Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE PREMIER.

Le chant des Vagres et desBagaudes. – Ronan et sa troupe. – La villa épiscopale.– L’évêque Cautin. – Le comte Neroweg et l’ermite laboureur. – Prixd’un fratricide. – La belle évêchesse. – Le souterrain des Thermes.– Les flammes de l’enfer. – L’attaque. – Odille, la petite esclave.– Ronan le Vagre. – Le jugement. – Prenons aux seigneurs, donnonsau pauvre monde. – Départ de la villa épiscopale.

&|160;

«&|160;Au diable les Franks&|160;! vive laVagrerie et la vieille Gaule&|160;! c’est le cri de toutbon Vagre[16]… LesFranks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes deloups&|160;!… Soyons loups…

»&|160;Mon père courait la Bagaudie, moi jecours la Vagrerie&|160;; mais tous deux à ce cri&|160;: – Au diableles Franks&|160;! et vive la vieille Gaule&|160;!…

»&|160;AËLIAN et AMAN, Bagaudes[17] en leur temps, comme nous Vagres en lenôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks…Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leurvieux château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avecle vin, les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou richesGaulois, ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leurroi Clovis, mort il y a quarante ans, chef de larrons couronné, apartagé notre vieille Gaule, sa conquête. Les Franks nous ontpillés, pillons&|160;!&|160;! incendiés, incendions&|160;!&|160;!ravagés, ravageons&|160;!&|160;! massacrés, massacrons&|160;!… etvivons en joie… Loups&|160;! Têtes de loups&|160;! Hommeserrants&|160;! VAGRES, que nous sommes&|160;! Oui, vivons enloups, vivons en joie&|160;: l’été, sous la verte feuillée&|160;;l’hiver, dans les chaudes cavernes&|160;!

»&|160;Mort aux oppresseurs&|160;! liberté auxesclaves&|160;! Prenons aux seigneurs&|160;! donnons au pauvremonde&|160;!…

»&|160;Quoi&|160;! cent tonneaux de vin dansle cellier du maître&|160;? et l’eau du ruisseau pour l’esclaveépuisé&|160;?

»&|160;Quoi&|160;! cent manteaux dans levestiaire&|160;? et des haillons pour l’esclavegrelottant&|160;?

»&|160;Qui donc a planté la vigne&|160;?récolté, foulé le vin&|160;? l’esclave… Qui donc doit boire levin&|160;? l’esclave…

»&|160;Qui donc a tondu les brebis&|160;?tissé la laine&|160;? ouvragé les manteaux&|160;? l’esclave…

»&|160;Qui donc doit porter le manteau&|160;?l’esclave…

»&|160;Debout, pauvres opprimés&|160;!debout&|160;! révoltez-vous&|160;! voici venir vos bons amis lesVagres&|160;!…

»&|160;Six hommes unis sont plus forts quecent hommes divisés… Unissons-nous&|160;: chacun pour tous, touspour chacun&|160;!&|160;! Au diable les Franks&|160;! Vive laVagrerie et la vieille Gaule&|160;! c’est le cri de tout bonVagre…&|160;»

Qui chantait ainsi&|160;? Ronan le Vagre… oùchantait-il ainsi&|160;? sur une route montueuse qui conduisait àla ville de Clermont, en Auvergne, cette mâle et belle Auvergne,terre des grands souvenirs&|160;: Bituit, qui donnait pourrepas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légionsromaines&|160;; le chef des cent vallées&|160;!Vindex&|160;! et tant d’autres héros de la Gaulen’étaient-ils pas enfants de l’Auvergne&|160;? de la mâle et belleAuvergne, aujourd’hui la proie de Clothaire, le plus féroce desquatre fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et dela sainte église de Rome&|160;?

Au chant de Ronan le Vagre, d’autres voixrépondaient en chœur. Ils étaient là par une douce nuitd’été&|160;; ils étaient là une trentaine de Vagres, gais compères,rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de façons, au gré desvestiaires des seigneurs franks et des évêques&|160;; mais armésjusqu’aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement,une branchette de chêne vert.

Ils arrivent à un carrefour&|160;: une route àdroite, une route à gauche… Ronan fait halte&|160;; une voixs’élève, la voix de Dent-de-Loup… Quel Titan&|160;! il asix pieds&|160;: le cercle d’une tonne ne lui servirait pas deceinture.

–&|160;Ronan, tu nous a dit&|160;: Frères,armez-vous, nous sommes armés… Prenez quelques torches de paille,voici nos torches… Suivez-moi, nous te suivons… Tu t’arrêtes, nousnous arrêtons…

–&|160;Dent-de-Loup, je réfléchis… Donc,frères, répondez&|160;: Quoi vaut mieux, la femme d’un comte frankou une évêchesse&|160;?

–&|160;Une évêchesse sent l’eau bénite,l’évêque bénit… La femme d’un comte sent le vin, son maris’enivre…

–&|160;Dent-de-Loup, c’est le contraire&|160;:le prélat rusé boit le vin et laisse l’eau bénite au Frankstupide.

–&|160;Ronan a raison.

–&|160;Au diable l’eau bénite, et vive levin&|160;!

–&|160;Oui, vive le vin de Clermont&|160;!dont Luern, le grand chef d’Auvergne au tempsjadis[18], faisait remplir des fossés, grandscomme des étangs, pour désaltérer les guerriers de sa tribu.

–&|160;C’était une coupe digne de toi,Dent-de-Loup… Mais, frères, répondez donc… Quoi vaut mieux&|160;?une évêchesse ou la femme d’un comte&|160;?

–&|160;L’évêchesse&|160;!l’évêchesse&|160;!

–&|160;Non, la femme d’un comte&|160;!

–&|160;Frères, pour vous accorder, nous lesprendrons toutes deux…

–&|160;Bien dit, Ronan…

–&|160;L’un de ces chemins conduit au BURG(château) du comte NEROWEG… l’autre, à la villa épiscopale del’évêque Cautin.

–&|160;Il faut enlever l’évêchesse et lacomtesse… il faut piller le burg et la villa&|160;!

–&|160;Par où commencer&|160;? Allons-nouschez le prélat&|160;? allons-nous chez le seigneur&|160;?… L’évêqueboit plus longtemps, il savoure en gourmet&|160;; le comte boitdavantage, il avale en ivrogne…

–&|160;Bien dit, Ronan…

–&|160;Donc, à cette heure de minuit, l’heuredes Vagres, le comte Neroweg, gonflé comme une outre, doit ronflerdans son lit&|160;; à ses côtés, sa femme ou sa concubine rêve lesyeux grands ouverts. L’évêque Cautin, les coudes sur la table, têteà tête avec une vieille cruche et l’un de ses chambriers favoris,doit causer de gaudrioles…

–&|160;Allons d’abord chez le comte&|160;; ilsera couché.

–&|160;Frères, allons d’abord chez l’évêque,il sera levé… C’est plus gai de surprendre un prélat qui boit qu’unseigneur qui ronfle.

–&|160;Bien dit, Ronan… Allons d’abord chezl’évêque.

–&|160;Marchons… Moi, je connais lamaison…

Qui parlait ainsi&|160;?… Un jeune et beauVagre de vingt-cinq ans&|160;; on l’appelait le Veneur… Iln’était pas de plus fin archer, sa flèche allait où il voulait…Esclave forestier d’un duc frank, et surpris avec une des femmes deson seigneur, il avait échappé à la mort par la fuite, et depuis ilcourait la Vagrerie.

–&|160;Oui, moi je connais la maisonépiscopale, – reprit ce hardi garçon. – Me doutant qu’un jour oul’autre nous irions communier avec les trésors de l’évêque, je suisallé, en bon veneur, observer son repaire… et là, j’ai vu la bichedu saint homme… Quel corsage elle a&|160;!&|160;! Jamais chevretten’eut l’œil plus noir et plus doux&|160;!

–&|160;Et la maison, Veneur, la maison, quellefigure a-t-elle&|160;?

–&|160;Mauvaise&|160;! Fenêtres élevées,portes épaisses, fortes murailles.

–&|160;Veneur, – reprit le joyeux Ronan, –nous arriverons au cœur de la maison de l’évêque sans passer ni parla porte, ni par la fenêtre, ni par la muraille… de même que tuarrives au cœur de ta maîtresse sans passer par ses yeux… Allons,mes Vagres, la nuit sera bonne.

–&|160;Frères, à vous les trésors… à moi labelle évêchesse&|160;! Le saint homme l’appelle sa sœur[19]… le diable sait ce qui en est…

–&|160;À toi, Veneur, l’évêchesse&|160;; ànous le pillage de la villa épiscopale… et vive laVagrerie&|160;!

**

*

L’évêque Cautin habitait, pendant l’été, savilla située non loin de la ville de Clermont, siège de sonépiscopat… Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages,frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées,forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies,entouraient le palais du saint homme&|160;; deux cents esclavesecclésiastiques, mâles et femelles, cultivaient les biens del’Église, sans compter l’échanson, le cuisinier, le rôtisseur, leboucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, lecordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, leveneur et les fileuses et lavandières[20],esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaquesoir, l’une d’elles apportait à l’évêque Cautin, couchédouillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé… Lematin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme,une coupe de lait crémeux… Voyez un peu ce bon apôtre d’humilité,de chasteté, de pauvreté&|160;!…

Quelle est donc cette belle grande femme,jeune encore, et faite comme Diane chasseresse&|160;? Le cou et lesbras nus, vêtue d’une simple tunique de lin, ses noirs cheveux àdemi dénoués, elle est accoudée au balcon de la terrasse de cettevilla. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeunefemme tantôt s’élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonderla profondeur de cette douce nuit d’été, douce nuit qui protège deson ombre l’approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, versla demeure de l’évêque. Cette femme, c’est Fulvie,l’évêchesse[21] de Cautin, mariée à lui, alors que,simple tonsuré, il ne briguait pas encore l’épiscopat… Depuis qu’ilest prélat, il l’appelle benoîtement ma sœur, selon lescanons des conciles… et l’évêchesse reste en effet sa sœur&|160;;le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu’une femme c’esttrop… ou trop peu.

–&|160;Oh&|160;! malheur&|160;! – disait labelle évêchesse, – malheur à ces nuits d’été où l’on est seule àrespirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée lemurmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement desbaisers amoureux&|160;!… Oh&|160;! dans ma solitude, je la redoutecette énervante chaleur des nuits d’été&|160;; elle mepénètre&|160;; elle circule en vain dans mes veines&|160;!… J’aivingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces annéesconjugales, je les ai comptées par mes larmes&|160;! Recluse à laville, recluse à la campagne par l’ordre de mon seigneur et mari,l’évêque Cautin… vivant dans mon gynécée[22], aumilieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait sesmaîtresses, les conciles l’obligeant, dit-il, à vivre chastementavec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie&|160;!… L’âgeapproche, et jamais, jamais, je n’ai connu un seul jour d’amour etde liberté… Amour&|160;! liberté&|160;! vieillirai-je donc sansvous connaître&|160;?

Et la belle évêchesse se redressa, secoua sanoire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et,d’un air de défi, s’écria&|160;:

–&|160;Malheur aux maris violents etdébauchés… ils font les femmes perdues&|160;!… Aimée, respectée,traitée, sinon en femme, du moins en sœur par l’évêque, j’auraisété chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernièresesclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et duhaut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d’un regardtroublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux champs… J’aibattu de mes mains les concubines de mon mari… et pourtant, pauvresmalheureuses, elles ne cèdent pas à l’amant qui prie, mais aumaître qui ordonne… Je les ai battues par colère, non parjalousie&|160;; cet homme, avant de m’être odieux, m’étaitindifférent… Je l’aurais aimé, cependant, s’il avait voulu… etcomme il aurait voulu. Femme-sœur d’un évêque… c’étaitbeau&|160;!… Que de bien à faire&|160;!… que de larmes àsécher&|160;!… Mais je n’ai séché que les miennes, puisque bientôtavilie… méprisée… Non, non, assez pleuré… assez gémi… assezsouffert&|160;! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent… Jefuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même&|160;? Cethomme, qui fut mon époux, ne m’a-t-il pas dit que nos lienscharnels étaient brisés&|160;? S’il me force à rester près de lui,c’est pour jouir de mes biens&|160;! Oui, je fuirai cette maison,dussé-je être prise et vendue comme esclave&|160;!… Maître pourmaître, que perdrai-je&|160;? Oh&|160;! du matin au soir filer saquenouille, ou aller à la chapelle, prier du cœur, non des lèvres,puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et priantau nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi lafoi&|160;!… Vivre ainsi&|160;! est-ce vivre&|160;? Traîner mesjours dans cette opulente villa, tombeau doré, entouré de verdureet de fleurs&|160;! est-ce vivre&|160;?… Non, non&|160;; et, parles flancs de ma mère&|160;! je veux vivre, moi&|160;! Je veuxsortir de ce sépulcre glacé&|160;! Je veux le grand air, le grandsoleil, l’espace&|160;! Je veux mon jour d’amour et de liberté…Oh&|160;! si je revoyais ce jeune garçon, qui, plusieurs fois déjà,est passé de si grand matin au pied de cette terrasse, où dèsl’aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je viens respirer lafraîcheur matinale&|160;!… Comme il me regardait d’un œil fier etamoureux&|160;! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperonrouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés&|160;! Quelletaille svelte et robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reinsagiles par le ceinturon de son couteau de chasse&|160;! Ce doitêtre quelque esclave forestier des environs… Esclave,esclave&|160;! Eh&|160;! qu’importe&|160;! Il est jeune, beau,leste, amoureux&|160;! Les maîtresses de mon saint mari sontesclaves aussi… Oh&|160;! n’aurai-je donc jamais aussi mon jourd’amour et de liberté&|160;!

**

*

Que fait l’évêque pendant que son évêchesse,rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jetteainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérancesendiablées&|160;?… Le saint homme boit et devise avec le comteNeroweg, cette nuit son hôte&|160;; la salle du festin, bâtie à lamode romaine (cette demeure avait appartenu l’autre siècle à unpréfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie dedorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par lescoups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares,lors de leur conquête de l’Auvergne, ayant fait une écurie de cettesalle de festin&|160;; les vases d’or et d’argent sont étalés surdes buffets d’ivoire&|160;; le plancher est dallé de richesmosaïques agréables à l’œil&|160;; plus agréable encore est lalarge table chargée de coupes et d’amphores à demi pleines&|160;;les leudes, compagnons de guerre de Neroweg, et ses égauxdurant la paix[23], après avoir, selon l’usage, soupé àla même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous levestibule avec les clercs et les chambriers de l’évêque. Çà et làsont déposées, le long des murs, les armes grossières desleudes&|160;: boucliers de bois, bâtons ferrés,francisques, ou haches à deux tranchants,haugons, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur lebouclier du comte sont peintes en manière d’ornement troisserres d’aigle. Le prélat, resté attablé avec son hôte, lepousse à vider coupes sur coupes&|160;; au bas bout de la table unermite laboureur ne boit pas, ne parle pas&|160;; parfois, ilsemble écouter les deux buveurs&|160;; mais le plus souvent ilrêve.

