Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE II.

Un festin en Vagrerie. – Meurtres deClothaire, nouveau roi d’Auvergne, et miracles faits en sa faveur.– La ronde des Vagres. – Karadeuk le Bagaude. – Loysik l’ermite. –Comment l’évêque Cautin est miraculeusement enlevé au ciel par desSéraphins et comment il descend fort promptement de l’empirée. – Lecomte Neroweg et ses leudes. – Attaque des gorgesd’Allange.

 

Quels beaux festins l’on festoie enVagrerie ! daims, cerfs, sangliers, tués la veille par lesVagres dans la forêt qui ombrage les gorges d’Allange, ont été,comme les bœufs des chariots, dépecés et grillés au four…Quoi ! un four en pleine forêt ? un four capable decontenir bœufs, daims, cerfs et sangliers ? Oui, le bon Dieu acreusé pour les bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorgesprofondes de l’Allange, volcan éteint comme les autres volcans del’Auvergne… N’est-ce point un véritable four que cette grottecintrée, profonde, où un homme peut se tenir debout ? Donc,remplissez cette grotte de bois sec, un ou deux chênes morts voussuffisent ; mettez le feu à ce bûcher ; il se consume,devient brasier : sol, parois, voûte de lave, tout rougitbientôt, et l’on enfourne dans cette bouche ardente comme celle del’enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et bœufs dépecés ;après quoi l’on referme l’ouverture de la grotte avec des pierresde lave sous une montagne de cendre brûlante chaude… quatre ou cinqheures après, bœufs et venaison cuits à point, fumants,appétissants, sont servis sur la table. Quoi ! aussi destables en Vagrerie ? certes, et recouvertes du plus fin tapisvert ; quelle table ? quel tapis ? la pelouse d’uneclairière de la forêt ; et pour sièges, encore lapelouse ; pour tentures, les grands chênes ; pourornements, les armes suspendues aux branches ; pour dôme, leciel étoilé ; pour lampadaire, la lune en son plein ;pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages ; pourmusiciens, les rossignols.

Plusieurs Vagres, placés en vedette sur lalisière de la forêt, aux abords des gorges d’Allange, veillent à ceque la troupe ne soit pas surprise, dans le cas où, apprenant lesac et l’incendie de la villa, les comtes et ducs franks du pays,craignant une attaque sur leurs burgs, se seraient mis, avec leursleudes, à la poursuite des Vagres.

L’évêque Cautin, malgré son courroux, sesurpassa comme cuisinier : la faim lui était venue encuisinant pour les autres, de sorte que chrétiennement il cuisinaaussi pour sa large panse ; on parla longtemps en Vagrerie decertaine sauce, dont le saint homme remplit un grand chaudron(chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacuntrempait sa grillade de bœuf ou de venaison, sauce appétissantecomposée de vieux vin et d’huile aromatisée avec le thym et leserpolet des bois ; on la trouva délectable, et l’évêchesse,mordant de ses belles dents blanches à la grillade de son Vagre,disait :

– Je ne m’étonne plus si celui qui futmon mari se montrait si implacable pour ses esclaves-cuisiniers,qu’il faisait fouailler au moindre oubli… le seigneur évêquecuisinait mieux qu’eux tous ; il pouvait se montrerdifficile.

Deux convives prenaient peu de part aufestin : l’ermite laboureur et la jeune esclave, assise à côtéde Ronan ; celui-ci mangeait valeureusement, mais le moinerêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait… enregardant Ronan… Les vases d’or et d’argent, sacrés ou non,circulaient de main en main ; les outres se dégonflaient àmesure que le ventre des buveurs gonflait : gais propos,éclats de rire, baisers pris et rendus entre Vagres et Vagredines,tout était liesse et fous ébats ; parfois, cependant, pourquelque fin minois, éclatait une dispute entre deux compagnons, niplus ni moins que dans les anciens festins gaulois ; alors ondécrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simpleoutre-vaillance.

– À toi ce coup-ci…

– À toi celui-là…

– Frappe…

– Riposte…

– Je suis blessé !

– Je suis mort !…

Le blessé, on le pansait ; le mort, on lecouvrait de feuillage… Honneur aux braves qui vont renaîtreailleurs, et vivent les festins en Vagrerie ! ! L’onentendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, ou d’unegaieté sinistre ; ces propos peignaient les choses, leshommes, les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le ferontjamais les légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve deslégendaires…

– Ah ! le bon temps ! – disaitDent-de-Loup en rongeant l’ivoire de son second cuisseau dedaim ; ce garçon préférait le daim à toute autre viande. –Ah ! le bon temps que ce temps de désordre ! depillage ! de batailles de grand’route ! de siège de burgset de maisons épiscopales ! ah ! le bon temps que nousfont les rois franks !…

– Ronan l’a dit : Le feu est à lavieille Gaule… dansons, buvons sur ses décombres… et faisonsl’amour dans la cendre des palais !…

– Oh ! grand évêque ! oh !béni sois-tu, grand Saint-Rémi ! qui, dans la basilique deReims, au milieu de l’encens et des fleurs, il y a cinquante ans etplus, as baptisé Clovis, fils soumis de l’Église de Rome !Béni sois-tu, grand Saint-Rémi ! tu as baptisé l’esclavage, lepillage, l’incendie, le viol et le massacre !…

– Et toi, saint évêque de Tours, lorsqueClovis, ce royal meurtrier, encensé par tes diacres, est sorti deta basilique, enrichie des dons splendides de ce conquérant, de tabasilique où il venait de ceindre le diadème d’or et de revêtir lapourpre souveraine, cette pourpre, c’était le sang des derniersGaulois valeureux ! cette couronne, c’était l’or de la Gaule…et toi, grand saint évêque ! toi et ton clergé vouschantiez : Hosanna ! hosanna ! devant ce pillard, cemassacreur de notre pauvre patrie conquise !…

– Où est-elle ? où est-elle, lafière et virile Gaule du chef des cent vallées, desSacrovir, des Vindex, des Civilis, desVictoria ?

