Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE III.

Camp de Clotaire II. – Le village deRyonne. – Sigebert, Corbe et Mérovée, petits-fils de Brunehaut. –Entretien d’un roi et d’une reine. – Trois jours de supplice. –Loysik. – Entrevue. – Le chameau et le cheval indompté. – Lebûcher. – La charte de l’évêque de Châlons. – Fête dans la valléede Charolles.

 

Le village de Ryonne, situé sur les bords dela petite rivière de la Vigenne, est éloigné d’environ trois joursde marche de Châlons. Autour de ce village sont campées une partiedes troupes de Clotaire II, fils de Frédégonde. La tente de ceroi a été dressée sous des arbres plantés au milieu du village. Lesoleil vient de se lever ; on voit, non loin de ce royal abri,une masure un peu plus grande et moins délabrée que lesautres ; sa porte fermée est gardée par deux guerriersfranks ; une seule petite fenêtre donne jour dans l’intérieurde cette masure ; de temps en temps l’un des guerriers postésau dehors, écoute ou regarde par cette fenêtre ; un coffrevermoulu, deux ou trois escabeaux, quelques ustensiles de ménage,une sorte de caisse remplie de bruyères desséchées ; tel estl’ameublement de la hutte ; sur le lit de bruyères sont troisenfants vêtus de leurs habits de soie brodés d’or ou d’argent.Quels sont ces enfants si magnifiquement habillés et couchés commedes fils d’esclaves sur ce grabat ? Ce sont les fils deThierry, défunt roi de Bourgogne, ce sont les arrière-petits de lareine Brunehaut ; ces enfants dorment tous trois enlacés.Sigebert, l’aîné, est couché au milieu de ses deux frères ;appuyée sur sa poitrine est la tête de Mérovée, le plusjeune ; Corbe, le second, a un bras passé autour du cou deSigebert. Les traits de ces petits princes, plongés dans un sommeilprofond, sont à demi cachés par leurs longs cheveux, symbole derace royale ; ils semblent paisibles, presque souriants ;la douce figure de l’aîné surtout a une expression d’angéliquesérénité… Le soleil montant de plus en plus à l’horizon dardabientôt en plein ses vifs rayons sur le groupe des enfantsendormis. Sigebert, éveillé le premier par l’ardeur de cette vivelumière, passa ses mains blanches et fluettes sur ses grands yeuxencore demi-clos, les ouvrit, regarda autour de lui d’un airsurpris, se dressa presque sur son séant, puis, sans doute, sesouvenant de la triste réalité, il retomba sur son grabat ;bientôt les larmes inondèrent son pâle visage, et il appuya sa mainsur ses lèvres afin de comprimer ses sanglots convulsifs ; lepauvre enfant craignait d’éveiller ses frères ; ils dormaienttoujours, et, malgré le mouvement de Sigebert, qui, en se dressant,avait un peu dérangé la tête du petit Mérovée, son sommeil profondne fut pas interrompu. Mais Corbe, à demi éveillé par l’ardeur desrayons du soleil, se frotta les yeux et murmura : –Chrotechilde… je veux… mon lait et mes gâteaux… j’ai faim…

– Corbe, – reprit Sigebert la figurebaignée de pleurs et les lèvres encore palpitantes, – mon frère…éveille-toi donc… Hélas ! nous ne sommes plus dans notrepalais, à Châlons…

Corbe, à ces mots de son frère, s’étantéveillé tout à fait, répondit avec un soupir : – C’est vrai…je me croyais encore dans notre palais…

– Nous n’y sommes plus, mon frère… pournotre malheur…

– Pourquoi dis-tu : Pour notremalheur ? est-ce que nous ne sommes pas fils de roi…nous ?

– Pauvres fils de roi… car nous sommes enprison, et notre grand’mère, où est-elle ? et notre frèreChildebert ! où est-il ?… Tous deux peut-être sont aussiprisonniers.

– Et à qui la faute ? À l’armée quia trahi notre grand’mère, – s’écria Corbe avec colère. – On ledisait autour de nous… les troupes ont fui sans combattre. Le ducWarnachaire… le chien qu’il est, avait préparé cettetrahison !

– Plus bas, Corbe… plus bas, – repritSigebert d’une voix étouffée, – tu vas éveiller Mérovée… cherpetit ! je voudrais dormir comme lui, je ne penserais àrien.

– Tu pleures toujours, toi, Sigebert… queveux-tu qu’on nous fasse ?

– Ne sommes-nous pas entre les mains del’ennemi de notre grand’mère ?

– Ne crains rien, elle va venir nousdélivrer avec une autre armée, et elle tuera Clotaire… Tu n’as pasfaim, toi ?

– Non… oh ! non !

– Le soleil est levé depuislongtemps ; on va sans doute nous apporter à manger. Ah !elle disait vrai, notre grand’mère : c’est fatigant etennuyeux la guerre, même quand on n’est pas prisonnier… Mais commeil dort, ce Mérovée ; éveille-le donc.

– Oh ! mon frère, laissons-ledormir ; il se croit peut-être, comme toi tout à l’heure, dansnotre palais de Châlons.

– Tant pis ! nous sommes éveillésnous autres. Je ne veux plus qu’il dorme, lui…

– Corbe… ce que tu dis là n’est pas d’unbon cœur.

– Sigebert ! Sigebert ! laporte s’ouvre… on nous apporte à manger.

La porte s’ouvrit en effet ; quatrepersonnages entrèrent dans l’intérieur de la masure ; deuxétaient vêtus de casaques de peaux de bête, et l’un tenait à lamain un paquet de cordes. Clotaire II et Warnachaireaccompagnaient ces deux hommes : le duk portait son armure debataille, le roi une longue robe de soie de couleur claire, bordéede fourrure.

– Seigneur roi, – lui dit à demi-voix leduc Warnachaire, – vous ne voulez décidément pas attendre le retourdu connétable Herpon ?…

– Qui sait s’il sera seulement de retouraujourd’hui ?

– Songez qu’il a des chevaux frais, queceux de Brunehaut sont épuisés de fatigue. Il est impossible qu’iln’ait pas atteint la reine au pied des montagnes du Jura, où ellen’aura pas osé s’aventurer. Le connétable peut d’un moment àl’autre arriver avec elle.

– Warnachaire, j’ai hâte d’enfinir ; ce coup ne serait que peu sensible à Brunehaut,pourquoi l’attendre ? Cela doit être fait… Allons !…

Et le jeune roi ayant fait un signe aux deuxhommes, ils s’approchèrent des enfants. Le sommeil du premier âgeest si profond, que le petit Mérovée, de qui Sigebert avaitdoucement déposé la tête sur la bruyère, continuait de dormir. Sesdeux frères, interdits, effrayés surtout par la figure sinistre desdeux hommes portant des casaques de peau de bête, se reculèrentjusqu’à l’extrémité de leur couche ; là ils se serrèrent l’uncontre l’autre, tout tremblants et sans mot dire. Au signe deClotaire II, l’un des hommes, celui qui portait un paquet decordes, le déroula, et s’avança vers les petits princes, tandis queson compagnon tirait de sa ceinture un couteau, large, long, droitet aigu comme celui d’un boucher ; il tâta légèrement du boutdu doigt le fil de la lame fraîchement aiguisée, tandis que le filsde Frédégonde lui disait :

– Et surtout, hâte-toi.

Le bourreau répondit au roi par un signe de lamain qui semblait signifier : – Soyez tranquille, j’irai vite.– L’autre homme s’était approché des deux enfants livides et muetsd’épouvante, tremblant si fort que l’on entendait leurs dents sechoquer ; le bourreau mit sur chacun d’eux sa large main, etdit sans retourner la tête.

– Roi… par qui commencer ?… Le plusgrand, le plus petit, ou celui qui dort ?

– Commence par l’aîné, – ditClotaire II d’une voix sourde et brève ; – dépêchons,dépêchons…

Les deux enfants se rencognèrent dans l’angledu mur où était appuyé le grabat, et s’enlacèrent étroitement dansles bras l’un de l’autre. – Grâce ! – criait Sigebert d’unevoix plaintive et étouffée, – grâce pour mon frère ! grâcepour moi !