Et ce Frank&|160;? ce comte Neroweg&|160;?Quelle figure a-t-il&|160;? Il a l’encolure et le fumet d’unsanglier en son printemps, et la figure d’un oiseau de proie, avecson nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébétés, tantôtféroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de satête par une courroie, retombant derrière son dos comme unecrinière, car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de cesbarbares n’a pas changé[24]&|160;;son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues moustachesrousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d’une casaquede peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches devin&|160;; sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisentde longues bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliersferrés jusqu’à ses genoux&|160;; de son baudrier flottant il aretiré sa lourde épée, placée près de lui sur un siège à côté d’ungros bâton de houx&|160;; tel est le convive du prélat, tel est lecomte Neroweg&|160;; l’un de ces nouveaux possesseurs de la vieilleterre des Gaules, de par le droit de pillage et de massacre…

Et l’évêque Cautin&|160;?… Oh&|160;! celui-ciressemble à un gros et gras renard en rut… Œil lascif et matois,oreille rouge, nez mobile et pointu, mains pelues… Vous le voyezd’ici, chafriolant sous sa fine robe de soie violette… Et quelventre&|160;! On dirait une outre sous l’étoffe&|160;!

Et l’ermite laboureur&|160;? Oh&|160;!l’ermite laboureur&|160;? Respect à ce prêtre, selon le jeunehomme de Nazareth&|160;!… Trente ans au plus… figure pâle, àla fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longuerobe brune, d’étoffe grossière, çà et là éraillée par les roncesdes terres qu’il a défrichées&|160;; carrure rustique&|160;; mainsrobustes, le manche de la houe et de la charrue les a renduescalleuses. Voilà l’ermite&|160;!

L’évêque verse encore un grand coup à boire auFrank, lui disant&|160;:

–&|160;Comte… je te le répète… les vingt sousd’or, la prairie et la petite esclave blonde, sinon, pasd’absolution&|160;!

–&|160;Absous-moi d’abord&|160;!patron&|160;?

–&|160;Tu rirais…

–&|160;Évêque, je reviendrai avec tous mesleudes mettre ta maison à sac&|160;; je te ferai étendre sur unbrasier ardent, et tu m’absoudras…

–&|160;Impie&|160;! scélératblasphémateur&|160;! Pharaon&|160;! pourceau de luxure&|160;!réservoir à vin&|160;! oses-tu parler ainsi, toi&|160;! fils del’Église catholique et apostolique&|160;?… Menacer tonévêque&|160;!

–&|160;De gré ou de force, tum’absoudras&|160;!

–&|160;Ah&|160;! le bestial&|160;! Tu veuxdonc aller au fin fond des enfers&|160;! bouillir durant dessiècles dans des cuves de poix ardente&|160;! être lardé à coups defourche par les démons&|160;! Et quels démons&|160;! Têtes decrapaud, corps de bouc, avec des serpents pour queue, des trompesd’éléphant pour bras… et les pieds fourchus&|160;!archifourchus&|160;!

–&|160;Tu les as vus&|160;? – dit le comteFrank d’un air farouche et craintif, – patron&|160;? tu les as vus,ces démons&|160;?

–&|160;Si je les ai vus&|160;!&|160;!&|160;!Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de bitume et de soufre,le duc Rauking, qui avait, le sacrilège&|160;! donné un coup debâton à l’évêque Basile&|160;!

–&|160;Et ces diables l’ont emporté, le ducRauking&|160;?

–&|160;Au plus profond des entrailles de laterre, te dis-je&|160;!… Je les ai comptés&|160;; ils étaienttreize&|160;! Un grand démon rouge les commandait en personne, etvoilà ce qui t’attend… si je ne te donne pas l’absolution.

–&|160;Évêque, tu dis peut-être cela pour mefaire peur et avoir mes vingt sous d’or, mes belles prairies et mapetite esclave blonde&|160;?

Le prélat frappa sur un timbre, un de seschambriers entra&|160;; le saint homme lui dit quelques mots enlatin en lui montrant de l’œil le sol dallé de compartiments demosaïque. Le chambrier sortit&|160;; alors l’ermite laboureur dit àl’évêque aussi en latin&|160;:

–&|160;Ce que tu veux faire est une dérisionsacrilège&|160;!

–&|160;Ermite, tout n’est-il point permis àl’Église envers ces brutes franques&|160;?

–&|160;La fourberie n’est jamais permise…

Cautin haussa les épaules, et s’adressant aucomte en langue germanique, car le prélat parlait l’idiome frankcomme un Barbare&|160;:

–&|160;Es-tu chrétien et catholique&|160;?As-tu reçu le baptême&|160;?

–&|160;L’évêque Macaire, il y a vingt ans, m’adit de me mettre tout nu dans la grande auge de pierre de sabasilique, et puis il m’a jeté de l’eau sur la tête en marmottantdes mots latins.

–&|160;Enfin, tu es catholique, puisque tu ascommunié au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, troispersonnes en une seule, qui est Dieu, puisqu’il est seul, et quepourtant il est trois. En raison de quoi tu dois me respecter etm’obéir comme à ton père en Christ&|160;!

–&|160;Patron, tu veux m’embrouiller par tesparoles. Écoute à ton tour&|160;: notre grand roi Clovis, à la têtede ses braves leudes, a conquis et asservi la Gaule. Mon père,Gonthram Neroweg, était l’un de ces guerriers, et…

–&|160;Ton grand roi&|160;?… S’il a conquis laGaule, n’est-ce pas aux évêques qu’il la doit, cetteconquête&|160;? N’ont-ils pas facilité sa victoire en ordonnant auxpeuples de se soumettre&|160;? Ton grand roi Clovis&|160;! il n’eûtjamais été qu’un chef de brigands, s’il n’eut embrassé la foicatholique&|160;! Qu’est-ce qu’a fait saint Rémi lorsqu’il l’a ointdu saint chrême dans la basilique de Reims et l’a baptisé filssoumis de la sainte Église&|160;? Il l’a fait agenouiller,ton grand roi Clovis, lui disant&|160;: Courbe la tête, fierSicambre&|160;! Brûle ce que tu as adoré… Adore ce que tu asbrûlé&|160;!… Ce qui signifiait&|160;: tu as pillé… tu asviolé… tu as saccagé… tu as massacré… mais surtout, là est lepéché, tu as pillé les saints lieux&|160;; donc, à cette heure,humilie-toi&|160;! courbe la tête devant le clergé… obéis-lui,enrichis l’Église, et les évêques te feront reconnaître souverainde la Gaule&|160;; Clovis a suivi ce conseil&|160;; il a donnéd’immenses richesses à l’Église&|160;; aussi est-il allé tout droitjouir des délices et des parfums du paradis.

–&|160;Patron, tu ne me laisses jamaisparler…

–&|160;Va, je t’écoute.

–&|160;Le grand roi Clovis a conquis laGaule…

–&|160;Voilà qui est nouveau.Ensuite&|160;?

–&|160;Quand vivait Théodorik, celui des filsdu grand roi Clovis qui a eu l’Auvergne parmi ses royaumes, il m’adonné ici de grands domaines, terres, gens, bétail et maisons, etm’a envoyé pour le représenter dans cette contrée.

–&|160;Oui, il t’a fait en ce pays ce que vousappelez graff, et nous autres comte. Tu présidesavec moi, chef évêque de la cité, les curiales de la ville deClermont[25], beau président, sur ma parole&|160;!tu arrives à demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles commeun sourd lorsque nous avons à juger des causes…

–&|160;Que veux-tu que je fasse, moi&|160;! jen’entends pas un mot de votre langue latine&|160;; je m’endors, et,quand je m’éveille, je juge comme tu me dis…

–&|160;C’est ce que tu peux faire demieux&|160;; mais, encore une fois, où veux-tu en venir avec tesdivagations&|160;? Tu as eu la sacrilège audace de me menacer deviolences, moi, ton évêque, ton père en Christ&|160;! si je net’absolvais de tes crimes. Je t’ai à mon tour menacé d’un châtimentcéleste… à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de tacharge de comte. Qu’a de commun ceci avec la menace que je t’aifaite au nom du Seigneur et qui s’accomplira peut-être plus tôt quetu ne le crois&|160;; entends-tu, comte Neroweg&|160;?

–&|160;Je veux dire d’abord que le grand roiClovis a commis un bien plus grand nombre de crimes que moi, etqu’il jouit du paradis.

–&|160;Il en jouit, certes&|160;; mais à quelprix&|160;? Ignores-tu que saint Remi qui l’a baptisé a été sirichement doué par ce pieux roi, qu’il a pu acheter un domaine enChampagne au prix de cinq mille livres pesant d’argent&|160;? Si tuignores ceci, moi je te l’apprends.

–&|160;Je voulais dire ensuite que si tu esévêque, moi je suis comte ici, en pays conquis par mon épée. Oui,je suis comte ici, au nom du roi que je représente, et comme toncomte, je peux te forcer de m’absoudre&|160;; apprends ceci à tontour.

–&|160;Ah&|160;! tu blasphèmes de nouveau, –et l’évêque frappa du pied sous la table, – ah&|160;! tu osesencore braver le courroux du Seigneur&|160;! toi… souillé de crimesexécrables&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que j’ai donc fait&|160;?J’ai tué… mon frère Ursio&|160;!

–&|160;Vraiment&|160;? et le meurtre de taconcubine Isanie&|160;? et le meurtre de ta quatrième femmeWisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épouséta cinquième femme Godégisèle… bien que ta première et taseconde épouse soient encore vivantes&|160;? dis, comte, sont-ce làdes peccadilles&|160;?

–&|160;Ne m’as-tu pas absous de ceschoses-là&|160;? Par l’aigle terrible, mon glorieuxaïeul&|160;! il m’en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de maforêt, trente-huit sous d’or, vingt esclaves, et cette superbepelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu teprélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à monpère&|160;!

–&|160;De ces premiers crimes, tu es absous…c’est vrai&|160;; aussi tu serais blanc comme l’agneau pascal sanston abominable fratricide.

–&|160;Je n’ai pas tué Ursio par haine,moi&|160;; je l’ai tué pour avoir sa part d’héritage.

–&|160;Et pourquoi aurais-tu tué ton frère,bestial&|160;? Pour le manger&|160;?

–&|160;Je te dis, moi, que le grand Clovis atué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu’il jouitdu paradis… J’y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, etsi tu ne me promets pas sur l’heure le paradis sans me faire payerdavantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mesleudes&|160;!

–&|160;Et moi je te dis que si tu n’expies paston fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui,comme Caïn, as tué ton frère.

–&|160;Oui, oui, patron, tu dis toujours celapour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d’or et ma petiteesclave blonde.

–&|160;Je dis cela pour le salut de ton âme,malheureux&|160;! Je dis cela pour t’épargner les tortures del’enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.

–&|160;Tu parles toujours de l’enfer… Oùest-il&|160;?

–&|160;Où il est&|160;?

Et l’évêque Cautin frappa encore du pied surle sol.

–&|160;Tu demandes où il est,l’enfer&|160;?

–&|160;Il n’y en a pas…

–&|160;Il n’y a pas d’enfer&|160;! Seigneur,Seigneur&|160;! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux parun miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre&|160;?

–&|160;Je sens… une odeur très-puante.

–&|160;Vois-tu cette fumée qui sort à traversces dalles&|160;?

–&|160;D’où vient cette fumée&|160;? – s’écriaNeroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l’endroitdu sol d’où sortait une vapeur noire et épaisse&|160;; – évêque,quelle est cette magie&|160;?

–&|160;Seigneur, mon Dieu&|160;! vous avezentendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin enjoignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vousmanifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où estl’enfer&|160;? Regarde à tes pieds&|160;; vois ce gouffre, voiscette mer de flammes prête à t’engloutir…

Et l’une des dalles de la mosaïque s’enfonçantsous le sol au moyen d’un contrepoids, laissa béante une largeouverture d’où s’échappèrent de grands tourbillons de feu répandantune forte odeur de soufre.

–&|160;La terre s’entr’ouvre, – s’écria leFrank livide de terreur, – du feu&|160;! du feu&|160;! sous mespieds.

–&|160;C’est le feu éternel, – dit l’évêque ense redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genouxcachant sa figure entre ses mains, – ah&|160;! tu demandes où estl’enfer, impie, blasphémateur&|160;!

–&|160;Patron, mon bon patron, aie pitié demoi&|160;!

–&|160;Entends-tu ces cris souterrains&|160;?Ce sont les démons&|160;; ils viennent te chercher. Entends-tucomme ils crient&|160;: Neroweg, Neroweg&|160;! lefratricide&|160;! Viens à nous&|160;! Caïn, tu es ànous&|160;!

–&|160;Ces cris sont affreux… Mon bon père enChrist, prie le Seigneur de me pardonner&|160;!

–&|160;Ah&|160;! te voilà à genoux, pâle,éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l’épouvante…Demanderas-tu encore où est l’enfer&|160;?

–&|160;Non, non, évêque, saint évêqueCautin&|160;; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras maprairie, mes vingt sous d’or…

–&|160;Et l’esclave&|160;?

–&|160;Et ma petite esclave blonde.

–&|160;J’ai là une charte de donationpréparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Montémoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle etselon l’usage.

–&|160;Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si cesdémons allaient m’emporter… Comme ils m’appellent&|160;!Renvoie-les&|160;! renvoie-les donc, mon bon patron, qu’ils nem’entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ&|160;!

–&|160;Ils t’emporteraient si tu manquais à tapromesse.

–&|160;Je la tiendrai… Oh&|160;! je latiendrai…

–&|160;Puisque tu ne doutes plus de lapuissance du Seigneur, – reprit l’évêque en frappant de nouveau dupied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, legouffre de l’enfer est refermé (la dalle en remontant avait reprissa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu’il faut pourécrire. Tu seras mon témoin.

–&|160;Je ne serai pas témoin de cettefourberie sacrilège, – répondit en latin l’ermite laboureur. – Jet’exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cettepillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler…mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et laterreur les seigneurs stupides et féroces&|160;; moi je domine, parl’amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent.Prends garde&|160;; ceux là sont nombreux.

–&|160;Voudrais-tu exciter une rébellioncontre moi&|160;? Serais-tu capable d’abuser du grand empire que tupossèdes sur le populaire&|160;? toi que j’ai accueilli ici commeun hôte bien venu&|160;? sans savoir pourtant si ton évêque t’avaitpermis de sortir de son diocèse[26].

–&|160;Demain, avant de continuer ma route, jete dirai ce que j’attends de toi…

Cautin, à qui l’ermite laboureur imposait,frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé,tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulaitde son front. À l’appel de l’évêque, le chambrier parut&|160;; lesaint homme lui dit tout bas en latin&|160;:

–&|160;L’enfer a été très-satisfaisant… Qu’onéteigne le feu&|160;!

Et il ajouta tout haut&|160;:

–&|160;Commande à l’un des leudes du comte devenir ici… Tu l’accompagneras.

Le chambrier sorti, l’évêque s’adressant auFrank toujours agenouillé&|160;:

–&|160;Tu as cru, et tu te repens…Relève-toi&|160;! Mais prends garde de manquer à ta parole…

–&|160;Mon bon patron, je ne me relèverai pasque tu ne m’aies promis une chose…

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;J’ai peur de retourner cette nuit à monburg&|160;; les démons viendraient peut-être me prendre sur laroute… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.

–&|160;Tu seras mon hôte jusqu’à demain&|160;;mais ta petite esclave, tu devais me l’envoyer dès ton arrivée…chez toi&|160;?

–&|160;Tu la veux cette nuit&|160;?… la petiteesclave&|160;?

–&|160;Je l’ai promise à mon évêchesse,autrefois ma femme selon la chair, aujourd’hui ma sœur en Dieu.Elle a besoin d’une toute jeune fille pour son service&|160;; jelui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l’aura, plus tôt elle seracontente.