– Qui a hérité de la vaillance de laGaule ? les Vagres… Loups et Têtes de loups ! puisque euxseuls ils luttent contre les barbares…

– Et nous sommes traqués comme bêtes deforêt…

– Mais qui s’y frotte est mordu ;nous avons l’ongle aigu, la dent tranchante…

– Et ils nous appellent des pillards…

– Des meurtriers…

– Des sacrilèges…

– Frères, nous accuser ainsi, n’est-cepoint manquer de respect à nos glorieux et nouveaux maîtres, rois,ducs et comtes franks ? nous les imitons de notre mieux :ils tuent, nous tuons ; ils pillent, nous pillons ; ilsviolent… non, nous ne violons pas, assez de jolies filles nousarrivent en Vagrerie… voyez plutôt ces gaies commères…

– Aussi vrai que je m’appelle Florence,aussi vrai que j’ai vingt ans, la jambe fine et la taille cambrée,j’aime mieux donner à un joyeux Vagre ce que me ravirait un Frankou un tonsuré !…

– Moi aussi !

– Moi aussi !

– Mes sœurs, mes sœurs ! sinistreest le temps où nous vivons ! – dit l’évêchesse en déroulantau vent de la nuit sa longue chevelure noire. – Jours de sanglantesfureurs ! jours de débauche effrénée : le concubinage,l’adultère, l’inceste sur le trône et sur l’autel !… joursd’ardent vertige, où l’on court au mal avec une joie farouche…Saintes vertus de nos mères ! chaste tendresse ! fier etpudique amour ! où vous trouver aujourd’hui ? est-ce chezla femme esclave, violentée par les maîtres de son corps ?…Est-ce chez la femme libre ? quand sous ses yeux le foyerdomestique devient un lupanar ? Oh ! mes sœurs, messœurs ! fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes… c’estle bel âge pour mourir… Veux-tu mourir, mon Vagre ?

– Quand, ma Vagredine ?

– Demain, aux premiers rayons dusoleil ; demain, à l’heure où les oiseaux s’éveillent, dis,veux-tu mourir ? ta main dans la mienne, nous partironsensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de sequitter, s’en allaient vaillamment ensemble pour revivreensemble !

– Es-tu déjà si lasse d’amour, ma belleévêchesse ?

– Mon Vagre, craindrais-tu lamort ?

– Je ne crains qu’une chose : la viesans toi…

– À demain donc… la mortensemble !

– Et vive l’amour jusqu’à demain !En attendant, un beau baiser, ma Vagredine ?

Le Veneur prend le baiser, pendant que sonvoisin, grave comme un homme entre deux vins, dit d’une voixmagistrale :

– Frères, j’ai une idée…

– Ton idée, Symphorien, semble être devider complètement cette amphore…

– Oui, d’abord… puis de vous démontrerlogicè… à priori…

– Au diable le langage romain !

– Frères, pour être Vagre l’on n’en estpas moins souvent fort versé dans les belles lettres et laphilosophie… J’enseignais la rhétorique aux jeunes clercs del’évêque de Limoges ; je fus mandé, pour le même office, parl’évêque de Tulle. En traversant les monts Jargeaux pour me rendred’une ville à l’autre, j’ai été pris dans ces montagnes par unebande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvaisVagres.

– Comme il y a de laides femelles et dejolies femmes.

– Cesdits Vagres m’ont vendu à unmarchand d’esclaves, lequel m’a revendu à l’évêque de…

– Au diable le rhétoricien… le voicivoyageant par monts et par vaux !

– C’est souvent l’effet de la rhétoriquede vous entraîner ainsi à travers les plaines de l’imagination…Mais je reviens à ce que je veux vous prouver logicè…c’est ceci : Que nous n’avons point à prendre souci des leudeset bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce quelogicè… le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveurpour nous débarrasser de nos ennemis.

– Un miracle en notre faveur… à nous,Vagres ? Sommes-nous donc si bien avec le ciel ?

– Nous y sommes d’autant mieux, que nousagissons davantage en loups, en vrais loups… Aussi,logicè, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos ennemis pardes miracles… Et ce, je vais vous le prouver.

– À la preuve, docte Symphorien… à lapreuve !

– M’y voici… Et d’abord, frères,dites-moi sous quelle royale griffe est tombée cette belle terred’Auvergne ?

– Sous la griffe de Clotaire, le dernieret digne fils du glorieux roi Clovis… puisque ayant récemmentépousé la veuve de son petit-neveu Théodebald, ce Clotaire possèdeun double droit sur la province d’Auvergne… le voici donc, cetteannée 558, seul roi de toute la Gaule conquise.