– Nous sommes fils de roi ! – criaitCorbe avec plus de colère encore que d’épouvante. – Si vous nousfaites du mal, ma grand’mère vous tuera tous !…

À ce moment le petit Mérovée, enfin éveillépar le bruit, s’assit sur son séant et regarda autour de lui avecsurprise, mais sans terreur… Cet enfant de six ans ne pouvaitcomprendre ce dont il s’agissait, et, se frottant les yeux, iltournait de-ci, de-là, sa petite tête aux yeux encore bouffis parle sommeil, regardant tour à tour les quatre nouveaux venus et sesfrères, comme pour leur demander ce que cela signifiait. L’un desbourreaux, à ces mots du roi : – Commence par l’aîné, –s’était emparé de Sigebert… La pauvre créature, plus morte quevive, ne fit aucune résistance ; il se laissa garrotter lespieds et les mains ainsi que l’agneau se laisse garrotter par leboucher ; il murmurait seulement d’une voix dolente, entâchant de tourner la tête vers Clotaire II : – Seigneurroi ! bon seigneur roi, ne nous faites pas mourir… Pourquoinous tuer ? nous serons esclaves si vous voulez… Envoyez-nousgarder vos troupeaux bien loin d’ici ; nous vous obéirons entout ; seulement, grâce, bon seigneur roi ! grâce de lavie pour mes petits frères et pour moi !…

Clotaire II, digne petit-fils du tueurd’enfants, resta impassible aux prières de sa victime, il ditseulement au bourreau : – Hâtons-nous…

Sigebert passa des mains de l’un des bourreauxdans celles de l’autre : l’enfant avait les bras liés derrièrele dos et les jambes aussi attachées ; sa défaillancel’empêchait de se tenir debout. Il tomba sur ses deux genoux auxpieds de l’égorgeur… Celui-ci prit l’enfant par sa longuechevelure, avança l’un de ses genoux, y appuya fortement la nuquede l’enfant, de sorte que sa gorge bien tendue s’offrait à soncouteau. Sigebert murmurait cependant encore d’une voix étouffée,en jetant un regard agonisant sur le maire du palais : –Warnachaire, vous qui m’appeliez en voyage votre cherenfant, vous ne demandez pas ma grâce…

Ce furent les derniers mots de l’innocentecréature. Clotaire II fit un signe d’impatience. Le bourreauapprocha son couteau du cou de l’enfant ; mais, éprouvant sansdoute malgré lui un ressentiment de pitié éphémère, l’égorgeurdétourna, pendant un instant, la tête en fermant les yeux, commepour échapper au regard mourant de Sigebert ; puis cessant des’apitoyer, il plongea son large couteau dans la gorge de l’enfanten imprimant à la lame un mouvement de scie jusqu’à ce qu’il eûtrencontré les vertèbres du cou… Deux jets de sang vermeiljaillirent de cette large plaie béante, et allèrent tomber çà et làcomme une rosée rouge sur l’un des pans de la robe du fils deFrédégonde et sur les jambards de fer du duk Warnachaire… L’enfantavait cessé de vivre. Le bourreau, retirant son genou, qui luiavait servi de billot, abandonna le petit corps à son proprepoids ; il tomba à la renverse ; la tête inerte rebonditsur le sol : quelques tressaillements convulsifs agitèrent lesépaules et les jambes ; puis le cadavre resta immobile aumilieu d’une mare de sang[88]. Pendantce premier meurtre, Mérovée, toujours assis sur la bruyère, avaitpleuré à chaudes larmes parce qu’il voyait bien que l’onfaisait du mal à son frère ; mais l’idée de la mortne pouvait apparaître clairement à la pensée d’un enfant de cetâge ; son frère Corbe, d’un caractère violent, vindicatif,n’avait pas imité la douce résignation de Sigebert ; ils’était débattu en poussant des cris aigus, tâchant d’égratigner oude mordre le bourreau chargé de le lier… aussi celui-citerminait-il de serrer les derniers nœuds lorsque l’égorgement del’autre enfant s’achevait. – Chiens ! meurtriers ! –s’écria Corbe de sa petite voix grêle, tandis que ses yeuxflamboyaient au milieu de son pâle visage, et il se roidissait, setordait si convulsivement dans ses liens, que le bourreau pouvait àpeine le contenir. – Oh ! – ajoutait-il en grinçant des dentstout haletant de cette lutte, – oh ! ma grand’mère vous feratous torturer… tous… par Pog, son bourreau… vous verrez… vousverrez…

Clotaire II, se retournant vers le mairedu palais de Bourgogne, lui désigna Corbe du geste et luidit : – Warnachaire, il eût été impolitique de laisser vivrecet enfant haineux et vindicatif ! il serait devenu un hommedangereux, quoique détrôné.

Les deux bourreaux franks eurent facilementraison de Corbe, malgré ses cris et ses soubresauts ; maiscomme il s’agitait violemment dans ses liens, l’un des deux tueurs,afin de contenir l’enfant, s’agenouilla sur sa poitrine, tandis quel’autre, enroulant autour de son poignet gauche la longue cheveluredu petit prince, attira ainsi fortement la tête à lui, de sorte quele cou très-tendu offrit toute facilité au couteau. Une secondefois la lame joua, une seconde fois le sang jaillit… et le cadavrede Corbe tomba sur celui de son frère[89]. Ilrestait à égorger le petit Mérovée, toujours assis sur labruyère ; soit ignorance du danger, soit insouciance dupremier âge, lorsqu’il vit le bourreau s’approcher, il se leva,vint à lui d’un air soumis, et voulant parler sans doute de larésistance de Corbe, il dit de sa voix enfantine, en tâchant decontenir ses pleurs : – Mon frère Sigebert ne s’est pasdébattu… moi, je serai doux comme Sigebert…

Et l’enfant, renversant sa petite tête blondeen arrière, tendit de lui-même le cou.

Soudain un cavalier couvert de poussière entraen criant d’une voix à demi étouffée par la joie : – Grandroi ! je précède de peu le connétable Herpon ; il ramènela reine Brunehaut prisonnière… Après deux jours de poursuiteacharnée, il a pu la joindre à Orbe, au delà des premièresmontagnes du Jura…

– Oh ! ma mère ! tu vastressaillir de joie dans ton sépulcre… La voici enfin entre mesmains, cette femme que tu n’as pu frapper ! – s’écria le filsde Frédégonde. Et s’adressant aux bourreaux qui tenaient entreleurs mains le petit Mérovée : – Ne tuez pas cet enfant… qu’onle conduise dans ma tente… Vous attendrez mes ordres… vous ne savezpas la gloire qui vous attend, – ajouta Clotaire II avec uneexpression de férocité sardonique. Puis, sa tournant versWarnachaire : – Viens, allons recevoir dignement cette fillede roi, cette femme de roi, cette aïeule et bisaïeule de rois,Brunehaut, reine de Bourgogne et d’Austrasie… Viens… viens…

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*

Quel est ce bruit ? on dirait les passourds et les cris lointains d’une grande multitude… Grande est lamultitude en effet qui s’avance vers le village de Ryonne, où sontcampés les guerriers de Clotaire II. Cette multitude, d’oùvient-elle ? Oh ! elle vient de loin, des montagnes duJura d’abord ; puis en route elle s’est grossie d’un grandnombre d’habitants des lieux qu’elle traversait ; desesclaves, des colons, des hommes des cités, des femmes, desenfants, des vieillards, tous ont quitté leurs champs, leurshuttes, leurs villes ; colons et esclaves, au risque de lamutilation, de la prison et du fouet au retour ; citadins, aurisque de la fatigue de ce voyage rapide, qui, pour les uns, duraitdepuis deux jours, pour les autres, depuis un jour, un demi-jour,deux heures, une heure, selon qu’ils s’étaient joints à la fouledepuis plus ou moins longtemps. Mais cette foule si empressée, quil’attirait ainsi ? Ces mots répétés de proche en proche :– C’est la reine Brunehaut qui passe… on l’emmène prisonnière pourla livrer au fils de Frédégonde… – Oui, telle était la haine, ledégoût, l’horreur, l’épouvante qu’inspiraient en Gaule ces deuxnoms, Frédégonde et Brunehaut, qu’un grand nombre de gens n’avaientpu résister à la curiosité terrible de voir et de savoir ce qu’ilallait advenir de la capture de Brunehaut par le fils deFrédégonde. Cette multitude s’avançait donc vers le village deRyonne… Une cinquantaine de guerriers à cheval ouvraient la marche,puis venait le connétable Herpon, armé de toutes pièces, derrièrelui, entre deux cavaliers qui tenaient la bride de sa haquenée, onvoyait Brunehaut ; cette vieille reine, garrottée sur saselle, avait les mains liées derrière le dos, sa longue robepourpre brodée d’or, couverte de poussière et de boue, tombaitpresque en lambeaux, par suite de la résistance désespérée de cettefemme indomptable lorsqu’elle fut atteinte par le connétable Herponet par ses hommes ; une des manches et la moitié de soncorsage arrachés, laissaient nus un des bras de la reine, ainsi queson cou et ses épaules couvertes de meurtrissures livides,bleuâtres, à demi cachées par ses longs cheveux blancs, dénoués,hérissés, emmêlés ; ou voyait sur sa chevelure des débrisd’ordures et de fumier, que le peuple lui avait jetés sur la routeen l’accablant d’injures. De temps à autre elle tâchait, par unmouvement de tête convulsif, de dégager son front voilé par sonépaisse chevelure… alors apparaissait son visage, hideux, horrible.Avant de se laisser prendre, elle s’était défendue comme unelionne ; on voulait surtout l’amener vivante au fils deFrédégonde. Dans la lutte brutale et acharnée du connétable Herponet de ses hommes contre Brunehaut, on lui avait donné des coups depoing, des coups de pied ; on lui avait meurtri les bras, lesépaules, le sein, le visage ; un de ses yeux portait encorel’empreinte d’une atteinte violente ; les paupières et unepartie de la joue disparaissaient sous une large contusionnoirâtre ; sa lèvre supérieure, fendue et gonflée, par suited’un coup qui lui avait cassé deux dents, était couverte de sangdesséché ; cependant, telle était l’énergie sauvage de cettecréature, que son front restait altier, son regard étincelant d’unorgueil farouche… Chargée de liens, meurtrie, déguenillée, couvertede poussière, de boue, Brunehaut semblait encore redoutable :cris, huées, menaces, rien, durant cette longue route, n’avait puébranler cette âme inflexible…

