maison vide, mais toute meublée, qui appartenait à son fils, au
village de Motiers, dans le Val-de-Travers, comté de Neuchâtel. Il
n’y avait qu’une montagne à traverser pour m’y rendre. L’offre
venait d’autant plus à propos, que dans les États du roi de Prusse
je devais naturellement être à l’abri des persécutions, et qu’au
moins la religion n’y pouvait guère servir de prétexte. Mais une
secrète difficulté, qu’il ne me convenait pas de dire, avait bien de
quoi me faire hésiter. Cet amour inné de la justice, qui dévora
toujours mon cœur, joint à mon penchant secret pour la France,
m’avait inspiré de l’aversion pour le roi de Prusse qui me parais-
sait, par ses maximes et par sa conduite, fouler aux pieds tout
respect pour la loi naturelle et pour tous les devoirs humains.
Parmi les estampes encadrées dont j’avais orné mon Donjon à
Montmorency, était un portrait de ce prince, au-dessous duquel
était un distique qui finissait ainsi :
éloge, avait sous la mienne un sens qui n’était pas équivoque, et
qu’expliquait d’ailleurs trop clairement le vers précédent. Ce dis-
tique avait été vu de tous ceux qui venaient me voir, et qui
n’étaient pas en petit nombre. Le chevalier de Lorenzy l’avait
même écrit pour le donner à d’Alembert, et je ne doutais pas que
d’Alembert n’eût pris le soin d’en faire ma cour à ce prince.
J’avais encore aggravé ce premier tort par un passage de l’Émile,
où, sous le nom d’Adraste, roi des Dauniens, on voyait assez qui
j’avais en vue, et la remarque n’avait pas échappé aux épilo-
gueurs, puisque Mme de Boufflers m’avait mis plusieurs fois sur
cet article. Ainsi j’étais bien sûr d’être inscrit en encre rouge sur
les registres du roi de Prusse, et, supposant d’ailleurs qu’il eût les
principes que j’avais osé lui attribuer, mes écrits et leur auteur ne
pouvaient par cela seul que lui déplaire : car on sait que les mé-
chants et les tyrans m’ont toujours pris dans la plus mortelle
haine, même sans me connaître, et sur la seule lecture de mes
écrits.
risque. Je savais que les passions basses ne subjuguent que les
hommes faibles, et ont peu de prise sur les âmes d’une forte
trempe telle que j’avais toujours reconnu la sienne. Je jugeais que
dans son art de régner il entrait de se montrer magnanime en pa-
reille occasion, et qu’il n’était pas au-dessus de son caractère de
l’être en effet. Je jugeai qu’une vile et facile vengeance ne balan-
cerait pas un moment en lui l’amour de la gloire, et, me mettant à
sa place, je ne crus pas impossible qu’il se prévalût de la circons-
tance pour accabler du poids de sa générosité l’homme qui avait
osé mal penser de lui. J’allai donc m’établir à Motiers, avec une
confiance dont je le crus fait pour sentir le prix, et je me dis :
« Quand Jean-Jacques s’élève à côté de Coriolan, Frédéric sera-t-
il au-dessous du général des Volsques ? »
montagne, et venir m’installer à Motiers. Une belle-sœur de
Mme Boy de la Tour, appelée Mme Girardier, à qui la maison que
j’allais occuper était très commode, ne me vit pas arriver avec un
certain plaisir ; cependant elle me mit de bonne grâce en posses-
sion de mon logement, et je mangeai chez elle en attendant que
Thérèse fût venue, et que mon petit ménage fût établi.
rais désormais fugitif sur la terre, j’hésitais à permettre qu’elle
vînt me joindre, et partager la vie errante à laquelle je me voyais
condamné. Je sentais que, par cette catastrophe, nos relations
allaient changer, et que ce qui jusqu’alors avait été faveur et bien-
fait de ma part le serait désormais de la sienne. Si son attache-
ment restait à l’épreuve de mes malheurs, elle en serait déchirée,
et sa douleur ajouterait à mes maux. Si ma disgrâce attiédissait
son cœur, elle me ferait valoir sa constance comme un sacrifice,
et, au lieu de sentir le plaisir que j’avais à partager avec elle mon
dernier morceau de pain, elle ne sentirait que le mérite qu’elle
aurait de vouloir bien me suivre partout où le sort me forçait
d’aller.
Maman, ni les miens ; je ne dois pas faire plus de grâce à Thérèse,
et, quelque plaisir que je prenne à rendre honneur à une per-
sonne qui m’est si chère, je ne veux pas non plus déguiser ses
torts, si tant est même qu’un changement volontaire dans les af-
fections du cœur soit un vrai tort. Depuis longtemps je
m’apercevais de l’attiédissement du sien. Je sentais qu’elle n’était
plus pour moi ce qu’elle fut dans nos belles années, et je le sentais
d’autant mieux que j’étais le même pour elle toujours. Je retom-
bai dans le même inconvénient dont j’avais senti l’effet auprès de
Maman et cet effet fut le même auprès de Thérèse : n’allons pas
chercher des perfections hors de la nature ; il serait le même au-
près de quelque femme que ce fût. Le parti que j’avais pris à
l’égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne
m’avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon
Traité de l’Éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs
dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif,
qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commence-
ment de l’Émile, et le trait même est si clair, qu’après un tel pas-
sage il est surprenant qu’on ait eu le courage de me la reprocher.
Ma situation cependant était alors la même, et pire encore par
luminosité de mes ennemis, qui ne cherchaient qu’à me prendre
en faute. Je craignis la récidive, et, n’en voulant pas courir le ris-
que, j’aimai mieux me condamner à l’abstinence que d’exposer
Thérèse à se voir derechef dans le même cas. J’avais d’ailleurs
remarqué que l’habitation des femmes empirait sensiblement
mon état : cette double raison m’avait fait former des résolutions
que j’avais quelquefois assez mal tenues, mais dans lesquelles je
persistais avec plus de constance depuis trois ou quatre ans ;
c’était aussi depuis cette époque que j’avais remarqué du refroi-
dissement dans Thérèse : elle avait pour moi le même attache-
ment par devoir, mais elle n’en avait plus par amour. Cela jetait
nécessairement moins d’agrément dans notre commerce, et
j’imaginai que, sûre de la continuation de mes soins, où qu’elle
pût être, elle aimerait peut-être mieux rester à Paris que d’errer
avec moi. Cependant elle avait marqué tant de douleur à notre
séparation, elle avait exigé de moi des promesses si positives de
nous rejoindre, elle en exprimait si vivement le désir depuis mon
départ, tant à M. le prince de Conti qu’à M. de Luxembourg que,
loin d’avoir le courage de lui parler de séparation, j’eus à peine
celui d’y penser moi-même, et, après avoir senti dans mon cœur
combien il m’était impossible de me passer d’elle, je ne songeai
plus qu’à la rappeler incessamment. Je lui écrivis donc de partir ;
elle vint. À peine y avait-il deux mois que je l’avais quittée ; mais
c’était, depuis tant d’années, notre première séparation. Nous
l’avions sentie bien cruellement l’un et l’autre. Quel saisissement
en nous embrassant ! Ô que les larmes de tendresse et de joie
sont douces ! Comme mon cœur s’en abreuve ! Pourquoi m’a-t-on
fait verser si peu de celles-là ?
d’Écosse, gouverneur de Neuchâtel, pour lui donner avis de ma
retraite dans les États de Sa Majesté, et pour lui demander sa pro-
tection. Il me répondit avec la générosité qu’on lui connaît et que
j’attendais de lui. Il m’invita à l’aller voir. J’y fus avec
M. Martinet, châtelain du Val-de-Travers, qui était en grande fa-
veur auprès de Son Excellence. L’aspect vénérable de cet illustre
et vertueux Écossais m’émut puissamment le cœur, et dès
l’instant même commença entre lui et moi ce vif attachement qui
de ma part est toujours demeuré le même, et qui le serait toujours
de la sienne, si les traîtres qui m’ont ôté toutes les consolations de
la vie n’eussent profité de mon éloignement pour abuser sa vieil-
lesse et me défigurer à ses yeux.
bre général Keith, qui vécut glorieusement et mourut au lit
d’honneur, avait quitté son pays dans sa jeunesse, et y fut proscrit
pour s’être attaché à la maison Stuart, dont il se dégoûta bientôt,
par l’esprit injuste et tyrannique qu’il y remarqua, et qui en fit
toujours le caractère dominant. Il demeura longtemps en Espa-
gne, dont le climat lui plaisait beaucoup, et finit par s’attacher,
ainsi que son frère, au roi de Prusse, qui se connaissait en hom-
mes, et les accueillit comme ils le méritent. Il fut bien payé de cet
accueil par les grands services que lui rendit le maréchal Keith, et
par une chose bien plus précieuse encore, la sincère amitié de Mi-
lord Maréchal. La grande âme de ce digne homme, toute républi-
caine et fière, ne pouvait se plier que sous le joug de l’amitié ;
mais elle s’y pliait si parfaitement, qu’avec des maximes bien dif-
férentes il ne vit plus que Frédéric, du moment qu’il lui fut atta-
ché. Le Roi le chargea d’affaires importantes, l’envoya à Paris, en
Espagne, et enfin le voyant, déjà vieux, avoir besoin de repos, lui
donna pour retraite le gouvernement de Neuchâtel, avec la déli-
cieuse occupation d’y passer le reste de sa vie à rendre ce petit
peuple heureux.
quant, qui ne se connaissent point en véritable étoffe, et mettent
l’esprit dans les longues phrases, voyant un homme froid et sans
façon, prirent sa simplicité pour de la hauteur, sa franchise pour
de la rusticité, son laconisme pour de la bêtise, se cabrèrent
contre ses soins bienfaisants, parce que, voulant être utile et non
cajoleur, il ne savait point flatter les gens qu’il n’estimait pas.
Dans la ridicule affaire du ministre Petitpierre, qui fut chassé par
ses confrères, pour n’avoir pas voulu qu’ils fussent damnés éter-
nellement, Milord s’étant opposé aux usurpations des ministres,
vit soulever contre lui tout le pays, dont il prenait le parti, et
quand j’y arrivai, ce stupide murmure n’était pas éteint encore. Il
passait au moins pour un homme qui se laissait prévenir, et de
toutes les imputations dont il fut chargé, c’était peut-être la moins
injuste. Mon premier mouvement, en voyant ce vénérable vieil-
lard, fut de m’attendrir sur la maigreur de son corps, déjà dé-
charné par les ans ; mais en levant les yeux sur sa physionomie
animée, ouverte et noble, je me sentis saisi d’un respect mêlé de
confiance, qui l’emporta sur tout autre sentiment. Au compliment
très court que je lui fis en l’abordant, il répondit en parlant
d’autre chose, comme si j’eusse été là depuis huit jours. Il ne nous
dit pas même de nous asseoir. L’empesé châtelain resta debout.