– Or ce Clotaire est l’épouseur du genrehumain… Qui n’a-t-il pas épousé ? qui n’épousera-t-ilpas ? Les évêques l’ont marié autant de fois qu’il lui a plu,et du vivant de la plupart de ses femmes ; ils l’ont marié àGundioque, femme de son propre frère ; ils l’ontmarié à Radegonde, à Ingonde, et quinze joursaprès, à la sœur de celle-ci, nommée Aregonde ; ilsl’ont marié à Chemesne, à bien d’autres encore, et endernier lieu à cette Wultrade, veuve de son petit-neveuThéodebald ; mais ce sont là des peccadilles…

– Docte et doctissime Symphorien, tu nousas promis de nous prouver logicè que le Seigneur Dieuferait des miracles en notre faveur… et ta rhétorique nous parle decet épouseur éternel…

– Ma rhétorique pose les principes… vousallez en voir tout à l’heure les conséquences… ergò, jepose cette autre prémisse, encore nécessaire : que ce Clotairea commis, entre plusieurs crimes, un forfait devant lequel Clovislui-même eût peut-être reculé… La chose se passait à Paris, en 533,dans le vieux palais romain[31] habitépar les rois franks… Or, écoutez…

– Nous écoutons, docte Symphorien ;il est doux d’entendre les louanges de ses rois.

– Il y a donc environ vingt-cinq ans decela… Clovis était, depuis longtemps, allé droit au paradis, sur lafoi des évêques… après avoir partagé la Gaule entre ses quatrefils : Thierri, Childebert,Clodomir et ce Clotaire, aujourd’hui roi detoutes les provinces conquises… Clodomir étant mort plus tard,laissa trois enfants ; ils furent recueillis par leurgrand’mère, la veuve de Clovis, la vieille reine Clotilde ;elle faisait élever près d’elle ses petits-fils, attendant qu’ilsfussent en âge d’hériter du royaume de leur père. Un jour qu’elleétait venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette ville,envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui direceci : « Clotilde, notre mère, garde auprès d’elle lesenfants de notre frère, et elle veut qu’ils aient son royaume…viens donc promptement à Paris, afin que nous prenions ensembleconseil sur ce qu’il faut faire d’eux : savoir s’ils aurontles cheveux coupés pour être comme le reste du peuple, ou si nousles tuerons, afin de partager entre nous le royaume de leur père,notre frère[32]… »

– Voilà qui commence tendrement.

– C’est la fraternité franque.

– Quel est le Vagre qui méditerait detuer le fils de son propre frère ?

– Il n’en est pas un…

– On nous appelle Loups, et les loups nese dévorent pas entre eux…

– Et ces enfants, qu’ils voulaientégorger, docte Symphorien, étaient-ils jeunes ?

– L’un avait dix ans, l’autre sept…

– Pauvres petites créatures… les tuerainsi lâchement !…

– Je poursuis mon récit :« Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son frère, et tousdeux vont dire à la vieille reine Clotilde : Envoie-nous tespetits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiersdu royaume de leur père[33]. »

– Ah ! ces rois franks, toujoursaussi rusés que féroces ! car c’était un leurre, n’est-ce pas,docte Symphorien ?

– Tu vas voir…

« La veuve de Clovis, toute joyeuse,envoya les petits-fils à leurs oncles, en disant à cesenfants : – Je croirai n’avoir pas perdu mon fils, votre père,si je vous vois lui succéder dans son royaume. – À peine arrivéschez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leursesclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebertenvoient un émissaire à leur mère ; il portait d’une main desciseaux, de l’autre une épée nue ; il dit à la vieille reineClotilde : – Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes filsdésirent connaître ta volonté à l’égard de tes petits-fils… veux-tuqu’ils soient tondus (c’est-à-dire enfermés dans un couvent) ouveux-tu qu’ils soient égorgés ?… – S’ils doivent renoncer autrône de leur père ! – s’écria la vieille reine indignée, –j’aime mieux les voir morts que tondus… – L’émissaire revint direaux deux rois : – Vous avez l’aveu de la reine pour acheverl’œuvre commencée… – Aussitôt le roi Clotaire prend le plus âgé parles bras, le jette contre terre, et lui enfonce un couteau sousl’aisselle. »

– Pauvre cher petit ! – murmuraOdille en fondant en larmes ; il a dû mourir en appelant samère…

– Le royal boucher qui le mettait ainsi àmort savait le bon endroit pour enfoncer son couteau, – dit Ronan.– C’est ainsi qu’on tue les jeunes taurins… Continue, docteSymphorien.

« – Aux cris de l’enfant, son petit frèrese jette aux pieds de Childebert, et s’attachant à lui de toutesses forces, il s’écrie : – Mon oncle ! mon bononcle ! viens à mon secours… fais que je ne sois pas tué commemon frère ! » – Childebert, un moment ému, dit àClotaire : « – Accorde-moi la vie de cetenfant ? » – Mais Clotaire, furieux, lui répondit :« – Ou repousse l’enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à saplace… C’est toi qui m’as mis dans cette affaire… et voilà que tumanques de parole ?… »

– Ce bon Clotaire avait raison, – ditRonan : – comploter le meurtre de ces enfants, et reculerdevant leur sang, c’était faire injure à la noble race du glorieuxClovis ; mais ce lâche Childebert s’est, pour l’honneur de saroyale famille, ravisé, je l’espère, docte Symphorien ?

