin que, sachant à qui j’avais affaire, je prisse mes
mesures pour me garantir des trahisons qu’on me préparait. Mon
indignation, ma fureur ne peut se décrire. Au lieu de dissimuler
avec Mme d’Épinay, à son exemple, et de me servir de contre-
ruses, je me livrai sans mesure à l’impétuosité de mon naturel, et
avec mon étourderie ordinaire, j’éclatai tout ouvertement. On
peut juger de mon imprudence par les lettres suivantes, qui mon-
trent suffisamment la manière de procéder de l’un et de l’autre en
cette occasion.

BILLET DE Mme D’ÉPINAY (Liasse A, no 44.) Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon cher ami ? je suis in-

quiète de vous. Vous m’aviez tant promis de ne faire qu’aller et
venir de l’Hermitage ici ! Sur cela je vous ai laissé libre et point
du tout, vous laissez passer huit jours. Si on ne m’avait pas dit
que vous étiez en bonne santé, je vous croirais malade. Je vous
attendais avant-hier ou hier, et je ne vous vois point arriver.
Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? Vous n’avez point d’affaires ;
vous n’avez pas non plus de chagrins, car je me flatte que vous

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seriez venu sur-le-champ me les confier. Vous êtes donc malade !
Tirez-moi d’inquiétude bien vite, je vous en prie. Adieu, mon cher
ami ; que cet adieu me donne un bonjour de vous.

RÉPONSE Ce mercredi matin. Je ne puis rien vous dire encore. J’attends d’être mieux ins-

truit, et je le serai tôt ou tard. En attendant, soyez sûre que
l’innocence accusée trouvera un défenseur assez ardent pour
donner quelque repentir aux calomniateurs, quels qu’ils soient.

SECOND BILLET DE LA MÊME (Liasse A, no 45.) Savez-vous que votre lettre m’effraye ? Qu’est-ce qu’elle veut

donc dire ? Je l’ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité je n’y
comprends rien. J’y vois seulement que vous êtes inquiet et
tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour
m’en parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions conve-
nus ? Qu’est donc devenue cette amitié, cette confiance ? et com-
ment l’ai-je perdue ? Est-ce contre moi, ou pour moi, que vous
êtes fâché ? Quoi qu’il en soit, venez dès ce soir, je vous en
conjure : souvenez-vous que vous m’avez promis, il n’y a pas huit
jours, de ne rien garder sur le cœur, et de me parler sur-le-
champ. Mon cher ami, je vis dans cette confiance… Tenez, je
viens encore de lire votre lettre : je n’y conçois pas davantage,
mais elle me fait trembler. Il me semble que vous êtes cruelle-
ment agité. Je voudrais vous calmer ; mais, comme j’ignore le
sujet de vos inquiétudes, je ne sais que vous dire, sinon que me
voilà tout aussi malheureuse que vous jusqu’à ce que vous aie vu.
Si vous n’êtes pas ici ce soir à six heures, je pars demain pour
l’Hermitage, quelque temps qu’il fasse, et dans quelque état que
je sois ; car je ne saurais tenir à cette inquiétude. Bonjour, mon
cher bon ami. À tout hasard, je risque de vous dire, sans savoir

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si vous en avez besoin ou non, de tâcher de prendre garde et
d’arrêter les progrès que fait l’inquiétude dans la solitude. Une
mouche devient un monstre, je l’ai souvent éprouvé.

RÉPONSE Ce mercredi soir. Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que

durera l’inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez
n’est plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à
présent, dans votre empressement, que le désir de tirer des
aveux d’autrui quelque avantage qui convienne à vos vues ; et
mon cœur, si prompt à s’épancher dans un cœur qui s’ouvre
pour le recevoir, se ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais
votre adresse ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à
comprendre mon billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser
que vous ne l’avez pas compris ? Non ; mais je saurai vaincre
vos subtilités à force de franchise. Je vais m’expliquer plus clai-
rement, afin que vous m’entendiez encore moins.

Deux amants bien unis et dignes de s’aimer me sont chers ;

je m’attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à
moins que je ne vous les nomme. Je présume qu’on a tenté de les
désunir, et que c’est de moi qu’on s’est servi pour donner de la
jalousie à l’un des deux. Le choix n’est pas fort adroit, mais il a
paru commode à la méchanceté, et cette méchanceté, c’est vous
que j’en soupçonne. J’espère que ceci devient plus clair.

Ainsi donc la femme que j’estime le plus aurait, de mon su,

l’infamie de partager son cœur et sa personne entre deux
amants, et moi celle d’être un de ces deux lâches ? Si je savais
qu’un seul moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d’elle et
de moi, je vous haïrais jusqu’à la mort. Mais c’est de l’avoir cru,
que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas, auquel c’est
des trois que vous avez voulu nuire ; mais si vous aimez le repos,
craignez d’avoir eu le malheur de réussir. Je n’ai caché ni à vous

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ni à elle tout le mal que je pense de certaines liaisons ; mais je
veux qu’elles finissent par un moyen aussi honnête que sa cause,
et qu’un amour illégitime se change en une éternelle amitié. Moi,
qui ne fis jamais de mal à personne, servirais-je innocemment à
en faire à mes amis ? Non ; je ne vous le pardonnerais jamais, je
deviendrais votre irréconciliable ennemi. Vos secrets seuls se-
raient respectés, car je ne serai jamais un homme sans foi.

Je n’imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer

bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé.
Alors j’aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n’aurai
rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous comment je
rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à pas-
ser près de vous ? En faisant ce que nul autre ne fera que moi ;
en vous disant franchement ce qu’on pense de vous dans le
monde, et les brèches que vous avez à réparer dans votre réputa-
tion. Malgré tous les prétendus amis qui vous entourent, quand
vous m’aurez vu partir, vous pourrez dire adieu à la vérité :
vous ne trouverez plus personne qui vous la dise.

TROISIEME BILLET DE LA MÊME (Liasse A, no 46.) Je n’entendais pas votre lettre de ce matin : je vous l’ai dit,

parce que cela était. J’entends celle de ce soir ; n’ayez pas peur
que j’y réponde jamais : je suis trop pressée de l’oublier, et quoi-
que vous me fassiez pitié, je n’ai pu me défendre de l’amertume
dont elle me remplit l’âme. Moi ! user de ruse, de finesse avec
vous ; moi ! accusée de la plus noire des infamies ! Adieu ; je re-
grette que vous ayez la… Adieu : je ne sais ce que je dis… Adieu,
je serai bien pressée de vous pardonner. Vous viendrez quand
vous voudrez ! vous serez reçu mieux que ne l’exigeaient vos
soupçons. Dispensez-vous seulement de vous mettre en peine de
ma réputation. Peu m’importe celle qu’on me donne. Ma
conduite est bonne, et cela me suffit. Au surplus, j’ignorais abso-

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lument ce qui est arrivé aux deux personnes qui me sont aussi
chères qu’à vous.

Cette dernière lettre me tira d’un terrible embarras, et me re-

plongea dans un autre qui n’était guère moindre. Quoique toutes
ces lettres et réponses fussent allées et venues dans l’espace d’un
jour avec une extrême rapidité, cet intervalle avait suffi pour en
mettre entre mes transports de fureur, et pour me laisser réfléchir
sur l’énormité de mon imprudence. Mme d’Houdetot ne m’avait
rien tant recommandé que de rester tranquille, de lui laisser le
soin de se tirer seule de cette affaire, et d’éviter, surtout dans le
moment même, toute rupture et tout éclat, et moi, par les insultes
les plus ouvertes et les plus atroces, j’allais achever de porter la
rage dans le cœur d’une femme qui n’y était déjà que trop dispo-
sée. Je ne devais naturellement attendre de sa part qu’une ré-
ponse si fière, si dédaigneuse, si méprisante, que je n’aurais pu,
sans la plus indigne lâcheté, m’abstenir de quitter sa maison sur-
le-champ. Heureusement, plus adroite encore que je n’étais em-
porté, elle évita, par le tour de sa réponse, de me réduire à cette
extrémité. Mais il fallait ou sortir, ou l’aller voir sur-le-champ ;
l’alternative était inévitable. Je pris le dernier parti, fort embar-
rassé de ma contenance dans l’explication que je prévoyais. Car
comment m’en tirer sans compromettre ni Mme d’Houdetot, ni
Thérèse ? Et malheur à celle que j’aurais nommée ! Il n’y avait
rien que la vengeance d’une femme implacable et intrigante ne
me fît craindre pour celle qui en serait l’objet. C’était pour préve-
nir ce malheur que je n’avais parlé que de soupçons dans mes let-
tres, afin d’être dispensé d’énoncer mes preuves. Il est vrai que
cela rendait mes emportements plus inexcusables, nuls simples
soupçons ne pouvant m’autoriser à traiter une femme, et surtout
une amie, comme je venais de traiter Mme d’Épinay. Mais ici
commence la grande et noble tâche que j’ai dignement remplie,
d’expier mes fautes et mes faiblesses cachées en me chargeant de
fautes plus graves, dont j’étais incapable, et que je ne commis ja-
mais.