Bientôt Clotaire II, sortant du villagedans sa hâte de jouir de la vue de sa victime, accourut à sarencontre, accompagné de Warnachaire ; d’autres seigneurs deBourgogne et d’Austrasie, qui avaient pris parti pour Clotaire,l’accompagnaient ; c’étaient les duks Pépin, Arnolf, Aléthée,Eudelan, Roccon, Sigowald, l’évêque de Troyes, et d’autres encore.Le connétable Herpon, à la vue du roi, voulut se rapprocher delui ; il fit un signe aux deux cavaliers qui conduisaient lamonture de Brunehaut, et partit au galop ; les deux guerriers,se guidant sur son allure, emmenèrent la vieille reine ;celle-ci, non garrottée, se fût tenue en selle comme uneamazone ; mais gênée par les liens quil’assujettissaient, elle ne pouvait suivre avec souplesse lesmouvements de sa monture, de sorte que le galop de sa haquenéeimprimait au corps de Brunehaut des soubresauts ridicules. La fouleet les guerriers de l’escorte, la suivant en courant, l’accablèrentde railleries et de huées. Enfin, le connétable Herpon rejoignit leroi, sauta à bas de son cheval, et dit à ses hommes en leurmontrant la reine : – Mettez-la par terre… laissez-luiseulement les mains attachées derrière le dos.

Les cavaliers obéirent, et dénouèrent lescordes qui garrottaient la reine sur sa selle ; mais la rudepression des liens avait tellement endolori ses jambes, que, nepouvant se tenir debout, elle tomba d’abord sur ses genoux.Craignant que l’on n’attribuât sa chute à la faiblesse ou à lacrainte, elle s’écria : – J’ai les membres engourdis, sanscela je resterais debout… Brunehaut ne s’agenouille pas !…

Les guerriers franks ayant relevé la reine, lasoutinrent. Sa haquenée de prédilection, qu’elle montait le jour dela bataille, et dont elle venait de descendre, allongea sa têteintelligente et lécha doucement les mains de la reine attachéesderrière son dos… Pour la première fois, et pendant un moment, lestraits de Brunehaut exprimèrent autre chose qu’un orgueil faroucheou une rage concentrée ; elle tourna comme elle put la têtepar-dessus son épaule et dit à sa haquenée d’une voix presqueattendrie : – Pauvre animal ! tu as tâché de me sauverpar la rapidité de ta course… tes forces ont trahi toncourage ; maintenant tu me dis adieu à ta manière… Toi seul tun’éprouves pas de haine contre Brunehaut ; mais Brunehaut estfière d’être haïe par tous… car elle est redoutée par tous…

Clotaire II s’approcha lentement de lavieille reine. Un cercle immense, composé des seigneurs franks, desguerriers de l’armée et de la foule qui l’avait suivie, se formaautour du fils de Frédégonde et de sa mortelle ennemie. La vue dece roi, la volonté de ne pas défaillir devant lui, donnèrent àBrunehaut une énergie, une force surhumaines. Elle s’écria d’un airfarouche en s’adressant aux guerriers qui la soutenaientpar-dessous les bras : – Arrière ! je saurai me tenirdebout !…

Elle se tint debout en effet, et fit deux pasà l’encontre du roi, comme pour lui prouver qu’elle ne ressentaitni faiblesse ni crainte. Clotaire et Brunehaut se trouvèrent ainsitous deux face à face au milieu du cercle qui se rétrécit de plusen plus. Un grand silence se fit dans cette foule ; toutes lesrespirations étaient suspendues, on attendait avec anxiété lerésultat de cette terrible entrevue. Le fils de Frédégonde, lesdeux bras croisés sur sa poitrine palpitante d’un triomphefarouche, contemplait silencieusement sa victime. Celle-ci, lefront superbe, le regard intrépide, dit de sa voix mordante,sonore, qui retentit au loin :

– Et d’abord, bonjour, duk Warnachaire,lâche soldat… toi qui as commandé à mon armée de fuir sanscombattre ; ton infâme trahison m’a perdue… Gloire àtoi ! tu as vaincu mes soupçons, tu m’as livrée à mon ennemi…me voici donc moi, moi, fille, femme, mère de rois… me voicigarrottée, me voici la figure meurtrie de coups de poing que l’onm’a donnés… me voici souillée de fumier, de boue et d’ordures queles populations m’ont jetés sur la route… Triomphe, fils deFrédégonde ! triomphe, jeune homme ! depuis deux jours lepeuple couvre de huées, de mépris et de fange, non-seulement moi,mais en ma personne la royauté franque ! la tienne, celle deta race ! Triomphe ! la royauté ne se relèvera pas ducoup que tu m’as porté !

– Glorieux roi ! – dit tout basl’évêque de Troyes à Clotaire II, – si vous m’en croyez, vousne laisserez point parler cette femme diabolique ; sa langueest plus venimeuse que celle d’un aspic…

– Non, non ; je veux d’abord latorturer dans son orgueil, je veux la rendre l’horreur et la riséede cette populace !

Pendant ces quelques mots, échangés entre leprélat et le roi, Brunehaut avait continué d’une voix de plus enplus retentissante en se tournant vers la foule desguerriers :

– Et le peuple stupide ! le peuplehébété nous respecte… nous craint, nous autres de race royale, quinous traitons si royalement entre nous… C’est pourtant une faceroyale et couronnée que ma figure meurtrie à coups de poing, commecelle d’une vile esclave ! Tenez, guerriers, la mère de votreroi que voilà, devait me ressembler lorsqu’elle avait été battuepar quelque goujat, son amant ! vous savez, Frédégonde… cetteinfâme créature, prostituée à tous les valets du palais deChilpérik, avant d’être la concubine, puis l’épouse de ce glorieuxroi, lorsqu’il eut, de ses propres mains, étranglé ma sœurGaleswinthe !…

– Oses-tu parler de prostitution, vieillelouve blanchie dans la débauche ! – s’écria Clotaire d’unevoix non moins retentissante que celle de Brunehaut, – toi qui,rebutante et ridée, ne pouvais avoir d’amants qu’en les payant avecles fonctions du palais…

– Et ta mère Frédégonde ! la chastefemme !… avec sa cour de jeunes pages qui, tout chauds de sesbaisers lubriques, ont poignardé mon mari Sigebert et mon filsChildebert !…

– Et toi, vieille chienne altérée decarnage ! tu irais dans ta soif de meurtre lécher le sangcorrompu des charniers !… N’as-tu pas fait égorgerLupence, évêque de Saint-Privat, par le comte Gabale, unde tes amants !…

– Que veux-tu… je suis un monstre,moi ! un monstre couronné ! c’est tout dire,entendez-vous, guerriers ! apprenez en un jour à juger vosrois ! Mais, écoute, Clotaire ; évêque pour évêque, tamère Frédégonde n’a-t-elle pas fait poignarder Prétextat dans sabasilique de Rouen, parce que, après le meurtre de mon mari,Prétextat m’avait mariée à Mérovée, ton frère…

– Si mon frère t’a épousée, c’est grâce àtes maléfices, abominable sorcière ! car après avoir abusé desa jeunesse, tu as poussé Mérovée au parricide… tu l’as armé contreson père, qui était aussi le mien.

– Quel tendre père ! Écoutez,guerriers, et admirez la paternité de vos rois. Ce Chilpérik, noncontent de faire égorger son fils Mérovée à Noisy, a livré aupoignard ou au poison de Frédégonde tous les enfants qu’il avaiteus de ses autres femmes !…

– Te tairas-tu ! – s’écria Clotairegrinçant les dents de rage. – Tu mens, monstre ! tumens !…

– Seigneur roi, que ne m’avez-vousécouté ? – dit à demi-voix l’évêque de Troyes. – Cette femmeest un véritable basilic !…

– Il restait à ton père Chilpérik, parmises épouses répudiées, une seule femme vivante, Audowère, – repritBrunehaut ; – Audowère avait deux enfants, Clodwig etBasine : la mère est étranglée, le fils poignardé, la fille,livrée aux pages de Frédégonde qui la violent sous ses yeux àelle[90]… l’auteur de ces meurtres !…Hein ! vaillants guerriers ! ces reines ! commeelles sont raffinées dans leurs sanglantes débauches !…

– Et toi ! – s’écriaClotaire II, ne voulant pas laisser sans réplique ceseffroyables accusations contre la mémoire de sa mère, – et toi,infâme entremetteuse ! qui mets des concubines dans le lit detes petits-fils pour les énerver et régner à leur place ; toiqui fais égorger les honnêtes gens que ces monstruositésrévoltent : témoin Berthoald, maire du palais de Bourgogne,poignardé par tes ordres ; l’évêque Didier, écrasé à coups depierre aux bords de la Chalaronne.