– En pouvait-il être autrement ?« Childebert repoussa l’enfant de ses genoux, le jeta versClotaire, qui lui enfonça, comme à l’autre, un couteau sousl’aisselle et le tua… Les deux rois firent ensuite mettre à mortles esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils separtagèrent le royaume[34]. »

– Et voilà comme se fondent lesmonarchies bénies par nos évêques, – dit Ronan. – C’est beau, lesroyautés, n’est-ce pas, mes Vagres ? Ah ! parRita-Gaür ! ce saint Gaulois des temps passés, qui tissait sasaie de la barbe des rois ! le meilleur d’entre eux est bon àpendre ; n’est-ce point ton avis, notre ami ? –ajouta-t-il en s’adressant à l’ermite laboureur, qui, toujourssilencieux et rêveur, écoutait. – Dis ? N’est-ce point ledevoir de tout fils de la Gaule de courir sus à cette race de roismaudits, comme on court sus à des bêtes enragées ?

– Exterminer les bêtes enragées, c’estbien, – répondit l’ermite, – les empêcher de devenir enragées,c’est mieux…

– Ermite, empêcheras-tu un roi Frank denaître Frank ?

– Il faut l’empêcher d’abord de naîtreroi, duc, comte ou seigneur, et de se croire ainsi maître des bienset de la vie du commun des gens… Jésus de Nazareth l’a dit :« – L’esclave est l’égal de son seigneur… – de l’égalité parmiles hommes, un jour naîtra leur fraternité. »

Puis l’ermite laboureur retomba dans sarêverie silencieuse.

– Deux fois déjà j’ai suivi à la piste cedernier roi d’Auvergne par droit de pillage et de massacre, – ditRonan ; – je n’ai pu le joindre ; mais, parRita-Gaür ! si le Clotaire me tombe sous la main, je leraserai… mais si près, si près des épaules, que sa tête nerepoussera pas…

– Ronan, tu comptes sans lesdémonstrations de ma rhétorique. J’ai posé les prémisses,maintenant les conséquences ; or, logicè, je vais teprouver que tu ne pourras rien contre Clotaire… Le Seigneur Dieu leprotège…

– Ce doux oncle, qui tuait ses neveux àcoups de couteau sous les aisselles ?

– Lui-même… toute bonne action nemérite-t-elle pas sa divine récompense ?

– Certes…

– Or, le Seigneur Dieu, grâce àl’intercession du grand Saint-Martin, siégeant depuis longtemps auparadis, a fait un miracle en faveur de notre doux oncle.

– En faveur de Clotaire ? de cetueur d’enfants ?

– Oui, le Seigneur a fait un miracle enfaveur de Clotaire, de ce tueur d’enfants ; or donc j’avaisraison de dire que je prouverais logicè que ce Dieu sipaternellement miraculeux envers les scélérats fera certainementquelque petit miracle en notre faveur, à nous, pauvres Vagres…

– Décidément nous avons eu tort de nepoint pendre l’évêque.

– Il sera toujours temps d’attirer ainsisur nous l’attention du Seigneur ; mais d’abord conte-nous lemiracle, doctissime Symphorien.

– C’était en 537, environ quatre ansaprès que Childebert et Clotaire avaient tué leurs neveux à coupsde couteau… Nos deux fils de Clovis, dignes de leur race, nesongeaient qu’à se dépouiller et à s’égorger les uns lesautres ; aussi, un moment unis, en tendres frères, pour lemeurtre de ces petits enfants (on n’a pas tous les jours de pareilssujets de bon accord), Clotaire et Childebert se déclarent laguerre. Theudebert, petit-fils de Clovis, se joignit à Childebert,et tous deux, à la tête de leurs leudes, ravageant, pillant, commed’habitude, les contrées qu’ils traversaient, marchent contreClotaire. Ce doux oncle, ne trouvant pas sa troupe assez nombreusepour résister aux forces de son frère et de son neveu, refuse labataille, et se retire dans la forêt de Brotonne, entre Rouen et lamer… Theudebert et Childebert cernaient la forêt, attendant lanuit, espérant prendre leur bien-aimé frère et oncle au trébuchet,et l’égorgeter gentillement… Attention, Ronan, voici le miracle quivient !

– Voyons-le venir, doctissimeSymphorien.

– Childebert et Theudebert s’avançaientdonc sans bruit à la tête de leurs troupes… Le jour se lève… ilsn’étaient plus qu’à deux à trois cents pas de l’endroit où le douxClotaire campait avec ses leudes… lorsque soudain tombe du ciel uneépouvantable pluie de pierres et de feu… Les troupes de Childebertet de Theudebert sont écrasées par les pierres et brûlées par lefeu céleste…

– Et Clotaire ?

– Oh ! Clotaire, ce favori duSeigneur, grâce au miracle que je dis, voit, à trois cents pas delui, la troupe de son frère anéantie sous la pluie de feu et depierres, tandis qu’au-dessus de lui Clotaire, et de son armée, leciel aussi pur, aussi limpide, aussi serein, que la conscience dece doux oncle, est du plus riant azur : pas un souffle de ventn’agite même la cime des arbres de la forêt, tandis que tout autourde cet endroit privilégié, que le Seigneur couvre sans doute d’unpan de sa robe, ce n’est que cataractes de feu, déluge de pierres,écrasant l’armée des ennemis du doux Clotaire[35].

– Et voilà comment le Tout-Puissant vousrécompense d’avoir tué vos neveux à coups de couteau.

– Le docte Symphorien a raison… D’aprèsceci, m’est avis qu’il faudrait toujours avoir dans une troupe deVagres sagement ordonnée… quelque parricide ou fratricide, enconsidération de quoi l’Éternel prendrait ces bons compagnons soussa robe, et ferait, au besoin, tomber du ciel, sur leurs ennemis,des torrents de feu et des cataractes de pierres.