Je n’eus pas à soutenir la prise que j’avais redoutée, et j’en fus

quitte pour la peur. À mon abord, Mme d’Épinay me sauta au

– 459 –

cou, en fondant en larmes. Cet accueil inattendu, et de la part
d’une ancienne amie, m’émut extrêmement ; je pleurai beaucoup
aussi. Je lui dis quelques mots qui n’avaient pas grand sens ; elle
m’en dit quelques-uns qui en avaient encore moins, et tout finit
là. On avait servi ; nous allâmes à table, où, dans l’attente de
l’explication, que je croyais remise après le souper, je fis mauvaise
figure, car je suis tellement subjugué par la moindre inquiétude
qui m’occupe, que je ne la saurais cacher aux moins clairvoyants.
Mon air embarrassé devait lui donner du courage ; cependant elle
ne risqua point l’aventure : il n’y eut pas plus d’explication après
le souper qu’avant. Il n’y en eut pas plus le lendemain, et nos si-
lencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes,
ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui té-
moignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de
mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que, s’ils se
trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer
leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir
précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m’étaient
venus, et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la
mienne, consista dans l’embrassement du premier abord. Puis-
qu’elle était seule offensée, au moins dans la forme, il me partit
que ce n’était pas à moi de chercher un éclaircissement qu’elle ne
cherchait pas elle-même, et je m’en retournai comme j’étais venu.
Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j’oubliai
bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement
qu’elle l’oubliait elle-même, parce qu’elle paraissait ne s’en plus
souvenir.

Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que

m’attira ma faiblesse ; mais j’en avais d’autres non moins sensi-
bles, que je ne m’étais point attirés, et qui n’avaient pour cause
que le désir de m’arracher de ma solitude, à force de m’y tour-
menter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holba-
chiens. Depuis mon établissement à l’Hermitage, Diderot n’avait
cessé de m’y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre, et je vis
bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscares-
ques, avec quel plaisir ils avaient travesti l’hermite en galant ber-
ger. Mais il n’était pas question de cela dans mes prises avec Di-

– 460 –

derot ; elles avaient des causes plus graves. Après la publication
du Fils naturel, il m’en avait envoyé un exemplaire, que j’avais lu
avec l’intérêt et l’attention qu’on donne aux ouvrages d’un ami.
En lisant l’espèce de poétique en dialogue qu’il y a jointe, je fus
surpris, et même un peu contristé, d’y trouver, parmi plusieurs
choses désobligeantes, mais tolérables, contre les solitaires, cette
âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement : Il n’y a que le
méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente
deux sens, ce me semble : l’un très vrai, l’autre très faux ; puis-
qu’il est même impossible qu’un homme qui est et veut être seul
puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu’il soit un
méchant. La sentence en elle-même exigeait donc une interpréta-
tion ; elle l’exigeait bien plus encore de la part d’un auteur qui,
lorsqu’il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une
solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d’avoir ou-
blié, en la publiant, cet ami solitaire, ou, s’il s’en était souvenu, de
n’avoir pas fait, du moins en maxime générale, l’honorable et
juste exception qu’il devait non seulement à cet ami, mais à tant
de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme
et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis
que le monde existe, un écrivain s’avise, avec un seul trait de
plume, de faire indistinctement autant de scélérats.

J’aimais tendrement Diderot ; je l’estimais sincèrement, et je

comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de
sa part. Mais excédé de son infatigable obstination à me contra-
rier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de
vivre, sur tout ce qui n’intéressait que moi seul ; révolté de voir un
homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner
comme un enfant ; rebuté de sa facilité à promettre et de sa négli-
gence à tenir ; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués
de sa part, et de sa fantaisie d’en donner toujours de nouveaux
pour y manquer derechef ; gêné de l’attendre inutilement trois ou
quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et de dîner
seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu’à Saint-Denis, et
l’avoir attendu toute la journée, j’avais déjà le cœur plein de ses
torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave, et me navra da-
vantage. Je lui écrivis pour m’en plaindre, mais avec une douceur

– 461 –

et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes lar-
mes ; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer.
On ne devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article ; la
voici mot pour mot (liasse A, no 33) :

Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu’il vous ait

touché. Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites ; dites-en
tant de bien qu’il vous plaira ; vous serez le seul au monde dont
j’en penserai : encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l’on
pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-
vingts ans ! etc. On m’a dit une phrase d’une lettre du fils de
Mme d’Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal
le fond de votre âme.

Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre. Au commencement de mon séjour à l’Hermitage, Mme Le

Vasseur parut s’y déplaire et trouver l’habitation trop seule. Ses
propos là-dessus m’étant revenus, je lui offris de la renvoyer à
Paris si elle s’y plaisait davantage, d’y payer son loyer, et d’y
prendre le même soin d’elle que si elle était encore avec moi. Elle
rejeta mon offre, me protesta qu’elle se plaisait fort à l’Hermitage,
que l’air de la campagne lui faisait du bien ; et l’on voyait que cela
était vrai, car elle y rajeunissait, pour ainsi dire, et s’y portait
beaucoup mieux qu’à Paris. Sa fille m’assura même qu’elle eût été
dans le fond très fâchée que nous quittassions l’Hermitage, qui
réellement était un séjour charmant, aimant fort le petit tripotage
du jardin et des fruits, dont elle avait le maniement ; mais qu’elle
avait dit ce qu’on lui avait fait dire, pour tâcher de m’engager à
retourner à Paris.

Cette tentative n’ayant pas réussi, ils tâchèrent d’obtenir par

le scrupule l’effet que la complaisance n’avait pas produit, et me
firent un crime de garder là cette vieille femme, loin des secours
dont elle pouvait avoir besoin à son âge ; sans songer qu’elle et
beaucoup d’autres vieilles gens, dont l’excellent air du pays pro-
longe la vie, pouvaient tirer ces secours de Montmorency, que

– 462 –

j’avais à ma porte ; et comme s’il n’y avait des vieillards qu’à Pa-
ris, et que partout ailleurs ils fussent hors d’état de vivre. Mme Le
Vasseur, qui mangeait beaucoup, et avec une extrême voracité,
était sujette à des débordements de bile et à de fortes diarrhées,
qui lui duraient quelques jours, et lui servaient de remède. À Pa-
ris, elle n’y faisait jamais rien, et laissait agir la nature. Elle en
usait de même à l’Hermitage, sachant bien qu’il n’y avait rien de
mieux à faire. N’importe : parce qu’il n’y avait pas des médecins
et des apothicaires à la campagne, c’était vouloir sa mort que de
l’y laisser, quoiqu’elle s’y portât très bien. Diderot aurait dû dé-
terminer à quel âge il n’est plus permis, sous peine d’homicide, de
laisser vivre les vieilles gens hors de Paris.

C’était là une des deux accusations atroces sur lesquelles il ne

m’exceptait pas de sa sentence, qu’il n’y avait que le méchant qui
fût seul ; et c’était ce que signifiait son exclamation pathétique et
l’et cœtera qu’il y avait bénignement ajouté : Une femme de qua-
tre-vingts ans, etc.