–&|160;Ainsi, patron, – dit le comte en segrattant l’oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petiteesclave&|160;?

–&|160;Oserais-tu maintenant te dédire&|160;?…Te crois-tu déjà si loin de l’enfer&|160;?

–&|160;Non, oh&|160;! non, patron… ne te fâchepas&|160;; un de mes leudes va monter à cheval&|160;; il irachercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…

La charte de donation, validée selon l’usagepar l’inscription du témoignage du chambrier de l’évêque et duleude, portait que Neroweg, comte du roi d’Auvergne en la ville deClermont, donnait en rémission de ses péchés à l’Église,représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents deprairie, vingt sous d’or, et une esclave filandière, âgée de quinzeans, nommée Odille. Après quoi l’évêque, au nom du Père, du Fils etdu Saint-Esprit, donna au comte frank l’absolution de sonfratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.

–&|160;Sigefrid, – dit le comte au leude enétouffant un dernier soupir de regret, – sois bon compagnon&|160;;va au burg&|160;; tu prendras en croupe la petite Odille lafilandière, et tu la rapporteras ici.

**

*

Les Vagres sont arrivés non loin de la villaépiscopale.

–&|160;Ronan, les portes sont solides, lesfenêtres élevées, les murailles épaisses… Comment entrer chezl’évêque&|160;? – dit le Veneur. – Tu nous as promis de nousconduire au cœur de la maison… moi, j’irai droit au cœur del’évêchesse.

–&|160;Frères, voyez-vous à quelques pas, aupied de la montagne, ce petit bâtiment entouré decolonnes&|160;?

–&|160;Nous le voyons… la nuit est claire.

–&|160;Ce bâtiment était autrefois une sallede bains d’eaux thermales, dont la source chaude venait de cesmontagnes… De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermespar un long souterrain. L’évêque a fait détourner la source, et lebâtiment il l’a changé en une chapelle consacrée au grandSaint-Loup… Or, mes bons Vagres, par le souterrain nousentrerons au cœur de la villa épiscopale sans trouer de murailles,sans briser portes ou fenêtres… Si j’ai promis, ai-jetenu&|160;?

–&|160;Comme toujours, Ronan… tu as promis, tuas tenu.

On entre dans les anciens thermes changés enchapelle&|160;; il y fait noir, très-noir… Une voix sort del’ombre&|160;:

–&|160;C’est toi, Ronan&|160;?

–&|160;Moi et les miens… Marche, Simon, bonserviteur de la villa épiscopale… marche, Simon, nous tesuivons…

–&|160;Il faut attendre.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Le comte Neroweg est encore chezl’évêque avec ses leudes.

–&|160;Tant mieux… un renard et un sanglier,la chasse sera belle&|160;!

–&|160;Le comte a dans la villa vingt-cinqleudes bien armés.

–&|160;Nous sommes trente… c’est quinze Vagresde trop pour une telle attaque… Marche, Simon, nous te suivons.

–&|160;Le passage n’est pas encore libre.

–&|160;Pas libre&|160;? ce passage souterrainqui conduit d’ici dans la salle du festin&|160;?…

–&|160;L’évêque a fait préparer ce soir unmiracle pour effrayer le comte Frank et lui faire peur de l’enfer.Deux clercs ont apporté, sous la salle du festin, des bottes depaille, des fagots et du soufre… Ils doivent ensuite y mettre lefeu en poussant des cris endiablés et souterrains… Après quoi, unedes dalles de la mosaïque s’abaissera sous le sol, par uncontrepoids, comme autrefois elle s’abaissait lorsqu’on voulaitpasser par le souterrain qui conduit à ces thermes.

–&|160;Et le Frank stupide, croyant voirbéante une des bouches de l’enfer, fera au saint homme une donationjusqu’ici refusée&|160;?

–&|160;Tu as deviné, Ronan&|160;; il faut doncattendre que le miracle soit joué&|160;; le comte parti, la villasilencieuse, toi et les tiens, vous vous y introduirez.

–&|160;À moi l’évêchesse&|160;!

–&|160;À nous le coffre fort, les vases d’oret d’argent&|160;! à nous les sacs gonflés de monnaie… et largesse,largesse au pauvre monde qui n’a pas un denier&|160;!

–&|160;À nous le cellier, les outres pleines,les sacs de blé… à nous les jambons, les viandes fumées&|160;!Largesse, largesse au pauvre monde qui a faim&|160;!

–&|160;À nous le vestiaire, les bellesétoffes, les chauds vêtements, et largesse, largesse au pauvremonde qui a froid…

–&|160;Et puis à feu et à sac la villaépiscopale&|160;!

–&|160;Liberté aux esclaves&|160;!

–&|160;Nous emmenons de pauvres filles quinous suivront gaiement&|160;!

–&|160;Et vive le mariage en Vagrerie, – ditRonan, puis il chanta ainsi&|160;:

«&|160;Mon père était Bagaude, moi, je suisVagre et né sous la verte feuillée, comme un oiseau de mai…

»&|160;Où est ma mère&|160;?

»&|160;Je n’en sais rien…

»&|160;Un Vagre n’a pas de femme&|160;: lepoignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg en villaépiscopale enlever femmes ou concubines à leur comte ou à leurévêque, et emmène ces charmantes au fond des bois…

»&|160;Elles pleurent d’abord et rientensuite… Le joyeux Vagre est amoureux, et dans ses bras robustesces belles chéries oublient bientôt le cacochyme évêque ou le duchébété&|160;!…&|160;»

–&|160;Vive le mariage en Vagrerie&|160;!

–&|160;Tu es en belle humeur, Ronan…

–&|160;Nous allons mettre à sac la maison d’unévêque, vieux Simon&|160;!

–&|160;Tu seras pendu, brûlé, écartelé…

–&|160;Ni plus ni moins qu’Aman et Aëlian, nosprophètes, Bagaudes en leur temps comme nous Vagres en le nôtre…Mais le pauvre monde dit&|160;: Bon Aëlian&|160;! bon Aman&|160;!…puisse-t-il dire un jour&|160;: Bon Ronan&|160;!… je mourraicontent, vieux Simon…

–&|160;Toujours vivre au fond des bois…

–&|160;La verdure est si gaie&|160;!

–&|160;Au fond des cavernes…

–&|160;Il y fait chaud l’hiver, fraisl’été.

–&|160;Toujours l’oreille au guet, toujourspar monts et par vallées… toujours errer sans feu ni lieu…

–&|160;Mais vivre toujours libres, vieuxSimon… libres&|160;! libres&|160;! au lieu de vivre esclaves sousle fouet d’un maître frank ou d’un évêque&|160;! Viens avec nous,Simon…

–&|160;Je suis trop vieux&|160;!

–&|160;Ne hais-tu pas ton seigneur, le sainthomme Cautin&|160;?

–&|160;Autrefois j’étais jeune, riche,heureux&|160;; les Franks ont envahi la Touraine, mon paysnatal&|160;; ils ont égorgé ma femme après l’avoir violée&|160;;ils ont brisé sur les murailles la tête de ma petite fille&|160;;ils ont pillé ma maison&|160;; ils m’ont vendu comme esclave, et demaître en maître, je suis tombé entre les mains de Cautin… J’aidonc sujet d’exécrer les Franks&|160;; mais j’exècre, s’il se peut,davantage encore les évêques gaulois, qui nous tiennent, nousGaulois, en esclavage&|160;!

–&|160;Qui va là&|160;? – s’écria Ronan, envoyant au dehors, et dans l’ombre, une forme humaine rampant à deuxgenoux, et s’approchant ainsi de la porte de la chapelle. – Qui valà&|160;?

–&|160;Moi, Félibien, esclave ecclésiastiquede notre saint évêque.

–&|160;Pauvre homme, pourquoi marcher ainsi àgenoux&|160;?

–&|160;C’est un vœu… Je viens ainsi de mahutte à genoux… sur les cailloux du chemin pour prier Loup, legrand Saint-Loup, à qui est dédiée cette chapelle. Je viens ainside nuit afin d’être de retour dès l’aube à l’heure du labeur, carma hutte est loin d’ici…

–&|160;Frère, pourquoi t’infliger ce suppliceà toi-même&|160;? N’est-ce pas assez déjà de te lever avec lesoleil, et le soir de te coucher sur ta paille, brisé defatigue&|160;?

–&|160;Je viens à genoux prier Saint-Loup, legrand Saint-Loup, de demander au Seigneur de longs et fortunésjours pour notre saint évêque Cautin, de qui je suis esclavelaboureur.

–&|160;Ton maître&|160;! un saint&|160;?… cefainéant qui t’écrase de travail, comme le meunier sous sa meuleécrase le blé nourricier pour en tirer la farine… Quoi&|160;!demander de longs jours pour ton maître, c’est demander d’allongerla lanière du fouet des surveillants qui te rouent de coups si tubronches.

–&|160;Bénis soient leurs coups&|160;! Plus onsouffre ici-bas, plus l’on est heureux dans le paradis…

–&|160;Mais le blé que tu sèmes, ton évêque lemange&|160;; le vin que tu foules, il le boit&|160;; les habits quetu tisses, il s’en revêt… te voici have, affamé, presque nu soustes haillons&|160;!…

–&|160;Je voudrais manger les excréments desporcs, boire leur urine, me vêtir d’épines, qui déchireraient mapeau jusqu’aux veines, mon bonheur en serait plus grand dans leparadis…

–&|160;Dis-moi, pauvre frère… le Seigneur acréé le froment, le raisin, le miel, les fruits, le lait, la doucetoison des brebis… est-ce pour que sa créature se nourrissed’ordures et se vêtisse d’épines&|160;? réponds, mon pauvrefrère&|160;?…

–&|160;Tu n’es qu’un impie&|160;!

–&|160;Écoute-moi sans colère… Voyons&|160;:pendant que du fond de ta misère, de ta fange et de ton ignorance,tu aspires au paradis de là-haut&|160;! est-ce que ton évêque ne sefait pas, lui, en ce monde un paradis&|160;? est-ce que seul il nejouit pas des biens du créateur&|160;? Tu le sais, les greniers deton maître regorgent de pur froment&|160;; ses étables sont pleinesde troupeaux gras&|160;; ses viviers, de poissons&|160;; soncellier, de vins vieux&|160;; ses volières, d’oiseauxdélicats&|160;; il chasse en forêt la succulente venaison&|160;; ilchasse en plaine le fin gibier… après quoi il godaille, ripaille,dit sa messe et courtise ta femme, ta fille ou ta sœur…

–&|160;Mensonge&|160;!… mon seigneur et évêquene peut faillir…

–&|160;Pauvre frère&|160;!… cela ne te révoltepas, de voir les Franks maîtres implacables de cette belleAuvergne, qu’ils nous ont larronnée&|160;? de cette riche Auvergne,où tes pères, aujourd’hui esclaves et dépouillés de leurs biens,vivaient jadis heureux et libres, cultivant les champspaternels&|160;?

–&|160;Mon évêque m’a commandé d’obéir auxFranks et à leurs rois comme à lui-même… Puisque leurs rois sontfils soumis de l’Église, le mal qu’ils nous font, l’esclavagequ’ils nous imposent, sont des épreuves que le Seigneur Dieu nousenvoie, et il faut les bénir à cœur joie ces épreuves&|160;; pluselles nous sont cruelles, plus elles nous sont méritoires pournotre salut…

–&|160;Mais, pauvre frère, ces épreuvesd’asservissement, de faim, de froid, de labeur écrasant, de misèreaffreuse, que, pour ton salut, te prêche ton évêque, à son profit,est-ce qu’il les subit, lui, ces dures peines&|160;? ne vit-il pas,comme nos conquérants, dans la fainéantise, la mollesse etl’abondance&|160;?

–&|160;Arrière… tu veux me tenter,Satan&|160;! laisse-moi prier… Je fermerai les yeux, je boucheraimes oreilles. Saint évêque Loup&|160;! grand Saint-Loup&|160;!protégez-moi contre ce païen, qui outrage notre bon évêqueCautin&|160;!

–&|160;Pauvre créature&|160;! méchammenthébétée, avilie, dégradée par les prêtres… c’est une tendre pitiéque tu m’inspires&|160;! – dit Ronan. – Et voilà pourtant ce queles évêques ont fait de ce fier peuple gaulois&|160;! lui, jadisl’orgueil du monde, il se courbe aujourd’hui, lâche et tremblant,devant une poignée de barbares&|160;!…

–&|160;Tu dis vrai, Ronan&|160;; presque tousles esclaves sont, comme ce malheureux, tombés dans un lâchehébétement… le mal gagne de jour en jour… Ah&|160;! c’en est faitde la vieille Gaule… les Franks lui voleront jusqu’à son nom…

–&|160;S’il en est ainsi, moi, Ronan&|160;!par la torche de l’incendie&|160;! par l’épée du massacre, parl’ivresse de l’orgie&|160;! je le jure&|160;! je le jure&|160;!tant qu’il restera une femme, une tonne, un château, nous, Gauloisdéshérités de tout… jusqu’à notre nom&|160;! nous danserons àtravers les flammes, nous boirons sur des ruines, nous feronsl’amour sur la cendre des palais et des églises&|160;!…

Et Ronan se mit à chanter le refrain desVagres&|160;:

«&|160;Les Franks nous appellent Hommeserrants, Loups, Têtes de loups… Vivons en loups, vivons enjoie… l’été, sous la verte feuillée&|160;; l’hiver, dans leschaudes cavernes…&|160;»

–&|160;Allons, Simon, le miracle de l’évêquedoit être joué.

–&|160;Oui… d’ailleurs je marcherai seul àdistance de vous dans le souterrain… Si je vois de loin de laclarté, je viendrai vous avertir.

–&|160;Mais cet esclave, qui est là marmottantà genoux ses patenôtres au grand Saint-Loup&|160;?

–&|160;La foudre tomberait à ses pieds qu’ilne bougerait point… il s’en ira comme il est venu… sur ses deuxgenoux.

–&|160;Allons, vieux Simon, plaignons cepauvre homme, et surtout pendons l’évêque… Marche, Simon.

–&|160;Suis-moi, Ronan.

Et les Vagres, conduits par l’esclaveecclésiastique, disparurent dans le souterrain qui, de ces anciensthermes, aboutissait à la villa épiscopale, tous chantant àdemi-voix&|160;:

«&|160;Le joyeux Vagre n’a pas de femme&|160;:le poignard d’une main, la torche de l’autre, il va de burg enmaison épiscopale enlever les femmes des comtes et des évêques, etemmène ces charmantes au fond des bois…&|160;»

**

*

Que faisaient donc le prélat et le comte,pendant que les Vagres s’introduisaient dans le souterrain de lavilla épiscopale&|160;?… Ce qu’ils faisaient&|160;?… ils buvaientcoup sur coup&|160;; le leude du comte était retourné au burgchercher l’esclave… En l’attendant, l’évêque Cautin, chafriolant deposséder enfin la jolie fille qu’il convoitait depuis longtemps,s’était remis à table. Neroweg, toujours tremblant et presque ivrede vin et de frayeur, croyant l’enfer sous ses pieds, aurait vouluquitter la salle du festin&|160;; il n’osait, se croyant protégépar la sainte présence de l’évêque contre les attaques du diable.En vain l’homme de Dieu engageait son hôte à vider encore unecoupe, le comte repoussait la coupe de sa main, roulant autour delui ses petits yeux d’oiseau de proie effaré.