– Et remarquez surtout, – repritSymphorien, – que dans le récit de ce miracle, il est dit que c’estle grand Saint-Martin lui-même qui, habitant le paradis, a prié leSeigneur de donner cette preuve de bonne amitié au douxClotaire ; or, Saint-Martin n’intercédait ainsi auprès del’Éternel qu’à la fervente prière de la vieille reineClotilde[36].

– Quoi ! la grand’mère des deuxpauvres petites victimes ? – dit Odille en joignant les mains.– Elle a osé prier Dieu de faire un miracle en faveur de son fils,le meurtrier de ses petits-fils, à elle ?

– Que veux-tu, petite Odille ? cesfemmes franques sont si bonnes mères !

– Mon Vagre, – reprit l’évêchesse avec unsourire amer en passant ses doigts effilés dans la chevelurebouclée du jeune homme, – dis ? ne vaut-il pas mieux partirdemain à l’aube pour aller revivre ailleurs, que de rester dans cetépouvantable monde où nous sommes ?

– Oui, horrible… horrible est ce monde… –s’écria l’ermite laboureur avec une douleur et une indignationprofondes. – Quoi ! le nom de ce prétendu Dieu de miséricorde,d’amour et de justice… profané, souillé chaque jour par sesprêtres… Quoi ! ces forfaits dont s’épouvante la nature, missous la protection divine !… Ô Jésus ! Jésus deNazareth ! toi, le plus divin des sages ! tu prévoyais lavanité de ton céleste Évangile, quand, l’âme attristée jusqu’à lamort, dans ta veillée suprême, tu pleurais sur le prochain avenirdu monde… Jésus !… Jésus !… des siècles se passerontavant que ton jour soit venu !…

– Prends garde, notre ami ! – ditRonan, – ne parle pas si haut… ce saint homme d’évêque, qui dortlà-bas, gorgé de vin et de viande, pourrait t’excommunier, s’ilt’entendait… Mais au diable la tristesse !… nous sommes en untemps de damnations… vivons en damnés !… Évêques et roisdonnent le branle, saint est le meurtre ! saint est lepillage !… Debout, mes Vagres ! debout… vous, trois foissaints ! !… que nos saturnales couvrent la vieille Gaule…que cette terre de nos pères soit le tombeau des Franks et lenôtre… Les ruines de nos cités désertes diront aux sièclesfuturs : « Ci-gît un grand peuple !… Libre, il futl’orgueil de l’univers… Esclave des rois conquérants, hébété parles évêques, il eut honte de sa honte… et un jour il sutdisparaître du monde en entraînant ses tyrans dansl’abîme ! » Or donc, mourons gaiement et longuement…Debout, Vagres et Vagredines ! le festin est fini… la lunebrillante… chantons, dansons jusqu’au jour… qu’à nos chantsendiablés le Frank tremble dans son burg ! l’évêque trembledans sa basilique ! et qu’ils se disent épouvantés :« Malheur à nous ! malheur à nous demain ! car cettenuit ils sont bien gais en Vagrerie ! »

Et Vagres et Vagredines, criant, chantant,hurlant, commencèrent une folle ronde sur la pelouse de la forêtaux pâles clartés de la lune…

L’ermite laboureur avait écouté en silencel’entretien des Vagres ; assis à côté de la petite Odille, ilsemblait la couvrir d’une protection paternelle… L’enfant, sonmenton dans sa main, les yeux levés vers la lune brillante,paraissait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. LorsqueRonan, à la fin du repas, eut donné à ses compagnons le signal deschants et de la danse, ils s’étaient éloignés en tumulte du lieu dufestin pour courir se livrer à leur gaieté bachique et à leur danseeffrénée au milieu d’une autre clairière, située non loin de lapelouse où ils venaient de festoyer… Ronan, se rapprochant alors del’ermite laboureur et de l’esclave, toujours assise son menton danssa main, les yeux levés vers le ciel, dit joyeusement :

– Veux-tu danser, petite Odille ? Laronde est commencée ; elle durera jusqu’à l’aube…

La jeune fille secoua mélancoliquement la têtesans répondre, contemplant toujours le ciel.

– Odille, qu’as-tu à rêver ainsi enregardant la lune ?

– Le sommeil me gagne, et je songe auvieux bardit que ma mère me chantait pour m’endormir quand j’étaispetite.

– Quel est-il ce bardit ?

– Oh ! il est bien vieux, bienvieux… disait ma mère ; on le chante en Gaule depuis cinq ousix cents ans…

– Et il se nomme ?

– Le bardit d’HÊNA, la vierge del’île de Sên.

– Le bardit d’Hêna ! – s’écrièrent àla fois l’ermite et le Vagre en tressaillant.

Puis ils se turent, pendant qu’Odille, étonnéede leur silence et de l’émotion qui se peignait sur leur figure,les regardait en disant :

– Vous savez donc aussi le chantd’Hêna !

– Chante-le toujours, mon enfant, –répondit Ronan d’une voix altérée…

La petite Odille, de plus en plus surprise, nereconnaissait pas son ami : le hardi et joyeux Vagre étaitdevenu pensif et grave.

– Oh ! oui, mon enfant ;dis-nous ce bardit avec ta douce voix de quinze ans, – repritl’ermite ; – mais pas ici… Le tumulte de la danse et del’orgie de là-bas, quoique lointains, couvriraient ta voix.