Je crus ne pouvoir mieux répondre à ce reproche qu’en m’en

rapportant à Mme Le Vasseur elle-même. Je la priai d’écrire na-
turellement son sentiment à Mme d’Épinay. Pour la mettre plus à
son aise, je ne voulus point voir sa lettre, et je lui montrai celle
que je vais transcrire, et que j’écrivais à Mme d’Épinay, au sujet
d’une réponse que j’avais voulu faire à une autre lettre de Diderot
encore plus dure, et qu’elle m’avait empêché d’envoyer.

Ce jeudi. Mme Le Vasseur doit vous écrire, ma bonne amie ; je l’ai

priée de vous dire sincèrement ce qu’elle pense. Pour la mettre
bien à son aise, je lui ai dit que je ne voulais point voir sa lettre,
et je vous prie de ne me rien dire de ce qu’elle contient.

Je n’enverrai pas ma lettre, puisque vous vous y opposez ;
mais, me sentant très grièvement offensé, il y aurait, à convenir
que j’ai tort, une bassesse et une fausseté que je ne saurais me

– 463 –

permettre. L’Évangile ordonne bien à celui qui reçoit un soufflet
d’offrir l’autre joue mais non pas de demander pardon. Vous
souvenez-vous de cet homme de la comédie qui crie en donnant
des coups de bâton ? Voilà le rôle du philosophe.

Ne vous flattez pas de l’empêcher de venir par le mauvais

temps qu’il fait. Sa colère lui donnera le temps et les forces que
l’amitié lui refuse, et ce sera la première fois de sa vie qu’il sera
venu le jour qu’il avait promis. Il s’excédera pour venir me répé-
ter de bouche les injures qu’il me dit dans ses lettres ; je ne les
endurerai rien moins que patiemment. Il s’en retournera être
malade à Paris ; et moi, je serai, selon l’usage, un homme fort
odieux. Que faire ? Il faut souffrir.

Mais n’admirez-vous pas la sagesse de cet homme qui vou-

lait me venir prendre à Saint-Denis, en fiacre, y dîner, me ra-
mener en fiacre (Liasse A, no 33), et à qui, huit jours après
(Liasse A, no 34), sa fortune ne permet plus d’aller à l’Hermitage
autrement qu’à pied ? Il n’est pas absolument impossible, pour
parler son langage, que ce soit là le ton de la bonne foi ; mais, en
ce cas, il faut qu’en huit jours il soit arrivé d’étranges change-
ments dans sa fortune.

Je prends part au chagrin que vous donne la maladie de

madame votre mère ; mais vous voyez que votre peine
n’approche pas de la mienne. On souffre moins encore à voir
malades les personnes qu’on aime, qu’injustes et cruelles.

Adieu, ma bonne amie ; voici la dernière fois que je vous

parlerai de cette malheureuse affaire. Vous me parlez d’aller à
Paris, avec un sang-froid qui me réjouirait dans un autre temps.

J’écrivis à Diderot ce que j’avais fait au sujet de Mme Le Vas-

seur, sur la proposition de Mme d’Épinay elle-même ; et Mme Le
Vasseur ayant choisi, comme on peut bien croire, de rester à
l’Hermitage, où elle se portait très bien, où elle avait toujours
compagnie, et où elle vivait très agréablement, Diderot, ne sa-

– 464 –

chant plus de quoi me faire un crime, m’en fit un de cette précau-
tion de ma part, et ne laissa pas de m’en faire un autre de la
continuation du séjour de Mme le Vasseur à l’Hermitage, quoique
cette continuation fût de son choix, et qu’il n’eût tenu, et ne tînt
toujours qu’à elle, de retourner vivre à Paris, avec les mêmes se-
cours de ma part qu’elle avait auprès de moi.

Voilà l’explication du premier reproche de la lettre de Dide-

rot, no 33. Celle du second est dans sa lettre no 34.

Le Lettré (c’était un nom de plaisanterie donné par Grimm au

fils de Mme d’Épinay), le Lettré a dû vous écrire qu’il y avait sur
le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid, et
qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantil-
lon de notre petit babil… et si vous entendiez le reste, il vous
amuserait comme cela.

Voici ma réponse à ce terrible argument, dont Diderot parais-

sait si fier :

Je crois avoir répondu au Lettré, c’est-à-dire au fils d’un

fermier général, que je ne plaignais pas les pauvres qu’il avait
aperçus sur le rempart, attendant mon liard ; qu’apparemment
il les en avait amplement dédommagés ; que je l’établissais mon
substitut ; que les pauvres de Paris n’auraient pas à se plaindre
de cet échange ; que je n’en trouverais pas aisément un aussi bon
pour ceux de Montmorency, qui en avaient beaucoup plus de
besoin. Il y a ici un bon vieillard respectable qui, après avoir
passé sa vie à travailler, ne le pouvant plus, meurt de faim sur
ses vieux jours. Ma conscience est plus contente des deux sols que
je lui donne tous les lundis que de cent liards que j’aurais distri-
bués à tous les gueux du rempart. Vous êtes plaisants, vous au-
tres philosophes, quand vous regardez tous les habitants des vil-
les comme les seuls hommes auxquels vos devoirs vous lient.
C’est à la campagne qu’on apprend à aimer et servir l’humanité ;
on n’apprend qu’à la mépriser dans les villes.

– 465 – Tels étaient les singuliers scrupules sur lesquels un homme

d’esprit avait l’imbécillité de me faire sérieusement un crime de
mon éloignement de Paris, et prétendait me prouver, par mon
propre exemple, qu’on ne pouvait vivre hors de la capitale sans
être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd’hui com-
ment j’eus la bêtise de lui répondre et de me fâcher, au lieu de lui
rire au nez pour toute réponse. Cependant les décisions de
Mme d’Épinay et les clameurs de la coterie holbachique avaient
tellement fasciné les esprits en sa faveur, que je passais généra-
lement pour avoir tort dans cette affaire, et que Mme d’Houdetot
elle-même, grande enthousiaste de Diderot, voulut que j’allasse le
voir à Paris, et que je fisse toutes les avances d’un raccommode-
ment, qui, tout sincère et entier qu’il fut de ma part, se trouva
pourtant peu durable. L’argument victorieux sur mon cœur dont
elle se servit fut qu’en ce moment Diderot était malheureux. Ou-
tre l’orage excité contre l’Encyclopédie, il en essuyait alors un très
violent au sujet de sa pièce, que, malgré la petite histoire qu’il
avait mise à la tête, on l’accusait d’avoir prise en entier de Goldo-
ni. Diderot, plus sensible encore aux critiques que Voltaire, en
était alors accablé. Mme de Graffigny avait même eu la méchan-
ceté de faire courir le bruit que j’avais rompu avec lui à cette occa-
sion. Je trouvai qu’il y avait de la justice et de la générosité de
prouver publiquement le contraire, et j’allai passer deux jours
non seulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établis-
sement à l’Hermitage, mon second voyage à Paris. J’avais fait le
premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque
d’apoplexie dont il n’a jamais été bien remis, et durant laquelle je
ne quittai pas son chevet qu’il ne fût hors d’affaire.

Diderot me reçut bien. Que l’embrassement d’un ami peut ef-

facer de torts ! Quel ressentiment peut après cela rester dans le
cœur ? Nous eûmes peu d’explications. Il n’en est pas besoin pour
des invectives réciproques. Il n’y a qu’une chose à faire, savoir de
les oublier. Il n’y avait point eu de procédés souterrains, du moins
qui fussent à ma connaissance : ce n’était pas comme avec
Mme d’Épinay. Il me montra le plan du Père de famille. « Voilà,
lui dis-je, la meilleure défense du Fils naturel. Gardez le silence,
travaillez cette pièce avec soin, et puis jetez-la tout d’un coup au

– 466 –

nez de vos ennemis pour toute réponse. » Il le fit et s’en trouva
bien. Il y avait près de six mois que je lui avais envoyé les deux
premières parties de la Julie, pour m’en dire son avis. Il ne les
avait pas encore lues. Nous en lûmes un cahier ensemble. Il trou-
va tout cela feuillu, ce fut son terme ; c’est-à-dire chargé de paro-
les et redondant. Je l’avais déjà bien senti moi-même : mais
c’était le bavardage de la fièvre ; je ne l’ai jamais pu corriger. Les
dernières parties ne sont pas comme cela. La quatrième surtout,
et la sixième, sont des chefs-d’œuvre de diction.