L’ermite laboureur, comme d’habitude, rêvaitou observait en silence…

–&|160;Qu’as-tu donc&|160;? – dit l’évêque aucomte, – tu es triste, tu ne bois plus… Tout à l’heure fratricide,tu es maintenant, de par mon absolution, blanc comme neige…déride-toi donc&|160;; ta conscience n’est-elle pas nette&|160;?réponds donc… M’aurais-tu caché quelque autre crime&|160;?… lemoment serait mal choisi… tu l’as vu, l’enfer n’est pas loin…

–&|160;Tais-toi, patron… tais-toi… je me senssi faible, que je ne porterais pas un chevreuil sur mes épaules,moi qui porterais un sanglier… N’abandonne pas ton fils enChrist&|160;! toi, qui peux conjurer les démons, je ne te quitteraipas d’ici au jour…

–&|160;Tu me quitteras pourtant tout àl’heure, lorsque la petite esclave sera venue&|160;; il faudra queje la conduise au gynécée de Fulvie, autrefois ma femme selon lachair, aujourd’hui ma sœur en Dieu.

–&|160;Aussi vrai qu’un de mes aïeuxs’appelait l’Aigle terrible en Germanie, je ne tequitterai pas plus que ton ombre…

–&|160;Un des aïeux de ce Neroweg se nommaitl’Aigle terrible en Germanie… la rencontre est étrange, –pensait l’ermite… – Ainsi nos deux races ennemies, Franke etGauloise, se sont rencontrées, se rencontrent… se rencontrerontpeut-être encore à travers les âges…

–&|160;Bon patron, – dit Neroweg, – d’ici aujour, je ne te quitterai pas plus que ton ombre.

–&|160;Comte, prends garde… ta terreur meprouve que ton âme n’est pas tranquille… avoue-le, tu ne m’as pastout dit&|160;?

–&|160;Si, si, je t’ai tout dit.

–&|160;Dieu le veuille, pour le salut de tonâme… Mais déride-toi donc… tiens, parlons un peu de chasse… commetoi, je suis fin veneur&|160;; cette conversation t’égayera… Et àpropos de chasse, un reproche.

–&|160;À moi&|160;?

–&|160;À toi ou à tes esclaves forestiers…L’autre jour ils sont venus lancer trois cerfs au milieu des boisde l’Église… tu sais, dans l’enceinte touchant à ce bout de taforêt, séparé du restant de tes domaines par la rivière&|160;?

–&|160;Si mes esclaves forestiers ont lancédes cerfs chez toi, tes esclaves en lanceront une autre fois chezmoi&|160;: nos bois ne sont séparés que par une route.

–&|160;C’est dommage… notre limite à tous deuxdevrait être la rivière.

–&|160;Il me faudrait pour cela t’abandonnerles cinq cents arpents de bois qui sont en delà de la rivière.

–&|160;Est-ce que tu y tiens beaucoup à cebout de forêt&|160;? elle est bien chétive en cet endroit-là…

–&|160;Chétive&|160;! il y a des chênes devingt coudées, et c’est la partie la plus giboyeuse de mesbiens…

–&|160;Tu vantes ton domaine, c’est tondroit&|160;; mais, dans ton intérêt même, tu serais mieux et plussûrement limité, si tu l’étais par la rivière, et si tu tedébarrassais de ces mauvais cinq cents arpents qui touchent à mesterres…

–&|160;Pourquoi me parles-tu de mesbois&|160;? je n’ai plus d’absolution à te demander… entends-tu,évêque&|160;?

–&|160;Non… tu as tué une de tes femmes, unede tes concubines, et ton frère Ursio… tu as expié ces crimes endouant l’Église&|160;: tu es absous… Cependant… et cela me revientseulement maintenant à l’esprit, cependant nous n’avons pas songé àune chose…

–&|160;À laquelle, patron&|160;?

–&|160;Ta quatrième femme Wisigarde a péri partes mains de mort violente&|160;; elle n’a pas reçu en mourantl’assistance d’un prêtre… son âme est en peine, il se pourraitqu’elle vînt te tourmenter la nuit sous figure de fantômeeffrayant, jusqu’à ce que tu aies tiré de peine cette pauvreâme…

–&|160;Comment la tirer de peine&|160;?

–&|160;Par des prières que dirait un prêtre duSeigneur.

–&|160;Je ne suis pas prêtre, moi&|160;!

–&|160;Mais je le suis, moi&|160;!

–&|160;Alors, patron, dis-les, ces prières,pour cette âme en peine.

–&|160;Soit… Durant vingt ans, il sera dit àl’autel des prières pour l’âme de Wisigarde, à condition que tum’abandonneras ce bout de forêt, séparé de ton domaine par larivière…

–&|160;Encore donner à ton Église… donnertoujours… toujours donner&|160;!…

–&|160;Libre à toi de préférer être tourmentéla nuit par des fantômes livides et sanglants…

Le Frank regarda l’évêque d’un œil défiant etirrité&|160;; puis il reprit avec un courroux concentré&|160;:

–&|160;Gaulois rapace, tu veux donc me prendrepièce à pièce la part de conquêtes que nos rois nous ont donnée, àmon père et à moi, en bénéfice héréditaire&|160;? Doter encore tonÉglise&|160;! je doterais plutôt le diable&|160;!…

–&|160;Dote-le donc… le voici&|160;!&|160;! –dit une grosse voix qui semblait sortir des entrailles de laterre.

Au son de cette voix, l’ermite se levasurpris, l’évêque se renversa sur le dossier de son siège, se signabrusquement&|160;; puis, réfléchissant, il dit en latin&|160;:

–&|160;C’est mon chambrier&|160;; il étaitresté là-dessous… le tour est gai… il vient à point…

Le comte, lui, frappé de terreur, se croyantpoursuivi par le démon en personne, avait poussé un grand cri,s’enfuyant éperdu de la salle du festin, et manquant de renverserle leude, qui en ce moment entrait, poussant devant lui une jeunefille, en disant&|160;:

–&|160;Voici la petite esclave, Odille, lafilandière.

L’évêque en rut oublia tout pour courir versla pauvrette&|160;; mais au moment où il s’élançait pour la saisir,une main vigoureuse, sortant par l’ouverture de la dalle abaissée,arrêta le prélat par un pan de sa robe en lui criant&|160;:

–&|160;Luxurieux point ne seras, saint hommede Dieu&|160;!&|160;!

Lorsque l’évêque se retourna inquiet de voirqui lui parlait ainsi, il vit avec effroi Ronan à la tête de sescompagnons, qui, comme lui, sortirent par l’issue du souterrain, enpoussant des cris enragés… Tous, par plaisante humeur, les joyeuxgarçons, s’étaient noirci la figure avec les débris charbonnés desfagots destinés à produire les flammes de l’enfer et àjouer le miracle.

À la vue de ces hommes noirs, sortant dedessous terre, et hurlant comme des damnés, le leude, qui avaitamené la petite esclave, crut aussi qu’ils venaient de l’enfer, etse précipita sur les traces de Neroweg en criant&|160;:

–&|160;Les démons&|160;! lesdémons&|160;!…

Le comte, de plus en plus épouvanté, courut àl’écurie, s’élança sur son cheval, et à toute bride s’éloigna de lavilla épiscopale&|160;; ses leudes l’imitèrent, sautèrent sur leursmontures, abandonnant leurs armes dans la salle du festin, et tousprirent la fuite en tumulte, répétant avec épouvante&|160;:

–&|160;Les démons&|160;! lesdémons&|160;!…

**

*

La villa épiscopale a été envahie par lesVagres depuis deux heures.

Qui dit donc une messe de nuit dans lachapelle de l’évêque&|160;? les cierges sont allumés sur l’autel,ni plus ni moins que pour la fête de Pâques&|160;; ils éclairent deleur vive lumière les premiers arceaux&|160;: le reste de lachapelle est noyé d’ombre, jusqu’à la porte voûtée, à traverslaquelle on aperçoit çà et là une lueur rouge, comme celle d’unbrasier qui s’éteint… Quel brasier&|160;? celui que formaient lesdébris embrasés de la villa épiscopale…

La villa a donc été incendiée par lesVagres&|160;? Certes&|160;; auraient-ils sans cela emporté destorches de paille&|160;?

Au milieu du chœur sont entassées pêle-mêleles richesses de l’évêque&|160;: vases d’or et d’argent, saintscalices et coupes à boire, boîtes à Évangiles et plats à manger,patènes et bassins à rafraîchir le vin&|160;; gros sacs de peauéventrés, d’où ruissellent les sous d’or et d’argent&|160;; richesétoffes pourpres et bleues, n’attendant plus que la façon&|160;;fourrures chaudes et rares, noires comme le corbeau, blanches commela colombe&|160;; et pour trophées, aux quatre coins de cesplendide monceau de butin, les haches, les boucliers et les piquesdes leudes fuyards par peur du diable&|160;: or, argent, acier,vives couleurs, tout brille, fourmille et scintille de ces joyeuxmiroitements, particuliers aux gros monceaux de précieux butin, siplaisants à l’œil d’un Vagre…

Ils sont donc là, les Vagres&|160;? ils sontdonc dans la sainte chapelle de la villa épiscopale&|160;?

Oui, les voici réunis dans ce lieu sacré dontils ont fait leur magasin…

Et que font-ils là&|160;?

Ma foi&|160;! ils font ce que font les Vagresaprès avoir bu, ravagé, pillé&|160;: les uns ronflent et cuventleur ivresse sur les marches de l’autel, les autres, se balançantsur leurs jambes avinées, se délectent en regardant amoureusementleur gros tas de butin, ces richesses, qu’ils vont semer sur leurroute, et qui feront tant d’heureux&|160;; car les Vagres de Ronansurtout sont fidèles à ces commandements… saints commandements enVagrerie&|160;:

«&|160;Prenons aux riches, donnons auxpauvres… Vagre qui garde un sou pour le lendemain n’est plus unVagre, un Loup, une Tête de loup, un Hommeerrant… Toujours il partage son butin de la veille entre lespauvres gens pour avoir à piller de nouveau évêques renégats&|160;!Franks pillards et oppresseurs de la vieilleGaule&|160;!&|160;»

Et ces autres Vagres, appuyés debout aux fûtsdes colonnes, ou assis sur les marches de l’autel, à côté desronfleurs, leurs regards sont aussi fermes que leurs jambes,n’ont-ils donc point aussi goûté, ceux-là, aux vins vieux de lavilla épiscopale&|160;?

Ceux-là ils en ont bu deux fois, dix fois plusque les autres (et Ronan est de ce nombre)&|160;; mais ce sont desVagres aguerris, rudes compères, qui vous vident une outre d’untrait, et marchent sans broncher sur une poutre à traversl’incendie qu’ils ont allumé dans le burg d’un Frank ou dans lavilla d’un évêque… Et ces hommes, à tête rasée, hâves, vêtus dehaillons, ces femmes&|160;? non moins misérables, mais dontquelques-unes sont jolies, très-jolies&|160;; les uns et les unesont l’air aussi gai, aussi aviné que les Vagres, que sont-ils, ceshommes et ces femmes&|160;?

Ce sont des esclaves de l’Église, joyeuxd’avoir leur jour de justice et de vengeance… Mais d’autresesclaves en grand nombre ont fui dans les champs, craignant de voirle feu du ciel tomber sur les Vagres, assez sacrilèges pour mettreà sac et à feu la maison de leur seigneur évêque.

Que fait donc Ronan, se prélassant au bancépiscopal, où il est assis, revêtu des habits sacerdotaux et coiffédu bonnet de fourrure, que le comte Neroweg a laissé dans la salledu festin en fuyant éperdu&|160;? Quatre Vagres assistent Ronan…étranges clercs&|160;! plaisants diacres&|160;! Parmi eux se trouveDent-de-Loup, ce géant, dont un cercle de tonne ne mesurerait pasla ceinture.

–&|160;Frères, sommes-nous tous ici&|160;?

–&|160;Ronan, il ne manque que leVeneur&|160;; au plus fort de l’incendie, il a couru à la porte del’évêchesse… et l’un des nôtres l’a vu ensuite traverser lesflammes, courant vers le jardin, emportant dans ses bras cettebelle femme évanouie.

–&|160;Sans doute il la fait revenir à elle…Or, pendant qu’on ranime l’évêchesse, si nous jugionsl’évêque&|160;?…

–&|160;Bien dit, Ronan.

–&|160;Le saint homme a souvent jugé du hautdu tribunal de la curie, comme évêque et chef de la cité deClermont, jugeons-le à son tour.

–&|160;Oui, oui, jugeons l’évêque&|160;!jugeons l’évêque&|160;!…

Et les esclaves de l’abbaye criaient plus fortque les Vagres&|160;:

–&|160;Jugeons l’évêque&|160;!

–&|160;Qu’on l’amène&|160;!

Deux Vagres allèrent quérir le saint homme deDieu, jusqu’alors retenu dans un couloir voisin. Il fut introduitgarrotté, pâle et courroucé, devant le tribunal de Ronan et de sesclercs en Vagrerie.

–&|160;Seigneur évêque, – lui dit Ronan, –votre charité, votre piété, votre clarissime pudicité(afin d’employer les titres honorifiques que vous vous accordezentre vous, saints hommes), votre clarissime pudicitévoudra-t-elle nous dire comment tu t’appelles&|160;?

–&|160;Incendiaire&|160;! pillard&|160;!sacrilège&|160;!… voilà tes noms à toi… Je te damne ett’excommunie, ainsi que ta bande, dans ce monde et dans l’autre, oùvous subirez pour vos forfaits les peines éternelles&|160;!

–&|160;Ta clarissime charité répond àma question par des injures… Or, puisque ta clarissime humilitérefuse de dire ton nom, ton nom, le voici&|160;: Tu t’appellesCautin…

–&|160;Puisse mon nom te brûler lalangue&|160;!

–&|160;Pauvres esclaves de l’abbaye, – ajoutaRonan en s’adressant à eux, – quels reproches faites-vous à votreévêque&|160;?

–&|160;Il nous écrase de travaux de l’aube ausoir, et souvent la nuit.

–&|160;Pour nourriture, il nous donne unepoignée de fèves.

–&|160;Il nous laisse sous ces haillons, etdans nos huttes de boue effondrées la cabane des porcs nous faitenvie.

–&|160;Nos moindres fautes sont punies dufouet.