Pour moi, je vis dans l’œil perçant et fin de Milord je ne sais quoi
de si caressant, que, me sentant d’abord à mon aise, j’allai sans
façon partager son sofa, et m’asseoir à côté de lui. Au ton familier
qu’il prit à l’instant, je sentis que cette liberté lui faisait plaisir, et
qu’il se disait en lui-même : « Celui-ci n’est pas un Neuchâte-
lois. »
un âge où le cœur a déjà perdu sa chaleur naturelle, celui de ce
bon vieillard se réchauffa pour moi d’une façon qui surprit tout le
monde. Il vint me voir à Motiers, sous prétexte de tirer des cailles,
et y passa deux jours sans toucher un fusil. Il s’établit entre nous
une telle amitié, car c’est le mot, que nous ne pouvions nous pas-
ser l’un de l’autre. Le château de Colombier, qu’il habitait l’été,
était à six lieues de Motiers : j’allais tous les quinze jours au plus
tard y passer vingt-quatre heures, puis je revenais de même en
pèlerin, le cœur toujours plein de lui. L’émotion que j’éprouvais
jadis dans mes courses de l’Hermitage à Eaubonne était bien dif-
férente assurément ; mais elle n’était pas plus douce que celle
avec laquelle j’approchais de Colombier. Que de larmes
d’attendrissement j’ai souvent versées dans ma route, en pensant
aux bontés paternelles, aux vertus aimables, à la douce philoso-
phie de ce respectable vieillard ! Je l’appelais mon père, il
m’appelait son enfant. Ces doux noms rendent en partie l’idée de
l’attachement qui nous unissait, mais ils ne rendent pas encore
celle du besoin que nous avions l’un de l’autre, et du désir conti-
nuel de nous rapprocher. Il voulait absolument me loger au châ-
teau de Colombier, et me pressa longtemps d’y prendre à de-
meure l’appartement que j’occupais. Je lui dis enfin que j’étais
plus libre chez moi, et que j’aimais mieux passer ma vie à le venir
voir. Il approuva cette franchise, et ne m’en parla plus. Ô bon Mi-
lord ! ô mon digne père ! que mon cœur s’émeut encore en pen-
sant à vous ! Ah ! les barbares ! quel coup ils m’ont porté en vous
détachant de moi ! Mais non, non, grand homme, vous êtes et
serez toujours le même pour moi, qui suis le même toujours. Ils
vous ont trompé, mais ils ne vous ont pas changé.
c’est un homme. Avec l’esprit le plus pénétrant, avec le tact le plus
fin qu’il soit possible d’avoir, avec la plus profonde connaissance
des hommes, il se laisse abuser quelquefois, et n’en revient pas. Il
a l’humeur singulière, quelque chose de bizarre et d’étranger dans
son tour d’esprit. Il paraît oublier les gens qu’il voit tous les jours,
et se souvient d’eux au moment qu’ils y pensent le moins : ses
attentions paraissent hors de propos ; ses cadeaux sont de fantai-
sie, et non de convenance. Il donne ou envoie à l’instant ce qui lui
passe par la tête, de grand prix ou de nulle valeur indifférem-
ment. Un jeune Genevois, désirant entrer au service du roi de
Prusse, se présente à lui : Milord lui donne, au lieu de lettre, un
petit sachet plein de pois, qu’il le charge de remettre au Roi. En
recevant cette singulière recommandation, le Roi place à l’instant
celui qui la porte. Ces génies élevés ont entre eux un langage que
les esprits vulgaires n’entendront jamais. Ces petites bizarreries,
semblables aux caprices d’une jolie femme, ne me rendaient Mi-
lord Maréchal que plus intéressant. J’étais bien sûr, et j’ai bien
éprouvé dans la suite, qu’elles n’influaient pas sur les sentiments,
ni sur les soins que lui prescrit l’amitié dans les occasions sérieu-
ses. Mais il est vrai que dans sa façon d’obliger, il met encore la
même singularité que dans ses manières. Je n’en citerai qu’un
seul trait sur une bagatelle. Comme la journée de Motiers à Co-
lombier était trop forte pour moi, je la partageais d’ordinaire, en
partant après dîner et couchant à Brot, à moitié chemin. L’hôte,
appelé Sandoz, ayant à solliciter à Berlin une grâce qui lui impor-
tait extrêmement, me pria de demander à Son Excellence de la
demander pour lui : volontiers. Je le mène avec moi, je le laisse
dans l’antichambre, et je parle de son affaire à Milord, qui ne me
répond rien. La matinée se passe ; en traversant la salle pour aller
dîner, je vois le pauvre Sandoz qui se morfondait d’attendre.
Croyant que Milord l’avait oublié, je lui en reparle avant de nous
mettre à table ; mot, comme auparavant. Je trouvai cette manière
de me faire sentir combien je l’importunais un peu dure, et je me
tus en plaignant tout bas le pauvre Sandoz. En m’en retournant le
lendemain, je fus bien surpris du remerciement qu’il me fit du
bon accueil et du bon dîner qu’il avait eus chez Son Excellence,
qui de plus avait reçu son papier. Trois semaines après Milord lui
envoya le rescrit qu’il avait demandé, expédié par le ministre et
signé du Roi, et cela, sans m’avoir jamais voulu dire ni répondre
un seul mot, ni à lui non plus, sur cette affaire, dont je crus qu’il
ne voulait pas se charger.
lui que me viennent mes derniers souvenirs heureux ; tout le reste
de ma vie n’a plus été qu’afflictions et serrements de cœur. La
mémoire en est si triste, et m’en vient si confusément, qu’il ne
m’est pas possible de mettre aucun ordre dans mes récits : je serai
forcé désormais de les arranger au hasard et comme ils se présen-
teront.
réponse du Roi à Milord Maréchal, en qui, comme on peut croire,
j’avais trouvé un bon avocat. Non seulement Sa Majesté approuva
ce qu’il avait fait, mais elle le chargea, car il faut tout dire, de me
donner douze louis. Le bon Milord, embarrassé d’une pareille
commission, et ne sachant comment s’en acquitter honnêtement,
tâcha d’en exténuer l’insulte, en transformant cet argent en na-
ture de provisions, et me marquant qu’il avait ordre de me fournir
du bois et du charbon pour commencer mon petit ménage ; il
ajouta même, et peut-être de son chef, que le Roi me ferait volon-
tiers bâtir une petite maison à ma fantaisie, si j’en voulais choisir
l’emplacement. Cette dernière offre me toucha fort, et me fit ou-
blier la mesquinerie de l’autre. Sans accepter aucune des deux, je
regardai Frédéric comme mon bienfaiteur et mon protecteur, et je
m’attachai si sincèrement à lui que je pris dès lors autant d’intérêt
à sa gloire que j’avais trouvé jusqu’alors d’injustice à ses succès. À
la paix qu’il fit peu de temps après, je témoignai ma joie par une
illumination de très bon goût : c’était un cordon de guirlandes,
dont j’ornai la maison que j’habitais, et où j’eus, il est vrai, la fier-
té vindicative de dépenser presque autant d’argent qu’il m’en
avait voulu donner. La paix conclue, je crus que, sa gloire mili-
taire et politique étant au comble, il allait s’en donner une d’une
autre espèce, en revivifiant ses États, en y faisant régner le com-
merce, l’agriculture, en y créant un nouveau sol, en le couvrant
d’un nouveau peuple, en maintenant la paix chez tous ses voisins,
en se faisant l’arbitre de l’Europe, après en avoir été la terreur. Il
pouvait sans risque poser l’épée, bien sûr qu’on ne l’obligerait pas
à la reprendre. Voyant qu’il ne désarmait pas je craignis qu’il ne
profitât mal de ses avantages, et qu’il ne fût grand qu’à demi.
J’osai lui écrire à ce sujet, et, prenant le ton familier, fait pour
plaire aux hommes de sa trempe, porter jusqu’à lui cette sainte
voix de la vérité, que si peu de rois sont faits pour entendre. Ce ne
fut qu’en secret et de moi à lui que je pris cette liberté. Je n’en fis
pas même participant Milord Maréchal, et je lui envoyai ma lettre
au Roi toute cachetée. Milord envoya la lettre sans s’informer de
son contenu. Le Roi n’y fit aucune réponse, et quelque temps
après, Milord Maréchal étant allé à Berlin, il lui dit seulement que
je l’avais bien grondé. Je compris par là que ma lettre avait été
mal reçue, et que la franchise de mon zèle avait passé pour la rus-
ticité d’un pédant. Dans le fond, cela pouvait très bien être ; peut-
être ne dis-je pas ce qu’il fallait dire, et ne pris-je pas le ton qu’il
fallait prendre. Je ne puis répondre que du sentiment qui m’avait
mis la plume à la main.
ayant toutes les assurances possibles qu’on m’y laisserait tran-
quille, je pris l’habit arménien. Ce n’était pas une idée nouvelle.
Elle m’était venue diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me
revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes,
me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux
sentir tous les avantages de l’habit long. La commodité d’un tail-
leur arménien, qui venait souvent voir un parent qu’il avait à
Montmorency, me tenta d’en profiter pour prendre ce nouvel
équipage, au risque du qu’en-dira-t-on, dont je me souciais très
peu. Cependant, avant d’adopter cette nouvelle parure, je voulus
avoir l’avis de Mme de Luxembourg, qui me conseilla fort de la
prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne ; mais
l’orage excité contre moi m’en fit remettre l’usage à des temps
plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé
par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir,
sans aucun risque, prendre ce nouvel habillement à Motiers, sur-
tout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pou-
vais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la
veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture, et après avoir assis-
té dans cet équipage au service divin, je ne vis point
d’inconvénient à le porter chez Milord Maréchal. Son Excellence,
me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment, Salamaleki ;
après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d’autre habit. Ayant
quitté tout à fait la littérature, je ne songeai plus qu’à mener une
vie tranquille et douce, autant qu’il dépendrait de moi. Seul je n’ai
jamais connu l’ennui, même dans le plus parfait désœuvrement :
mon imagination, remplissant tous les vides, suffit seule pour
m’occuper. Il n’y a que le bavardage inactif de chambre, assis les
uns vis-à-vis des autres à ne mouvoir que la langue, que jamais je
n’ai pu supporter. Quand on marche, qu’on se promène, encore
passe ; les pieds et les yeux font au moins quelque chose ; mais
rester là, les bras croisés, à parler du temps qu’il fait et des mou-
ches qui volent, ou, qui pis est, à s’entre-faire des compliments,
cela m’est un supplice insupportable. Je m’avisai, pour ne pas
vivre en sauvage, d’apprendre à faire des lacets. Je portais mon
coussin dans mes visites, ou j’allais comme les femmes travailler à
ma porte et causer avec les passants. Cela me faisait supporter
l’inanité du babillage, et passer mon temps sans ennui chez mes
voisines, dont plusieurs étaient assez aimables, et ne manquaient
pas d’esprit. Une, entre autres, appelée Isabelle d’Ivernois, fille du
Procureur général de Neuchâtel, me parut assez estimable pour
me lier avec elle d’une amitié particulière dont elle ne s’est pas
mal trouvée par les conseils utiles que je lui ai donnés, et par les
soins que je lui ai rendus dans des occasions essentielles ; de sorte
que maintenant, digne et vertueuse mère de famille, elle me doit
peut-être sa raison, son mari, sa vie, et son bonheur. De mon cô-
té, je lui dois des consolations très douces, et surtout durant un
bien triste hiver, où, dans le fort de mes maux et de mes peines,
elle venait passer avec Thérèse et moi de longues soirées qu’elle
savait nous rendre bien courtes par l’agrément de son esprit, et
par les mutuels épanchements de nos cœurs. Elle m’appelait son
papa, je l’appelais ma fille, et ces noms que nous nous donnons
encore ne cesseront point, je l’espère, de lui être aussi chers qu’à
moi. Pour rendre mes lacets bons à quelque chose, j’en faisais
présents à mes jeunes amies à leur mariage, à condition qu’elles
nourriraient leurs enfants. Sa sœur aînée en eut un à ce titre, et l’a
mérité ; Isabelle en eut un de même, et ne l’a pas moins mérité
par l’intention ; mais elle n’a pas eu le bonheur de pouvoir faire sa
volonté. En leur envoyant ces lacets, j’écrivis à l’une et à l’autre
des lettres dont la première a couru le monde ; mais tant d’éclat
n’allait pas à la seconde : l’amitié ne marche pas avec si grand
bruit.
desquelles je n’entrerai pas, je dois noter celle du colonel Pury,
qui avait une maison sur la montagne, où il venait passer les étés.