Le second jour de mon arrivée, il voulut absolument me me-

ner souper chez M. d’Holbach. Nous étions loin de compte ; car je
voulais même rompre l’accord du manuscrit de chimie, dont je
m’indignais d’avoir l’obligation à cet homme-là. Diderot
l’emporta sur tout. Il me jura que M. d’Holbach m’aimait de tout
son cœur ; qu’il fallait lui pardonner un ton qu’il prenait avec tout
le monde, et dont ses amis avaient plus à souffrir que personne. Il
me représenta que refuser le produit de ce manuscrit, après
l’avoir accepté deux ans auparavant, était un affront au donateur,
qu’il n’avait pas mérité, et que ce refus pourrait même être mésin-
terprété, comme un secret reproche d’avoir attendu si longtemps
d’en conclure le marché. « Je vois d’Holbach tous les jours, ajou-
ta-t-il ; je connais mieux que vous l’état de son âme. Si vous
n’aviez pas lieu d’en être content, croyez-vous votre ami capable
de vous conseiller une bassesse ? » Bref, avec ma faiblesse ordi-
naire, je me laissai subjuguer, et nous allâmes souper chez le ba-
ron, qui me reçut à son ordinaire. Mais sa femme me reçut froi-
dement, et presque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette
aimable Caroline qui marquait avoir pour moi tant de bienveil-
lance étant fille. J’avais cru sentir très longtemps auparavant que
depuis que Grimm fréquentait la maison d’Aine, on ne m’y voyait
plus d’aussi bon œil.

Tandis que j’étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l’armée.

Comme je n’en savais rien, je ne le vis qu’après mon retour en
campagne, d’abord à la Chevrette, et ensuite à l’Hermitage, où il
vint avec Mme d’Houdetot me demander à dîner. On peut juger si
je les reçus avec plaisir ! Mais j’en pris bien plus encore à voir leur

– 467 –

bonne intelligence. Content de n’avoir pas troublé leur bonheur
j’en étais heureux moi-même ; et je puis jurer que durant toute
ma folle passion mais surtout en ce moment, quand j’aurais pu lui
ôter Mme d’Houdetot, je ne l’aurais pas voulu faire, et je n’en au-
rais pas même été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-
Lambert, que je m’imaginais à peine qu’elle eût pu l’être autant
en m’aimant moi-même ; et sans vouloir troubler leur union, tout
ce que j’ai le plus véritablement désiré d’elle dans mon délire était
qu’elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que
j’aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d’être le confident que
l’objet de ses amours, et je n’ai jamais un moment regardé son
amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira
que ce n’était pas encore là de l’amour : soit, mais c’était donc
plus.

Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et ju-

dicieux : comme j’étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni,
et même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicale-
ment, et je vis que j’avais perdu quelque chose dans son estime,
mais rien dans son amitié. Je m’en consolai, sachant que l’une me
serait bien plus facile à recouvrer que l’autre, et qu’il était trop
sensé pour confondre une faiblesse involontaire et passagère avec
un vice de caractère. S’il y avait de ma faute dans tout ce qui
s’était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais recher-
ché sa maîtresse ? N’était-ce pas lui qui me l’avait envoyée ?
N’était-ce pas elle qui m’avait cherché ? Pouvais-je éviter de la
recevoir ? Que pouvais-je faire ? Eux seuls avaient fait le mal, et
c’était moi qui l’avais souffert. À ma place, il en eût fait autant que
moi, peut-être pis : car enfin, quelque fidèle, quelque estimable
que fût Mme d’Houdetot, elle était femme ; il était absent ; les
occasions étaient fréquentes, les tentations étaient vives, et il lui
eût été bien difficile de se défendre toujours avec le même succès
contre un homme plus entreprenant. C’était assurément beau-
coup pour elle et pour moi, dans une pareille situation, d’avoir pu
poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de pas-
ser.

– 468 – Quoique je me rendisse, au fond de mon cœur, un témoi-

gnage assez honorable, tant d’apparences étaient contre moi, que
l’invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui
tout l’air d’un coupable, et il en abusait pour m’humilier. Un seul
trait peindra cette position réciproque. Je lui lisais, après le dîner,
la lettre que j’avais écrite l’année précédente à Voltaire, et dont lui
Saint-Lambert avait entendu parler. Il s’endormit durant la lec-
ture, et moi, jadis si fier, aujourd’hui si sot, je n’osai jamais inter-
rompre ma lecture, et continuai de lire tandis qu’il continuait de
ronfler. Telles étaient mes indignités, et telles étaient ses ven-
geances ; mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer
qu’entre nous trois.

Quand il fut reparti, je trouvai Mme d’Houdetot fort changée

à mon égard. J’en fus surpris comme si je n’avais pas dû m’y at-
tendre ; j’en fus touché plus que je n’aurais dû l’être, et cela me fit
beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont j’attendais ma gué-
rison ne fît qu’enfoncer dans mon cœur davantage le trait
qu’enfin j’ai plutôt brisé qu’arraché.

J’étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien épar-

gner pour changer ma folle passion en une amitié pure et durable.
J’avais fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour
l’exécution desquels j’avais besoin du concours de
Mme d’Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai dis-
traite, embarrassée ; je sentis qu’elle avait cessé de se plaire avec
moi, et je vis clairement qu’il s’était passé quelque chose qu’elle
ne voulait pas me dire, et que je n’ai jamais su. Ce changement
dont il me fut impossible d’obtenir l’explication, me navra. Elle
me redemanda ses lettres ; je les lui rendis toutes avec une fidélité
dont elle me fit l’injure de douter un moment. Ce doute fut encore
un déchirement inattendu pour mon cœur, qu’elle devait si bien
connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-
champ ; je compris que l’examen du paquet que je lui avais rendu
lui avait fait sentir son tort : je vis même qu’elle se le reprochait,
et cela me fit regagner quelque chose. Elle ne pouvait retirer ses
lettres sans me rendre les miennes. Elle me dit qu’elle les avait
brûlées ; j’en osai douter à mon tour, et j’avoue que j’en doute

– 469 –

encore. Non, l’on ne met point au feu de pareilles lettres. On a
trouvé brûlantes celles de la Julie. Eh Dieu ! qu’aurait-on dit de
celles-là ! Non, non, jamais celle qui peut inspirer une pareille
passion n’aura le courage d’en brûler les preuves. Mais je ne
crains pas non plus qu’elle en ait abusé : je ne l’en crois pas capa-
ble ; et de plus, j’y avais mis bon ordre. La sotte, mais vive crainte
d’être persiflé m’avait fait commencer cette correspondance sur
un ton qui mit mes lettres à l’abri des communications. Je portai
jusqu’à la tutoyer la familiarité que j’y pris dans mon ivresse :
mais quel tutoiement ! elle n’en devait sûrement pas être offen-
sée. Cependant elle s’en plaignit plusieurs fois, mais sans succès :
ses plaintes ne faisaient que réveiller mes craintes, et d’ailleurs je
ne pouvais me résoudre à rétrograder. Si ces lettres sont encore
en être, et qu’un jour elles soient vues, on connaîtra comment j’ai
aimé.