– L’ermite a raison… Viens avec nous,petite Odille, sous ce grand chêne, à quelques pas d’ici… il estentouré d’un tapis de mousse ; tu pourras t’y endormirmollement… je te couvrirai de mon manteau…

Du pied du chêne où l’enfant alla s’asseoir,entre Ronan et son compagnon, l’on n’entendait que le bruit éloignéde la folle ivresse des Vagres et des Vagredines… La lune, à sondéclin, jetant ses rayons argentés sous la sombre verdure desfeuilles, éclairait presque comme en plein jour l’ermite, Ronan etla petite esclave, qui bientôt, de sa voix pure et encoreenfantine, chanta ces premier mots du bardit :

« Elle était jeune, elle était belle,elle était sainte, et s’appelait Hêna, Hêna, la vierge de l’île deSên… »

À ces paroles, l’ermite et le Vagre baissèrentla tête, et sans que l’un s’aperçût alors des larmes que versaitl’autre, tous deux pleurèrent… Odille chanta le secondverset ; mais, brisée par la fatigue de la nuit et de lajournée, cédant au rythme mélancolique de ce bardit, qui si souventl’avait bercée dans son enfance et endormie sur les genoux de samère, la petite esclave ne chantait plus que d’une voix affaiblie,tandis qu’au loin les Vagres entonnèrent soudain en chœur, et d’unmâle accent, un autre vieux bardit de la Gaule… Aussi l’ermite etRonan tressaillirent de nouveau lorsque ces paroles arrivèrentjusqu’à eux, sans couvrir tout à fait la voix d’Odille :

« – Coule, coule, sang du captif… –Tombe, tombe, rosée sanglante ! – Germe, grandis, moissonvengeresse !… »

Les deux hommes semblèrent frappés de cerapprochement singulier : au loin ce chant de révolte, deguerre et de sang… près d’eux, la voix angélique de l’enfant,chantant Hêna, une des plus douces gloires de la Gaule armoricaine…Mais bientôt Odille, cédant au sommeil, ne fit plus que murmurerles paroles du bardit… puis elles devinrent inintelligibles… Satête se pencha sur sa poitrine, et, adossée au tronc de l’arbre,assise sur la mousse, elle s’endormit…

– Pauvre enfant ! – dit Ronan en lacouvrant soigneusement de son manteau ; – elle est accablée defatigue et de sommeil.

– Ronan, – reprit l’ermite en attachantsur son compagnon un regard pénétrant, – le chant d’Hêna t’a faitpleurer…

– C’est vrai.

– Qui t’émeut ainsi ?

– Un souvenir de famille… si un Vagre, unHomme errant, un Loup a une famille…

– Ce souvenir de famille, quelest-il ?

– Cette douce Hêna, dont parle le bandit,était l’une de mes aïeules…

– Comment le sais-tu ?

– Autrefois, mon père me l’a dit ;il me contait dans mon enfance des histoires des temps passés…

– Ton père, où est-il à cetteheure ?

– Je ne sais… il courait la Vagrerie, illa court peut-être encore, à moins qu’il ne soit mort en bon Vagre…Je saurai cela quand lui et moi nous nous retrouverons ailleursqu’ici…

– Où cela ?

– Dans les mondes mystérieux que nul neconnaît, que tous nous connaîtrons… puisque tous nous irons yrevivre…

– Tu as donc conservé la foi de tesancêtres ?

– Mon père m’a appris à ne pas plus mesoucier de mourir que de changer de vêtement… puisqu’on quitte cemonde-ci pour aller, corps et âme, renaître ailleurs… Persuadé decela, je fais, tu le vois, bon marché de ma peau… et de celles desFranks…

– Il y a-t-il longtemps que tu as étéséparé de ton père ?

– Brisons là… c’est triste, j’aime à êtreen joyeuse humeur… Cependant je me sens attiré vers toi, et tu n’espas gai…

– Nous vivons dans des temps où, pourêtre gai, il faut avoir l’âme très-forte ou très-faible…

– Me crois-tu faible ?

– Je te crois fort et faible à la fois…Mais ton père…

– Tu tiens à parler de lui ?

– Beaucoup…

– Soit… Eh bien, mon père étaitBagaude en sa jeunesse, et plus tard, quand les Franksnous ont baptisés Vagres, Vagre il est devenu : lenom était changé, le métier le même…

– Et ta mère ?

– En Vagrerie on connaît peu samère ; je n’ai jamais connu la mienne… Du plus loin qu’il m’ensouvient, je devais alors avoir sept ou huit ans ;j’accompagnais mon père et la troupe dans ses courses, tantôt enProvence, tantôt ici, en Auvergne : étais-je fatigué, mon pèreou l’un de nos compagnons me portait sur son dos… J’ai ainsigrandi ; nous avions souvent des jours de repos forcé… Parfoisles comtes franks, exaspérés contre nous, se rassemblaient, eux etleurs leudes, pour nous donner la chasse… Avertis de leursmouvements par les pauvres habitants des champs qui nous aimaient,nous nous retirions dans nos repaires inaccessibles, et pendantquelques jours nous faisions les morts, tandis que les Franksbattaient la campagne sans rencontrer l’ombre d’un Vagre… Durantces jours de trêve, au fond de quelque solitude, mon père, je tel’ai dit, me racontait des histoires du temps passé ; j’aiappris ainsi que notre famille était originaire de Bretagne, oùelle vivait, où elle vit peut-être encore libre et paisible à cetteheure, puisque jamais jusqu’ici les Franks n’ont pu entamer cetterude province : son granit est trop dur, et ses Bretons sontcomme le granit de leurs rocs…

– Je sais le proverbe : C’est unhomme dur de l’Armorique.

– Mon père me l’a aussi souvent cité.