Je n’étais pas empressé de sa connaissance, parce que je savais
qu’il était très mal à la cour et auprès de Milord Maréchal, qu’il ne
voyait point. Cependant, comme il me vint voir et me fit beaucoup
d’honnêtetés, il fallut l’aller voir à mon tour ; cela continua, et
nous mangions quelquefois l’un chez l’autre. Je fis chez lui
connaissance avec M. du Peyrou, et ensuite une amitié trop in-
time pour que je puisse me dispenser de parler de lui.
nam, dont le successeur, M. le Chambrier, de Neuchâtel, épousa
la veuve. Devenue veuve une seconde fois, elle vint avec son fils
s’établir dans le pays de son second mari. Du Peyrou, fils unique,
fort riche, et tendrement aimé de sa mère, avait été élevé avec
assez de soin, et son éducation lui avait profité. Il avait acquis
beaucoup de demi-connaissances, quelque goût pour les arts, et il
se piquait surtout d’avoir cultivé sa raison : son air hollandais,
froid, philosophe, son teint basané, son humeur silencieuse et
cachée, favorisaient beaucoup cette opinion. Il était sourd et gout-
teux, quoique jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements
fort posés, fort graves, et, quoiqu’il aimât à disputer, quelquefois
même un peu longuement, généralement il parlait peu, parce qu’il
n’entendait pas. Tout cet extérieur m’en imposa. Je me dis :
« Voici un penseur, un homme sage, tel qu’on serait heureux
d’avoir un ami. » Pour achever de me prendre, il m’adressait sou-
vent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me par-
lait peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui ; il n’était pas
dépourvu d’idées, et tout ce qu’il disait était assez juste. Cette jus-
tesse et cette égalité m’attirèrent. Il n’avait dans l’esprit, ni
l’élévation ni la finesse de Milord Maréchal mais il en avait la
simplicité : c’était toujours le représenter en quelque chose. Je ne
m’engouai pas, mais je m’attachai par l’estime, et peu à peu cette
estime amena l’amitié. J’oubliai totalement avec lui l’objection
que j’avais faite au baron d’Holbach, qu’il était trop riche, et je
crois que j’eus tort. J’ai appris à douter qu’un homme jouissant
d’une grande fortune, quel qu’il puisse être, puisse aimer sincè-
rement mes principes et leur auteur.
n’allais point à Neuchâtel, et qu’il ne venait qu’une fois l’année à
la montagne du colonel Pury. Pourquoi n’allais-je point à Neuchâ-
tel ? C’est un enfantillage qu’il ne faut pas taire.
si j’évitai d’abord la persécution dans mon asile je n’évitai pas, du
moins, les murmures du public, des magistrats municipaux, des
ministres. Après le branle donné par la France, il n’était pas du
bon air de ne pas me faire au moins quelque insulte : on aurait eu
peur de paraître improuver mes persécuteurs en ne les imitant
pas. La classe de Neuchâtel, c’est-à-dire la compagnie des minis-
tres de cette ville, donna le branle, en tentant d’émouvoir contre
moi le Conseil d’État. Cette tentative n’ayant pas réussi, les minis-
tres s’adressèrent au magistrat municipal, qui fit aussitôt défen-
dre mon livre, et me traitant en toute occasion peu honnêtement,
faisait comprendre et disait même que, si j’avais voulu m’établir
dans la ville, on ne m’y aurait pas souffert. Ils remplirent leur
Mercure d’inepties et du plus plat cafardage, qui, tout en faisant
rire les gens sensés, ne laissaient pas d’échauffer le peuple et de
l’animer contre moi. Tout cela n’empêchait pas qu’à les entendre
je ne dusse être très reconnaissant de l’extrême grâce qu’ils me
faisaient de me laisser vivre à Motiers, où ils n’avaient aucune
autorité ; ils m’auraient volontiers mesuré l’air à la pinte, à condi-
tion que je l’eusse payé bien cher. Ils voulaient que je leur fusse
obligé de la protection que le Roi m’accordait malgré eux, et qu’ils
travaillaient sans relâche à m’ôter. Enfin, n’y pouvant réussir,
après m’avoir fait tout le tort qu’ils purent et m’avoir décrié de
tout leur pouvoir, ils se firent un mérite de leur impuissance, en
me faisant valoir la bonté qu’ils avaient de me souffrir dans leur
pays. J’aurais dû leur rire au nez pour toute réponse : je fus assez
bête pour me piquer, et j’eus l’ineptie de ne vouloir point aller à
Neuchâtel, résolution que je tins près de deux ans, comme si ce
n’était pas trop honorer de pareilles espèces que de faire attention
à leurs procédés, qui, bons ou mauvais, ne peuvent leur être im-
putés, puisqu’ils n’agissent jamais que par impulsion. D’ailleurs
des esprits sans culture et sans lumières, qui ne connaissent
d’autre objet de leur estime que le crédit, la puissance et l’argent,
sont bien éloignés même de soupçonner qu’on doive quelque
égard aux talents, et qu’il n’y ait du déshonneur à les outrager.
été cassé, disait an lieutenant du Val-de-Travers, mari de mon
Isabelle : « On dit que ce Rousseau a tant d’esprit, amenez-le-
moi, que je voie si cela est vrai. » Assurément les mécontente-
ments d’un homme qui prend un pareil ton doivent peu fâcher
ceux qui les éprouvent.
Neuchâtel même, je ne m’attendais pas à plus de ménagement de
la part du pasteur du lieu. Je lui avais cependant été recommandé
par Mme Boy de la Tour, et il m’avait fait beaucoup d’accueil ;
mais dans ce pays, où l’on flatte également tout le monde, les ca-
resses ne signifient rien. Cependant, après ma réunion solennelle
à l’Église réformée, vivant en pays réformé, je ne pouvais, sans
manquer à mes engagements et à mon devoir de citoyen, négliger
la profession publique du culte où j’étais rentré : j’assistais donc
au service divin. D’un autre côté, je craignais, en me présentant à
la table sacrée, de m’exposer à l’affront d’un refus, et il n’était nul-
lement probable qu’après le vacarme fait à Genève par le Conseil,
et à Neuchâtel par la classe, il voulût m’administrer tranquille-
ment la Cène dans son église. Voyant donc approcher le temps de
la communion, je pris le parti d’écrire à M. de Montmollin, c’était
le nom du ministre, pour faire acte de bonne volonté, et lui décla-
rer que j’étais toujours uni de cœur à l’Église protestante ; je lui
dis en même temps, pour éviter des chicanes sur les articles de
foi, que je ne voulais aucune explication particulière sur le dogme.
M’étant ainsi mis en règle de ce côté, je restai tranquille, ne dou-
tant pas que M. de Montmollin ne refusât de m’admettre sans la
discussion préliminaire, dont je ne voulais point, et qu’ainsi tout
ne fût fini sans qu’il y eût de ma faute. Point du tout. Au moment
où je m’y attendais le moins, M. de Montmollin vint me déclarer
non seulement qu’il m’admettait à la communion sous la clause
que j’y avais mise, mais de plus que lui et ses anciens se faisaient
un grand honneur de m’avoir dans son troupeau. Je n’eus de mes
jours pareille surprise, ni plus consolante. Toujours vivre isolé sur
la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans
l’adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions,
je trouvais une douceur extrême à pouvoir me dire : « Au moins
je suis parmi mes frères », et j’allai communier avec une émotion
de cœur et des larmes d’attendrissement, qui étaient peut-être la
préparation la plus agréable à Dieu qu’on y pût porter.
Mme de Boufflers, venue, du moins je le présumai, par la voie de
d’Alembert, qui connaissait Milord Maréchal. Dans cette lettre, la
première que cette dame m’eût écrite depuis mon départ de
Montmorency, elle me tançait vivement de celle que j’avais écrite
à M. de Montmollin, et surtout d’avoir communié. Je compris
d’autant moins à qui elle en avait avec sa mercuriale, que depuis
mon voyage de Genève je m’étais toujours déclaré hautement pro-
testant, et que j’avais été très publiquement à l’hôtel de Hollande,
sans que personne au monde l’eût trouvé mauvais. Il me parais-
sait plaisant que Mme la comtesse de Boufflers voulût se mêler de
diriger ma conscience en fait de religion. Toutefois, comme je ne
doutais pas que son intention, quoique je n’y comprisse rien, ne
fût la meilleure du monde, je ne m’offensai point de cette singu-
lière sortie, et je lui répondis sans colère, en lui disant mes rai-
sons.
bénins auteurs reprochaient aux puissances de me traiter trop
doucement. Ce concours d’aboiements, dont les moteurs conti-
nuaient d’agir sous le voile, avait quelque chose de sinistre et
d’effrayant. Pour moi, je laissai dire sans m’émouvoir. On
m’assura qu’il y avait une censure de la Sorbonne ; je n’en crus
rien. De quoi pouvait se mêler la Sorbonne dans cette affaire ?
Voulait-elle assurer que je n’étais pas catholique ? Tout le monde
le savait. Voulait-elle prouver que je n’étais pas bon calviniste ?
Que lui importait ? C’était prendre un soin bien singulier ; c’était
se faire les substituts de nos ministres. Avant que d’avoir vu cet
écrit, je crus qu’on le faisait courir sous le nom de la Sorbonne,
pour se moquer d’elle ; je le crus bien plus encore après l’avoir lu.
Enfin, quand je ne pus plus douter de son authenticité, tout ce
que je me réduisis à croire fut qu’il fallait mettre la Sorbonne aux
Petites-Maisons.
homme pour qui j’eus toujours de l’estime et dont j’admirais la
constance en plaignant son aveuglement. Je parle du mandement
de l’archevêque de Paris contre moi. Je crus que je me devais d’y
répondre. Je le pouvais sans m’avilir ; c’était un cas à peu près
semblable à celui du roi de Pologne. Je n’ai jamais aimé les dispu-
tes brutales, à la Voltaire. Je ne sais me battre qu’avec dignité, et
je veux que celui qui m’attaque ne déshonore pas mes coups, pour
que je daigne me défendre. Je ne doutais point que ce mande-
ment ne fût de la façon des jésuites, et, quoiqu’ils fussent alors
malheureux eux-mêmes, j’y reconnaissais toujours leur ancienne
maxime d’écraser les malheureux. Je pouvais donc aussi suivre
mon ancienne maxime d’honorer l’auteur titulaire, et de fou-
droyer l’ouvrage : et c’est ce que je crois avoir fait avec assez de
succès.
terminer à y finir mes jours, il ne me manquait qu’une subsis-
– 614 –tance assurée : mais on y vit assez chèrement, et j’avais vu renver-
ser tous mes anciens projets par la dissolution de mon ménage,
par l’établissement d’un nouveau, par la vente ou dissipation de
tous mes meubles, et par les dépenses qu’il m’avait fallu faire de-
puis mon départ de Montmorency. Je voyais diminuer journelle-
ment le petit capital que j’avais devant moi. Deux ou trois ans suf-
fisaient pour en consumer le reste, sans que je visse aucun moyen
de le renouveler, à moins de recommencer à faire des livres ; mé-
tier funeste auquel j’avais déjà renoncé.
public, revenu de sa frénésie, en ferait rougir les puissances, je ne
cherchais qu’à prolonger mes ressources jusqu’à cet heureux
changement, qui me laisserait plus en état de choisir parmi celles
qui pourraient s’offrir. Pour cela, je repris mon Dictionnaire de
Musique, que dix ans de travail avaient déjà fort avancé, et auquel
il ne manquait que la dernière main, et d’être mis au net. Mes li-
vres, qui m’avaient été envoyés depuis peu, me fournirent les
moyens d’achever cet ouvrage : mes papiers, qui me furent en-
voyés en même temps, me mirent en état de commencer
l’entreprise de mes Mémoires, dont je voulais uniquement
m’occuper désormais. Je commençai par transcrire des lettres
dans un recueil qui pût guider ma mémoire dans l’ordre des faits
et des temps. J’avais déjà fait le triage de celles que je voulais
conserver pour cet effet, et la suite depuis près de dix ans n’en
était point interrompue. Cependant, en les arrangeant pour les
transcrire, j’y trouvai une lacune qui me surprit. Cette lacune était
de près de six mois, depuis octobre 1756 jusqu’au mois de mars
suivant. Je me souvenais parfaitement d’avoir mis dans mon
triage nombre de lettres de Diderot, de Deleyre, de
Mme d’Épinay, de Mme de Chenonceaux, etc., qui remplissaient
cette lacune, et qui ne se trouvèrent plus. Qu’étaient-elles deve-
nues ? Quelqu’un avait-il mis la main sur mes papiers, pendant
quelques mois qu’ils étaient restés à l’hôtel de Luxembourg ? Cela
n’était pas concevable, et j’avais vu M. le Maréchal prendre la clef
de la chambre où je les avais déposés. Comme plusieurs lettres de
femmes et toutes celles de Diderot étaient sans date, et que j’avais
été forcé de remplir ces dates de mémoires, et en tâtonnant, pour
ranger ces lettres dans leur ordre, je crus d’abord avoir fait des
erreurs de date, et je passai en revue toutes les lettres qui n’en
avaient point, ou auxquelles je l’avais suppléée, pour voir si je n’y
trouverais point celles qui devaient remplir ce vide. Cet essai ne
réussit point ; je vis que le vide était bien réel, et que les lettres
avaient bien certainement été enlevées. Par qui et pourquoi ? Voi-
là ce qui me passait. Ces lettres, antérieures à mes grandes que-
relles, et du temps de ma première ivresse de la Julie, ne pou-
vaient intéresser personne. C’était tout au plus quelques tracasse-
ries de Diderot, quelques persiflages de Deleyre, des témoignages
d’amitié de Mme de Chenonceaux, et même de Mme d’Épinay,
avec laquelle j’étais alors le mieux du monde. À qui pouvaient
importer ces lettres ? Qu’en voulait-on faire ? Ce n’est que sept
ans après que j’ai soupçonné l’affreux objet de ce vol.