–&|160;Nous autres, jeunes femmes du gynécéede l’évêchesse, il abuse de nous par la menace… Quelle résistancepeut faire l’esclave&|160;? elle se soumet en frissonnant… etpleure…

–&|160;J’ai dit ce que j’ai dit, – ajouta levieux Simon, l’introducteur des Vagres dans la villa. – Qu’un Franknous asservisse et nous accable de misères… conquérant, il use desa force&|160;; mais que des évêques, Gaulois comme nous, sejoignent à ce Frank pour nous asservir et partager avec lui nosdépouilles… je l’ai dit et je le dis, c’est le crime des prêtres del’Église catholique, apostolique et romaine, comme ils s’appellent…Joug pour joug, j’aurais préféré celui de la Rome desempereurs&|160;; c’était une franche guerre&|160;: soldat contresoldat, épée contre épée&|160;; mais j’ai horreur et dégoût du jougde la Rome des papes, cette Église qui nous opprime par lafourberie, par l’hébétement, et qui, reniant la patrie, la liberté,nos gloires passées, abrutit et châtre notre virile race gauloise…Ah&|160;! nos anciens prêtres, nos druides vénérés, ne s’alliaientpas ainsi lâchement aux Romains conquérants de la Gaule… Non, non,le glaive d’une main, une branche de gui de l’autre, donnant lespremiers le signal de la sainte guerre contre l’étranger, ilssoulevaient les populations en armes avec ces deux seulsmots&|160;: Patrie et liberté&|160;!&|160;! Alors surgissaient dugrand flot populaire&|160;: le chef des centvallées&|160;! Sacrovir&|160;! Vindex&|160;!Marik&|160;! Civilis&|160;! et Rome tremblait auCapitole… Mais où sont-ils nos druides vénérés&|160;? Où ilssont&|160;?… Allez au fond des forêts, vous trouverez leurs oscalcinés par le feu sous les ruines de leurs temples renversés parles prêtres catholiques. Où ils sont, nos druides&|160;?demandez-le aux bourreaux des cités gouvernées par les évêques…Hélas&|160;! avec les druides, est morte l’indépendance de laGaule&|160;!… les évêques et les Franks lui larronneront jusqu’àson nom&|160;!… Je vous l’ai dit, je vous l’ai dit… Oh&|160;! ne memenace pas du poing, toi, mon seigneur, toi, mon évêque… Ce langaget’étonne dans la bouche d’un pauvre vieux esclave&|160;; mais cetesclave, autrefois libre, autrefois riche, autrefois heureux, avantd’être ta chose, comme tes bœufs et tes porcs, cet esclave avaitacquis plus de science que tu n’en posséderas jamais, prélatfainéant, cupide et luxurieux&|160;!&|160;! Rassure-toi, je ne teravirai pas ta vengeance&|160;; je suis trop vieux pour courir laVagrerie… toi, ou ton successeur, vous me trouverez sur les ruinesde ta villa épiscopale, le vieux Simon sera pendu&|160;; mais sondernier mot sera&|160;: Malédiction sur les Franks conquérants,malédiction sur les évêques catholiques… et vive la vieilleGaule&|160;!

–&|160;Évêque, – reprit Ronan, – ta clarissimevéracité a-t-elle quelque chose à répondre aux accusations de tesesclaves et aux paroles du vieux Simon&|160;?

–&|160;Ce sont eux, les scélérats maudits, lessacrilèges, qui auront à répondre au terrible jour du jugement…Après quoi, ils grinceront des dents pour l’éternité… ainsi quetoi, vieux Simon, abominable païen&|160;!… Quoi&|160;! tu osesglorifier dans ce saint lieu le nom abhorré des druides, cesprêtres de Mammon, qui sont au fin fond des enfers parmi les âmesque leur exécrable idolâtrie a perdues&|160;!

–&|160;Donc, évêque, ta clarissime pureté deconscience ne trouve rien autre chose à expectorer que des injures,toujours des injures&|160;?

–&|160;Et fasse à l’instant le Seigneur queces injures soient autant de lames ardentes qui vous percent leventre, maudits&|160;!

–&|160;Soit&|160;! que ta clarissime sainteténous régale d’un miracle, dût-il nous percer le ventre, enattendant ce prodige… Voici ce dont je t’accuse, moi, Ronan&|160;:tu convoitais les biens d’un de tes prêtres, nomméAnastase, il a refusé de te les abandonner, tu l’as parruse attiré chez toi, à Clermont, puis tu l’as fait saisir,garrotter et enfermer tout vivant dans un sépulcre avec un mort enputréfaction[27]. Ta clarissime charité ose-elle nierceci&|160;?

–&|160;Plaisant concile que celui de cesscélérats pour m’interroger, moi, évêque&|160;!

–&|160;Tu ne nies pas&|160;?Poursuivons&|160;: ta clarissime pauvreté dans sa rage d’augmenterses richesses en larronnant autrui, a imaginé ce soir, sousprétexte de miracle, un vrai tour de bandit&|160;: tu aseffrontément dépouillé le comte Neroweg en l’épouvantant au nom dudiable… moyennant un fagot, deux bottes de paille, et un denier desoufre… Cedit miracle, peu coûteux, t’a beaucoup trop rapporté…Dépouiller un Frank, c’est justice en Vagrerie, nous n’en faisonspoint d’autres&|160;; mais si les Vagres se gaudissent à piller nosconquérants, c’est pour convier le pauvre monde au régal de cespilleries… Toi, tu voles le voleur pour t’enrichir… ceci, enVagrerie, est un très-damnable péché… Autre iniquité&|160;: tu asabsous ce comte fratricide pour obtenir la jouissance d’une jeuneesclave, une enfant de quinze ans au plus, je l’ai vue&|160;; or,en Vagrerie, cette luxure épiscopale est encore un très-damnablepéché… je dois en avertir ta clarissime pudicité.

Puis, s’adressant aux Vagres, Ronanajouta&|160;:

–&|160;Où est la petite esclave&|160;?

–&|160;Ici près, dans un réduit&|160;; elleavait grand’frayeur de nous et de l’incendie… nous l’avonsdoucement portée sur un matelas, elle est là, pleurante.

–&|160;Amenez-la.

La jeune esclave fut amenée.

Ronan disait vrai&|160;: lui donner quinzeans, à cette enfant, c’était peut-être la vieillir… Ses blondscheveux, séparés en deux longues tresses épaisses, tombaient à sespieds, nus comme ses bras et ses épaules&|160;: le leude brutal, enallant la quérir au burg, lui avait à peine donné le temps de sevêtir pour l’emporter sur son cheval. Aussi, en présence desVagres, quelle frayeur suppliante se lisait dans les grands yeuxbleus de la pauvre petite créature, encore toute tremblante… Sacourse nocturne en croupe du guerrier frank, l’incendie de la villaépiscopale, l’aspect étrange des Vagres… que de sujets d’effroipour elle&|160;! Ses joues avaient dû autrefois être rondes etroses&|160;; mais elles étaient devenues pâles et creuses&|160;:cette figure enfantine, empreinte de souffrance, faisait mal àvoir… Ronan, malgré lui, ne la quittait pas des yeux, aussi lorsquecette jeune esclave entra dans la chapelle, lui, toujours joyeux,se sentit attristé, sa voix même s’émut lorsqu’il lui ditdoucement&|160;:

–&|160;Ton nom, mon enfant&|160;?

–&|160;On m’appelle Odille.

–&|160;Où es-tu née&|160;?

–&|160;Loin d’ici… dans l’une des hautesvallées du Mont-d’Or.

–&|160;Quel âge as-tu&|160;?

–&|160;Ma mère me disait ce printemps&|160;:Odille, voilà quatorze ans que tu fais la joie de ma vie.

–&|160;Comment es-tu devenue l’esclave ducomte frank&|160;?

–&|160;Mon père est mort jeune… j’habitaisdans la montagne avec mon grand-père, mon frère et ma mère… Nousvivions du produit de notre troupeau et nous filions lalaine&|160;; nous n’avions jamais eu d’autre chagrin que la mort demon père… Un jour, les Franks sont montés en armes dans lamontagne&|160;; ils ont pris notre troupeau, et nous ont dit&|160;:«&|160;Nous allons vous emmener au burg de notre comte pourrepeupler ses domaines en esclaves et en bétail.&|160;» Mon frère avoulu nous défendre, les Franks l’ont tué… Ils nous ont liées, mamère et moi, à la même corde&|160;; ils nous ont poussées devanteux avec notre troupeau… Mon grand-père a demandé à genoux la grâcede nous suivre&|160;; les Franks lui ont dit&|160;: «&|160;Tu estrop vieux pour gagner ton pain comme esclave. – Mais, seul, jemourrai de faim dans la montagne&|160;? – Meurs&|160;!&|160;» luiont-ils dit, et ils nous ont fait marcher devant eux… Mongrand-père nous suivait de loin en pleurant&|160;; les Franks l’ontassommé à coups de pierres… Ils ont pris d’autres esclaves, emmenéd’autres troupeaux, tué d’autres gens dans la montagne quand ilsrefusaient de les suivre. Ils ont ensuite parcouru la plaine&|160;;ils y ont encore enlevé du monde et des bestiaux. Nous étionscinquante peut-être, tant hommes que femmes et jeunes filles&|160;;les petits enfants… les Franks les massacraient comme n’étant bonsà rien. La première nuit, nous avons couché dans un bois&|160;; lesFranks ont fait violence aux femmes malgré leurs prières… J’aientendu les sanglots de ma mère… le soir, on m’avait séparéed’elle… À moi, on ne m’a rien fait&|160;: le chef de ces guerriersme gardait, a-t-il dit, pour le comte. Le lendemain, nous noussommes remis en marche, moi, toujours séparée de ma mère&|160;; ona encore tué des gens qui ne voulaient pas suivre… on a encore prisdes esclaves et des troupeaux… et puis on s’est remis en route pourle burg. Avant d’y arriver, on a passé une seconde nuit dans lesbois. Le chef, qui me réservait pour le comte, me faisait coucher àcôté de son cheval… Au point du jour, nous avons continué notreroute&|160;; j’ai des yeux cherché ma mère… le Frank m’a dit&|160;:«&|160;Elle est morte&|160;; deux guerriers, en se la disputantcette nuit, l’ont tuée.&|160;» Moi, j’ai voulu rester là pour ymourir&|160;; mais le chef m’a emportée sur son cheval, et noussommes arrivés sur le domaine du comte…

–&|160;Entends-tu, évêque&|160;? – dit Ronan,– entends-tu, Gaulois&|160;? ce sont les Franks, tes alliés, qui,dans cette province et dans les autres, massacrent les vieillardset les enfants comme bouches inutiles et enlèvent ainsi hommes etfemmes de notre race, pour repeupler les terres de la Gaule queleurs rois ont distribuées à leurs guerriers en nous dépouillant…Ce sont tes alliés, tes amis, tes fils en Christ et en Dieu, quifont cela… et tu ordonnes, sous peine de l’enfer, au pauvre peupled’obéir à ces pillards, à ces ravisseurs, à ces meurtriers, quiviolentent et tuent les mères sous les yeux de leurs filles.Entends-tu cela, évêque gaulois&|160;?

–&|160;Les Franks respectent les biens del’Église et les oints du Seigneur, – s’écria l’évêque Cautin, – cesbiens, ces oints sacrés, sur lesquels vous osez, maudits&|160;!porter vos mains impies.

–&|160;Continue, – dit Ronan à la petiteesclave, – continue, pauvre enfant&|160;!

–&|160;Nous sommes arrivés au burg&|160;; lecomte m’a fait conduire dans sa chambre&|160;; il s’est jeté surmoi, j’ai voulu lui résister, il m’a donné des coups de poings surla figure, j’étais toute en sang[28]&|160;;la douleur et l’effroi m’ont fait perdre connaissance, le seigneurcomte a abusé de moi&|160;; depuis, j’ai été enfermée avec lesautres esclaves dans l’appartement de sa femme Godégisèle,bien douce femme pour un si méchant homme&|160;; cette nuit, un desleudes est venu me prendre, m’a emportée sur son cheval&|160;; ilm’a conduite ici, me disant que je serais l’esclave du seigneurévêque.

–&|160;Cela t’effraye, pauvre enfant, d’êtreesclave du seigneur évêque&|160;?

–&|160;Ma mère et mes parents ont ététués&|160;; je suis esclave, je suis avilie… tout m’est égal… J’aiessayé de m’étrangler avec mes cheveux, mais j’ai eu peur… etpourtant je voudrais mourir.

–&|160;Elle a quinze ans… évêque… et tul’entends&|160;?

–&|160;Bénis le Seigneur, chère fille,bénis-le&|160;; plus tu souffriras ici-bas, plus tu te féliciteraslà-haut&|160;! C’est moi, ton père en Dieu, qui t’en donnel’assurance.

–&|160;Bien dit, évêque. Donc, je te mettraisur l’heure à même de pouvoir te singulièrement féliciter là-haut,– reprit Ronan&|160;; puis s’adressant à l’esclave dont il nepouvait détacher ses yeux attendris&|160;: – Assieds-toi là, surles marches de l’autel, petite Odille… Tu n’as ici que desamis&|160;; ne désespère pas encore.

L’enfant contempla le Vagre d’un airgrandement surpris&|160;; il lui parlait d’une voix douce&|160;;elle alla s’asseoir sur les marches de l’autel, et ne regarda plusque Ronan, n’écouta plus que les paroles de Ronan.

–&|160;Eh&|160;! le Veneur&|160;! leVeneur&|160;! – cria l’un de ces gais compagnons debout près d’unepetite porte de la chapelle donnant sur les jardins de la villa, –où vas-tu donc ainsi sous la feuillée, ta belle évêchesse aubras&|160;? ne viendra-t-elle pas voir son honnête mari… ce renardpris au piège avant d’être pendu&|160;?

–&|160;Mes bons seigneurs les Vagres, – dit lavoix de l’évêchesse dont on distinguait à peine la forme svelte etblanche dans la pénombre de l’arceau de la porte, – longtemps j’aimaudit, longtemps j’ai haï celui-là qui fut mon mari… Je ne le haisplus, je ne le maudis plus&|160;; le bonheur rend indulgente…Faites-lui grâce comme je lui pardonne. Lui-même l’a dit&|160;: jen’étais plus sa femme… nos liens charnels ont été brisés… Il megardait près de lui pour jouir de mes biens… Qu’il en jouisse…J’aurai du moins mon jour d’amour et de liberté… Viens, mon beauVagre… et vive l’amour en Vagrerie&|160;!

–&|160;Scélérate impudique&|160;! j’avaisépousé une Olla… une Oliba… une Messaline&|160;!

Mais Cautin criait, menaçait en vain&|160;;l’évêchesse continuait avec son Vagre sa promenade sous la feuilléedes grands arbres de la villa, tandis que Ronan disait au sainthomme&|160;:

–&|160;Tu vas être jugé par ceux que tu asjugés. Pauvres esclaves de l’Église, que ferons-nous de ce méchantet luxurieux papelard qui enterre les vivants avec lesmorts&|160;?

–&|160;Qu’il soit pendu&|160;!

–&|160;Oui, oui&|160;! qu’il soitpendu&|160;!

–&|160;Il ne mourra qu’une fois&|160;; etnotre vie à nous était un long supplice.

–&|160;Sa vie à lui une longuejouissance&|160;!

–&|160;Qu’il soit pendu&|160;!

–&|160;Que penses-tu de l’idée de ces bonnesgens&|160;? À moi, Ronan, elle me paraît sensée…

–&|160;Et moi, mes frères, je vous dirai, aunom de Jésus de Nazareth, l’ami des affligés&|160;: pardon pour lecoupable si sa repentance est sincère.

Qui parlait ainsi&|160;? L’ermite laboureur,jusqu’alors caché dans l’ombre d’un des arceaux de lachapelle&|160;; soudain il parut aux yeux des Vagres et desesclaves courroucés contre l’évêque.

–&|160;L’ermite laboureur&|160;! – s’écrièrentles esclaves avec un touchant respect, – l’ami despauvres&|160;!

–&|160;Le consolateur de ceux quipleurent&|160;!

–&|160;Que de fois, dans les champs, il a prisla houe d’un de nos compagnons, épuisé de fatigue, achevant ainsila tâche du captif, pour lui épargner les coups de fouet dugardien&|160;!

–&|160;Un jour, pendant que je paissais lesbrebis de l’évêque, deux s’étaient égarées. L’ermite laboureur atant cherché, tant cherché, qu’il me les a ramenées&|160;; sanslui, j’étais roué de coups au retour.