La douleur que me causa le refroidissement de

Mme d’Houdetot, et la certitude de ne l’avoir pas mérité, me fi-
rent prendre le singulier parti de m’en plaindre à Saint-Lambert
même. En attendant l’effet de la lettre que je lui écrivis à ce sujet,
je me jetai dans les distractions que j’aurais dû chercher plus tôt.
Il y eut des fêtes à la Chevrette, pour lesquelles je fis de la musi-
que. Le plaisir de me faire honneur auprès de Mme d’Houdetot
d’un talent qu’elle aimait, excita ma verve, et un autre objet
contribuait encore à l’animer, savoir : le désir de montrer que
l’auteur du Devin du Village savait la musique, car je
m’apercevais depuis longtemps que quelqu’un travaillait en secret
à rendre cela douteux, du moins quant à la composition. Mon dé-
but à Paris, les épreuves où j’y avais été mis à diverses fois, tant
chez M. Dupin que chez M. de la Poplinière, quantité de musique
que j’y avais composée pendant quatorze ans au milieu des plus
célèbres artistes, et sous leurs yeux, enfin l’opéra des Muses ga-
lantes, celui même du Devin, un motet que j’avais fait pour Mlle
Fel, et qu’elle avait chanté au Concert spirituel, tant de conféren-
ces que j’avais eues sur ce bel art avec les plus grands maîtres,
tout semblait devoir prévenir ou dissiper un pareil doute. Il exis-
tait cependant, même à la Chevrette, et je voyais que M. d’Épinay
n’en était pas exempt. Sans paraître m’apercevoir de cela, je me

– 470 –

chargeai de lui composer un motet pour la dédicace de la chapelle
de la Chevrette, et je le priai de me fournir des paroles de son
choix. Il chargea de Linant, le gouverneur de son fils, de les faire.
De Linant arrangea des paroles convenables au sujet, et huit jours
après qu’elles m’eurent été données le motet fut achevé. Pour
cette fois, le dépit fut mon Apollon, et jamais musique plus étoffée
ne sortit de mes mains. Les paroles commencent par ces mots :
Ecce sedes hic Tonantis. La pompe du début répond aux paroles,
et toute la suite du motet est d’une beauté de chant qui frappa
tout le monde. J’avais travaillé en grand orchestre. D’Épinay ras-
sembla les meilleurs symphonistes. Mme Bruna, chanteuse ita-
lienne, chanta le motet et fut bien accompagnée. Le motet eut un
si grand succès qu’on l’a donné dans la suite au Concert spirituel,
où, malgré les sourdes cabales et l’indigne exécution, il a eu deux
fois les mêmes applaudissements. Je donnai pour la fête de
M. d’Épinay l’idée d’une espèce de pièce, moitié drame, moitié
pantomime, que Mme d’Épinay composa, et dont je fis encore la
musique. Grimm, en arrivant, entendit parler de mes succès har-
moniques. Une heure après, on n’en parla plus : mais du moins
on ne mit plus en question, que je sache, si je savais la composi-
tion.

À peine Grimm fut-il à la Chevrette, où déjà je ne me plaisais

pas trop, qu’il acheva de m’en rendre le séjour insupportable, par
des airs que je ne vis jamais à personne, et dont je n’avais pas
même l’idée. La veille de son arrivée, on me délogea de la cham-
bre de faveur que j’occupais, contiguë à celle de Mme d’Épinay ;
on la prépara pour M. Grimm, et on m’en donna une autre plus
éloignée. « Voilà, dis-je en riant à Mme d’Épinay, comment les
nouveaux venus déplacent les anciens. » Elle parut embarrassée.
J’en compris mieux la raison dès le même soir, en apprenant qu’il
y avait entre sa chambre et celle que je quittais une porte mas-
quée de communication, qu’elle avait jugé inutile de me montrer.
Son commerce avec Grimm n’était ignoré de personne, ni chez
elle, ni dans le public, pas même de son mari : cependant, loin
d’en convenir avec moi, confident de secrets qui lui importaient
beaucoup davantage, et dont elle était bien sûre, elle s’en défendit
toujours très fortement. Je compris que cette réserve venait de

– 471 –

Grimm, qui, dépositaire de tous mes secrets, ne voulait pas que je
le fusse d’aucun des siens.

Quelque prévention que mes anciens sentiments, qui

n’étaient pas éteints, et le mérite réel de cet homme-là, me don-
nassent en sa faveur, elle ne put tenir contre les soins qu’il prit
pour la détruire. Son abord fut celui du comte de Tuffière ; à
peine daigna-t-il me rendre le salut ; il ne m’adressa pas une seule
fois la parole, et me corrigea bientôt de la lui adresser, en ne me
répondant point du tout. Il passait partout le premier, prenait
partout la première place, sans jamais faire aucune attention à
moi. Passe pour cela, s’il n’y eût pas mis une affectation cho-
quante : mais on en jugera par un seul trait pris entre mille. Un
soir Mme d’Épinay, se trouvant un peu incommodée, dit qu’on lui
portât un morceau dans sa chambre, et monta pour souper au
coin de son feu. Elle me proposa de monter avec elle ; je le fis.
Grimm vint ensuite. La petite table était déjà mise : il n’y avait
que deux couverts. On sert : Mme d’Épinay prend sa place à l’un
des coins du feu ; M. Grimm prend un fauteuil, s’établit à l’autre
coin, tire la petite table entre eux deux, déplie sa serviette et se
met en devoir de manger, sans me dire un seul mot.
Mme d’Épinay rougit, et, pour l’engager à réparer sa grossièreté,
m’offre sa propre place. Il ne dit rien, ne me regarda pas. Ne pou-
vant approcher du feu, je pris le parti de me promener par la
chambre, en attendant qu’on m’apportât un couvert. Il me laissa
souper au bout de la table, loin du feu, sans me faire la moindre
honnêteté, à moi incommodé, son aîné, son ancien dans la mai-
son, qui l’y avais introduit, et à qui même, comme favori de la
dame, il eût dû faire les honneurs. Toutes ses manières avec moi
répondaient fort bien à cet échantillon. Il ne me traitait pas préci-
sément comme son inférieur ; il me regardait comme nul. J’avais
peine à reconnaître là l’ancien cuistre qui, chez le prince de Saxe-
Gotha, se tenait honoré de mes regards. J’en avais encore plus à
concilier ce profond silence, et cette morgue insultante, avec la
tendre amitié qu’il se vantait d’avoir pour moi, près de tous ceux
qu’il savait en avoir eux-mêmes. Il est vrai qu’il ne la témoignait
guère que pour me plaindre de ma fortune, dont je ne me plai-
gnais point, pour compatir à mon triste sort, dont j’étais content,

– 472 –

et pour se lamenter de me voir me refuser durement aux soins
bienfaisants qu’il disait vouloir me rendre. C’était avec cet art
qu’il faisait admirer sa tendre générosité, blâmer mon ingrate
misanthropie, et qu’il accoutumait insensiblement tout le monde
à n’imaginer entre un protecteur tel que lui et un malheureux tel
que moi que des liaisons de bienfaits d’une part, et d’obligations
de l’autre, sans y supposer, même dans les possibles, une amitié
d’égal à égal. Pour moi, j’ai cherché vainement en quoi je pouvais
être obligé à ce nouveau patron. Je lui avais prêté de l’argent, il ne
m’en prêta jamais ; je l’avais gardé dans sa maladie, à peine me
venait-il voir dans les miennes ; je lui avais donné tous mes amis,
il ne m’en donna jamais aucun des siens ; je l’avais prôné de tout
mon pouvoir, il… S’il m’a prôné, c’est moins publiquement et c’est
d’une autre manière. Jamais il ne m’a rendu ni même offert au-
cun service d’aucune espèce. Comment était-il donc mon Mé-
cène ? Comment étais-je son protégé ? Cela me passait et me
passe encore.

Il est vrai, que, du plus au moins, il était arrogant avec tout le

monde, mais avec personne aussi brutalement qu’avec moi. Je me
souviens qu’une fois Saint-Lambert faillit à lui jeter son assiette à
la tête, sur une espèce de démenti qu’il lui donna en pleine table,
en lui disant grossièrement : Cela n’est pas vrai. À son ton natu-
rellement tranchant, il ajouta la suffisance d’un parvenu, et devint
même ridicule à force d’être impertinent. Le commerce des
grands l’avait séduit au point de se donner à lui-même des airs
qu’on ne voit qu’aux moins sensés d’entre eux. Il n’appelait ja-
mais son laquais que par Eh ! comme si, sur le nombre de ses
gens, Monseigneur n’eût pas su lequel était de garde. Quand il lui
donnait des commissions, il lui jetait l’argent par terre, au lieu de
le lui donner dans la main. Enfin, oubliant tout à fait qu’il était
homme, il le traitait avec un mépris si choquant, avec un dédain
si dur en toute chose, que ce pauvre garçon, qui était un fort bon
sujet, que Mme d’Épinay lui avait donné, quitta son services sans
autre grief que l’impossibilité d’endurer de pareils traitements
c’était le La Fleur de ce nouveau Glorieux.