j’en découvrirais quelque autre. J’en trouvai quelques-uns qui, vu
mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la
multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouil-
lon de la Morale sensitive, et celui de l’extrait des Aventures de
milord Édouard. Ce dernier, je l’avoue, me donna des soupçons
sur Mme de Luxembourg. C’était La Roche, son valet de chambre,
qui m’avait expédié ces papiers, et je n’imaginai qu’elle au monde
qui pût prendre intérêt à ce chiffon ; mais quel intérêt pouvait-
elle prendre à l’autre, et aux lettres enlevées, dont, même avec de
mauvais desseins, on ne pouvait faire aucun usage qui pût me
nuire, à moins de les falsifier ? Pour M. le Maréchal, dont je
connaissais la droiture invariable et la vérité de son amitié pour
moi, je ne pus le soupçonner un moment. Je ne pus même arrêter
ce soupçon sur Mme la Maréchale. Tout ce qui me vint de plus
raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué longtemps à chercher
l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’Alembert, qui, déjà faufilé
chez Mme de Luxembourg, avait pu trouver le moyen de fureter
ces papiers et d’en enlever ce qui lui avait plu, tant en manuscrits
qu’en lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasse-
rie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvait convenir. Je supposai
qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver le
plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré contre
moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. Sûr qu’il serait bientôt
détrompé par l’examen du brouillon, et déterminé à quitter tout à
fait la littérature, je m’inquiétais peu de ces larcins qui n’étaient
pas les premiers de la même main que j’avais endurés sans m’en
plaindre. Bientôt je ne songeais pas plus à cette infidélité que si
l’on ne m’en eût fait aucune, et je me mis à rassembler les maté-
riaux qu’on m’avait laissés, pour travailler à mes confessions.
tres, ou du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre
l’infraction de l’édit dans le décret porté contre moi. Tout resta
tranquille, du moins à l’extérieur ; car il y avait un mécontente-
ment général, qui n’attendait qu’une occasion pour se manifester.
Mes amis, ou soi-disant tels, m’écrivaient lettres sur lettres pour
m’exhorter à venir me mettre à leur tête, m’assurant d’une répa-
ration publique de la part du Conseil. La crainte du désordre et
des troubles que ma présence pouvait causer m’empêcha
d’acquiescer à leurs instances, et, fidèle au serment que j’avais fait
autrefois, de ne jamais tremper dans aucune dissension civile
dans mon pays, j’aimai mieux laisser subsister l’offense, et me
bannir pour jamais de ma patrie, que d’y rentrer par des moyens
violents et dangereux. Il est vrai que je m’étais attendu, de la part
de la bourgeoisie, à des représentations légales et paisibles contre
une infraction qui l’intéressait extrêmement. Il n’y en eut point.
Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai redressement
des griefs que l’occasion de se rendre nécessaires. On cabalait,
mais on gardait le silence, et on laissait clabauder les caillettes et
les cafards, ou soi-disant tels, que le Conseil mettait en avant
pour me rendre odieux à la populace, et faire attribuer son incar-
tade au zèle de la religion.
réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti, et,
me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à
renoncer à mon ingrate patrie, où je n’avais jamais vécu, dont je
n’avais reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de l’honneur que
j’avais tâché de lui rendre, je me voyais si indignement traité d’un
consentement unanime, puisque ceux qui devaient parler
n’avaient rien dit. J’écrivis donc au premier syndic de cette an-
née-là, qui, je crois, était M. Favre, une lettre par laquelle
j’abdiquais solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans la-
quelle, au reste, j’observai la décence et la modération que j’ai
toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis
m’a souvent arrachés dans mes malheurs.
qu’ils avaient eu tort pour leur propre intérêt d’abandonner ma
défense, ils la prirent quand il n’était plus temps. Ils avaient
d’autres griefs qu’ils joignirent à celui-là, et ils en firent la matière
de plusieurs représentations très bien raisonnées, qu’ils étendi-
rent et renforcèrent à mesure que les durs et rebutants refus du
Conseil, qui se sentait soutenu par le ministère de France, leur
firent mieux sentir le projet formé de les asservir. Ces altercations
produisirent diverses brochures qui ne décidaient rien, jusqu’à ce
que parurent tout d’un coup les Lettres écrites de la Campagne,
ouvrage écrit en faveur du Conseil, avec un art infini, et par lequel
le parti représentant, réduit au silence, fut pour un temps écrasé.
Cette pièce, monument durable des rares talents de son auteur,
était du Procureur général Tronchin, homme d’esprit, homme
éclairé, très versé dans les lois et le gouvernement de la Républi-
que. Siluit terra.
treprirent une réponse, et s’en tirèrent passablement avec le
temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme sur le seul qui
pût entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le ter-
rasser. J’avoue que je pensai de même, et, poussé par mes anciens
concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume
dans un embarras dont j’avais été l’occasion, j’entrepris la réfuta-
tion des Lettres écrites de la Campagne, et j’en parodiai le titre
par celui de Lettres écrites de la Montagne, que je mis aux mien-
nes. Je fis et j’exécutai cette entreprise si secrètement, que, dans
un rendez-vous que j’eus à Thonon avec les chefs des représen-
tants, pour parler de leurs affaires, et où ils me montrèrent
l’esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de la mienne,
qui était déjà faite, craignant qu’il ne survînt quelque obstacle à
l’impression, s’il en parvenait le moindre vent soit aux magistrats,
soit à mes ennemis particuliers. Je n’évitai pourtant pas que cet
ouvrage ne fût connu en France avant la publication ; mais on
aima mieux le laisser paraître que de me faire trop comprendre
comment on avait découvert mon secret. Je dirai là-dessus ce que
j’ai su, qui se borne à très peu de chose ; je me tairai sur ce que
j’ai conjecturé.
l’Hermitage et à Montmorency ; mais elles étaient la plupart
d’une espèce fort différente. Ceux qui m’étaient venus voir jus-
qu’alors étaient des gens qui, ayant avec moi des rapports de ta-
lents, de goûts, de maximes, les alléguaient pour cause de leurs
visites, et me mettaient d’abord sur des matières dont je pouvais
m’entretenir avec eux. À Motiers, ce n’était plus cela, surtout du
côté de France. C’étaient des officiers ou d’autres gens qui
n’avaient aucun goût pour la littérature, qui même, pour la plu-
part, n’avaient jamais lu mes écrits, et qui ne laissaient pas, à ce
qu’ils disaient, d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues
pour venir voir et admirer l’homme illustre, célèbre, très célèbre,
le grand homme, etc. Car dès lors on n’a cessé de me jeter gros-
sièrement à la face les plus impudentes flagorneries, dont l’estime
de ceux qui m’abordaient m’avait garanti jusqu’alors. Comme la
plupart de ces survenants ne daignaient ni se nommer, ni me dire
leur état, que leurs connaissances et les miennes ne tombaient
pas sur les mêmes objets, et qu’ils n’avaient ni lu ni parcouru mes
ouvrages, je ne savais de quoi leur parler : j’attendais qu’ils par-
lassent eux-mêmes, puisque c’était à eux à savoir et à me dire
pourquoi ils me venaient voir. On sent que cela ne faisait pas pour
moi des conversations bien intéressantes, quoiqu’elles pussent
l’être pour eux, selon ce qu’ils voulaient savoir : car, comme j’étais
sans défiance, je m’exprimais sans réserve sur toutes les ques-
tions qu’ils jugeaient à propos de me faire, et ils s’en retournaient,
pour l’ordinaire, aussi savants que moi sur tous les détails de ma
situation.
Reine et capitaine de cavalerie dans le régiment de la Reine, le-
– 619 –quel eut la constance de passer plusieurs jours à Motiers, et
même de me suivre pédestrement jusqu’à La Ferrière, menant
son cheval par la bride, sans avoir avec moi d’autre point de ré-
union, sinon que nous connaissions tous deux Mlle Fel, et que
nous jouions l’un et l’autre au bilboquet. J’eus avant et après
M. de Feins une autre visite bien plus extraordinaire. Deux hom-
mes arrivent à pied, conduisant chacun un mulet chargé de son
petit bagage, logent à l’auberge, pansent leurs mulets eux-mêmes,
et demandent à me venir voir. À l’équipage de ces muletiers, on
les prit pour des contrebandiers, et la nouvelle courut aussitôt
que des contrebandiers venaient me rendre visite. Leur seule fa-
çon de m’aborder m’apprit que c’étaient des gens d’une autre
étoffe ; mais, sans être contrebandiers, ce pouvait être des aven-
turiers, et ce doute me tint quelque temps en garde. Ils ne tardè-
rent pas à me tranquilliser. L’un était M. de Montauban, appelé le
comte de la Tour du Pin, gentilhomme du Dauphiné ; l’autre était
M. Dastier, de Carpentras, ancien militaire, qui avait mis sa croix
de Saint-Louis dans sa poche, ne pouvant pas l’étaler. Ces mes-
sieurs, tous deux très aimables, avaient tous deux beaucoup
d’esprit ; leur conversation était agréable et intéressante ; leur
manière de voyager, si bien dans mon goût, et si peu dans celui
des gentilshommes français, me donna pour eux une sorte
d’attachement que leur commerce ne pouvait qu’affermir. Cette
connaissance même ne finit pas là, puisqu’elle dure encore, et
qu’ils me sont revenus voir diverses fois, non plus à pied cepen-
dant, cela était bon pour le début : mais plus j’ai vu ces messieurs,
moins j’ai trouvé de rapports entre leurs goûts et les miens, moins
j’ai senti que leurs maximes fussent les miennes, que mes écrits
leur fussent familiers, qu’il y eût aucune véritable sympathie en-
tre eux et moi. Que me voulaient-ils donc ? Pourquoi me venir
voir dans cet équipage ? Pourquoi rester plusieurs jours ? Pour-
quoi revenir plusieurs fois ? Pourquoi désirer si fort de m’avoir
pour hôte ? Je ne m’avisai pas alors de me faire ces questions. Je
me les suis faites quelquefois depuis ce temps-là.
surtout avec M. Dastier, dont l’air plus ouvert me plaisait davan-
tage. Je demeurai même en correspondance avec lui, et quand je
voulus faire imprimer les Lettres de la Montagne, je songeai à
m’adresser à lui pour donner le change à ceux qui attendaient
mon paquet sur la route de Hollande. Il m’avait parlé beaucoup,
et peut-être à dessein, de la liberté de la presse à Avignon ; il
m’avait offert ses soins, si j’avais quelque chose à y faire impri-
mer : je me prévalus de cette offre, et je lui adressai successive-
ment, par la poste, mes premiers cahiers. Après les avoir gardés
assez longtemps, il me les renvoya en me marquant qu’aucun li-
braire n’avait osé s’en charger, et je fus contraint de revenir à Rey,
prenant soin de n’envoyer mes cahiers que l’un après l’autre, et de
ne lâcher les suivants qu’après avoir eu avis de la réception des
premiers. Avant la publication de l’ouvrage, je sus qu’il avait été
vu dans les bureaux des ministres, et d’Escherny, de Neuchâtel,
me parla d’un livre de l’Homme de la Montagne, que d’Holbach
lui avait dit être de moi. Je l’assurai comme il était vrai, n’avoir
jamais fait de livre qui eût ce titre. Quand les Lettres parurent, il
était furieux et m’accusa de mensonge, quoique je ne lui eusse dit
que la vérité. Voilà comment j’eus l’assurance que mon manuscrit
était connu. Sûr de la fidélité de Rey, je fus forcé de porter ailleurs
mes conjectures, et celle à laquelle j’aimais le mieux m’arrêter fut
que mes paquets avaient été ouverts à la poste.
se fit d’abord seulement par lettres, fut celle d’un M. Laliaud, de
Nîmes, lequel m’écrivit de Paris, pour me prier de lui envoyer
mon profil à la silhouette, dont il avait, disait-il, besoin pour mon
buste en marbre qu’il faisait faire par le Moine, pour le placer
dans sa bibliothèque. Si c’était une cajolerie inventée pour
m’apprivoiser, elle réussit pleinement. Je jugeai qu’un homme
qui voulait avoir mon buste en marbre dans sa bibliothèque était
plein de mes ouvrages, par conséquent de mes principes, et qu’il
m’aimait parce que son âme était au ton de la mienne. Il était dif-
ficile que cette idée ne me séduisît pas. J’ai vu M. Laliaud dans la
suite. Je l’ai trouvé très zélé pour me rendre beaucoup de petits
services, pour s’entremêler beaucoup dans mes petites affaires.