– C’est vrai… je ne recule devant aucunemonstruosité, moi. J’aime à voir torturer mes ennemis : jesuis de bon sang royal… comme ton père. Jugez-en, guerriers.Chilpérik, après avoir fait assassiner mon mari, s’empare de monparent Sigila et lui fait brûler les jointures des membres avec desfers ardents, arracher les narines et les yeux, enfoncer des fersentre les ongles, après quoi on coupe à la victime les mains, lesbras, les jambes et les cuisses… Hein ! ces rois, quels finsbourreaux de naissance !…

– Warnachaire, – dit Clotaire II,rugissant de fureur, – rappelle-toi ces supplices ; n’oublierien… ils trouveront leur place. – Puis s’adressant àBrunehaut : – Et toi, n’as-tu pas rougi tes mains du sang deton petit-fils Theudebert, après la bataille de Tolbiac ? Sonfils, un enfant de cinq ans, n’a-t-il pas eu, par tes ordres, latête brisée sur une pierre ?…

– C’est vrai. Mais, réponds, toi quiavais mes petits-fils en ton pouvoir, réponds, quel est ce sangtout frais dont ta robe est rougie ? c’est le sang innocent detrois enfants, dont tu viens d’usurper les royaumes ! Voilàcomme nous agissons, nous autres de race royale. Nous voulonsrégner à la place de nos enfants, nous les énervons ; deshéritiers nous gênent, nous les tuons ; des parents nousgênent, nous les tuons ; notre époux nous gêne, nous le tuons.Ton père Chilpérik gênait ta mère Frédégonde dans ses crapuleusesdébauches, elle le fait poignarder !

– C’est toi, monstre, qui as faitassassiner mon père !

– Tu veux rire… c’est ta mère…

– C’est toi, bête féroce !…

– C’est ta mère… Tu ne me croispas ? Tiens, interroge Landri, que je vois là derrière toi,Landri, un de tes fidèles, et l’un des anciens amants de ta mère,il te le dira comme moi, qu’elle a fait poignarder tonpère !

– C’est l’enfer que cette femme ! –s’écria Clotaire. – Qu’on l’entraîne ! qu’on labâillonne !…

– Ô mes chers fils en Christ ! –s’écria l’évêque de Troyes, afin de couvrir la voix haletante deBrunehaut, – comment pourriez-vous croire les paroles de cettefemme exécrable, qui accuse de forfaits inouïs, impossibles, lavénérable famille de notre glorieux roi Clotaire…

– Guerriers, écoutez-moi ! – s’écriaBrunehaut. – Je vais mourir… mais je veux…

– Tais toi, démon ! Belzébuthfemelle !… – reprit l’évêque de Troyes d’une voix tonnante.Puis il dit tout bas à Clotaire : – Glorieux roi !faites-la donc bâillonner… Il est temps, plus que temps…

Deux leudes, qui sur le premier ordre deClotaire s’étaient mis en quête d’une écharpe, la mirent sur labouche de Brunehaut et la nouèrent derrière sa tête.

– Oh ! monstre sorti del’enfer ! – lui dit alors l’évêque de Troyes, – si cetteglorieuse race de rois franks, à qui le Seigneur a octroyé lapossession de la Gaule en récompense de leur foi catholique et deleur soumission à l’Église ; si ces rois avaient commis lescrimes dont tu as l’audace de les accuser par tes imposturesdiaboliques, seraient-ils, comme le prouve le visible appui queDieu leur prête en terrassant leurs ennemis, seraient-ils les filschéris de notre sainte Église ? Est-ce que nous, les pères enChrist du peuple des Gaules, nous lui ordonnerions l’obéissance, larésignation devant ses maîtres, s’ils n’étaient pas les élus duSeigneur ? Va, rechercheuse de maléfices ! tu es l’effroidu monde ; il te revomit en enfer d’où tu es sortie.Retournes-y, monstre, qui t’es faite l’entremetteuse de tespetits-enfants pour les énerver. Dites, ô mes frères enChrist ! qui de vous ne frémira d’épouvante à la pensée de cecrime inouï, dont ce monstre, vous l’avez entendu, s’estglorifié ?…

L’évêque toucha le but… Ce crime, le plusexécrable de tous ceux de cette reine infâme, révoltait siprofondément la nature humaine, que les âmes les plus grossièress’émurent d’horreur, et un seul cri vengeur sortit de lafoule : – À mort, le monstre ! qu’il périsse dans lessupplices !…

**

*

Trois jours se sont passés depuis queBrunehaut est tombée au pouvoir de Clotaire II, le soleil demidi commence à décliner. Un homme à longue barbe blanche, vêtud’un froc brun à capuchon, et monté sur une mule, suit la route parlaquelle Brunehaut, accompagnée de son escorte et de la foule, estarrivée au village. Cet homme est Loysik ; il a échappé à lamort que lui destinait Brunehaut, oublié par cette reinelorsqu’elle fut obligée de quitter précipitamment Châlons pourmarcher à la tête de son armée à la rencontre deClotaire II ; un des jeunes frères de la communautéaccompagne à pied le vieux moine et guide sa mule par la bride.Venant à la rencontre du moine, un guerrier, armé de toutes pièces,gravissait au pas de son cheval la route ardue que Loysikdescendait au pas de sa mule. Lorsque ce Frank fut à quelques pasdu vieillard, celui-ci lui dit : – Vous êtes de la suite duroi Clotaire ?

– Oui, saint patron.

– Est-il encore dans le village deRyonne ?

– Jusqu’à ce soir… Je vais faire préparerses logements sur la route.

– Le duk Roccon n’est-il pas parmi lesseigneurs qui accompagnent le roi ?

– Oui… Tu le connais ?

– Je le connais… la reine Brunehaut aété, dit-on, menée prisonnière au roi Clotaire, qui s’est aussiemparé de ses petits-fils.

– C’est une vieille nouvelle… D’oùviens-tu donc ?

– Je viens de Châlons, où j’ai appris ceschoses par des gens arrivant de l’armée… Qu’est-ce que le roi afait de sa prisonnière et des enfants ?

– Mon cheval a besoin de souffler, aprèsla rude montée de cette côte… Je peux te répondre, saint patron,d’autant mieux qu’il est, dit-on, d’un bon présage d’avoirrencontré un prêtre au commencement de sa route.

– Réponds-moi, je te prie ;qu’a-t-on fait de Brunehaut et de ses quatre petits-fils ?

– D’abord, il n’y a eu que trois enfantsde pris sur les bords de la Saône ; le quatrième, Childebert,n’a pu être retrouvé… A-t-il été tué dans la mêlée ? s’est-iléchappé ? on l’ignore…

– Et les trois autres ?

– L’aîné et le second ont été tués…

– Dans la bataille ?

– Non, non… ils ont été tués dans levillage… là-bas… Le roi les a fait périr sous ses yeux, afin d’êtrecertain de leur mort, ne voulant pas que ces enfants reviennent unjour revendiquer leur royaume… Pourtant on dit que le roi a faitgrâce au plus petit des trois… M’est avis qu’il a tort ; car…Mais qu’as-tu, saint patron ? tu frissonnes… C’est le froid dumatin, sans doute ?

– C’est le froid du matin… et la reineBrunehaut ?

– Elle est arrivée ici avec une fièreescorte ! un véritable triomphe ! du fumier pour encenset des injures pour hosannah.

– On m’a dit cela sur la route ;mais la reine, à son arrivée dans le village, a été mise à mort,sans doute ?

– Non ; elle est encore en vie.

– S’il l’a gardée prisonnière pendanttrois jours, Clotaire a donc eu pitié d’elle ?

– Clotaire… pitié de Brunehaut ? Ilfaut, en effet, bon patron, que tu viennes de loin pour parler dela sorte… Écoute bien ceci… Il y a trois jours Brunehaut a étéconduite dans ce village que tu vois là-bas ; on l’a amenéedans la maison où ont été tués ses petits-fils : deuxbourreaux fort experts et quatre aides, munis de toutes sortesd’ustensiles, se sont enfermés avec la vieille reine, il y a decela trois jours, et elle n’est pas encore morte[91]. Jedois ajouter qu’on lui laissait la nuit pour se reposer. De plus,comme elle avait entrepris de se laisser mourir de faim, on luientonnait de force, tantôt du vin épicé, tantôt de la farinedétrempée de lait, ce qui la soutenait suffisamment… Mais, saintpatron, voilà que tu frissonnes encore.

– C’est toujours le froid du matin… Et àcette torture de trois jours, Clotaire assistait ?