–&|160;Et nos petits enfants, si chétifs, sitristes, hélas&|160;! à cet âge où l’on rit souvent, ils onttoujours un sourire pour l’ermite laboureur.

–&|160;Oh&|160;! dès qu’ils l’aperçoivent, ilscourent se pendre à sa robe&|160;!

–&|160;Aussi malheureux que nous, il aime àfaire aux enfants de petits présents… doux présents des pauvresgens, dit-il, et il leur donne quelques fruits des bois… un rayonde miel sauvage… un oiseau tombé de son nid…

–&|160;Aimez-vous… aimez-vous en frères,pauvres déshérités, – nous dit-il sans cesse&|160;; – l’amour rendle travail moins rude.

–&|160;Espérez&|160;! – nous dit-ilencore&|160;; – espérez&|160;! le règne des oppresseurs passera ence monde, et pour eux sur cette terre, viendra l’heure d’unchâtiment terrible… alors les premiers seront les derniers et lesderniers seront les premiers.

–&|160;Jésus, l’ami des affligés, l’adit&|160;: les fers des esclaves seront brisés… Espoir&|160;!pauvres opprimés&|160;! Espoir&|160;!

–&|160;Unissez-vous… aimez-vous…soutenez-vous… fils d’un même Dieu, enfants d’une mêmepatrie&|160;!… Désunis, vous ne pourrez rien&|160;; unis, vouspourrez tout… Le jour de la délivrance n’est peut-être pas éloigné…Amour, union, patience&|160;! attendez l’heure del’affranchissement comme l’attendaient nos pères.

–&|160;Oui, voilà ce que chaque jour l’ermitenous dit…

–&|160;Et de mes paroles, frères, il faut voussouvenir en ce moment, – reprit le moine laboureur. – Jésus l’adit&|160;: malheur aux âmes endurcies&|160;! miséricorde à qui serepent&|160;! Votre évêque peut se repentir du mal qu’il afait.

–&|160;Moine insolent&|160;! tu osesm’accuser&|160;!

–&|160;Ce n’est pas moi qui t’accuse… c’est tavie passée… expie-la par le repentir, tu obtiendrasmiséricorde…

–&|160;Je me repens d’une chose, infâmerenégat&|160;! c’est de ne pouvoir t’assommer sur l’heure…

–&|160;Ermite, notre ami, tu entends ce sainthomme… tu vois sa repentance… qu’en faisons-nous, mesVagres&|160;?

–&|160;À mort&|160;! celui qui enterre desvivants avec des cadavres&|160;! à mort&|160;!

–&|160;Mes frères, vous m’aimez…

–&|160;Nous t’aimons, brave ermite, autant quenous abhorrons l’évêque Cautin…

–&|160;Accordez-moi sa vie…

–&|160;Non, non…

–&|160;Tu l’as dit, ermite&|160;: malheur auxâmes endurcies…

–&|160;Vois comme il se repent… à mort… àmort&|160;!

Et, furieux, ils se précipitèrent sur leprélat qui, dans son épouvante, appela le moine à son aide&|160;;mais celui-ci, avant cet appel, avait couvert l’évêque de son corpsen s’écriant&|160;:

–&|160;Tuez-moi donc aussi, moi qui vous aimedu plus profond de mon cœur et vous console de mon mieux, pauvresesclaves, tuez-moi donc aussi, moi qui ai pour vous plus de pitiéque de blâme&|160;! Vagres errants au fond des bois&|160;! car lajuste haine de l’oppression franque, les terribles iniquités dutemps vous ont poussés à la révolte… et si vous prenez aux riches,c’est du moins pour donner aux pauvres… Non, non, vous ne tuerezpas cet homme, vous n’êtes pas des bourreaux&|160;! vousm’accorderez sa vie&|160;!

–&|160;L’évêque nous a trop fait souffrir. Œilpour œil, dent pour dent.

–&|160;Une lâche vengeance effacera-t-elle vossouffrances passées&|160;? Quoi&|160;! vous, dont les aïeuxétonnaient le monde par leur bravoure généreuse… vous allezmassacrer de sang-froid un homme sans défense&|160;? Seriez-vousdevenus lâches&|160;? vous, fils des vaillants Gaulois des tempspassés&|160;?

Vagres et esclaves restèrent silencieux, et nemenacèrent plus l’évêque.

–&|160;Ermite, tu es l’ami des pauvres gens.Nous t’accordons la vie de cet homme… mais il faut qu’il nous suiveen Vagrerie.

–&|160;Bien dit, Ronan&|160;! et dans nosrepos, il nous fera la cuisine&|160;; il est gourmand comme unévêque, foi de Dent-de-Loup&|160;! nous dînerons en prélats.

–&|160;Évêque, choisis&|160;! cuisinier oupendu&|160;?

–&|160;Sacrilèges&|160;! avoir pillé, incendiéma villa épiscopale, et me forcer d’être leur cuisinier&|160;!abomination de la désolation&|160;!… Moine, tu les entends,hélas&|160;! hélas&|160;!… et tu n’as pour eux ni malédiction nianathème… Est-ce ainsi que tu me défends&|160;?… Ne m’as-tu sauvéla vie que pour jouir de mon abjection&|160;!

–&|160;Tais-toi&|160;! Jésus de Nazareth, dontla vie avait été aussi pure que la tienne a été coupable&|160;;Jésus, dans le prétoire romain, au milieu des soldats quil’accablaient de railleries, de sanglants outrages, disaitseulement&|160;: Pardonnez-leur, mon Dieu&|160;; ils ne saventce qu’ils font…

–&|160;Mais ils savent ce qu’ils font, cesimpies, en me prenant pour cuisinier… Et tu oses me conseiller depardonner cette énormité sacrilège…

–&|160;Songe à ta vie passée… au lieu de teplaindre, tu remercieras le ciel…

–&|160;Allons, mes Vagres, – dit Ronan, –allons, voici l’aube&|160;; emportons notre butin dans les chariotsde l’évêque, et en route&|160;! Quel beau jour pour les bonnes gensdu voisinage&|160;! Mais, avant notre départ, deux mots à cetteenfant.

Et s’avançant vers la petite esclave, qui,assise sur les marches de l’autel, avait écouté tout ceci fortétonnée, presque sans quitter Ronan des yeux, celui-ci lui dit avecbonté&|160;:

–&|160;Pauvre enfant, sans père ni mère, viensavec nous&|160;; ne crains rien… la Vagrerie, c’est, vois-tu, lemonde renversé&|160;: l’esclave et le pauvre sont sacrés pournous&|160;; notre haine est pour le riche conquérant… Cette vied’aventures et de dangers te fait-elle peur&|160;? l’ermite, notreami, quoiqu’il ait le grand défaut d’empêcher les évêques Cautind’être pendus, l’ermite, notre ami, te conduira chez une bonne âmedans quelque ville, seul endroit où l’on trouve aujourd’hui, enGaule, un peu de sécurité, lorsque toutefois la ville n’est pasmise à feu, à sang et à sac par l’un de nos rois franks, dignesfils et petit-fils du glorieux Clovis, qui leur a laissé la Gauleen héritage, et qui sont autant qu’il l’était, curieux de se pilleret de s’égorger entre frères et parents…

–&|160;Je te suivrai, Ronan… D’abord, tu m’asfait peur&|160;; mais quand tu m’as parlé, ton regard est devenudoux comme ta voix&|160;; je suis esclave et orpheline, –ajouta-t-elle en pleurant&|160;; – que veux-tu que je fasse&|160;?où veux-tu que j’aille, sinon avec le premier qui doucement medit&|160;: Viens…

–&|160;Viens donc, et sèche tes larmes, petiteOdille&|160;; on ne pleure guère en Vagrerie… Tu monteras sur l’undes chariots de la villa, dans lequel nos compagnons transportent,tu le vois, le butin, sans compter celui qui est resté en dehors dela chapelle… Allons, prends mon bras, et marchons, pauvreenfant…

Et voyant l’ermite s’approcher&|160;:

–&|160;Adieu, notre ami&|160;; tu as la vied’un méchant évêque sur la conscience… que le Cautin te soitléger&|160;!

–&|160;Ronan, je t’accompagne.

–&|160;Tu viens avec nous courir laVagrerie&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Toi, ermite&|160;? toi, véritablementsaint homme&|160;? toi, avec nous, Hommes errants, Loups, Têtesde loups, diables de Vagres que nous sommes&|160;?

–&|160;Jésus l’a dit&|160;: «&|160;Ce ne sontpas ceux qui se portent bien, mais les malades qui ont besoin demédecins…&|160;»

–&|160;Tu veux nous guérir de notre manie dependre les méchants évêques&|160;?

–&|160;J’ai déjà commencé.

–&|160;Une fois n’est pas coutume.

–&|160;Nous verrons… vous avez encore d’autresplaies que je veux guérir, j’espère vous voir faire mieux que desruines…

–&|160;Moine, dis-tu vrai&|160;? – repritCautin à demi-voix. – Tu ne m’abandonneras pas&|160;? tu meprotégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites&|160;?

–&|160;C’est mon devoir de rendre ces gensmeilleurs.

–&|160;Meilleurs&|160;! cesscélérats&|160;?

–&|160;J’y tâcherai…

–&|160;Meilleurs&|160;!… ces sacrilèges, quiont pillé ma villa, mes belles coupes, mes beaux vases, mon or etmon argent… Hélas&|160;! hélas&|160;! j’en mourrai de désespoir,aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais des agneaux…

–&|160;L’Écriture n’a-t-elle pas dit&|160;:«&|160;L’épée homicide sera changée en serpe pour émonder la vigneen fleurs&|160;; la terre pacifique et féconde produira ses fruitspour tous les hommes&|160;; le lion dormira près du chevreau&|160;;le loup, près de la brebis&|160;; et un petit enfant les conduiratous.&|160;» Ne blasphème pas&|160;! le Créateur a fait la créatureà son image&|160;; il l’a faite bonne pour qu’elle soitheureuse&|160;: aveugles, misérables ou ignorants sont lesméchants… Guérissons leur ignorance, leur misère et leuraveuglement… Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et lesautres.

–&|160;Bons&|160;? les hommes&|160;! – s’écrial’évêque avec emportement, – et les femmes sans doute aussi sontbonnes&|160;! celle qui fut la mienne entre autres&|160;? vois-laplutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange etses bas rouges brodés d’argent… la vois-tu au bras de ce grandbandit à cheveux noirs&|160;? L’infâme&|160;! lascélérate&|160;!

–&|160;Tais-toi&|160;! Jésus n’avait que desparoles de miséricorde pour Madeleine la courtisane et pour lafemme adultère, oserais-tu jeter la première pierre à cette femmequi fut la tienne&|160;?… Allons, viens… Tes genoux tremblent… tume fais pitié… appuie-toi sur mon bras… tu vas défaillir…

–&|160;Hélas&|160;! où vont-ils me conduire,ces Vagres damnés&|160;?

–&|160;Peu t’importe&|160;! amende-toi…repens-toi&|160;!…

–&|160;Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! et pasd’espoir d’être délivré en route&|160;! elles sont si désertesmaintenant… personne ne voyage de peur des Vagres, ou de ces bandesde Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, piller lesvilles, enlever des esclaves&|160;! Ah&|160;! nous vivons dans deterribles temps.

–&|160;Et ces temps&|160;! qui nous les afaits&|160;? sinon vous tous&|160;? nouveaux princes desprêtres&|160;! Ah&|160;! nos pères ont vu pendant des sièclesla Gaule paisible et florissante&|160;; mais elle était librealors&|160;! – reprit amèrement l’ermite. – La conquête, inique etsanglante, appelée par vous, évêques gaulois, légitime cesdéplorables représailles.

–&|160;Nos pères étaient de malheureuxidolâtres&|160;! et à cette heure ils grincent des dents pourl’éternité&|160;! – s’écria Cautin, – tandis que nous avons lavraie foi… aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d’épouvantableschâtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres,ravir les biens de son Église… Tiens, moine, vois, vois si ce n’estpas un spectacle à fendre le cœur&|160;!

Ce spectacle, qui fendait le cœur du sainthomme, réjouissait fort le cœur des Vagres… Le jour étaitvenu&|160;: quatre grands chariots de la villa, attelés chacun dedeux paires de bœufs, s’éloignaient lentement des ruines fumantesde la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes&|160;:vases d’or et d’argent, rideaux et tentures, matelas de plume etsacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison,poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes,lourdes pièces d’étoffe de lin, filées par les esclavesfilandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers,manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d’étain, sichers à l’œil des ménagères&|160;; il y avait de tout dans ceschariots&|160;: les Vagres suivaient, chantant comme des merles aulever de ce gai soleil de juin… À l’avant de l’un des chariots,assise sur un coussin, la petite Odille, que l’évêchesse,tendrement apitoyée, avait soigneusement revêtue d’une de sesbelles robes, il faut le dire, un peu trop longue pourl’enfant&|160;; la petite Odille, non plus craintive, maistrès-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour lapremière fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais etbon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d’oùelle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu’à cejour dans le burg du comte&|160;; Ronan, de temps à autre,s’approche du char&|160;:

–&|160;Prends courage, Odille, tu t’habituerasavec nous&|160;; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups queles mauvaises gens le disent.

Sur l’autre char, l’évêchesse, pimpante sousses colliers d’or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagrea sauvés de l’incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetantun coup d’œil sur un petit miroir de poche&|160;; tantôt attife sonécharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage.De ce jour d’amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, aprèsavoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière&|160;; elle sembleémerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes del’Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d’où bondissent descascades bouillonnantes&|160;; elle parle, rit, chante, et chanteencore, lorgnant du coin de son œil noir, l’amoureux Vagre,lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain,regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphoreentourée de jonc, placée près d’elle par la prévoyance du Veneur,la prend, et se tournant vers l’arrière du char, où se trouvaiententassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon cœur,comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit àl’une d’elles&|160;:

–&|160;Porte cette bouteille de vin épicé àmon frère l’évêque&|160;; le pauvre homme aime à boire ce qu’ilappelle son coup du réveil&|160;; mais ne lui dis pas que ce vinvient de ma part, il le refuserait peut-être.

La jeune fille répond à l’évêchesse par unsigne d’intelligence, saute à bas du char, et se met en quête deCautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l’incendieet du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant lefeu du ciel s’ils se joignaient aux Vagres&|160;; mais les autres,moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeuxcompères… Il faut les voir alertes, dispos comme s’ilss’éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, lejarret nerveux, malgré l’orgie nocturne, aller, venir, sautiller,babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outrespleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ouun gâteau de fleur de froment.

–&|160;Qu’il fait bon en Vagrerie&|160;!

Derrière le dernier chariot, surveillé parDent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin,évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mulede voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse,Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse&|160;; ilsue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne salourde panse.

–&|160;Seigneur évêque, – lui dit la jeunefille, porteuse de l’amphore envoyée par l’évêchesse, – Voici debon vin épicé&|160;; buvez, cela vous donnera des forces pour laroute.

–&|160;Donne, donne, ma fille&|160;! – s’écriaCautin en tendant ses mains avides, – Dieu te saura gré de tonattachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire àla dérobée le vin de son propre cellier…

Et s’abouchant à l’amphore, il la pompa d’untrait&|160;; puis, la jetant vide à ses pieds, il s’écria,regardant la jeune fille d’un œil courroucé&|160;:

–&|160;Tu veux donc courir aussi la Vagrerie,diablesse&|160;?