Mais, au reste, je doute qu’aucun de mes écrits ait été du petit
nombre de livres qu’il a lus en sa vie. J’ignore s’il a une bibliothè-
que, et si c’est un meuble à son usage, et quant au buste, il s’est
borné à une mauvaise esquisse en terre, faite par le Moine, sur
laquelle il a fait graver un portrait hideux qui ne laisse pas de cou-
rir sous mon nom, comme s’il avait avec moi quelque ressem-
blance.
sentiments et pour mes ouvrages fut un jeune officier du régi-
ment de Limousin, appelé M. Séguier de Saint-Brisson, qu’on a
vu et qu’on voit peut-être encore briller à Paris et dans le monde
par des talents assez aimables, et par des prétentions au bel es-
prit. Il m’était venu voir à Montmorency l’hiver qui précéda ma
catastrophe. Je lui trouvai une vivacité de sentiment qui me plut.
Il m’écrivit dans la suite à Motiers, et soit qu’il voulût me cajoler,
ou que réellement la tête lui tournât de l’Émile, il m’apprit qu’il
quittait le service pour vivre indépendant, et qu’il apprenait le
métier de menuisier. Il avait un frère aîné, capitaine dans le
même régiment, pour lequel était toute la prédilection de la mère,
qui, dévote outrée, et dirigée par je ne sais quel abbé tartufe, en
usait très mal avec le cadet, qu’elle accusait d’irréligion, et même
du crime irrémissible d’avoir des liaisons avec moi. Voilà les
griefs sur lesquels il voulut rompre avec sa mère, et prendre le
parti dont je viens de parler, le tout pour faire le petit Émile.
faire changer de résolution, et je mis à mes exhortations toute la
force dont j’étais capable : elles furent écoutées. Il rentra dans son
devoir vis-à-vis de sa mère, et il retira des mains de son colonel sa
démission, qu’il lui avait donnée, et dont celui-ci avait eu la pru-
dence de ne faire aucun usage, pour lui laisser le temps d’y mieux
réfléchir. Saint-Brisson, revenu de ses folies, en fit une un peu
moins choquante, mais qui n’était guère plus de mon goût ; ce fut
de se faire auteur. Il donna coup sur coup deux ou trois brochu-
res, qui n’annonçaient pas un homme sans talent, mais sur les-
quelles je n’aurai pas à me reprocher de lui avoir donné des éloges
bien encourageants pour poursuivre cette carrière.
le pèlerinage de l’île de Saint-Pierre. Je le trouvai dans ce voyage
– 622 –différent de ce que je l’avais vu à Montmorency. Il avait je ne sais
quoi d’affecté, qui d’abord ne me choqua pas beaucoup mais qui
m’est revenu souvent en mémoire depuis ce temps-là. Il me vint
voir encore une fois à l’hôtel de Saint-Simon, à mon passage à
Paris pour aller en Angleterre. J’appris là, ce qu’il ne m’avait pas
dit, qu’il vivait dans les grandes sociétés, et qu’il voyait assez sou-
vent Mme de Luxembourg. Il ne me donna aucun signe de vie à
Trye et ne me fit rien dire par sa parente, Mlle Ségnier, qui était
ma voisine, et qui ne m’a jamais paru bien favorablement dispo-
sée pour moi. En un mot, l’engouement de M. de Saint-Brisson
finit tout d’un coup, comme la liaison de M. de Feins ; mais celui-
ci ne me devait rien, et l’autre me devait quelque chose, à moins
que les sottises que je l’avais empêché de faire n’eussent été qu’un
jeu de sa part : ce qui, dans le fond, pourrait très bien être.
et fils me choisirent successivement pour leur garde-malade : le
père tomba malade en route ; le fils l’était en partant de Genève ;
tous deux vinrent se rétablir chez moi. Des ministres, des parents,
des cagots, des quidams de toute espèce, venaient de Genève et de
Suisse, non pas comme ceux de France, pour m’admirer et me
persifler, mais pour me tancer et catéchiser. Le seul qui me fit
plaisir fut Moultou, qui vint passer trois ou quatre jours avec moi,
et que j’y aurais bien voulu retenir davantage. Le plus constant de
tous, celui qui s’opiniâtra le plus, et qui me subjugua à force
d’importunités, fut un M. d’Ivernois, commerçant de Genève,
Français réfugié et parent du Procureur général de Neuchâtel. Ce
M. d’Ivernois de Genève passait à Motiers deux fois l’an, tout ex-
près pour m’y venir voir, restait chez moi du matin au soir plu-
sieurs jours de suite, se mettait de mes promenades, m’apportait
mille sortes de petits cadeaux, s’insinuait malgré moi dans ma
confidence, se mêlait de toutes mes affaires, sans qu’il y eût entre
lui et moi aucune communion d’idées, ni d’inclinations, ni de sen-
timents, ni de connaissances. Je doute qu’il ait lu dans toute sa
vie un livre entier d’aucune espèce, et qu’il sache même de quoi
traitent les miens. Quand je commençai d’herboriser, il me suivit
dans mes courses de botanique, sans goût pour cet amusement, et
sans avoir rien à me dire, ni moi à lui. Il eut même le courage de
passer avec moi trois jours entiers tête-à-tête dans un cabaret à
Goumoins d’où j’avais cru le chasser à force de l’ennuyer et de lui
faire sentir combien il m’ennuyait, et tout cela sans qu’il m’ait été
possible jamais de rebuter son incroyable constance, ni d’en pé-
nétrer le motif.
force, je ne dois pas omettre la seule qui m’ait été agréable, et à
laquelle j’aie mis un véritable intérêt de cœur : c’est celle d’un
jeune Hongrois qui vint se fixer à Neuchâtel, et de là à Motiers,
quelques mois après que j’y fus établi moi-même. On l’appelait
dans le pays le baron de Sauttern, nom sous lequel il y avait été
recommandé de Zurich. Il était grand et bien fait, d’une figure
agréable, d’une société liante et douce. Il dit à tout le monde, et
me fit entendre à moi-même, qu’il n’était venu à Neuchâtel qu’à
cause de moi, et pour former sa jeunesse à la vertu par mon
commerce. Sa physionomie, son ton, ses manières, me parurent
d’accord avec ses discours, et j’aurais cru manquer à l’un des plus
grands devoirs en éconduisant un jeune homme en qui je ne
voyais rien que d’aimable et qui me recherchait par un si respec-
table motif. Mon cœur ne sait point se livrer à demi. Bientôt il eut
toute mon amitié, toute ma confiance ; nous devînmes insépara-
bles. Il était de toutes mes courses pédestres ; il y prenait goût. Je
le menai chez Milord Maréchal, qui lui fit mille caresses. Comme
il ne pouvait encore s’exprimer en français, il ne me parlait et ne
m’écrivait qu’en latin : je lui répondais en français, et ce mélange
des deux langues ne rendait nos entretiens ni moins coulants, ni
moins vifs à tous égards. Il me parla de sa famille, de ses affaires,
de ses aventures, de la cour de Vienne, dont il paraissait bien
connaître les détails domestiques. Enfin, pendant près de deux
ans que nous passâmes dans la plus grande intimité, je ne lui
trouvai qu’une douceur de caractère à toute épreuve, des mœurs
non seulement honnêtes, mais élégantes, une grande propreté sur
sa personne, une décence extrême dans tous ses discours, enfin
toutes les marques d’un homme bien né, qui me le rendirent trop
estimable pour ne pas me le rendre cher.
m’écrivit que je prisse garde au jeune Hongrois qui était venu
s’établir près de moi, qu’on l’avait assuré que c’était un espion
que le ministère de France avait mis auprès de moi. Cet avis pou-
vait paraître d’autant plus inquiétant, que dans le pays où j’étais,
tout le monde m’avertissait de me tenir sur mes gardes, qu’on me
guettait, et qu’on cherchait à m’attirer sur le territoire de France,
pour m’y faire un mauvais parti.
neurs d’avis, je proposai à Sauttern, sans le prévenir de rien, une
promenade pédestre à Pontarlier ; il y consentit. Quand nous fû-
mes arrivés à Pontarlier, je lui donnai à lire la lettre de d’Ivernois,
et puis l’embrassant avec ardeur, je lui dis : « Sauttern n’a pas
besoin que je lui prouve ma confiance, mais le public a besoin que
je lui prouve que je la sais bien placée. » Cet embrassement fut
bien doux ; ce fut un de ces plaisirs de l’âme que les persécuteurs
ne sauraient connaître, ni les ôter aux opprimés.
trahi ; mais il m’a trompé. Quand j’épanchais avec lui mon cœur
sans réserve, il eut le courage de me fermer constamment le sien,
et de m’abuser par des mensonges. Il me controuva je ne sais
quelle histoire qui me fit juger que sa présence était nécessaire
dans son pays. Je l’exhortai de partir au plus vite : il partit, et
quand je le croyais déjà en Hongrie, j’appris qu’il était à Stras-
bourg. Ce n’était pas la première fois qu’il y avait été. Il y avait
jeté du désordre dans un ménage : le mari, sachant que je le
voyais, m’avait écrit. Je n’avais omis aucun soin pour ramener la
jeune femme à la vertu, et Sauttern à son devoir. Quand je les
croyais parfaitement détachés l’un de l’autre, ils s’étaient rappro-
chés, et le mari même eut la complaisance de reprendre le jeune
homme dans sa maison ; dès lors je n’eus plus rien à dire. J’appris
que le prétendu baron m’en avait imposé par un tas de menson-
ges. Il ne s’appelait point Sauttern, il s’appelait Sauttersheim. À
l’égard du titre de baron, qu’on lui donnait en Suisse, je ne pou-
vais le lui reprocher, parce qu’il ne l’avait jamais pris : mais je ne
doute pas qu’il ne fût bien gentilhomme, et Milord Maréchal, qui
se connaissait en hommes, et qui avait été dans son pays, l’a tou-
jours regardé et traité comme tel.
Motiers, se déclara grosse de son fait. C’était une si vilaine salope,
et Sauttern, généralement estimé et considéré dans tout le pays
par sa conduite et ses mœurs honnêtes, se piquait si fort de pro-
preté, que cette impudence choqua tout le monde. Les plus aima-
bles personnes du pays, qui lui avaient inutilement prodigué leurs
agaceries, étaient furieuses ; j’étais outré d’inclination. Je fis tous
mes efforts pour faire arrêter cette effrontée, offrant de payer tous
les frais et de cautionner Sauttersheim. Je lui écrivis, dans la forte
persuasion non seulement que cette grossesse n’était pas de son
fait, mais qu’elle était feinte, et que tout cela n’était qu’un jeu joué
par ses ennemis et les miens : je voulais qu’il revînt dans le pays
confondre cette coquine et ceux qui la faisaient parler. Je fus sur-
pris de la mollesse de sa réponse. Il écrivit au pasteur, dont la sa-
lope était paroissienne, et fit en sorte d’assoupir l’affaire ; ce que
voyant, je cessai de m’en mêler, fort étonné qu’un homme aussi
crapuleux eût pu être assez maître de lui-même pour m’en impo-
ser par sa réserve dans la plus intime familiarité.
n’y trouva que de la misère. Il m’écrivit en disant son peccavi.
Mes entrailles s’émurent au souvenir de notre ancienne amitié ; je
lui envoyai quelque argent. L’année suivante, à mon passage à
Paris, je le revis à peu près dans le même état, mais grand ami de
M. Laliaud, sans que j’aie pu savoir d’où lui venait cette connais-
sance, et si elle était ancienne ou nouvelle. Deux ans après, Saut-
tersheim retourna à Strasbourg d’où il m’écrivit, et où il est mort.
Voilà l’histoire abrégée de nos liaisons, et ce que je sais de ses
aventures : mais, en déplorant le sort de ce malheureux jeune
homme, je ne cesserai jamais de croire qu’il était bien né, et que
tout le désordre de sa conduite fut l’effet des situations où il s’est
trouvé.
liaisons et de connaissances. Qu’il en aurait fallu de pareilles pour
compenser les cruelles pertes que je fis dans le même temps !
été tourmenté longtemps par les médecins, fut enfin leur victime,
traité de la goutte, qu’ils ne voulurent point reconnaître, comme
d’un mal qu’ils pouvaient guérir.