– Mais comment a-t-il quitté cetteprovince paisible et libre encore aujourd’hui, grâce à sonindomptable courage, que soutient toujours sa foi druidique,régénérée par la morale évangélique ?

– Mon père avait dix-sept ans… un jour safamille donna l’hospitalité à un colporteur ; celui-ci,courant la Gaule pour son métier, raconta les malheurs du pays, etparla de la vie aventureuse des Bagaudes. Mon père s’ennuyait de lavie des champs ; il avait le cœur chaud, la tête ardente, ilavait sucé au berceau la haine des Franks. Frappé des récits ducolporteur, il trouva l’occasion belle pour guerroyer contre lesbarbares en se joignant aux Bagaudes, quitta la maison paternelleet alla retrouver le colporteur qui l’attendait à une lieue de là…Tous deux, au bout de quelques jours de marche, gagnèrent l’Anjou,rencontrèrent des Bagaudes… Jeune, robuste, hardi, mon père étaitde bonne recrue ; il se joignit à eux, et… vive laBagaudie !… De province en province, il est ainsi venujusqu’en Auvergne, qu’il n’a plus guère quittée… le pays étantpropice au métier, forêts, montagnes, rochers, cavernes, torrents,volcans éteints ; c’est une vraie terre de Bagaudie, vraieterre de Vagrerie !…

– Comment as-tu été séparé de tonpère ?

– Il y a trois ans… Quelquesantrustions ou leudes du roi percevaient en Auvergne laredevance du domaine royal ; nombreux et bien armés, ils nevoyageaient que de jour. Nous attendions la fin de leur récoltepour la récolter à notre tour… Ils s’arrêtèrent une nuit à Sifour,petite ville ouverte… L’occasion tente mon père ; nousmarchons, croyant surprendre les Franks ; ils étaient surleurs gardes… Après un combat acharné, nous sommes poursuivis lalance dans les reins. Au milieu de cette attaque nocturne, j’ai étéséparé de mon père… A-t-il été tué ou seulement blessé et emmenéprisonnier ? je l’ignore ; tous mes efforts ont été vainspour connaître son sort… Depuis, mes compagnons m’ont choisi pourchef… tu m’as demandé mon histoire… la voilà ; maintenant, tume connais.

– Plus que tu ne le penses… Ton père senommait Karadeuk.

– D’où sais-tu cela ?

– Le père de ton père se nommait Jocelyn…s’il vit encore en Bretagne avec son fils aîné Kervan et sa filleRoselyk, il habite sa maison près des pierres sacrées deKarnak…

– Qui t’a dit…

– L’un de tes aïeux se nommait Joel, ilétait BRENN de la tribu de Karnak… Hêna, la sainte du bardit, étaitfille de Joel, dont la race remonte jusqu’au BRENN gaulois, quifit, il y a près de huit cents ans, payer rançon à Rome.

– Qui es-tu donc pour connaître ainsi mafamille ?

– Ce chant d’esclaves révoltés contre lesRomains : « Coule, coule, sang du captif ! tombe,tombe, rosée sanglante » a été recueilli par un de tes aïeuxnommé Sylvest, livré aux bêtes féroces dans le cirque d’Orange… etton père t’a sans doute aussi appris un autre fier bardit, chantéil y a deux siècles et plus, lors d’une des grandes batailles duRhin contre les Franks, gagnée par Victorin, fils de Victoria, lamère des camps…

– Tu dis vrai… mon père me l’a souventchanté ce bardit ; il commence ainsi :

« Ce matin nous disions :Combien sont-ils donc ces barbares ? combien sont-ils donc cesFranks ? »

– Et il se termine ainsi, – reprit lemoine laboureur :

« Ce soir nous disons : Combienétaient-ils donc ces barbares ? ce soir nous disons :Combien donc étaient-ils ces Franks ? » – Scanvoch,un autre de tes aïeux, brave soldat et frère de lait de Victoria laGrande, a recueilli ce chant de guerre…

– Oui, la Gaule, alors fière, libre,triomphante, avait refoulé les barbares de l’autre côté du Rhin,tandis qu’aujourd’hui… Tiens… moine, ne parlons plus de ce glorieuxpassé… le présent me semble plus horrible encore… mon sangbouillonne, et je suis tenté d’assommer cet évêque qui ronfle là…Ah ! maudite soit à jamais la crédulité de nos pères, mourantsmartyrs de cette religion nouvelle…

– Nos pères ont dû croire aux paroles despremiers apôtres, qui leur prêchaient l’amour, le pardon, ladélivrance, au nom du jeune maître de Nazareth, que ton aïeuleGeneviève a vu crucifier à Jérusalem…

– Mon aïeule Geneviève ?… tun’ignores rien de ce qui touche ma famille… Mon père seul a put’instruire de ce que tu sais… tu l’as donc connu ?

– Oui…

– Et où cela ?

– N’as-tu pas remarqué que de temps àautre, lorsque vous reveniez au cœur de l’Auvergne, ton pères’absentait pendant plusieurs jours ?

– C’est vrai… et le but de ces absences,je ne l’ai jamais su.

– Ton père allait voir, près de Tulle,une pauvre femme esclave, attachée aux terres de l’évêque de cettecité… Cette esclave, il y a au moins trente ans de cela, avait unjour trouvé ton père, alors chef de Bagaudes, blessé, presquemourant dans les buissons de la route : le prenant en pitié,elle l’aida à se traîner dans la cabane où elle logeait avec samère… Ton père avait environ vingt ans… la jeune fille à peu prèsl’âge de cet enfant qui dort près de nous… Tous deux s’aimèrent…Ton père, à peine guéri de sa blessure, fut un jour surpris dans lahutte de l’esclave par le régisseur de l’évêque, cet agentconsidérant Karadeuk comme de bonne prise, voulut l’emmener esclaveà Tulle… Ton père résista, battit l’agent, et alla rejoindre lesBagaudes.