– Je vais te dire… La porte de la maisonde torture était fermée à tous et gardée ; mais il y avait unepetite fenêtre donnant dans l’intérieur de la maison : c’estpar là que le roi, les duks, l’évêque et quelques leudes favorisallaient regarder chacun à son tour. Clotaire, lui, en connaisseur,n’allait jamais regarder au dedans lorsque Brunehaut criait, carelle criait parfois à être entendue d’un bout du village àl’autre ; mais dès qu’elle ne faisait plus que gémir, ilallait jeter un coup d’œil par la fenêtre, car il paraît que lesmoments où l’on gémit sont plus terribles que ceux-là où l’on crie.C’est d’ailleurs une vraie fête dans le village ; Clotaire, enroi généreux, a permis à bon nombre de gens qui ont suivi Brunehautjusqu’ici d’y rester jusqu’à la fin ; il leur a faitdistribuer des vivres… Ah ! patron ! il faut lesentendre, chaque fois que les cris de la reine arrivent jusqu’àeux, ils y répondent par des huées… Mais mon cheval a soufflé…Adieu, bon patron ; je te conseille de te hâter, si tu escurieux d’assister à un spectacle que tu n’as jamais vu et que tune verras jamais… On parle de choses extraordinaires pour la findes tortures ; le roi a fait revenir de dix lieues d’ici undes chameaux qui portaient ses bagages. Que va-t-il faire de cechameau ? c’est encore un secret ; mais tu le sauras situ te hâtes. Adieu, donne-moi ta bénédiction.

– Je souhaite que ton voyage soitheureux.

– Merci, bon patron ; mais hâte-toi,car lorsque j’ai quitté le village, on venait de sortir le chameaude la grange où il avait passé la nuit. Que va-t-on faire de cechameau ? Enfin, adieu…

Et le cavalier, pressant son cheval del’éperon, s’éloigna rapidement. Peu de temps après Loysik arriva àl’entrée du village de Ryonne. Le vieillard descendit de sa mule etpria le jeune frère de l’attendre. Un leude, auquel Loysik demandala demeure du duk Roccon, le conduisit à la tente de ce seigneurfrank, voisine de celle du roi. Presque aussitôt le moine futintroduit auprès du duk, qui lui dit avec un accent de déférencerespectueuse : – Vous ici, mon bon père en Christ ?

– Je viens te demander une chosejuste.

– Parlez… si elle est en mon pouvoir, jevous l’accorde d’avance.

– Tu es ami du roi Clotaire ? tu asquelque influence sur lui ?

– Certes, si vous avez à lui demander unegrâce, vous ne pouvez arriver plus à propos ; il est trèsjoyeux… car, tous savez ?… Brunehaut…

– Je sais, je ne sais que trop, – se hâtade répondre le vieillard. – Je ne veux pas de grâce de ton roi… jeveux justice… Voici une charte octroyée par son aïeulClotaire Ier ; en droit, elle n’a pas besoind’être confirmée, puisque la concession est absolue ; maisl’évêque de Châlons nous inquiète ; il élève des prétentionssur les biens du monastère, sur ceux des habitants de la vallée, etpar suite, sur leur liberté, biens et liberté garantis par lacharte que voici… Nous nous soucierions peu des prétentions del’évêque, et nous saurions lui résister au besoin par les armes, sila charte était de nouveau confirmée par ton roi, puisqu’en cestemps-ci les droits les plus sacrés ont besoin de confirmation…Veux-tu donc demander à Clotaire, maintenant roi de Bourgogne,d’apposer son sceau sur cette charte octroyée par sonaïeul ?

– Quoi ! mon père en Christ, c’estlà toute la faveur que vous sollicitez du roi ? Rien de plusfacile… Le roi honore trop la mémoire de son glorieux aïeul pour nepas confirmer une charte octroyée par ce grand prince. Clotairedoit être à cette heure dans sa tente… Attendez-moi ici, mon pèreen Christ, je reviens.

Pendant la courte absence du seigneur frank,Loysik entendit au dehors le tumulte, les cris de la fouleimpatiente des guerriers appelant à grands cris Brunehaut. Le dukRoccon reparut bientôt rapportant la charte sur laquelle Clotairele jeune avait apposé son sceau au-dessous de ces mots fraîchementécrits :

« Nous voulons et ordonnons à tousleudes, duks, comtes et évêques, que ladite charte, signée de notreglorieux aïeul Clotaire, soit maintenue et respectée en tout cequ’elle contient pour le présent et pour l’avenir, croyant en cecihonorer la mémoire de notre glorieux aïeul. Que ceux qui mesuccéderont maintiennent donc cette donation inviolablement, entant qu’ils voudront participer à la vie éternelle, en tant qu’ilsvoudront être sauvés du feu éternel. Quiconque retranchera quelquechose de cette donation, que le portier du ciel retranche sa partdans le ciel ; quiconque y ajoutera quelque chose, que leportier du ciel y ajoute quelque chose. »

Le vieillard haussa imperceptiblement lesépaules et dit au duk :

– Qui a écrit ces mots sur cettecharte ?

– Le saint évêque de Troyes.

– Vous n’aviez pas parlé à votre roi desprétentions de l’évêque de Châlons ?

– Je n’ai pas cru cela nécessaire… J’aidit à Clotaire : Je te prie, moi, ton fidèle, de confirmercette charte octroyée par ton aïeul en faveur d’un saint homme deDieu. – « Je n’ai rien à te refuser, a-t-il répondu, » –et il a prié l’évêque d’écrire ce qu’il fallait. Après quoi le roia apposé son sceau royal au-dessous de l’écriture.

– Et maintenant, Roccon, – dit levieillard, – je te remercie… adieu…

Puis, se ravisant, Loysik ajouta :

– Tu me l’as dit, le moment est favorablepour obtenir une faveur de ton roi… promets-moi de lui demanderl’affranchissement de quelques esclaves du fisc royal, et de me lesenvoyer à mon monastère de la vallée de Charolles.

– Ah ! mon père en Christ, j’étaiscertain que notre entretien ne se passerait pas sans quelquedemande d’affranchissement.

– Roccon, tu as une femme, des enfants…les chances de la guerre sont variables : Brunehaut estprisonnière et vaincue ; mais si cette reine implacable, tantde fois victorieuse dans les batailles, n’eût pas été trahie parson armée, par ses auxiliaires… oui, si elle eût vaincu Clotaire,quel aurait été votre sort, à vous, seigneurs de Bourgogne, quiavez pris parti pour ce roi ? que seraient devenues ta femme,ta fille ?

– Brunehaut m’aurait fait couper lecou ; elle aurait livré ma femme et mes filles à l’esclavagedes farouches tribus d’outre-Rhin ! Malédiction ! mesdeux filles, Bathilde et Hermangarde, esclaves !… Mon père enChrist, ne parlons pas de cela. À cette seule pensée, la sueur mevient au front… Non, ne parlons pas de cela…

– Parlons-en, au contraire, car parmi cesesclaves inconnus dont je te demande la liberté, il en estpeut-être qui ont avec eux des filles qu’ils chérissent autant quetu chéris les tiennes… Juge donc de la joie que leur causerait leurdélivrance par la joie que tu éprouverais, toi et tes enfants, si,étant esclaves, on vous affranchissait. Roccon, deux motsseulement, deux mots de toi à ton roi, et tu peux donner cetteineffable joie à de pauvres captifs…

– C’est donner grande joie à bon marché.Allons, mon père en Christ, je vous promets les dix esclaves…Clotaire ne me les refusera pas.

– Seigneur duk, – dit un serviteur enentrant précipitamment dans la tente, – la promenade du chameau vacommencer.

– Oh ! oh ! c’est un desmeilleurs spectacles de la fête… je ne le manquerai pas…Venez-vous, mon père en Christ ? je vous ferai convenablementplacer.

– Ah ! – s’écria le vieillard avechorreur, – je ne veux pas rester un moment de plus dans cethorrible lieu… Adieu, Roccon ; j’ai ta parole…

– Oui, père en Christ ; mais enretour vous prierez pour moi, afin que j’aie une bonne part deparadis.

– L’homme trouve le paradis dans son cœurlorsqu’il fait le bien : les prêtres qui promettent le cielsont des fourbes. Je demanderai à Dieu qu’il t’inspire souvent despensées charitables… Adieu.

– Adieu, père en Christ ; jesongerai à vos paroles… Je cours voir le chameau.