écrivit La Roche, l’homme de confiance de Mme la Maréchale,
c’est bien par cet exemple, aussi cruel que mémorable, qu’il faut
déplorer les misères de la grandeur.
c’était le seul ami vrai que j’eusse en France et la douceur de son
caractère était telle, qu’elle m’avait fait oublier tout à fait son
rang, pour m’attacher à lui comme à mon égal. Nos liaisons ne
cessèrent point par ma retraite, et il continua de m’écrire comme
auparavant. Je crus pourtant remarquer que l’absence, ou mon
malheur, avait attiédi son affection. Il est bien difficile qu’un
courtisan garde le même attachement pour quelqu’un qu’il sait
être dans la disgrâce des puissances. J’ai jugé d’ailleurs que le
grand ascendant qu’avait sur lui Mme de Luxembourg ne m’avait
pas été favorable, et qu’elle avait profité de mon éloignement
pour me nuire dans son esprit. Pour elle, malgré quelques dé-
monstrations affectées et toujours plus rares, elle cacha moins, de
jour en jour, son changement à mon égard. Elle m’écrivit quatre
ou cinq fois en Suisse, de temps à autre, après quoi elle ne
m’écrivit plus du tout, et il fallait toute la prévention, toute la
confiance, tout l’aveuglement où j’étais encore, pour ne pas voir
en elle plus que du refroidissement envers moi.
tait beaucoup l’hôtel de Luxembourg, m’écrivit que j’étais sur le
testament de M. le Maréchal. Il n’y avait rien là que de très natu-
rel et de très croyable ; ainsi je n’en doutai pas. Cela me fit délibé-
rer en moi-même comment je me comporterais sur ce legs. Tout
bien pesé, je résolus de l’accepter, quel qu’il pût être, et de rendre
cet honneur à un honnête homme qui, dans un rang où l’amitié
ne pénètre guère, en avait eu une véritable pour moi. J’ai été dis-
pensé de ce devoir, n’ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou
faux ; et en vérité j’aurais été peiné de blesser une des grandes
maximes de ma morale, en profitant de quelque chose à la mort
de quelqu’un qui m’avait été cher. Durant la dernière maladie de
notre ami Mussard, Lenieps me proposa de profiter de la sensibi-
lité qu’il marquait à nos soins pour lui insinuer quelques disposi-
tions en notre faveur. « Ah ! cher Lenieps, lui dis-je, ne souillons
pas par des idées d’intérêt les tristes, mais sacrés devoirs, que
nous rendons à notre ami mourant. J’espère n’être jamais dans le
testament de personne, et jamais du moins dans celui d’aucun de
mes amis. » Ce fut à peu près dans ce même temps-ci que Milord
Maréchal me parla du sien, de ce qu’il avait dessein d’y faire pour
moi, et que je lui fis la réponse dont j’ai parlé dans ma première
partie.
ble, fut celle de la meilleure des femmes et des mères, qui déjà
chargée d’ans et surchargée d’infirmités et de misères, quitta cette
vallée de larmes pour passer dans le séjour des bons où l’aimable
souvenir du bien qu’on a fait ici-bas en fait l’éternelle récom-
pense. Allez, âme douce et bienfaisante, auprès des Fénelon, des
Bernex, des Catinat et de ceux qui, dans un état plus humble, ont
ouvert comme eux leurs cœurs, à la charité véritable ; allez goûter
le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la place qu’il espère
un jour occuper près de vous ! Heureuse, dans vos infortunes, que
le ciel en les terminant vous ait épargné le cruel spectacle des
siennes ! Craignant de contrister son cœur par le récit de mes
premiers désastres, je ne lui avais point écrit depuis mon arrivée
en Suisse ; mais j’écrivis à M. de Conzié pour m’informer d’elle, et
ce fut lui qui m’apprit qu’elle avait cessé de soulager ceux qui
souffraient, et de souffrir elle-même. Bientôt je cesserai de souf-
frir aussi ; mais si je croyais ne la pas revoir dans l’autre vie, ma
faible imagination se refuserait à l’idée du bonheur parfait que je
m’y promets.
à perdre, fut celle de Milord Maréchal. Il ne mourut pas ; mais,
las de servir des ingrats, il quitta Neuchâtel, et depuis lors je ne
l’ai pas revu. Il vit et me survivra, je l’espère : il vit, et, grâce à lui,
tous mes attachements ne sont pas rompus sur la terre ; il y reste
encore un homme digne de mon amitié, car son vrai prix est en-
core plus dans celle qu’on sent que dans celle qu’on inspire ; mais
j’ai perdu les douceurs que la sienne me prodiguait, et je ne peux
plus le mettre qu’au rang de ceux que j’aime encore, mais avec qui
je n’ai plus de liaison. Il allait en Angleterre recevoir sa grâce du
Roi, et racheter ses biens jadis confisqués. Nous ne nous séparâ-
mes point sans des projets de réunion qui paraissaient presque
aussi doux pour lui que pour moi. Il voulait se fixer à son château
de Keith-Hall, près d’Aberdeen, et je devais m’y rendre auprès de
lui ; mais ce projet me flattait trop pour que j’en pusse espérer le
succès. Il ne resta point en Écosse. Les tendres sollicitations du
roi de Prusse le rappelèrent à Berlin, et l’on verra bientôt com-
ment je fus empêché de l’y aller joindre.
citer contre moi, il m’envoya de son propre mouvement des let-
tres de naturalité qui semblaient être une précaution très sûre
pour qu’on ne pût pas me chasser du pays. La communauté de
Couvet, dans le Val-de-Travers, imita l’exemple du gouverneur, et
me donna des lettres de communier, gratuites, comme les pre-
mières. Ainsi, devenu de tout point citoyen du pays, j’étais à l’abri
de toute expulsion légale, même de la part du prince : mais ce n’a
jamais été par des voies légitimes qu’on a pu persécuter celui de
tous les hommes qui a toujours le plus respecté les lois.
fis en ce même temps celle de l’abbé de Mably. Ayant demeuré
chez son frère, j’avais eu quelques liaisons avec lui, mais jamais
bien intimes, et j’ai quelque lieu de croire que ses sentiments à
mon égard avaient changé de nature depuis que j’avais acquis
plus de célébrité que lui. Mais ce fut à la publication des Lettres
de la Montagne que j’eus le premier signe de sa mauvaise volonté
pour moi. On fit courir dans Genève une lettre à Mme Saladin,
qui lui était attribuée, et dans laquelle il parlait de cet ouvrage
comme des clameurs séditieuses d’un démagogue effréné.
L’estime que j’avais pour l’abbé de Mably, et le cas que je faisais
de ses lumières, ne me permirent pas un instant de croire que
cette extravagante lettre fût de lui. Je pris là-dessus le parti que
m’inspira ma franchise. Je lui envoyai une copie de la lettre, en
l’avertissant qu’on la lui attribuait. Il ne me fit aucune réponse. Ce
silence me surprit : mais qu’on juge de ma surprise, quand
Mme de Chenonceaux me manda que la lettre était réellement de
l’abbé, et que la mienne l’avait fort embarrassé. Car enfin, quand
il aurait eu raison, comment pouvait-il excuser une démarche
éclatante et publique, faite de gaieté de cœur, sans obligation,
sans nécessité, à l’unique fin d’accabler au plus fort de ses mal-
heurs un homme auquel il avait toujours marqué de la bienveil-
lance, et qui n’avait jamais démérité de lui ? Quelque temps après
partirent les Dialogues de Phocion, où je ne vis qu’une compila-
tion de mes écrits, faite sans retenue et sans honte. Je sentis, à la
lecture de ce livre, que l’auteur avait pris son parti à mon égard,
et que je n’aurais point désormais de pire ennemi. Je crois qu’il
ne m’a pardonné ni le Contrat social, trop au-dessus de ses for-
ces, ni La Paix perpétuelle, et qu’il n’avait paru désirer que je
fisse un extrait de l’abbé de Saint-Pierre qu’en supposant que je
ne m’en tirerais pas si bien.
de suite. L’agitation du reste de ma vie n’a pas laissé aux événe-
ments le temps de s’arranger dans ma tête. Ils ont été trop nom-
breux, trop mêlés, trop désagréables, pour pouvoir être narrés
sans confusion. La seule impression forte qu’ils m’ont laissée est
celle de l’horrible mystère qui couvre leur cause, et de l’état dé-
plorable où ils m’ont réduit. Mon récit ne peut plus marcher qu’à
l’aventure, et selon que les idées me reviendront dans l’esprit. Je
me rappelle que dans le temps dont je parle, tout occupé de mes
confessions, j’en parlais. très imprudemment à tout le monde,
n’imaginant pas même que personne eût intérêt, ni volonté, ni
pouvoir de mettre obstacle à cette entreprise : et quand je l’aurais
cru, je n’en aurais guère été plus discret, par l’impossibilité totale
où je suis par mon naturel de tenir caché rien de ce que je sens et
de ce que je pense. Cette entreprise connue fut, autant que j’en
puis juger, la véritable cause de l’orage qu’on excita pour
m’expulser de la Suisse, et me livrer entre des mains qui
m’empêchassent de l’exécuter.
ceux qui craignaient la première : c’était celle d’une édition géné-
rale de mes écrits. Cette édition me paraissait nécessaire pour
constater ceux des livres portant mon nom qui étaient véritable-
ment de moi, et mettre le public en état de les distinguer de ces
écrits pseudonymes que mes ennemis me prêtaient pour me dé-
créditer et m’avilir. Outre cela, cette édition était un moyen sim-
ple et honnête de m’assurer du pain, et c’était le seul, puisque,
ayant renoncé à faire des livres, mes Mémoires ne pouvant para-
ître de mon vivant, ne gagnant pas un sol d’aucune autre manière
et dépensant toujours, je voyais la fin de mes ressources dans
celle du produit de mes derniers écrits. Cette raison m’avait pres-
sé de donner mon Dictionnaire de Musique, encore informe. Il
m’avait valu cent louis comptant et cent écus de rente viagère,
mais encore devait-on voir bientôt la fin de cent louis quand on
en dépensait annuellement plus de soixante, et cent écus de rente
étaient comme rien pour un homme sur qui les quidams et les
gueux venaient incessamment fondre comme des étourneaux.
pour l’entreprise de mon édition générale, et un imprimeur ou
libraire de Lyon, appelé Reguillat, vint, je ne sais comment, se
fourrer parmi eux pour la diriger. L’accord se fit sur un pied rai-
sonnable et suffisant pour bien remplir mon objet. J’avais, tant en
ouvrages imprimés qu’en pièces encore manuscrites, de quoi
fournir six volumes in-quarto ; je m’engageai de plus à veiller sur
l’édition : au moyen de quoi ils devaient me faire une pension via-
gère de seize cents livres de France et un présent de mille écus
une fois payés.
écrites de la Montagne parurent. La terrible explosion qui se fit
– 631 –contre cet infernal ouvrage et contre son abominable auteur,
épouvanta la compagnie, et l’entreprise s’évanouit. Je comparais
l’effet de ce dernier ouvrage à celui de la Lettre sur la Musique
française, si cette lettre, en m’attirant la haine et m’exposant au
péril, ne m’eût laissé du moins la considération et l’estime. Mais,
après ce dernier ouvrage, on parut s’étonner à Genève et à Ver-
sailles qu’on laissât respirer un monstre tel que moi. Le petit
Conseil, excité par le Résident de France, et dirigé par le Procu-
reur général, donna une déclaration sur mon ouvrage, par la-
quelle, avec les qualifications les plus atroces, il le déclare indigne
d’être brûlé par le bourreau, et ajoute avec une adresse qui tient
du burlesque qu’on ne peut, sans se déshonorer, y répondre ni
même en faire aucune mention. Je voudrais pouvoir transcrire ici
cette curieuse pièce ; mais malheureusement je ne l’ai pas et ne
m’en souviens pas d’un seul mot. Je désire ardemment que quel-
qu’un de mes lecteurs, animé du zèle de la vérité et de l’équité
veuille relire en entier les Lettres écrites de la Montagne ; il sen-
tira, j’ose le dire, la stoïque modération dans cet ouvrage, après
les sensibles et cruels outrages dont on venait à l’envi d’accabler
l’auteur. Mais, ne pouvant répondre aux injures, parce qu’il n’y en
avait point, ni aux raisons, parce qu’elles étaient sans réponse, ils
prirent le parti de paraître trop courroucés pour vouloir répondre,
et il est vrai que s’ils prenaient les arguments invincibles pour des
injures ils devaient se tenir fort injuriés.
odieuse déclaration, suivirent la route qu’elle leur traçait, et au
lieu de faire trophée des Lettres de la Montagne, qu’ils voilèrent
pour s’en faire un bouclier, ils eurent la lâcheté de ne rendre ni
honneur ni justice à cet écrit fait pour leur défense et à leur solli-
citation, ni le citer, ni le nommer, quoiqu’ils en tirassent tacite-
ment tous leurs arguments, et que l’exactitude avec laquelle ils
ont suivi le conseil par duquel finit cet ouvrage ait été la seule
cause de leur salut et de leur victoire. Ils m’avaient imposé ce de-
voir ; je l’avais rempli ; j’avais jusqu’au bout servi la patrie et leur
cause. Je les priai d’abandonner la mienne et de ne songer qu’à
eux dans leurs démêlés. Ils me prirent au mot et je ne me suis
plus mêlé de leurs affaires que pour les exhorter sans cesse à la
paix, ne doutant pas que, s’ils s’obstinaient, ils ne fussent écrasés
par la France. Cela n’est pas arrivé : j’en comprends la raison,
mais ce n’est pas ici le lieu de la dire.
très paisible. J’en envoyai un exemplaire à M. de Montmollin ; il
le reçut bien, et le lut sans objection. Il était malade, aussi bien
que moi ; il me vint voir amicalement quand il fut rétabli, et ne
me parla de rien. Cependant la rumeur commençait ; on brûla le
livre je ne sais où. De Genève, de Berne, et de Versailles peut-être,
le foyer de l’effervescence passa bientôt à Neuchâtel, et surtout
dans le Val-de-Travers, où, avant même que la classe eût fait au-
cun mouvement apparent, on avait commencé d’ameuter le peu-
ple par des pratiques souterraines. Je devais, j’ose le dire, être
aimé du peuple dans ce pays-là, comme je l’ai été dans tous ceux
où j’ai vécu, versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans
assistance aucun indigent autour de moi, ne refusant à personne
aucun service que je pusse rendre et qui fût dans la justice, me
familiarisant trop peut-être avec tout le monde, et me dérobant
de tout mon pouvoir à toute distinction qui pût exciter la jalousie.