–&|160;Oui, seigneur évêque&|160;: j’ai vingtans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire&|160;: Jem’appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danserà mon gré…

–&|160;Tu t’appartiens, effrontée&|160;! c’està moi que tu appartiens&|160;; mais, Dieu merci, tu seras reprise,soit par l’Église, soit par quelque chef frank… et tu tomberas, jel’espère, en pire esclavage&|160;!

–&|160;J’aurai du moins connu la liberté…

Et la jeune fille de s’élancer, sautant etchantant, à la poursuite d’un papillon voletant sur la route.

La troupe des Vagres arriva près de quelqueshuttes d’esclaves, dépendantes des terres de l’Église, situées aubord de la route&|160;: de petits enfants hâves, chétifs, etcomplètement nus, faute de vêtements, se traînaient dans la poudredu chemin&|160;; leurs pères travaillaient aux champs depuisl’aube&|160;; les mères, aussi maigres, aussi hâves que leursenfants, à peine couvertes de quelques lambeaux de toile, étaientau seuil de ces tanières, filant leur quenouille au profit del’évêque, accroupies sur une paille infecte&|160;; leurs longscheveux hérissés, emmêlés, tombant sur leur front et sur leursépaules osseuses&|160;; leurs yeux caves, leurs joues creuses ettannées, leurs haillons sordides, leur donnaient un aspect à lafois si repoussant, si douloureux, que l’ermite laboureur, lesmontrant de loin à l’évêque, lui dit&|160;:

–&|160;À voir ces infortunées, croirait-on quece sont là des créatures de Dieu&|160;?

–&|160;Résignation, misère et douleur ici-bas,récompenses éternelles là-haut… sinon, peines effrayantes etéternelles, – s’écrie Cautin, – c’est la loi de l’Église, c’est laloi de Dieu&|160;!

–&|160;Tais-toi, blasphémateur, tu parlescomme ces médecins imposteurs qui disent l’homme né pour la fièvre,la peste, les ulcères, et non pour la santé&|160;!

Les femmes et les enfants esclaves, à la vuede la troupe nombreuse et bien armée, avaient eu peur et s’étaientd’abord réfugiés au fond de leurs huttes, mais Ronan s’avançantcria&|160;:

–&|160;Pauvres femmes&|160;! pauvresenfants&|160;! ne craignez rien… nous sommes de bonsVagres&|160;!

La Vagrerie faisait trembler les Franks et lesévêques, mais souvent les pauvres gens la bénissaient&|160;; aussifemmes et enfants, d’abord réfugiés, craintifs au fond destanières, en sortirent, et l’une des esclaves dit àRonan&|160;:

–&|160;Est-ce votre chemin que vouscherchez&|160;? nous vous servirons de guides.

–&|160;Craignez-vous les leudes desseigneurs&|160;? – dit une autre. – Il n’en est point passé par icidepuis longtemps&|160;; vous pouvez marcher tranquilles.

–&|160;Femmes, – reprit Ronan, – vos enfantssont nus&|160;; vous et vos maris, travaillant de l’aube au soir,vous êtes à peine couverts de haillons, vous couchez sur une paillepire que celle des porcheries, vous vivez de fèves pourries etd’eau saumâtre.

–&|160;Hélas&|160;! c’est la vérité… bienmisérable est notre vie.

–&|160;Et moi, Ronan le Vagre, je vousdis&|160;: voilà du linge, des étoffes, des vêtements, descouvertures, des matelas, des sacs de blé, des outres pleines, desprovisions de toute sorte. Donnez, mes Vagres… donne, petiteOdille, à ces bonnes gens… donne, belle évêchesse en Vagrerie…donnez à ces pauvres femmes, à ces enfants… donnez encore, donneztoujours&|160;!

–&|160;Prenez… prenez, mes sœurs, – disaitl’évêchesse les yeux pleins de douces larmes en aidant les Vagres àdistribuer ce butin pris dans sa maison et qu’elle ne regrettaitpas. – Prenez, mes sœurs&|160;! Esclave comme vous, plus que vouspeut-être, j’ai, sous ces rideaux, rêvé d’amour et deliberté&|160;; libre et amoureuse, je suis aujourd’hui&|160;!prenez mes sœurs… prenez encore…

–&|160;Tenez… prenez, chères femmes, et quevos petits enfants ne vous soient jamais ravis&|160;! – disaitOdille aidant aussi à distribuer le butin. Et elle essuyait sesyeux en disant&|160;: – Comme il est bon, Ronan le Vagre, comme ilest bon au pauvre monde&|160;!

–&|160;Soyez bénis… soyez bénis, – s’écriaientces pauvres créatures pleurant de joie&|160;; – vaut mieuxrencontrer un Vagre qu’un comte ou qu’un évêque.

Et c’était plaisir de voir avec quelle ardeurces hardis compagnons, perchés sur les chariots, distribuaientainsi ce qu’ils avaient pris au méchant et cupide évêque&|160;;c’était plaisir de voir les figures toujours tristes, toujoursmornes, de ces femmes infortunées, s’épanouir si surprises, siheureuses à la vue de cette aubaine inattendue. Elles regardaientébahies, ravies, cet amoncellement d’objets de toutes sortesjusqu’alors presque inconnus à leur sauvage misère. Les enfants,plus impatients, s’attelaient gaiement deux, trois, quatre à unmatelas pour le transporter dans une des masures, ou bien enlaçantleurs petits bras amaigris, s’opiniâtraient à soulever un grosrouleau d’étoffe de lin&|160;; mais voilà que soudain une voixcourroucée, menaçante, véritable trouble-fête, épouvante et glaceces pauvres gens.

–&|160;Malheur à vous&|160;! damnation survous&|160;! si vous osez toucher d’une main sacrilège aux biens del’Église… tremblez… tremblez&|160;! c’est péché mortel… vous, vosmaris, vos enfants, vous serez plongés dans les flammes de l’enferdurant l’éternité…

C’était l’évêque Cautin accourant tout gâtermalgré les remontrances de l’ermite laboureur.

–&|160;Oh&|160;! nous ne toucherons à rien dece que l’on nous donne, notre évêque, – répondaient les femmes etles enfants contrits et frissonnant de tous leurs membres, – nousne toucherons point, hélas&|160;! à ces biens de l’Église.

–&|160;Mes Vagres, – dit Ronan, – pendez-moil’évêque… nous trouverons ailleurs un cuisinier…

Déjà l’on s’emparait du saint homme, alorsplus pâle, plus tremblant que les plus pâles et les plustremblantes des pauvres femmes naguère si joyeuses, lorsque lemoine s’interposa et de nouveau délivra Cautin.

–&|160;L’ermite&|160;! – s’écrièrent lesesclaves, – l’ermite laboureur…

–&|160;Béni sois-tu, l’ami des affligés…

–&|160;Béni sois-tu, notre ami à nous autrespetits enfants qui t’aimons tant, car tu nous aimes…

Et toutes ces mains enfantines s’attachèrent àla robe de l’ermite, qui disait de sa voix douce etpénétrante&|160;:

–&|160;Chères femmes, chers petits enfants,prenez ce qu’on vous donne, prenez sans crainte… Jésus l’adit&|160;: «&|160;Malheur au riche, s’il ne partage son pain avecqui a faim, son manteau avec qui a froid.&|160;» Votre évêquevoulait vous éprouver&|160;: ces biens, il vous les donne…

–&|160;Béni sois-tu, saint évêque&|160;! –dirent les femmes en levant leurs mains reconnaissantes versCautin, – béni sois-tu, bon père, pour tes généreux dons&|160;!

–&|160;Je ne donne rien&|160;! – s’écriaCautin&|160;; – on me contraint, on me larronne, et vous brûlerezéternellement en enfer, si vous écoutez cet ermiteapostat&|160;!…

La plupart des femmes regardèrent, indécises,Ronan, l’évêque et l’ermite&|160;; tour à tour elles approchaientet retiraient leurs mains de ces objets si précieux à leurmisère&|160;; deux ou trois vieilles s’éloignèrent cependant tout àfait de ces biens de l’Église, et se jetèrent à genoux en murmurantdans leur effroi&|160;:

–&|160;Saint évêque Cautin&|160;!pardonne-nous d’avoir eu seulement la pensée d’un si grandpéché…

–&|160;Ne craignez rien, mes sœurs, – repritl’ermite, – votre évêque, encore une fois, vous éprouve. Ces bienssuperflus, il vous les donne en frère&|160;; il sait que leSeigneur, aimant également ses créatures, ne veut pas que celles-cisoient nues et frissonnantes… celles-là, suant sous le poidsinutile de vingt habits… celles-ci, affamées… celles-là, repues… Neredoutez pour votre évêque ni la faim ni le froid… voyez, sa robeest neuve, son chaperon aussi, ses souliers aussi&|160;; que luifaut-il davantage&|160;?… À lui seul pourrait-il vêtir tous ceshabits&|160;? à lui seul vider toutes ces outres de vin&|160;? àlui seul, manger toutes ces provisions&|160;?… Non, non… prenez,mes sœurs, prenez, chers petits enfants… votre évêque partage avecvous…

–&|160;Ne l’écoutez pas&|160;! – s’écriaCautin, – car moi je vous dis…

–&|160;Toi, tu ne dis rien&|160;! – repritRonan en lui lançant un regard terrible – Si tu parles, je fais,malgré toi, ton salut en te martyrisant sur l’heure…

Plusieurs des femmes, persuadées par lesparoles de l’ermite, et aussi par l’âpreté de leur misère,commencèrent à emporter diligemment dans leurs cabanes, à l’aide deleurs enfants, les biens de l’Église&|160;: les trois vieillesn’osèrent y toucher, restant agenouillées, se frappant lapoitrine.

–&|160;Chères filles, persévérez dans votresainte horreur du sacrilège&|160;! – s’écria l’évêque, malgré lesmenaces de Ronan, – et vous irez en paradis entendre à perpétuitéles Séraphins jouer du théorbe devant le Seigneur, en chantant seslouanges&|160;!

–&|160;Et moi, foi de Dent-de-Loup, je meferais damner, rien que pour échapper à ces sempiternelsthéorbes&|160;!

–&|160;Tais-toi, païen&|160;! et vous,persévérez, mes filles&|160;! – s’écria Cautin d’une voix pluséclatante encore. – Cet ermite, suppôt du diable, vous pousse à unepillerie sacrilège, qui vous mène droit aux enfers…

–&|160;Mes Vagres, – dit Ronan, – une corde,et que l’on accroche ce bavard haut et court, puisque décidément ilveut être pendu…

L’ermite arrêta d’un geste la colère desVagres, et dit&|160;:

–&|160;Évêque, reconnais-tu comme divines lesparoles de Jésus de Nazareth&|160;?

–&|160;Apostat&|160;! Pharaon&|160;! tu tedévoiles à cette heure&|160;! tu avais endossé la peau d’agneau… tun’es qu’un loup ravisseur comme les autres… Je te défends deprononcer le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ&|160;!

–&|160;Jésus de Nazareth a dit ceci, – repritl’ermite&|160;: «&|160;– Si l’on vous prend votre manteau, courezaprès celui qui vous l’a pris, et donnez-lui encore votretunique.&|160;» – Que voulait dire Jésus par ces paroles&|160;?sinon que trop souvent le vol avait pour cause la misère, et que decette misère il fallait avoir pitié&|160;?… Abandonne doncvolontairement ces biens superflus, toi qui as fait serment depauvreté, de charité&|160;!

–&|160;Tais-toi, méchant ermite, qui osescontredire notre évêque. Nous ne pouvons toucher du doigt aux biensde l’Église, – s’écria une des trois vieilles&|160;; – nous serionsdamnées…

–&|160;Oui, oui, – reprirent les deux autres.– Tais-toi, ermite.

–&|160;Pauvres créatures&|160;! plongées àdessein dans l’ignorance et l’aveuglement, – leur dit Ronan. –Tenez-vous beaucoup à la vie de votre évêque&|160;?

–&|160;Pour lui nous souffririons millemorts&|160;! – répondirent les trois vieilles, – oui, millemorts&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! pieuses femmes&|160;! –s’écria Cautin jubilant. – Quelle superbe part de paradis vousaurez… Aussi, en attendant le jour de la vie éternelle, je vousabsous de tous vos péchés et vous bénis&|160;!

–&|160;Ô notre évêque, – reprirent lesvieilles, se frappant la poitrine, – saint, trois fois saint parmiles saints&|160;!… grâces te soient rendues&|160;!…

–&|160;Écoutez-moi, pauvres brebis, qui prenezle boucher pour le pasteur, – leur dit Ronan. – Si à l’instant vousne profitez pas de ces dons, nous pendons, à vos yeux, votre évêqueà cet arbre.

–&|160;Voici une corde, – ditDent-de-Loup.

Et il la passa au cou de Cautin.

–&|160;Chères filles, emportez tout&|160;!prenez tout&|160;! – s’écria le prélat en se débattant. – Je vousadjure, je vous ordonne, moi, votre père en Christ, d’emporter cebutin sur l’heure&|160;!

Une des vieilles obéit promptement&|160;; lesdeux autres restèrent agenouillées en disant&|160;:

–&|160;Tu veux nous éprouver, grandévêque&|160;!

–&|160;Mais ces païens vont me pendre…

–&|160;Un saint homme comme toi ne craint pasle martyre.

–&|160;Non, mes filles, je ne le crains pas…mais je me sens encore indispensable au salut de mon troupeau…Emportez donc ce butin, vous dis-je, sinon je vous damne&|160;! jevous excommunie, maudites vieilles&|160;! vous répondrez de ma mortdevant le Seigneur au jour du jugement&|160;!…

–&|160;Saint évêque, tu veux nous éprouverjusqu’à ta fin&|160;; tu nous a dit&|160;: Toucher aux biens del’Église, c’est péché mortel… Voudrais-tu nous commander unpéché mortel&|160;?

–&|160;Non, non, – reprit l’autre vieille ense frappant à grands coups la poitrine, – tu ne veux pas nouscommander un péché mortel… c’est le martyre que tu veux…

–&|160;Et de là-haut tu nous béniras,Saint-Cautin, grand Saint-Cautin&|160;! glorieuxmartyr&|160;!&|160;&|160; .

–&|160;Évêque, tu entends ces pauvresvieilles&|160;? tu as semé, tu récoltes… Allons, mes Vagres, hautla corde&|160;!

L’ermite s’interposait encore, afin deprotéger le prélat, lorsque quelques Vagres, montés sur leschariots, et regardant au loin, s’écrièrent&|160;:

–&|160;Des leudes&|160;! des guerriersfranks&|160;!…

–&|160;Ils sont sept ou huit à cheval, etconduisent plusieurs hommes garrottés, des esclaves sans doute…Allons, mes Vagres, mort aux leudes&|160;! liberté auxesclaves&|160;!…

–&|160;Mort aux leudes&|160;! liberté auxesclaves&|160;!… – crièrent les Vagres en courant aux armes.

–&|160;Les Franks&|160;! ils vont me reprendreet me reconduire au burg du comte, – s’écria la petite Odille toutetremblante. – Ronan, ayez pitié de moi&|160;!

–&|160;Les leudes, te prendre, pauvreenfant&|160;! il n’en restera pas un seul pour t’emporter.

–&|160;Ronan, pas d’imprudence, – repritl’ermite&|160;; – ces cavaliers peuvent être les éclaireurs d’unetroupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre éclaireurs, etgarde ici le gros de ta troupe, retranché derrière leschariots.