Loysik quitta la tente du duk, espérant sortirà l’instant du village ; cet espoir fut déçu. En s’éloignant,il se trouva dans une ruelle étroite, séparant deux rangées dehuttes, et coupée transversalement par une voie plus large. Loysikse dirigeait de ce côté afin d’aller rejoindre le jeune frère quigardait sa mule, lorsque soudain les cris qu’il avait déjàplusieurs fois entendus redoublèrent ; presque aussitôt unflot de ce peuple, qui avait suivi Brunehaut pour jouir de la vuede son supplice, faisant irruption par cette rue transversale, vintà l’encontre de Loysik, et, malgré ses efforts, l’entraîna :hommes, femmes, enfants, tous déguenillés, étaient esclaves et derace gauloise ; ils criaient :

– Brunehaut revient du camp ! elleva passer !…

Loysik ne chercha pas à lutter vainementcontre cette foule ; bientôt il se trouva porté, malgré lui,presque au premier rang, et fut forcé de s’arrêter aux abords del’espèce de place, au milieu de laquelle s’élevait la tente deClotaire II, plusieurs guerriers à pied formant le cordonautour de cette place, empêchaient la foule d’y pénétrer ;voici ce que vit Loysik : En face de lui, une sorte d’avenueassez large et complètement déserte ; à gauche, l’entrée de latente royale ; devant cette tente, Clotaire II, entourédes seigneurs de sa suite, parmi lesquels se trouvait l’évêque deTroyes. Deux esclaves à pied venaient d’amener sous les yeux du roiun étalon fougueux, ils pouvaient à peine le contenir au moyen dedeux longes pesant sur son mors ; il se cabrait violemment,quoique ses deux pieds de derrière fussent entravés : l’œilsanglant, les naseaux fumants, il faisait de tels efforts pouréchapper aux esclaves, que sa robe, d’un noir foncé, ruisselaitd’écume aux flancs et au poitrail ; il ne portait pas deselle, sa longue crinière, tantôt flottait au vent, désordonnée parles bonds de cet animal furieux, tantôt cachait presque entièrementsa tête farouche. Les esclaves parvinrent cependant à l’amenerdevant Clotaire II ; il fit un signe, et aussitôt cesmalheureux, rampant à genoux, et au risque d’être broyés, passèrentà chacune des jambes de derrière du cheval le nœud coulant d’unelongue corde ; puis d’autres esclaves, raidissant ces liens,empêchèrent ainsi les ruades du cheval, que leurs compagnons purentalors délivrer de ses premières entraves. Durant cette périlleusemanœuvre, l’étalon devint si furieux, qu’il se cabra de nouveauavec une force irrésistible, et de ses pieds de devant atteignit latête de l’un des esclaves ; il tomba sanglant sous les piedsdu cheval, qui, s’acharnant alors sur lui, l’écrasa sous sessabots. Le cadavre fut roulé loin de là ; et deux autresesclaves reçurent l’ordre de se joindre à ceux qui, pour maintenirl’étalon, se cramponnaient de toutes leurs forces à chacune de seslonges. De nouveaux cris, d’abord lointains, puis de plus en plusrapprochés, retentirent. La voie, d’abord déserte, qui aboutissaità la place, en face de Loysik, se remplit d’une foule innombrablede soldats à pied ; bientôt un chameau, dominant de toutel’élévation de sa taille cette multitude armée, apparut aux yeux duvieillard. La troupe de soldats franks poussait des clameursfurieuses.

– Brunehaut ! Brunehaut ! –criaient ces milliers de voix. – Triomphe à Brunehaut !… Bonnereine, regarde donc ton bon peuple de Bourgogne !Brunehaut ! Brunehaut !…

Quoique mourante, quoique brisée par cettetorture de trois jours, la vieille reine, rappelée sans doute àelle par ce redoublement de cris féroces, eut la force de seredresser une dernière fois sur le dos du chameau, où elle avaitété mise à cheval et garrottée. À ce moment, elle n’était qu’àquelques pas de Loysik. Ce qu’il vit alors… oh ! ce qu’il vitest sans nom, comme les crimes de Brunehaut… Ses longs cheveuxblancs, maculés de sang caillé, couvraient seuls… seuls la nuditéde la vieille reine… Ses jambes, ses cuisses, ses bras, sesépaules, son sein, son corps enfin, n’avait plus formehumaine ; ce n’étaient que plaies vives, ou brûluresboursouflées, noirâtres, sanguinolentes ; plusieurs ongles deses pieds ayant été arrachés, pendaient encore, soutenus par unepellicule rougeâtre au bout des orteils ; à d’autres doigtsdes pieds et des mains, on voyait, plantées entre l’ongle et lachair, de longues aiguilles de fer… Le visage seul n’avait pas étémartyrisé ; malgré sa lividité cadavéreuse, malgré les tracesde souffrances inouïes, surhumaines, qu’y avaient laissées cestortures de trois jours, il respirait encore l’orgueil et ledéfi : un sourire affreux crispait les lèvres bleuâtres de lareine ; un éclair de fierté farouche illuminait encore parfoisson regard agonisant… Et, fatalité ! ce regard s’arrêta parhasard sur Loysik, au moment où Brunehaut passait devant lui. À lavue du vieux moine, dont le froc, la longue barbe blanche et lahaute stature avaient sans doute attiré le regard mourant de lareine, elle parut frappée d’une commotion soudaine, se redressa, etrassemblant le peu de force qui lui restait, elle s’écria d’unevoix désespérée, presque repentante :

– Moine, tu disais vrai… il est une justice auciel !… À cette heure, sais-tu à quoi je pense ?… à lamort de VICTORIA LA GRANDE… cette femme empereur, pleurée de toutun peuple…

Les clameurs furieuses de la foule couvrirentla voix de Brunehaut ; son dernier effort pour se redresser etparler à Loysik avait épuisé ses forces défaillantes… Elle tombarenversée en arrière, et son corps inerte ballotta sur la croupe duchameau. Loysik avait longtemps lutté contre l’horreur de cetépouvantable spectacle ; Brunehaut cessait à peine de parler,qu’il sentit sa vue se troubler, ses genoux faiblir ; sansdeux pauvres femmes qui, frappés de compassion pour sa vieillesse,le soutinrent, le moine eût été foulé aux pieds.

Loysik resta longtemps privé de sentiment…Lorsqu’il reprit ses sens, la nuit était venue ; il se trouvacouché dans une masure, sur un lit de paille ; à côté de lui,le jeune frère, qui était parvenu à le rejoindre, en demandant sil’on n’avait pas vu un vieux moine laboureur à barbe blanche. Deuxpauvres femmes esclaves avaient fait transporter Loysik dans leurmisérable hutte. Le premier mot qu’il prononça, encore sousl’impression de l’horrible scène dont il avait été témoin, fut lenom de Brunehaut.

– Bon père, – dit une les femmes, – cettehorrible reine a été descendue de son chameau, elle n’était plusqu’un cadavre… On l’a liée par les bras au bout des cordes que l’onavait attachées aux jambes de derrière d’un cheval fougueux, etpuis on a lâché l’animal ; mais, par malheur, le supplice n’apas duré longtemps : le cheval, dès sa première ruade, a casséla tête de Brunehaut ; son crâne a éclaté comme une coque denoix, et sa cervelle a jailli partout.

Soudain le jeune moine laboureur dit à Loysik,en lui montrant sur le seuil de la porte une lueur causée sansdoute par la réverbération d’une grande flamme lointaine :

– Mon bon père, entendez-vous ces criséloignés ? voyez donc cette lueur !

– Cette lueur, mon enfant, est celle dubûcher, – dit la vieille ; – ces cris sont ceux des gens quidansent joyeusement à l’entour du feu !

– Quel bûcher ? – demanda Loysik entressaillant ; – de quel bûcher parlez-vous ?

– Quand le cheval fougueux a eu d’unebonne ruade brisé la tête de ce vieux monstre de Brunehaut, ceuxqui l’avaient suivie pour la voir mourir ont demandé au roi deporter sur un bûcher les restes maudits de cette vieillelouve : le roi y a consenti avant son départ, car il est partidepuis tantôt… et… mais, tenez, tenez, bon père… voyez quelle belleflamme il fait, ce bûcher ! Il est dressé là-bas sur la place,et la lueur vient jusqu’ici ; nous y voyons comme en pleinjour… et ces cris… entendez-vous ? écoutez…

Et le vent du soir apporta jusqu’à Loysik cescris poussés par la foule dans l’ivresse de sa vengeance :

– Brûlez, brûlez, vieux os de Brunehautla maudite ! brûlez, brûlez, vieux os maudits[92] !…

Loysik alors s’écria :

– Oh ! rapprochement formidablecomme la voix de l’histoire !… le bûcher deBRUNEHAUT… le bûcher de VICTORIA LAGRANDE !…

**

*

Ronan, la vieille petite Odille, le Veneur etl’évêchesse, se promenaient sur le rivage de la rivière deCharolles, en face la logette destinée aux moines du monastère etaux habitants de la vallée, qui, tour à tour, venaient la nuitveiller sur le bac. En outre, depuis la révélation des prétentionsde l’évêque de Châlons, dix frères et vingt colons, bien armés,gardaient tour à tour ce passage, et campaient là sous une cabanede planches.

– Mon vieux Veneur, – disait tristementRonan, – voici le septième jour depuis le départ de Loysik ;il n’est pas encore de retour ; je ne peux vaincre moninquiétude…

– Le voici là-bas ! – s’écriajoyeusement Odille ; – voyez-vous sa mule blanche ? ildescend le coteau et se dirige vers la rivière.