– 473 – Aussi fat qu’il était vain, avec ses gros yeux troubles et sa fi-

gure dégingandée, il avait des prétentions près des femmes, et
depuis sa farce avec Mlle Fel, il passait auprès de plusieurs
d’entre elles pour un homme à grands sentiments. Cela l’avait mis
à la mode, et lui avait donné du goût pour la propreté de femme :
il se mit à faire le beau ; sa toilette devint une grande affaire ; tout
le monde sut qu’il mettait du blanc, et moi, qui n’en croyais rien,
je commençai de le croire, non seulement par l’embellissement de
son teint, et pour avoir trouvé des tasses de blanc sur sa toilette,
mais sur ce qu’entrant un matin dans sa chambre je le trouvai
brossant ses ongles avec une petite vergette faite exprès ; ouvrage
qu’il continua fièrement devant moi. Je jugeai qu’un homme qui
passe deux heures tous les matins à brosser ses ongles peut bien
passer quelques instants à remplir de blanc les creux de sa peau.
Le bonhomme Gauffecourt, qui n’était pas sac-à-diable, l’avait
assez plaisamment surnommé Tyran-le-Blanc.

Tout cela n’était que des ridicules, mais bien antipathiques à

mon caractère. Ils achevèrent de me rendre suspect le sien. J’eus
peine à croire qu’un homme à qui la tête tournait de cette façon
pût conserver un cœur bien placé. Il ne se piquait de rien tant que
de sensibilité d’âme et d’énergie de sentiment. Comment cela
s’accordait-il avec des défauts qui sont propres aux petites âmes ?
Comment les vifs et continuels élans que fait hors de lui-même un
cœur sensible peuvent-ils le laisser s’occuper sans cesse de tant
de petits soins pour sa petite personne ? Eh ! mon Dieu ! celui qui
sent embraser son cœur de ce feu céleste cherche à l’exhaler, et
veut montrer le dedans. Il voudrait mettre son cœur sur son vi-
sage ; il n’imaginera jamais d’autre fard.

Je me rappelai le sommaire de sa morale, que Mme d’Épinay

m’avait dit, et qu’elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un
seul article ; savoir, que l’unique devoir de l’homme est de suivre
en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je
l’appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse
alors que pour un jeu d’esprit. Mais je vis bientôt que ce principe
était réellement la règle de sa conduite, et je n’en eus que trop,

– 474 –

dans la suite, la preuve à mes dépens. C’est la doctrine intérieure
dont Diderot m’a tant parlé, mais qu’il ne m’a jamais expliquée.

Je me rappelai les fréquents avis qu’on m’avait donnés, il y

avait plusieurs années, que cet homme était faux, qu’il jouait le
sentiment, et surtout qu’il ne m’aimait pas. Je me souvins de plu-
sieurs petites anecdotes que m’avaient là-dessus racontées
M. de Francueil et Mme de Chenonceaux, qui ne l’estimaient ni
l’un ni l’autre, et qui devaient le connaître, puisque
Mme de Chenonceaux était fille de Mme de Rochechouart, intime
amie du feu comte de Friese, et que M. de Francueil, très lié alors
avec le vicomte de Polignac, avait beaucoup vécu au Palais-Royal,
précisément quand Grimm commençait à s’y introduire. Tout
Paris fut instruit de son désespoir après la mort du comte de
Friese. Il s’agissait de soutenir la réputation qu’il s’était donnée
après les rigueurs de Mlle Fel, et dont j’aurais vu la forfanterie
mieux que personne, si j’eusse alors été moins aveuglé. Il fallut
l’entraîner à l’hôtel de Castries, où il joua dignement son rôle,
livré à la plus mortelle affliction. Là tous les matins il allait dans
le jardin pleurer à son aise, tenant sur ses yeux son mouchoir bai-
gné de larmes, tant qu’il était en vue de l’hôtel ; mais, au détour
d’une certaine allée, des gens auxquels il ne songeait pas le virent
mettre à l’instant le mouchoir dans sa poche, et tirer un livre.
Cette observation, qu’on répéta, fut bientôt publique dans tout
Paris, et presque aussitôt oubliée.

Je l’avais oubliée moi-même ; un fait qui me regardait servit à

me la rappeler. J’étais à l’extrémité dans mon lit, rue de Grenelle :
il était à la campagne ; il vint un matin me voir tout essoufflé, di-
sant qu’il venait d’arriver à l’instant même ; je sus un moment
après qu’il était arrivé de la veille, et qu’on l’avait vu au spectacle
le même jour.

Il me revint mille faits de cette espèce ; mais une observation

que je fus surpris de faire si tard me frappa plus que tout cela.
J’avais donné à Grimm tous mes amis sans exception, ils étaient
tous devenus les siens. Je pouvais si peu me séparer de lui, que
j’aurais à peine voulu me conserver l’entrée d’une maison où il ne

– 475 –

l’aurait pas eue. Il n’y eut que Mme de Créqui qui refusa de
l’admettre, et qu’aussi je cessai presque de voir depuis ce temps-
là. Grimm, de son côté, se fit d’autres amis, tant de son estoc que
de celui du comte de Friese. De tous ces amis-là, jamais un seul
n’est devenu le mien ; jamais il ne m’a dit un mot pour m’engager
de faire au moins leur connaissance, et de tous ceux que j’ai quel-
quefois rencontrés chez lui, jamais un seul ne m’a marqué la
moindre bienveillance, pas même le comte de Friese, chez lequel
il demeurait, et avec lequel il m’eût par conséquent été très
agréable de former quelque liaison, ni le comte de Schomberg,
son parent, avec lequel Grimm était encore plus familier.

Voici plus : mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous

m’étaient tendrement attachés avant cette connaissance, changè-
rent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m’a jamais
donné aucun des siens ; je lui ai donné tous les miens, et il a fini
par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de l’amitié, quels se-
ront donc ceux de la haine ?

Diderot même, au commencement, m’avertit plusieurs fois

que Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n’était pas mon
ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut ces-
sé d’être le mien.

La manière dont j’avais disposé de mes enfants n’avait besoin

du concours de personne. J’en instruisis cependant mes amis,
uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraître à leurs
yeux meilleur que je n’étais. Ces amis étaient au nombre de trois.
Diderot, Grimm, Mme d’Épinay ; Duclos, le plus digne de ma
confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant ;
par qui ? Je l’ignore. Il n’est guère probable que cette infidélité
soit venue de Mme d’Épinay, qui savait qu’en l’imitant, si j’en
eusse été capable, j’avais de quoi m’en venger cruellement. Res-
tent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de choses, surtout
contre moi, qu’il est plus que probable que ce crime leur fut
commun. Je parierais que Duclos, à qui je n’ai pas dit mon secret,
et qui, par conséquent, en était le maître, est le seul qui me l’ait
gardé.

– 476 – Grimm et Diderot dans leur projet de m’ôter les Gouverneu-

ses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues : il s’y
refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que
j’appris de lui tout ce qui s’était passé entre eux à cet égard ; mais
j’en appris dès lors assez par Thérèse pour voir qu’il y avait à tout
cela quelque dessein secret, et qu’on voulait disposer de moi, si-
non contre mon gré, du moins à mon insu, ou bien qu’on voulait
faire servir ces deux personnes d’instrument à quelque dessein
caché. Tout cela n’était assurément pas de la droiture.
L’opposition de Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra
que c’était de l’amitié.