–&|160;Moine, tu as raison… Tu as donc fait laguerre&|160;?

–&|160;Un peu… de çà, de là, dans l’occasion,pour défendre les faibles contre les forts…

–&|160;Des guerriers franks&|160;! – s’écriaCautin en joignant les mains d’un air triomphant, – des amis&|160;!des alliés&|160;! je suis sauvé… À moi, chers frères enChrist&|160;! à moi, mes fils en Dieu&|160;!… délivrez-moi desmains des Philistins&|160;! à moi, mes…

Ronan ayant soudain tiré la corde restéependante au cou du saint homme, l’interrompit net en serrant lenœud coulant.

–&|160;Évêque, pas de cris inutiles, – ditl’ermite&|160;; – et toi, Ronan, pas de violence, je t’en prie… ôtecette corde du cou de cet homme.

–&|160;Soit&|160;; mais ce sera pour lui lierles mains, et s’il me rompt davantage les oreilles, jel’assomme…

–&|160;Les cavaliers franks s’arrêtent à lavue des chariots, – s’écria un Vagre&|160;; – ils semblent seconsulter.

–&|160;Notre conseil à nous ne sera pointlong. Ces Franks sont sept à cheval, que six Vagres me suivent, et,foi de Ronan, il y aura tout à l’heure en Gaule sept conquérants demoins&|160;!

–&|160;Nous voilà six… marche.

Parmi les six Vagres était le Veneur…L’évêchesse, le voyant examiner la monture de sa hache, sauta duchariot à terre, et, l’œil brillant, les narines gonflées, la joueen feu, retroussant la manche droite de sa robe de soie, elle mitainsi à nu, jusqu’à l’épaule, son beau bras, aussi blanc quenerveux, et s’écria&|160;:

–&|160;Une épée&|160;! une épée&|160;!…

–&|160;Qu’en feras-tu, belle évêchesse enVagrerie&|160;?

–&|160;Je me battrai près de mon Vagre&|160;!je me battrai… comme nos mères des temps passés&|160;!

–&|160;Marchons, ma Vagredine&|160;! Si tesbeaux bras sont aussi forts pour la guerre que pour l’amour,malheur aux Franks&|160;!

Et l’évêchesse, prenant virilement une épée,comme une Gauloise des siècles passés, courut gaiement à l’ennemiau bras de son Vagre. En passant devant l’évêque elle luidit&|160;:

–&|160;Pendant douze ans tu m’as fait maudirela vie… je vais peut-être mourir… je te pardonne…

–&|160;Tu me pardonnes, scélérateimpudique&|160;! lorsque c’est toi qui devrais, le front dans lapoussière, me demander grâce pour tes énormités&|160;!

Cautin parlait encore que la Vagredine et leVagre étaient déjà loin.

–&|160;Petite Odille, attends-moi&|160;; cesFranks tués, je reviens, – dit Ronan à la jeune fille, qui, toutepâle, le retenant de ses deux mains, le regardait de ses grandsyeux bleus pleins de larmes. – Ne tremble pas ainsi… pauvreenfant&|160;!

–&|160;Ronan, – murmura-t-elle en étreignantplus vivement encore le bras du Vagre, – je n’ai plus ni père nimère&|160;; tu m’as délivrée du comte et de l’évêque, tu as boncœur, tu es plein de compassion pour le pauvre monde, tu me traitesavec une douceur de frère&|160;; cette nuit, je t’ai vu pour lapremière fois, et pourtant il me semble qu’il y a déjà longtemps,longtemps que je te connais…

Puis elle saisit les deux mains du Vagre, lesbaisa et ajouta tout bas, les lèvres palpitantes&|160;:

–&|160;Et ces Franks, s’ils tetuaient&|160;?…

–&|160;S’ils me tuaient, petiteOdille&|160;?…

Se retournant alors vers l’ermite, qu’ildésigna du regard à la jeune fille, il ajouta&|160;:

–&|160;Si les Franks me tuent, ce bon moinelaboureur veillera sur toi.

–&|160;Je te le promets, mon enfant&|160;; jete protégerai.

–&|160;Petite Odille, – reprit Ronan presqueavec embarras, lui pourtant d’ordinaire aussi timide… qu’on l’esten Vagrerie, – un baiser sur ton front… ce sera le premier et ledernier peut-être…

L’enfant pleurait en silence&|160;; elletendit son front de quinze ans à Ronan&|160;; il y posa ses lèvres,et, l’épée haute, partit en courant… À peine fut-il éloigné deschariots, que l’on entendit les cris des Vagres attaquant lesleudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, dans lesbras de l’ermite, cachant sa figure dans son sein, ets’écria&|160;:

–&|160;Ils vont le tuer… ils vont le tuer…

–&|160;Courage, Franks… courage, mes fils enDieu&|160;! – hurlait Cautin garrotté à la roue d’un chariot&|160;;– exterminez ces Moabites… et surtout exterminez ma diablesse defemme, cette grande impudique à robe orange, à écharpe bleue et auxbas rouges brodés d’argent… je vous la signale… pas de merci pourcette Olliba&|160;! coupez-la en morceaux si vous pouvez&|160;!

–&|160;Évêque, évêque… tes paroles sontinhumaines… Rappelle-toi donc toujours la miséricorde de Jésusenvers Madeleine et la femme adultère, – dit l’ermite, tandisqu’Odille, la figure toujours cachée dans le sein de ce vraidisciple du jeune homme de Nazareth, murmurait&|160;:

–&|160;Ils vont tuer Ronan… ils vont letuer…

–&|160;Me voici revenu… les Franks ne m’ontpas tué, petite Odille, et les gens qu’ils emmenaient sontdélivrés.

Qui parlait ainsi&|160;? c’était Ronan.Quoi&|160;? déjà de retour&|160;? oui, les Vagres font vite etbien. D’un bond, Odille fut dans les bras de son ami.

–&|160;J’en ai tué un… il allait tuer monVagre&|160;! – s’écria l’évêchesse aussi revenant… Et, jetant làson épée sanglante, le regard étincelant, le sein demi-couvert parses longues tresses noires, désordonnées comme ses vêtements parl’action du combat, elle dit au Veneur&|160;:

–&|160;Es-tu content&|160;?

–&|160;Forts pour l’amour, forts pour laguerre, sont tes bras nus, ma Vagredine&|160;! – répondit le joyeuxgarçon. – Maintenant, un coup à boire de ta belle main&|160;!

–&|160;Boire à ma barbe ce vin qui fut lemien&|160;! courtiser devant moi cette femme effrontée qui fut lamienne&|160;! – murmura l’évêque, – voilà qui est monstrueux&|160;!voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables qui serépandront sur la terre…

Trois des Vagres avaient été blessés&|160;:l’ermite les pansait avec tant de dextérité, qu’on pouvait lecroire médecin&|160;; il se relevait pour aller de l’un à l’autredes blessés, lorsqu’il vit s’avancer vers lui les gens que lesleudes emmenaient, et qui venaient d’être délivrés par les hommesde Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers,étaient couverts de haillons&|160;; mais la joie de la délivrancebrillait sur leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire età manger pour réparer leurs forces, ils venaient s’acquitter ets’acquittèrent au mieux de ce soin, grâce aux provisions de lavilla épiscopale. Pendant qu’ils dégonflaient les outres etfaisaient disparaître le pain et le jambon, le moine dit à l’und’eux, homme encore robuste, malgré sa barbe et ses cheveuxgris&|160;:

–&|160;Frères, qui êtes-vous&|160;? d’oùvenez-vous&|160;?

–&|160;Nous sommes colons et esclaves,autrefois propriétaires et laboureurs des terres nouvelles que lefils de Clovis a ajoutées en bénéfices[29] auxterres saliques ou terres militaires[30] que le comte frank Neroweg tenait déjàde son père par le droit de la conquête.

–&|160;Ainsi le comte vous a dépouillés de voschamps&|160;?

–&|160;Plût au ciel&|160;! bon ermite.

–&|160;Comment&|160;?

–&|160;Le comte nous les a laissés, aucontraire&|160;; il y a même ajouté deux cents arpents, lemaudit&|160;! deux cents arpents appartenant à mon voisin Féréol,qui s’était enfui de peur des Franks.

–&|160;On double ton bien, frère et tu teplains&|160;?

–&|160;Si je me plains&|160;!… Ignores-tu donccomment les choses se passent en Gaule&|160;? Voici ce qu’autrefoism’a dit le comte&|160;: «&|160;– Mon glorieux roi m’a fait comte ence pays, et m’a donné de plus à bénéfice, qui deviendra,je l’espère, héréditaire, comme mes terres militaires, cesdomaines-ci, avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants… Tucultiveras pour moi les champs qui t’appartiennent&|160;; j’yajouterai même de nouveaux guérets&|160;: tu deviens moncolon&|160;; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous travaillerez àmon profit et à celui de mes leudes&|160;; vous leur fournirez,ainsi qu’à moi, selon tous nos besoins&|160;; vous aiderez mesesclaves maçons et charpentiers à la bâtisse d’un nouveau burg queje veux à la mode germanique&|160;: vaste, commode et suffisammentretranché au milieu d’un ancien camp romain que j’airemarqué&|160;; vos chevaux et vos bœufs, devenus les miens,charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour êtreportées à dos d’homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pourta part, cent sous d’or par an, sur lesquels j’en donnerai dix enprésent au roi lorsque chaque année j’irai lui rendre hommage. –Cent sous d’or&|160;! m’écriai-je&|160;; mes terres et celles demon voisin Féréol ne rapportent pas cette somme bon an mal an…comment veux-tu que je te la paye, et qu’en outre je te nourrisse,toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus je vive, moi, mafamille et mes laboureurs, devenus tes esclaves.&|160;» – À cela lecomte m’a répondu en me menaçant de son bâton&|160;: –«&|160;J’aurai mes cent sous d’or tous les ans… sinon je te faiscouper les pieds et les mains par mes leudes…&|160;»

–&|160;Pauvre homme&|160;! – dit tristementl’ermite. – Et comme tant d’autres tu as consenti à ceservage&|160;?

–&|160;Que faire&|160;? comment résister aucomte et à ses leudes&|160;? je n’avais autour de moi que quelqueslaboureurs, et les prêtres leur prêchent la soumission à nosconquérants, larrons sanguinaires qui, l’épée haute, nous viennentdire&|160;: «&|160;Les champs de vos pères, fécondés par leurtravail et le vôtre, sont à nous… et pour nous vous lescultiverez&|160;?&|160;» Oui, que faire&|160;? résister&|160;?impossible… fuir&|160;? c’était aller au-devant de l’esclavage dansune autre province, puisque toutes sont envahies par les Franks. Etpuis, j’avais alors une jeune femme… la servitude ou la vie errantem’effrayait plus encore pour elle que pour moi… enfin je tenais àce pays, à ces champs où j’étais né&|160;; il me semblait horriblede les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas lesabandonner… Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, euxqui trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuseet paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce&|160;! labeurincessant&|160;! telle fut notre vie… Je parvenais, à force detravail, de privations, à subvenir aux besoins de Neroweg et de sesleudes, et à faire produire à mes terres soixante-dix àquatre-vingt sous d’or par année… Deux fois le comte me fit mettreà la torture pour me forcer à lui donner les cent sous d’or qu’ilvoulait… Je ne possédais pas un denier au delà de ce que je luiremettais&|160;: j’en fus pour la torture, lui pour sa cruauté…

–&|160;Et jamais, – dit Ronan, – il ne t’estvenu à l’idée de choisir une belle nuit noire pour mettre le feu auburg, et, aidé de tes laboureurs, de massacrer le comte et sesleudes&|160;?

–&|160;Mais, encore une fois, et lesprêtres&|160;? ne persuadent-ils pas aux esclaves que plus leursort est atroce, plus ils auront de part au paradis&|160;? ne lesmenacent-ils pas de peines effroyables s’ils osent se révoltercontre les Franks&|160;?… Je ne pouvais donc compter sur mescompagnons d’esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervéspar la misère… puis, je te l’ai dit, j’avais de jeunes enfants, etleur mère, accablée de chagrin, était très-maladive&|160;; enfin,cette année, la pauvre créature heureusement est morte. Mes filsétaient devenus des hommes&|160;: eux et moi, ainsi que quelquesautres esclaves, las de souffrir, las de travailler de l’aube ausoir, pour le comte et ses leudes, nous avons fui ses domaines…Nous étions allés nous réfugier sur les terres de l’évêqued’Issoire&|160;: c’était quitter un servage pour un autre&|160;;mais nous espérions que le prélat serait peut-être moins méchantmaître que le comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d’annéesdurant fait rendre à nos terres, et à son profit, tout ce qu’ellespouvaient produire. Sachant notre refuge, il a fait monter quelquesleudes à cheval, ils sont venus nous réclamer à l’évêqued’Issoire&|160;; celui-ci nous a rendus, ses gens nous ontgarrottés… Les leudes nous ramenaient pour nous forcer à cultivernos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et nous ontdélivrés… Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes fils etces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs denuit&|160;! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances àvenger&|160;! vous nous verrez à l’œuvre contre les Franks et lesévêques…

–&|160;Oui, oui&|160;! – crièrent sescompagnons, – mieux vaut à cette heure, en Gaule, courir laVagrerie que labourer le champ de nos pères sous le bâton d’uncomte frank et de ses leudes.

–&|160;Évêque, évêque&|160;! – dit Ronan auprélat, qui avait écouté ceci, – voilà ce que tes alliés, tescomplices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si féconde&|160;!si glorieuse&|160;; mais par la torche de l’incendie&|160;! par lesang du massacre&|160;! je le jure&|160;! viendra l’heure oùprélats et seigneurs ne régneront plus que sur des ruines fumanteset des ossements blanchis… Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie,soyez, comme nous, Hommes errants, Loups, Têtes de loups&|160;!Comme nous, vous vivrez en loups, et en joie, l’été, sous la vertefeuillée&|160;; l’hiver, dans les chaudes cavernes… Debout, mesbons Vagres&|160;! debout, le soleil monte&|160;; nous avons là,dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage… Enroute, petite Odille, en route, belle évêchesse&|160;! pillons lesseigneurs, et largesse&|160;! largesse au pauvre monde&|160;!conservons seulement de quoi faire cette nuit grand gala dans lesgorges d’Allange, sous le dôme des vieux chênes&|160;!… Enroute&|160;! nous avons un évêque pour cuisinier, nous festoieronsen princes… et demain, la dernière outre vidée, en chasse, mesVagres&|160;! en chasse&|160;! tant qu’il restera en Gaule un burgde Franks et une maison épiscopale&|160;!…

Et la troupe se remit en marche au bruit duchant des Vagres… Lorsque, au soleil couché, ils arrivèrent auxgorges d’Allange, l’un de leurs repaires, tout le butin emporté dela villa épiscopale avait été distribué sur la route aux pauvresgens… il ne restait dans les chariots que quelques matelas pour lesfemmes, les vases d’or et d’argent pour boire le vin de l’évêque,et des provisions suffisantes pour le grand gala de la nuit… Leshuit paires de bœufs des chariots devaient être le rôti de cefestin gigantesque&|160;; car sur sa route la troupe des Vagress’était encore recrutée d’esclaves, d’artisans, de laboureurs et decolons, tous réduits à la rage de la misère, sans compter bonnombre de jolies filles, curieuses de courir un peu laVagrerie&|160;!

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