C’était Loysik. Ronan, le Veneur, Odille,l’évêchesse, quelques moines et colons se jettent dans lebac ; on passe la rivière, on aborde, et tous de courirau-devant du bon moine. La vieille Odille et la vénérable évêchesseretrouvèrent ce jour-là leurs jambes de quinze ans. À peinedonne-t-on à Loysik le temps de descendre de sa mule ; c’estun pêle-mêle de bras, de mains, de têtes, autour duvieillard ; c’est à qui l’embrassera le premier. Il ne sait àquelles caresses répondre. Enfin cette tempête de tendresses’apaise ; on se calme, la joie n’étouffe plus, l’on peutcauser en revenant au monastère, Loysik alors raconte à ses amis cequ’il sait des tortures et de la mort de la reine Brunehaut ;il leur apprend la confirmation de la charte deClotaire Ier par Clotaire II.

– Enfin, – ajouta Loysik, – à mon retourde Ryonne, je suis allé trouver l’évêque de Châlons… Laconfirmation de notre charte par Clotaire II, c’étaitbeaucoup, mais ce n’était pas tout.

– Frère Loysik, – reprit Ronan, – nousavons eu des nouvelles de l’évêque de Châlons… Voici comment :ensuite du départ des hommes de guerre de Brunehaut, que nous avonsrelâchés, selon tes ordres, après que tu as eu échappé à la mortque ce monstre te réservait, l’archidiacre n’a-t-il pas eu l’audacede revenir ici à la tête d’une cinquantaine de tonsurés et d’autantde pauvres esclaves de l’évêché… Esclaves et tonsurés, armés tantbien que mal, portaient une croix en guise de drapeau à la tête deleur troupe cléricale, ils venaient bravement nous déclarer laguerre, si nous refusions d’obéir aux ordres de l’évêque, et delaisser mettre nos biens dans son sac épiscopal.

– Ah ! la bonne journée ! –reprit en riant le Veneur ; – cette troupe cléricale avaitamené sur des chariots une barque pour traverser la rivière…J’étais ce jour de veille ici avec une trentaine de noshommes ; nous voyons d’abord mettre à l’eau la barque et yentrer l’archidiacre avec deux clercs pour rameurs. Trois hommesnous inquiétaient peu ; nous les laissons aborder.L’archidiacre met pied à terre, casqué, cuirassé, par-dessus sarobe de prêtre, avec une longue épée au côté. « Si vous nevoulez pas vous soumettre aux ordres de l’évêque de Châlons, – nousdit d’un ton triomphant ce capitaine de basilique, – ma troupe vaentrer dans cette vallée, afin de la réduire de vive force… Je vousaccorde un quart d’heure pour réfléchir. »

– Il ne m’en faut pas tant, à moi, pourme décider, saint homme armé en guerre, – lui ai-je répondu. –Écoute ceci : Nous t’avons déjà une fois relâché la peausauve, malgré tes insolences ; cette fois-ci tu vas recevoird’abord une rude discipline, mon capitaine de Dieu…

– Ah ! vieux Vagre, vieuxVagre ! – dit Loysik en secouant la tête, – voilà desviolences que je n’aime pas… Si j’avais été là, vous n’eussiezpoint ainsi gâté votre cause…

– Bon père, – reprit le Veneur en riant,ainsi que Ronan, les vieux damnés ! – il n’y a eu rien de gâtéque le cuir de l’archidiacre. Aussitôt dit que fait : on prendmon homme, on trousse sa robe de prêtre, et à grands coups deceinturon on applique une rude discipline à mon capitaine de Dieu,tout casqué, cuirassé qu’il était… après quoi on le met dans lebac ; moi et mes gens nous y entrons, et nous trouvons enligne, sur l’autre bord, l’armée cléricale. Cinq ou six de cestonsurés s’étaient munis d’arcs ; ils nous envoient une voléede flèches assez mal visées ; mais le hasard veut qu’elle tuel’un des nôtres et en blesse deux ; nous étions trente auplus, nous abordons cette centaine de soldats d’église et depauvres esclaves, amenés là de force ; ils essayent de nousrésister, mais nous invoquons notre très-sainte Trinité :épée, lance et hache ; aussi les vaillants de l’évêque deChâlons nous montrent bientôt comment est cousu le derrière deleurs chausses… Le glorieux capitaine épiscopal saute sur sa muleet donne le signal de la retraite en fuyant au galop ; lestonsurés l’imitent… nous enterrons une demi-douzaine demorts ; nous ramassons quelques blessés, qui ont été soignésau monastère, plus tard, remis en liberté ; or, depuis nousn’avons pas entendu parler de la vaillante armée épiscopale.

– Je savais cela, mes amis, et je vousapprouve, sauf la discipline de l’archidiacre, que je blâme fort, –dit Loysik ; – car j’ai eu grand’peine à calmer la justecolère de l’évêque de Châlons à ce sujet… Vous avez donc agi commeil fallait ; oui, défendre son bon droit, repousser la forcepar la force, c’est justice, et de plus, la résistance pousséejusqu’à l’héroïsme est souvent politique ; car, Brunehaut, jevous l’ai dit, a reculé devant l’idée de vous pousser au désespoir…À mon retour du camp de Clotaire, j’ai vu l’évêque ; je l’aitrouvé furieux de votre résistance et de l’outrage fait àl’archidiacre. Je lui ai dit ceci : – Je blâme fort l’outrage,mais j’approuve fort la résistance légitime de mes frères de lavallée… Voyez à quoi bon la violence ? Vous, homme d’église,vous avez envoyé des gens armés contre des moines et des colons quine demandaient qu’à vivre libres, paisibles et laborieux, selonleur droit. Vos gens ont été battus, et ils le seront encore s’ilsreviennent… Renoncez donc à toute prétention sur cette vallée, nousreconnaîtrons, de notre côté, vos droits de juridictionspirituelle, mais rien de plus… – « Alors, – s’est écriél’évêque furieux, – je vous retirerai les prêtres qui disent lamesse au monastère ! tremblez ! j’excommunierai lavallée ! » – Soit, évêque ; nous seronsexcommuniés ; cependant nos prairies continueront de verdir,nos bois de brancher, nos champs de produire le blé, nos vignes levin, nos troupeaux leur lait, nos abeilles le miel ; lesenfants naîtront robustes et vermeils comme par le passé :votre excommunication, vous le savez, ne peut rien changer à lanature des choses ; seulement nos voisins se diront : –Oh ! oh ! voici une vallée excommuniée toujoursfertile ; voici des gens excommuniés toujours gais et bienportants ; c’est donc une raillerie que l’excommunication. –Or, évêque, croyez-moi, de ce châtiment que vous dites, et que tantde pauvres gens croient terrible, l’on se souciera peu ou point…Suivez mon avis, renoncez à la violence, à la bataille ; vossoldats tonsurés ne brillent pas, vous le voyez, à la guerre ;respectez nos biens, nos libertés, nous respecterons votrejuridiction spirituelle… sinon, non ; et les malheurs que peutcauser votre iniquité retomberont sur vous !… Enfin, mes amis,après de longs débats, j’ai obtenu de l’évêque la charte quevoici ; écoutez-en attentivement la lecture. Il y a peut-êtrelà, en germe, l’affranchissement de la Gaule : je vous diraitout à l’heure pourquoi.

Et Loysik lut ce qui suit :

« Au saint et vénérable frère en ChristLoysik, supérieur du monastère de Charolles, bâti en la vallée dece nom, concédée audit frère Loysik en donation perpétuelle, envertu d’une charte octroyée par le glorieux roi Clotaire, l’an 558,et confirmée par l’illustre Clotaire II, cet an-ci 613,Salvien, évêque de Châlons : Nous croyons devoir insérer danscette feuille ce que nous et nos successeurs devront faire, avecl’assistance du Saint-Esprit : 1° l’évêque de Châlons,par respect pour le lieu, et sans en recevoir aucun prix,bénira l’autel du monastère de Charolles et accordera, si on le luidemande, le saint chrême chaque année ; 2° lorsque, parla volonté divine, un supérieur aura passé du monastère à Dieu,l’évêque, sans attendre de récompense, élèvera au rang desupérieur ou d’abbé le moine remarquable par les mérites de sa vie,qui aura été choisi par la communauté ; 3° nossuccesseurs évêques ou archidiacres, ou tous autresadministrateurs, ou quelque personne que ce puisse être de la citéde Châlons, ne s’arrogeront aucune autre puissance sur lemonastère de Charolles, ni dans l’ordination des personnes, ni surles biens, ni sur les métairies de la vallée, déjà données par leglorieux roi Clotaire Ier, etconfirmées par l’illustre roi Clotaire II ; 4° nossuccesseurs n’oseront pas non plus prétendre extorquer, à titre deprésent, quoi que ce soit du monastère ou des paroisses de lavallée ; 5° nos successeurs, à moins d’être priéspar le supérieur et la communauté de venir faire la prière aumonastère, n’entreront jamais dans son intérieur ou nefranchiront l’enceinte de ses limites, et après la célébrationdes saints mystères, et avoir reçu de courts et simplesremerciements, l’évêque songera à regagner sa demeure sansbesoin d’en être requis par personne ; 6° siquelqu’un de nos successeurs (ce qu’à Dieu ne plaise), rempli deperfidie, et poussé par la cupidité, voulait, dans un esprit detémérité, violer les choses ci-dessus contenues, qu’abattu sous lecoup de la vengeance divine, il soit soumis à l’anathème. Et pourque cette constitution demeure toujours en vigueur, nous avonsvoulu la corroborer de notre signature.