Cette prétendue amitié m’était aussi fatale au-dedans qu’au-

dehors. Les longs et fréquents entretiens avec Mme Le Vasseur
depuis plusieurs années avaient changé sensiblement cette
femme à mon égard, et ce changement ne m’était assurément pas
favorable. De quoi traitaient-ils donc dans ces singuliers tête-à-
tête ? Pourquoi ce profond mystère ? La conversation de cette
vieille femme était-elle donc assez agréable pour la prendre ainsi
en bonne fortune, et assez importante pour en faire un si grand
secret ? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duraient, ils
m’avaient paru risibles : en y repensant alors je commençai de
m’en étonner. Cet étonnement eût été jusqu’à l’inquiétude, si
j’avais su dès lors ce que cette femme me préparait.

Malgré le prétendu zèle pour moi dont Grimm se targuait au-

dehors, et difficile à concilier avec le ton qu’il prenait vis-à-vis de
moi-même, il ne me revenait rien de lui, d’aucun côté, qui fût à
mon avantage, et la commisération qu’il feignait d’avoir pour moi
tendait bien moins à me servir qu’à m’avilir. Il m’ôtait même, au-
tant qu’il était en lui, la ressource du métier que je m’étais choisi,
en me décriant comme un mauvais copiste, et je conviens qu’il
disait en cela la vérité ; mais ce n’était pas à lui de la dire. Il prou-
vait que ce n’était pas plaisanterie, en se servant d’un autre co-
piste, et en ne me laissant aucune des pratiques qu’il pouvait
m’ôter. On eût dit que son projet était de me faire dépendre de lui

– 477 –

et de son crédit pour ma subsistance, et d’en tarir la source jus-
qu’à ce que j’en fusse réduit là.

Tout cela résumé, ma raison fit taire enfin mon ancienne pré-

vention qui parlait encore : je jugeai son caractère au moins très
suspect, et quant à son amitié, je la décidai fausse. Puis, résolu de
ne le plus voir, j’en avertis Mme d’Épinay, appuyant ma résolu-
tion de plusieurs faits sans réplique, mais que j’ai maintenant ou-
bliés.

Elle combattit fortement cette résolution, sans savoir trop

que dire aux raisons sur lesquelles elle était fondée. Elle ne s’était
pas encore concertée avec lui. Mais le lendemain, au lieu de
s’expliquer verbalement avec moi, elle me remit une lettre très
adroite, qu’ils avaient minutée ensemble, et par laquelle, sans
entrer dans aucun détail des faits, elle le justifiait par son carac-
tère concentré, et, me faisant un crime de l’avoir soupçonné de
perfidie envers son ami, m’exhortait à me raccommoder avec lui.
Cette lettre, qu’on trouvera dans la Liasse A, no 48, m’ébranla.
Dans une conversation que nous eûmes ensuite, et où je la trouvai
mieux préparée qu’elle n’était la première fois, j’achevai de me
laisser vaincre : j’en vins à croire que je pouvais avoir mal jugé, et
qu’en ce cas j’avais réellement, envers un ami, des torts graves
que je devais réparer. Bref comme j’avais déjà fait plusieurs fois
avec Diderot, avec le baron d’Holbach, moitié gré, moitié fai-
blesse, je fis toutes les avances que j’avais droit d’exiger ; j’allai
chez M. Grimm comme un autre George Dandin, lui faire excuse
des offenses qu’il m’avait faites, toujours dans cette fausse per-
suasion qui m’a fait faire en ma vie mille bassesses auprès de mes
feints amis, qu’il n’y a point de haine qu’on ne désarme à force de
douceur et de bons procédés, au lieu qu’au contraire la haine des
méchants ne fait que s’animer davantage par l’impossibilité de
trouver sur quoi la fonder, et le sentiment de leur propre injustice
n’est qu’un grief de plus contre celui qui en est l’objet. J’ai, sans
sortir de ma propre histoire, une preuve bien forte de cette
maxime dans Grimm et dans Tronchin, devenus mes deux plus
implacables ennemis par goût, par plaisir, par fantaisie, sans
pouvoir alléguer aucun tort d’aucune espèce que j’aie eu jamais

– 478 –

avec aucun des deux, et dont la rage s’accroît de jour en jour,
comme celle des tigres, par la facilité qu’ils trouvent à l’assouvir.

Je m’attendais que, confus de ma condescendance et de mes

avances, Grimm me recevrait les bras ouverts, avec la plus tendre
amitié. Il me reçut en empereur romain, avec une morgue que je
n’avais jamais vue à personne. Je n’étais point du tout préparé à
cet accueil. Quand, dans l’embarras d’un rôle si peu fait pour moi,
j’eus rempli, en peu de mots, et d’un air timide, l’objet qui
m’amenait près de lui, avant de me recevoir en grâce, il prononça,
avec beaucoup de majesté, une longue harangue qu’il avait prépa-
rée, et qui contenait la nombreuse énumération de ses rares ver-
tus, et surtout dans l’amitié. Il appuya longtemps sur une chose
qui d’abord me frappa beaucoup ; c’est qu’on lui voyait toujours
conserver les mêmes amis. Tandis qu’il parlait, je me disais tout
bas qu’il serait bien cruel pour moi de faire seul exception à cette
règle. Il y revint si souvent et avec tant d’affectation qu’il me fit
penser que s’il ne suivait en cela que les sentiments de son cœur,
il serait moins frappé de cette maxime, et qu’il s’en faisait un art
utile à ses vues dans les moyens de parvenir. Jusqu’alors j’avais
été dans le même cas, j’avais conservé toujours tous mes amis ;
depuis ma plus tendre enfance, je n’en avais pas perdu un seul, si
ce n’est par la mort, et cependant je n’en avais pas fait jusqu’alors
la réflexion ; ce n’était pas une maxime que je me fusse prescrite.
Puisque c’était un avantage alors commun à l’un et à l’autre,
pourquoi donc s’en targuait-il par préférence, si ce n’est qu’il son-
geait d’avance à me l’ôter ? Il s’attacha ensuite à m’humilier par
les preuves de la préférence que nos amis communs lui donnaient
sur moi. Je connaissais aussi bien que lui cette préférence ; la
question était [de savoir] à quel titre il l’avait obtenue, si c’était à
force de mérite ou d’adresse, en s’élevant lui-même ou en cher-
chant à me rabaisser. Enfin, quand il eut mis, à son gré, entre lui
et moi toute la distance qui pouvait donner du prix à la grâce qu’il
m’allait faire, il m’accorda le baiser de paix dans un léger embras-
sement qui ressemblait à l’accolade que le roi donne aux nou-
veaux chevaliers. Je tombais des nues, j’étais ébahi, je ne savais
que dire, je ne trouvais pas un mot. Toute cette scène eut l’air de
la réprimande qu’un précepteur fait à son disciple, en lui faisant

– 479 –

grâce du fouet. Je n’y pense jamais sans sentir combien sont
trompeurs les jugements fondés sur l’apparence, auxquels le vul-
gaire donne tant de poids, et combien souvent l’audace et la fierté
sont du côté du coupable, la honte et l’embarras du côté de
l’innocent.

Nous étions réconciliés ; c’était toujours un soulagement pour

mon cœur, que toute querelle jette dans des angoisses mortelles.
On se doute bien qu’une pareille réconciliation ne changea pas
ses manières ; elle m’ôta seulement le droit de m’en plaindre.
Aussi pris-je le parti d’endurer tout, et de ne dire plus rien.