Tout cela n’empêcha pas que la populace, soulevée secrètement je
ne sais par qui, ne s’animât contre moi par degrés, jusqu’à la fu-
reur, qu’elle ne m’insultât publiquement en plein jour, non seu-
lement dans la campagne et dans les chemins, mais en pleine rue.
Ceux à qui j’avais fait le plus de bien étaient les plus acharnés, et
des gens même à qui je continuais d’en faire, n’osant se montrer,
excitaient les autres, et semblaient vouloir se venger ainsi de
l’humiliation de m’être obligés. Montmollin paraissait ne rien
voir, et ne se montrait pas encore. Mais, comme on approchait
d’un temps de communion, il vint chez moi pour me conseiller de
m’abstenir de m’y présenter, m’assurant que du reste il ne m’en
voulait point, et qu’il me laisserait tranquille. Je trouvai le com-
pliment bizarre ; il me rappelait la lettre de Mme de Boufflers et
je ne pouvais concevoir à qui donc il importait si fort que je com-
muniasse ou non. Comme je regardais cette condescendance de
ma part comme un acte de lâcheté, et que d’ailleurs je ne voulais
pas donner au peuple ce nouveau prétexte de crier à l’impie, je
refusai net le ministre, et il s’en retourna mécontent, me faisant
entendre que je m’en repentirais.
rité : il fallait celle du Consistoire qui m’avait admis, et tant que le
Consistoire n’avait rien dit, je pouvais me présenter hardiment,
sans crainte de refus. Montmollin se fit donner par la classe la
commission de me citer au Consistoire pour y rendre compte de
ma foi, et de m’excommunier en cas de refus. Cette excommuni-
cation ne pouvait non plus se faire que par le Consistoire et à la
pluralité des voix. Mais les paysans qui, sous le nom d’anciens,
composaient cette assemblée, présidés et, comme on comprend
bien, gouvernés par leur ministre, ne devaient pas naturellement
être d’un autre avis que le sien, principalement sur des matières
théologiques, qu’ils entendaient encore moins que lui. Je fus donc
cité, et je résolus de comparaître.
j’avais su parler, et que j’eusse eu, pour ainsi dire, ma plume dans
ma bouche ! Avec quelle supériorité, avec quelle facilité j’aurais
terrassé ce pauvre ministre au milieu de ses six paysans !
L’avidité de dominer ayant fait oublier au clergé protestant tous
les principes de la réformation, je n’avais, pour l’y rappeler et le
réduire au silence, qu’à commenter mes premières Lettres sur la
Montagne, sur lesquelles ils avaient la bêtise de m’épiloguer. Mon
texte était tout fait, je n’avais qu’à l’étendre, et mon homme était
confondu. Je n’aurais pas été assez sot pour me tenir sur la défen-
sive ; il m’était aisé de devenir agresseur sans même qu’il s’en
aperçût, ou qu’il pût s’en garantir. Les prestolets de la classe, non
moins étourdis qu’ignorants, m’avaient mis eux-mêmes dans la
position la plus heureuse que j’aurais pu désirer pour les écraser à
plaisir. Mais quoi ! il fallait parler et parler sur-le-champ, trouver
les idées, les tours, les mots au moment du besoin, avoir toujours
l’esprit présent, être toujours de sang-froid, ne jamais me trou-
bler un moment. Que pouvais-je espérer de moi, qui sentais si
bien mon inaptitude à m’exprimer impromptu ? J’avais été réduit
au silence le plus humiliant à Genève devant une assemblée toute
en ma faveur, et déjà résolue à tout approuver. Ici, c’était tout le
contraire : j’avais affaire à un tracassier, qui mettait l’astuce à la
place du savoir, qui me tendrait cent pièges avant que j’en aper-
çusse un, et tout déterminé à me prendre en faute, à quelque prix
que ce fût. Plus j’examinai cette position, plus elle me parut péril-
leuse de m’en tirer avec succès, j’imaginai un autre président. Je
méditai un discours à prononcer devait le Consistoire, pour le
récuser et me dispenser de répondre ; la chose était très facile.
J’écrivis ce discours, et je me mis à l’étudier par cœur avec une
ardeur sans égale. Thérèse se moquait de moi, en m’entendant
marmotter et répéter incessamment les mêmes phrases, pour tâ-
cher de les fourrer dans ma tête. J’espérais tenir enfin mon dis-
cours ; je savais que le Châtelain, comme officier du Prince, assis-
terait au Consistoire, que, malgré les manœuvres et les bouteilles
de Montmollin, la plupart des anciens étaient bien disposés pour
moi ; j’avais en ma faveur la raison, la vérité, la justice, la protec-
tion du Roi, l’autorité du Conseil d’État, les vœux de tous les bons
patriotes qu’intéressait l’établissement de cette inquisition ; tout
contribuait à m’encourager.
le récitai sans faute. Je le remémorai toute la nuit dans ma tête :
le matin je ne le savais plus ; j’hésite à chaque mot, je me crois
déjà dans l’illustre assemblée, je me trouble, je balbutie, ma tête
se perd ; enfin, presque au moment d’aller, le courage me manque
totalement ; je reste chez moi, et je prends le parti d’écrire au
Consistoire, en disant mes raisons à la hâte, et prétextant mes
incommodités qui, véritablement, dans l’état où j’étais alors,
m’auraient difficilement laissé soutenir la séance entière.
tre séance. Dans l’intervalle, il se donna par lui-même et par ses
créatures mille mouvements pour séduire ceux des anciens qui,
suivant les inspirations de leur conscience plutôt que les siennes,
n’opinaient pas au gré de la classe et au sien. Quelque puissants
que ses arguments tirés de sa cave dussent être sur ces sortes de
gens, il n’en put gagner aucun autre que les deux ou trois qui lui
étaient déjà dévoués, et qu’on appelait ses âmes damnées.
L’officier du Prince et le colonel Pury, qui se porta dans cette af-
faire avec beaucoup de zèle, maintinrent les autres dans leur de-
voir, et quand ce Montmollin voulut procéder à
l’excommunication, son Consistoire, à la pluralité des voix, le re-
fusa tout à plat. Réduit alors au dernier expédient d’ameuter la
populace, il se mit avec ses confrères et d’autres gens à y travailler
ouvertement, et avec un tel succès, que malgré les forts et fré-
quents rescrits du Roi, malgré tous les ordres du Conseil d’État, je
fus enfin forcé de quitter le pays, pour ne pas exposer l’officier du
Prince à s’y faire assassiner lui-même en me défendant.
m’est impossible de mettre aucun ordre, aucune liaison dans les
idées qui m’en reviennent, et que je ne puis rendre qu’éparses et
isolées, comme je me rappelle qu’il y avait eu, avec la classe, quel-
que espèce de négociation, dont Montmollin avait été
l’entremetteur. Il avait feint qu’on craignait que par mes écrits je
ne troublasse le repos du pays, à qui l’on s’en prendrait de ma
liberté d’écrire. Il m’avait fait entendre que, si je m’engageais à
quitter la plume, on serait coulant sur le passé. J’avais déjà pris
cet engagement avec moi-même ; je ne balançai point à le pren-
dre avec la classe, mais conditionnel, et seulement quant aux ma-
tières de religion. Il trouva le moyen d’avoir cet écrit à double, sur
quelque changement qu’il exigea la condition ayant été rejetée
par la classe, je redemandai mon écrit ; il me rendit un des dou-
bles et garda l’autre, prétextant qu’il l’avait égaré. Après cela le
peuple, ouvertement excité par les ministres, se moqua des res-
crits du Roi, des ordres du Conseil d’État, et ne connut plus de
frein. Je fus prêché en chaire, nommé d’Antéchrist, et poursuivi
dans la campagne comme un loup-garou. Mon habit d’Arménien
servait de renseignement à la populace : j’en sentais cruellement
l’inconvénient ; mais le quitter dans ces circonstances me sem-
blait une lâcheté. Je ne pus m’y résoudre, et je me promenais
tranquillement dans le pays avec mon cafetan et mon bonnet
fourré, entouré des huées de la canaille et quelquefois de ses cail-
loux. Plusieurs fois en passant devant des maisons, j’entendais
dire à ceux qui les habitaient : « Apportez-moi un fusil, que je lui
tire dessus. » Je n’en allais pas plus vite : ils n’en étaient que plus
furieux ; mais ils s’en tinrent toujours aux menaces, du moins
pour l’article des armes à feu.
fort grands plaisirs auxquels je fus fort sensible. Le premier fut de
pouvoir faire un acte de reconnaissance par le canal de Milord
Maréchal. Tous les honnêtes gens de Neuchâtel, indignés des trai-
tements que j’essuyais et des manœuvres dont j’étais la victime,
avaient les ministres en exécration, sentant bien qu’ils suivaient
des impulsions étrangères, et qu’ils n’étaient que les satellites
d’autres gens qui se cachaient en les faisant agir, et craignant que
mon exemple ne tirât à conséquence pour l’établissement d’une
véritable inquisition. Les magistrats, et surtout M. Meuron, qui
avait succédé à M. d’Ivernois, dans la charge de Procureur géné-
ral, faisaient tous leur efforts pour me défendre. Le colonel Pury,
quoique simple particulier, en fit davantage et réussit mieux.
dans son Consistoire, en retenant les anciens dans leur devoir.
Comme il avait du crédit, il l’employa tant qu’il put pour arrêter la
sédition ; mais il n’avait que l’autorité des lois, de la justice et de
la raison à opposer à celle de l’argent et du vin. La partie n’était
pas égale, et dans ce point Montmollin triompha de lui. Cepen-
dant sensible à ses soins et à son zèle, j’aurais voulu pouvoir lui
rendre bon office pour bon office, et pouvoir m’acquitter avec lui
de quelque façon. Je savais qu’il convoitait fort une place de
conseiller d’État ; mais, s’étant mal conduit au gré de la cour,
dans l’affaire du ministre Petitpierre, il était en disgrâce auprès
du Prince et du Gouverneur. Je risquai pourtant d’écrire en sa
faveur à Milord Maréchal ; j’osai même parler de l’emploi qu’il
désirait, et si heureusement, que, contre l’attente de tout le
monde, il lui fut presque aussitôt conféré par le Roi. C’est ainsi
que le sort, qui m’a toujours mis en même temps trop haut et trop
bas, continuait à me ballotter d’une extrémité à l’autre, et tandis
que la populace me couvrait de fange, je faisais un conseiller
d’État.