» SALVIEN.

» Fait à Châlons, le huitième jour deskalendes de novembre de l’an de l’Incarnation 613[93]. »

– Mon bon frère Loysik, – dit Ronan, –cette charte garantit nos droits ; merci à toi de l’avoirobtenue ; mais n’avions-nous pas nos épées pour les défendre,ces droits ?

– Oh ! toujours ce vieux levain deVagrerie ! les épées, toujours les épées ! ainsi lesmeilleures choses deviennent mauvaises par l’abus etl’emportement ; oui, l’épée, oui, la résistance, oui, larévolte poussée jusqu’au martyre, lorsque votre droit est violé parla force ; mais pourquoi le sang ? pourquoi labataille ? lorsque le bon droit est reconnu, garanti ? etd’ailleurs, qui vous dit que dans de nouvelles luttes vous auriezle dessus ? qui vous dit que l’évêque de Châlons, ou sonsuccesseur, si vous refusiez de reconnaître sa juridiction,n’appellerait pas, malgré la charte royale confirmée par Clotaire,n’appellerait pas quelque seigneur bourguignon à son aide ?…Vous sauriez mourir, c’est vrai… mais à quoi bon mourir lorsqu’onpeut vivre libres et paisibles ? Cette charte engage l’évêqueet ses successeurs à respecter les droits des moines de cemonastère et des habitants de cette vallée ; c’est unegarantie de plus ; mais si quelque jour on la foule aux pieds,alors à vous les résolutions héroïques ; jusque-là, mes amis,vivez les jours tranquilles que cette charte vous assure.

– Tu as raison, Loysik, – repritRonan ; – ce vieux levain de Vagrerie fermente toujours ennous… Un mot encore… cette soumission à la juridiction spirituellede l’évêque, soumission consacrée par cette charte, n’est-ce pasune humiliation ?

– N’exerçait-il pas auparavant, plus oumoins, son pouvoir spirituel ? La reconnaître est peu dechose, la méconnaître c’est nous exposer à des luttes sans fin… Età quoi bon ? nos biens, notre liberté, ne sont-ils pasconsacrés ? Attendez du moins qu’on les attaque.

– C’est juste, mon bon frère…

– Et puis, tenez, mes amis, je vous ledisais tout à l’heure, cette charte, obtenue de l’évêque parce quevous avez su énergiquement résister à son iniquité, au lieu de vousrésigner lâchement à son usurpation, cette charte, si l’avenir neme trompe, contient en germe l’affranchissement progressif de laGaule…

– Comment cela, bon frèreLoysik ?

– Tôt ou tard, ce que nous avons fait icidans la vallée de Charolles s’accomplira en d’autres provinces, levieux sang gaulois ne restera pas toujours engourdi ; quelquejour nos fils, se comptant enfin, diront à leur tour aux seigneurset aux évêques, malgré leur puissance : Reconnaissez nosdroits et nous reconnaîtrons le pouvoir que vous vous êtesarrogé ; sinon, guerre à outrance, guerre à mort !…

– Et pourtant, Loysik ! – s’écriaRonan, – honte ! iniquité !… reconnaître ce pouvoirmaudit, né d’une conquête spoliatrice et sanglante ! lereconnaître, ce droit du vol et du meurtre ! l’oppression dela race gauloise par la race franque !…

– Frère, autant que toi je déplore cesmalheurs ; mais que faire ? Hélas ! la conquête etl’Église, sa complice, pèsent sur la Gaule depuis plus d’un siècle,elles y ont déjà poussé de détestables mais profondesracines ; les populations hébétées, énervées par les prêtres,sont accoutumées à respecter ce pouvoir odieux que le temps,l’habitude, la peur, l’ignorance des peuples, ont déjà en partieconsacré. Notre descendance aura donc à compter avec ce pouvoirfortifié par les années ; elle devra forcément le reconnaître,tout en revendiquant de lui, par la force s’il le faut, une partiedes droits dont nos pères ont été déshérités par la conquête. Maisqu’importe, mes amis ! ce premier pas fait, d’autres suivrontd’âge en âge, hélas ! au prix de luttes terribles sansdoute ; mais à chacun de ces pas, marqué par son sang, notrerace se rapprochera de plus en plus de l’affranchissement… oui,viendra enfin ce beau jour prophétisé par Victoria la Grande, cebeau jour où la Gaule, foulant enfin sous ses pieds la couronne desrois franks et des papes de Rome, se relèvera fière, glorieuse etlibre…

La nouvelle du retour de Loysik, volant debouche en bouche, amena spontanément à la communauté tous leshabitants de la vallée. On fêta ce jour avec une joyeusecordialité ; il assurait de nouveau le repos, les biens, laliberté des moines du monastère et de la colonie de Charolles.

**

*

Moi, Ronan, fils de Karadeuk, j’ai terminéd’écrire ce dernier récit deux ans après la mort de la reineBrunehaut, vers la fin des kalendes d’octobre de l’année 615.Clotaire II continue de régner sur toute la Gaule, comme avaitrégné seul son bisaïeul Clovis et son aïeulClotaire Ier. Le meurtrier des petits-enfants deBrunehaut ne dément pas les sinistres commencements de sa vie.Cependant la charte royale et la charte épiscopale, relatives à lacolonie et à la communauté, ont été jusqu’ici respectées. Mon frèreLoysik, ma bonne vieille petite Odille, l’évêchesse et mon ami leVeneur, continuent de défier l’âge par leur santé.

Je charge le fils de mon fils de porter cerécit aux descendants de Kervan, frère de mon père, et comme luifils de Jocelyn… La Bretagne est toujours la seule province de laGaule qui soit jusqu’ici restée indépendante ; elle a repousséles troupes franques de Clotaire II, comme elle a repoussé lesattaques des autres rois. L’esprit druidique inspire et soutientl’indomptable Armorique ; puisse Hésus la préserver ainsi àtravers les âges du souffle empoisonné, cadavéreux, liberticide, del’Église catholique et romaine !

Mon petit-fils arrivera, je l’espère, sansmalencontre jusqu’au berceau de notre famille, situé près despierres sacrées de Karnak, ainsi que j’ai fait moi-même ce pieuxpèlerinage, il y a cinquante ans et plus. Là, dans cette terrelibre, mon petit-fils retrempera, comme moi, sa foi àl’indépendance future de la Gaule.

Je consigne sur cette feuille un faitimportant pour notre famille, divisée en deux branches, l’unehabitant la Bourgogne, l’autre la Bretagne. En ces temps de guerrecivile et de désordre, la paix, la liberté dont nous jouissonspeuvent être violemment attaquées ; nos descendants sauront,je l’espère, mourir plutôt que de redevenir esclaves ; maissi, par faiblesse, ce malheur arrivait, si des événements imprévuss’opposaient à une résolution héroïque, si notre race devait denouveau subir la servitude et être emmenée au loin captive, ilserait bon, en prévision d’infortunes, hélas ! toujourspossibles, que tous ceux de notre famille portent, ainsi que lesenfants de mon fils, un signe de reconnaissance ineffaçable imprimésur le bras au moyen de la pointe d’une aiguille rougie au feu ettrempée dans le suc de baies de troène ; la douleur n’est pasgrande, et la peau délicate des enfants reçoit et conserve à jamaisces traces indélébiles : les mots gaulois Brenn etKarnak, mots qui rappellent les glorieux souvenirs de nosancêtres, devraient être écrits sur le bras droit de tous lesenfants de notre descendance, et toujours ainsi de génération engénération… Qui sait s’il n’adviendra pas à travers les âges desrencontres telles que notre famille, maintenant divisée en deuxbranches, puisse trouver dans ce signe convenu le moyen de sereconnaître et de se prêter secours ?

Et maintenant, ô nos fils ! vous quilirez ces récits dictés, comme les autres légendes de nos aïeux,par l’ardent désir de conserver en vous le saint amour de lapatrie, de la famille, l’horreur du joug des conquérants, etl’espoir de le briser un jour, ce joug abhorré… Ô nos fils !que la moralité des aventures de ma vie, de celle de mon pèreKaradeuk et de mon frère Loysik, ne soit pas perdue pourvous ; puisez-y enseignement, exemple, espoir, courage… oui,guerre éternelle aux deux ennemis mortels de la Gaule, les roisfranks, les évêques de Rome ! guerre à outrance contre laroyauté, contre l’Église, jusqu’au jour de liberté !… préditpar Victoria la Grande à notre aïeul Scanvoch !

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