Tant de chagrins, coup sur coup, me jetèrent dans un acca-

blement qui ne me laissait guère la force de reprendre l’empire de
moi-même. Sans réponse de Saint-Lambert, négligé de
Mme d’Houdetot, n’osant plus m’ouvrir à personne, je commen-
çai de craindre qu’en faisant de l’amitié l’idole de mon cœur, je
n’eusse employé ma vie à sacrifier à des chimères. Épreuve faite,
il ne restait de toutes mes liaisons que deux hommes qui eussent
conservé toute mon estime, et à qui mon cœur pût donner sa
confiance : Duclos, que depuis ma retraite à l’Hermitage j’avais
perdu de vue, et Saint-Lambert. Je crus ne pouvoir bien réparer
mes torts envers ce dernier qu’en lui déchargeant mon cœur sans
réserve, et je résolus de lui faire pleinement mes confessions en
tout ce qui ne compromettait pas sa maîtresse. Je ne doute pas
que ce choix ne fût encore un piège de ma passion, pour me tenir
plus rapproché d’elle ; mais il est certain que je me serais jeté
dans les bras de son amant sans réserve, que je me serais mis
pleinement sous sa conduite et que j’aurais poussé la franchise
aussi loin qu’elle pouvait aller. J’étais prêt à lui écrire une se-
conde lettre, à laquelle j’étais sûr qu’il aurait répondu, quand
j’appris la triste cause de son silence sur la première. Il n’avait pu
soutenir jusqu’au bout les fatigues de cette campagne.
Mme d’Épinay m’apprit qu’il venait d’avoir une attaque de para-
lysie, et Mme d’Houdetot, que son affliction finit par rendre ma-
lade elle-même, et qui fut hors d’état de m’écrire sur-le-champ,
me marqua deux ou trois jours après, de Paris où elle était alors,
qu’il se faisait porter à Aix-la-Chapelle pour y prendre les bains.

– 480 –

Je ne dis pas que cette triste nouvelle m’affligea comme elle ;
mais je doute que le serrement de cœur qu’elle me donna fût
moins pénible que sa douleur et ses larmes. Le chagrin de le sa-
voir dans cet état, augmenté par la crainte que l’inquiétude n’eût
contribué à l’y mettre, me toucha plus que tout ce qui m’était ar-
rivé jusqu’alors, et je sentis cruellement qu’il me manquait, dans
ma propre estime, la force dont j’avais besoin pour supporter tant
de déplaisir. Heureusement, ce généreux ami ne me laissa pas
longtemps dans cet accablement ; il ne m’oublia pas, malgré son
attaque, et je ne tardai pas d’apprendre par lui-même que j’avais
trop mal jugé de ses sentiments et de son état. Mais il est temps
d’en venir à la grande révolution de ma destinée, à la catastrophe
qui a partagé ma vie en deux parties si différentes, et qui d’une
bien légère cause a tiré de si terribles effets.

Un jour que je ne songeais à rien moins, Mme d’Épinay

m’envoya chercher. En entrant, j’aperçus dans ses yeux et dans
toute sa contenance un air de trouble dont je fus d’autant plus
frappé, que cet air ne lui était point ordinaire, personne au monde
ne sachant mieux qu’elle gouverner son visage et ses mouve-
ments. « Mon ami, me dit-elle, je pars pour Genève ; ma poitrine
est en mauvais état, ma santé se délabre au point que, toute chose
cessante, il faut que j’aille voir et consulter Tronchin. » Cette ré-
solution, si brusquement prise et à l’entrée de la mauvaise saison,
m’étonna d’autant plus que je l’avais quittée trente-six heures
auparavant sans qu’il en fût question. Je lui demandai qui elle
emmènerait avec elle. Elle me dit qu’elle emmènerait son fils avec
M. de Linant, et puis elle ajouta négligemment : « Et vous, mon
ours, ne viendrez-vous pas aussi ? » Comme je ne crus pas qu’elle
parlât sérieusement, sachant que dans la saison où nous entrions
j’étais à peine en état de sortir de ma chambre, je plaisantai sur
l’utilité du cortège d’un malade pour un autre malade ; elle parut
elle-même n’en avoir pas fait tout de bon la proposition, et il n’en
fut plus question. Nous ne parlâmes plus que des préparatifs de
son voyage, dont elle s’occupait avec beaucoup de vivacité, étant
résolue à partir dans quinze jours.

– 481 – Je n’avais pas besoin de beaucoup de pénétration pour com-

prendre qu’il y avait à ce voyage un motif secret qu’on me taisait.
Ce secret, qui n’en était un dans toute la maison que pour moi, fut
découvert dès le lendemain par Thérèse, à qui Teissier, le maître
d’hôtel, qui le savait de la femme de chambre, le révéla. Quoique
je ne doive pas ce secret à Mme d’Épinay, puisque je ne le tiens
pas d’elle, il est trop lié avec ceux que j’en tiens pour que je puisse
l’en séparer : ainsi je me tairai sur cet article. Mais ces secrets, qui
jamais ne sont sortis, ni ne sortiront, de ma bouche ni de ma
plume, ont été sus de trop de gens pour pouvoir être ignorés dans
tous les entours de Mme d’Épinay.

Instruit du vrai motif de ce voyage, j’aurais reconnu la secrète

impulsion d’une main ennemie, dans la tentative de m’y faire le
chaperon de Mme d’Épinay ; mais elle avait si peu insisté, que je
persistai à ne point regarder cette tentative comme sérieuse, et je
ris seulement du beau personnage que j’aurais fait là, si j’eusse eu
la sottise de m’en charger. Au reste elle gagna beaucoup à mon
refus, car elle vint à bout d’engager son mari même à
l’accompagner.

Quelques jours après, je reçus de Diderot le billet que je vais

transcrire. Ce billet seulement plié en deux, de manière que tout
le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez Mme d’Épinay,
et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils et le confi-
dent de la mère.

BILLET DE DIDEROT (Liasse A, no 52.) Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin.

J’apprends que Mme d’Épinay va à Genève, et je n’entends point
dire que vous l’accompagniez. Mon ami, content de
Mme d’Épinay, il faut partir avec elle : mécontent il faut partir
beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des obligations
que vous lui avez ? voilà une occasion de vous acquitter en partie

– 482 –

et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans
votre vie de lui témoigner votre reconnaissance ? Elle va dans un
pays où elle sera comme tombée des nues. Elle est malade : elle
aura besoin d’amusement et de distraction. L’hiver ! voyez, mon
ami. L’objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que
je ne la crois. Mais êtes-vous plus mal aujourd’hui que vous ne
l’étiez il y a un mois, et que vous ne le serez au commencement
du printemps ? Ferez-vous dans trois mois d’ici le voyage plus
commodément qu’aujourd’hui ? Pour moi, je vous avoue que si je
ne pouvais supporter la chaise, je prendrais un bâton et je la
suivrais. Et puis ne craignez-vous point qu’on ne mésinterprète
votre conduite ? On vous soupçonnera ou d’ingratitude, ou d’un
autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous
aurez toujours pour vous le témoignage de votre conscience,
mais ce témoignage suffit-il seul, et est-il permis de négliger jus-
qu’à certain point celui des autres hommes ? Au reste, mon ami,
c’est pour m’acquitter avec vous et avec moi que je vous écris ce
billet. S’il vous déplaît, jetez-le au feu, et qu’il n’en soit non plus
question que s’il n’eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime
et vous embrasse.

Le tremblement de colère, l’éblouissement qui me gagnaient

en lisant ce billet et qui me permirent à peine de l’achever, ne
m’empêchèrent pas d’y remarquer l’adresse avec laquelle Diderot
y affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que
dans toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au
plus de mon cher, sans daigner m’y donner le nom d’ami. Je vis
aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la des-
cription, la forme et la marche décelaient même assez maladroi-
tement le détour : car nous nous écrivions ordinairement par la
poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la première et
l’unique fois qu’il se servit de cette voie-là.

Quand le premier transport de mon indignation me permit

d’écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je
portai sur-le-champ, de l’Hermitage où j’étais pour lors, à la Che-
vrette, pour la montrer à Mme d’Épinay, à qui, dans mon aveugle
colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet de Diderot.

– 483 – Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obliga-

tions que je puis avoir à Mme d’Épinay, ni jusqu’à quel point el-
les me lient, ni si elle a réellement besoin de moi dans son
voyage, ni si elle désire que je l’accompagne, ni s’il m’est pos

sible
de le faire, ni les raisons que je puis avoir de m’en abstenir. Je ne
refuse pas de discuter avec vous tous ces points ; mais, en atten-
dant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je
dois faire, sans vous être mis en état d’en juger, c’est, mon cher
philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela
est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu
d’humeur à me laisser mener sous votre nom par le tiers et le
quart, je trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à
votre franchise, et dont vous ferez bien, pour vous et pour moi,
de vous abstenir désormais.

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