Mme de Verdelin avec sa fille qu’elle avait menée aux bains de
Bourbonne, d’où elle poussa jusqu’à Motiers, et logea chez moi
deux ou trois jours. À force d’attentions et de soins, elle avait en-
fin surmonté ma longue répugnance, et mon cœur, vaincu par ses
caresses, lui rendait toute l’amitié qu’elle m’avait si longtemps
témoignée. Je fus touché de ce voyage, surtout dans la circons-
tance où je me trouvais, et où j’avais grand besoin, pour soutenir
mon courage, des consolations de l’amitié. Je craignais qu’elle ne
s’affectât des insultes que je recevais de la populace, et j’aurais
voulu lui en dérober le spectacle pour ne pas contrister son cœur :
mais cela ne me fut pas possible, et quoique sa présence contint
un peu les insolents dans nos promenades, elle en vit assez pour
juger de ce qui se passait dans les autres temps. Ce fut même du-
rant son séjour chez moi que je continuai d’être attaqué de nuit
dans ma propre habitation. Sa femme de chambre trouva ma fe-
nêtre couverte un matin des pierres qu’on y avait jetées pendant
la nuit. Un banc très massif, qui était dans la rue à côté de ma
porte et fortement attaché, fut détaché, enlevé, et posé debout
contre la porte, de sorte que, si l’on ne s’en fût aperçu, le premier
qui, pour sortir, aurait ouvert la porte d’entrée, devait naturelle-
ment être assommé. Mme de Verdelin n’ignorait rien de ce qui se
passait ; car, outre ce qu’elle voyait elle-même, son domestique,
homme de confiance, était très répandu dans le village, y accostait
tout le monde, et on le vit même en conférence avec Montmollin.
Cependant elle ne parut faire aucune attention à rien de ce qui
m’arrivait, ne me parla ni de Montmollin ni de personne, et ré-
pondit peu de chose à ce que je lui en dis quelquefois. Seulement,
paraissant persuadée que le séjour de l’Angleterre me convenait
plus qu’aucun autre, elle me parla beaucoup de M. Hume qui était
alors à Paris, de son amitié pour moi, du désir qu’il avait de
m’être utile dans son pays. Il est temps de dire quelque chose de
ce M. Hume.
parmi les Encyclopédistes, par ses traités de commerce et de poli-
tique, et en dernier lieu par son Histoire de la maison Stuart, le
seul de ses écrits dont j’avais lu quelque chose dans la traduction
de l’abbé Prévost. Faute d’avoir lu ses autres ouvrages, j’étais per-
suadé, sur ce qu’on m’avait dit de lui, que M. Hume associait une
âme très républicaine aux paradoxes anglais en faveur du luxe.
Sur cette opinion, je regardais toute son apologie de Charles Ier
comme un prodige d’impartialité, et j’avais une aussi grande idée
de sa vertu que de son génie. Le désir de connaître cet homme
rare et d’obtenir son amitié avait beaucoup augmenté les tenta-
tions de passer en Angleterre que me donnaient les sollicitations
de Mme de Boufflers, intime amie de M. Hume. Arrivé en Suisse,
j’y reçus de lui, par la voie de cette dame, une lettre extrêmement
flatteuse, dans laquelle, aux plus grandes louanges sur mon génie,
il joignait la pressante invitation de passer en Angleterre, et l’offre
de tout son crédit et de tous ses amis pour m’en rendre le séjour
agréable. Je trouvai sur les lieux Milord Maréchal, le compatriote
et l’ami de M. Hume, qui me confirma tout le bien que j’en pen-
sais, et qui m’apprit même à son sujet une anecdote littéraire qui
l’avait beaucoup frappé, et qui me frappa de même. Wallace, qui
avait écrit contre Hume au sujet de la population des anciens,
était absent tandis qu’on imprimait son ouvrage. Hume se char-
gea de revoir les épreuves et de veiller à l’édition. Cette conduite
était dans mon tour d’esprit. C’est ainsi que j’avais débité des co-
pies à six sols pièce d’une chanson qu’on avait faite contre moi.
J’avais donc toutes sortes de préjugés en faveur de Hume, quand
Mme de Verdelin vint me parler vivement de l’amitié qu’il disait
avoir pour moi, et de son empressement à me faire les honneurs
de l’Angleterre ; car c’est ainsi qu’elle s’exprimait. Elle me pressa
beaucoup de profiter de ce zèle, et d’écrire à M. Hume. Comme je
n’avais pas naturellement de penchant pour l’Angleterre, et que je
ne voulais prendre ce parti qu’à l’extrémité, je refusai d’écrire et
de promettre ; mais je la laissai la maîtresse de faire tout ce
qu’elle jugerait à propos pour maintenir Hume dans ses bonnes
dispositions. En quittant Motiers, elle me laissa persuadé, par
tout ce qu’elle m’avait dit de cet homme illustre, qu’il était de mes
amis, et qu’elle était encore plus de ses amies.
Après son départ, Montmollin poussa ses manœuvres, et la
populace ne connut plus de frein. Je continuais cependant à me
promener tranquillement au milieu des huées, et le goût de la bo-
tanique, que j’avais commencé de prendre auprès du docteur
d’Ivernois, donnant un nouvel intérêt à mes promenades, me fai-
sait parcourir le pays en herborisant, sans m’émouvoir des cla-
meurs de toute cette canaille, dont ce sang-froid ne faisait
qu’irriter la fureur. Une des choses qui m’affectèrent le plus fut de
voir les familles de mes amis, ou des gens qui portaient ce nom,
entrer assez ouvertement dans la ligne de mes persécuteurs,
comme les d’Ivernois, sans en excepter même le père et le frère de
mon Isabelle, Boy de la Tour, parent de l’amie chez qui j’étais lo-
gé, et Girardier, sa belle-sœur. Ce Pierre Boy était si butor, si bête,
et se comporta si brutalement, que, pour ne pas me mettre en
colère, je me permis de le plaisanter, et je fis, dans le goût du Petit
Prophète, une petite brochure de quelques pages, intitulée La
Vision de Pierre de la Montagne, dit le Voyant, dans laquelle je
trouvai le moyen de tirer assez plaisamment sur les miracles qui
faisaient alors le grand prétexte de ma persécution. Du Peyrou fit
imprimer à Genève ce chiffon, qui n’eut dans le pays qu’un succès
médiocre ; les Neuchâtelois, avec tout leur esprit, ne sentent
guère le sel attique ni la plaisanterie, sitôt qu’elle est un peu fine.
dont on trouvera le manuscrit parmi mes papiers, et dont il faut
dire ici le sujet.
les Genevois s’étaient particulièrement signalés, en criant haro de
toute leur force, et mon ami Vernes, entre autres, avec une géné-
rosité vraiment théologique, choisit précisément ce temps-là pour
publier contre moi des lettres où il prétendait prouver que je
n’étais pas chrétien. Ces lettres, écrites avec un ton de suffisance,
n’en étaient pas meilleures, quoiqu’on assurât que le naturaliste
Bonnet y avait mis la main : car ledit Bonnet, quoique matéria-
liste, ne laisse pas d’être d’une orthodoxie très intolérante, sitôt
qu’il s’agit de moi. Je ne fus assurément pas tenté de répondre à
cet ouvrage ; mais l’occasion s’étant présentée d’en dire un mot
dans les Lettres de la Montagne, j’y insérai une petite note assez
dédaigneuse, qui mit Vernes en fureur. Il remplit Genève des cris
de sa rage, et d’Ivernois me marqua qu’il ne se possédait pas.
Quelque temps après parut une feuille anonyme, qui semblait
écrite, au lieu d’encre, avec l’eau du Phlégéton. On m’accusait
dans cette lettre, d’avoir exposé mes enfants dans les rues, de
traîner après moi une coureuse de corps de garde, d’être usé de
débauche, pourri de vérole, et d’autres gentillesses semblables. Il
ne me fut pas difficile de reconnaître mon homme. Ma première
idée, à la lecture de ce libelle, fut de mettre à son vrai prix tout ce
qu’on appelle renommée et réputation parmi les hommes, en
voyant traiter de coureur de bordels un homme qui n’y fut de sa
vie, et dont le plus grand défaut fut toujours d’être timide et hon-
teux comme une vierge, et en me voyant passer pour être pourri
de vérole, moi qui non seulement n’eus de mes jours la moindre
atteinte d’aucun mal de cette espèce, mais que des gens de l’art
ont même cru conforme de manière à n’en pouvoir contracter.
Tout bien pesé, je crus ne pouvoir mieux réfuter ce libelle qu’en le
faisant imprimer dans la ville où j’avais le plus vécu, et je
l’envoyai à Duchesne pour le faire imprimer tel qu’il était, avec un
avertissement où je nommais M. Vernes, et quelques courtes no-
tes pour l’éclaircissement des faits. Non content d’avoir fait im-
primer cette feuille, je l’envoyai à plusieurs personnes, et entre
autres à M. le prince Louis de Wurtemberg, qui m’avait fait des
avances très honnêtes, et avec lequel j’étais alors en correspon-
dance. Ce prince, du Peyrou et d’autres, parurent douter que Ver-
nes fût l’auteur du libelle, et me blâmèrent de l’avoir nommé trop
légèrement. Sur leurs représentations, le scrupule me prit, et
j’écrivis à Duchesne de supprimer cette feuille. Guy m’écrivit
l’avoir supprimée, je ne sais pas s’il l’a fait, je l’ai trouvé menteur
en tant d’occasions, que celle-là de plus ne serait pas une mer-
veille ; et dès lors j’étais enveloppé de ces profondes ténèbres à
travers lesquelles il m’est impossible de pénétrer aucune sorte de
vérité.
plus qu’étonnante dans un homme qui ne l’aurait pas méritée
après la fureur qu’il avait montrée auparavant. Il m’écrivit deux
ou trois lettres très mesurées, dont le but me parut être de tâcher
de pénétrer, par mes réponses, à quel point j’étais instruit, et si
j’avais quelque preuve contre lui. Je lui fis deux réponses courtes,
sèches, dures dans le sens, mais sans malhonnêteté dans les ter-
mes, et dont il ne se fâcha point. À sa troisième lettre, voyant qu’il
voulait lier une espèce de correspondance, je ne répondis plus : il
me fit parler par d’Ivernois. Mme Cramer écrivit à du Peyrou
qu’elle était sûre que le libelle n’était pas de Vernes. Tout cela
n’ébranla point ma persuasion ; mais comme enfin je pouvais me
tromper, et qu’en ce cas je devais à Vernes une réparation authen-
tique, je lui fis dire par d’Ivernois que je la lui ferais telle qu’il en
serait content, s’il pouvait m’indiquer le véritable auteur du li-
belle, ou me prouver du moins qu’il ne l’était pas. Je fis plus : sen-
tant bien qu’après tout, s’il n’était pas coupable, je n’avais pas
droit d’exiger qu’il me prouvât rien, je pris le parti d’écrire, dans
un mémoire assez ample, les raisons de ma persuasion, et de les
soumettre au jugement d’un arbitre que Vernes ne pût récuser.
On ne devinerait pas quel fut cet arbitre que je choisis. [Le
Conseil de Genève]. Je déclarai à la fin du Mémoire que si, après
l’avoir examiné et fait les perquisitions qu’il jugerait nécessaires,
et qu’il était bien à portée de faire avec succès, le Conseil pronon-
çait que M. Vernes n’était pas l’auteur du mémoire, dès l’instant
je cesserais sincèrement de croire qu’il l’est, je partirais pour
m’aller jeter à ses pieds, et lui demander pardon jusqu’à ce que je
l’eusse obtenu. J’ose le dire, jamais mon zèle ardent pour l’équité,
jamais la droiture, la générosité de mon âme, jamais ma
confiance dans cet amour de la justice, inné dans tous les cœurs,
ne se montrèrent plus pleinement, plus sensiblement que dans ce
sage et touchant mémoire, où je prenais sans hésiter mes plus
implacables ennemis pour arbitres entre le calomniateur et moi.
Je lus cet écrit à du Peyrou : il fut d’avis de le supprimer, et je le
supprimai. Il me conseilla d’attendre les preuves que Vernes
promettait ; je les attendis, et je les attends encore : il me conseil-
la de me taire en attendant ; je me tus, et me tairai le reste de ma
vie, blâmé d’avoir chargé Vernes d’une imputation grave, fausse
et sans preuve, quoique je reste intérieurement persuadé,
convaincu, comme de ma propre existence, qu’il est l’auteur du
libelle. Mon Mémoire est entre les mains de M. du Peyrou. Si ja-
mais il voit le jour, on y trouvera mes raisons, et l’on y connaîtra,
je l’espère, l’âme de Jean-Jacques, que mes contemporains ont si
peu voulu connaître.