– Et la jeune esclave ?

– Elle devint mère… et mit au monde unfils…

– J’ai donc un frère !

– Tu as un frère…

– Le connais-tu ? Qu’est-ildevenu ?

– Le fils d’un esclave naît esclave, etappartient au maître de sa mère… Lorsque cet enfant, que ton pèrenomma Loysik en mémoire de sa race bretonne, eut quatre oucinq ans, l’évêque de Tulle, lui reconnaissant quelques qualitésprécoces, le fit conduire au collège épiscopal, où il fut élevéavec quelques autres jeunes esclaves destinés à entrer un jour dansl’Église comme clercs… De temps à autre, Karadeuk, lorsque lesBagaudes passaient près de Tulle, allait la nuit voir la mère deson fils… celui-ci, prévenu par elle, trouvait quelquefois le moyende se rendre à la cabane ; là, le père et le filss’entretenaient longuement des choses et des hommes du temps passé,de la Gaule, jadis glorieuse et libre ; car ton père, tu l’asdit, conservait, par tradition de famille, un ardent et saint amourpour notre patrie ; il espérait faire battre le cœur de sonfils à ces grands souvenirs d’autrefois, l’exaspérer contre lesFranks, et l’emmener courir avec lui la Vagrerie ; maisLoysik, alors d’un caractère doux et timide, redoutait cette vieaventureuse… Les années se passèrent… ton frère, s’il eût voulu,aurait pu, comme tant d’autres, faire son chemin dansl’Église ; mais au moment d’être ordonné prêtre il vit de siprès l’hypocrisie, la cupidité, la luxure cléricale, qu’il refusala prêtrise en maudissant la sacrilège alliance du clergé gauloiset des conquérants… Il quitta la maison épiscopale, et allarejoindre, sur les frontières de la Provence, plusieurs ermiteslaboureurs ; il avait connu l’un d’eux à Tulle, où il s’étaitarrêté malade à l’hospice.

– Ces ermites avaient donc fondé uneespèce de colonie ?

– Plusieurs d’entre eux s’étaient réunisdans une profonde solitude pour cultiver des terres dévastées etabandonnées depuis la conquête… c’étaient des hommes simples etbons, fidèles aux souvenirs de la vieille Gaule et aux préceptes del’Évangile, si odieusement faussés, reniés aujourd’hui par denouveaux princes des prêtres… Ces moines vivaient dans lecélibat, mais ne faisaient point de vœux ; ils restaientlaïques et n’avaient aucun caractère clérical[37] ; c’est seulement depuis quelquesannées que la plupart des moines obtiennent d’entrer dansl’Église ; aussi, devenus prêtres, perdent-ils de jour en jourcette popularité, cette indépendance qui les rendaient siredoutables aux évêques[38]… Dutemps dont je te parle, la vie de ces ermites laboureurs étaitpaisible, laborieuse ; ils vivaient en frères, selon lespréceptes de Jésus, cultivaient leurs terres en commun, et aussiles défendaient rudement en commun, si quelques bandes de Franks,allant d’un burg à l’autre, s’avisaient de tenter, par malfaisance,de ravager leurs champs…

– J’aime ces ermites, à la foislaboureurs et soldats, fidèles aux préceptes de Jésus, à l’amour dela vieille Gaule et à l’horreur des Franks… Ces moines se battaientrudement, dis-tu… étaient-ils donc armés ?

– Ils avaient des armes… et mieux que desarmes…

– Que veux-tu dire ?

– Tiens, – dit l’ermite en sortant dedessous sa robe une espèce de petit sabre ou de long poignard àpoignée de fer, – remarque cette arme… mais, je te le dis, sa forcen’est pas dans sa lame.

– Où est donc cette force ? demandaRonan en examinant le poignard. – L’arme semble pourtant bientrempée…

– Ce n’est point, te dis-je, par la lamequ’elle vaut, mais par les mots gravés sur sa poignée.

– Je lis, – reprit Ronan, – je lis surl’un des côtés de la garde ce mot : GHILDE, et sur l’autre,ces deux mots gaulois : AMINTIAIZ-COMMUNITEZ…amitié-communauté… C’est sans doute la devise des ermiteslaboureurs ?

– Peut-être…

– Mais ce mot GHILDE, quesignifie-t-il ? il n’est pas gaulois ?

– Non, il est saxon…

– Ah ! c’est un mot de la langue deces pirates, qui descendant des mers du Nord, en suivant les côtes,remontent souvent le cours de la Loire pour ravager les paysriverains… Ce sont de terribles pillards, mais d’intrépidesmarins !… Venir ainsi des mers lointaines, dans des canots sifrêles, si légers, qu’au besoin ils les portent sur leur dos ;on dit qu’ils ont remonté plusieurs fois la Loire jusqu’àTours ?

– Oui, puisque aujourd’hui la Gaule esten proie aux barbares du dedans et du dehors.

– Mais ce mot saxon GHILDE, gravé sur lefer, est-ce lui qui, selon tes paroles, fait la force cettearme ?

– Oui… car ce mot peut opérer desprodiges…

– Explique-toi…

– L’un des moines laboureurs, avant de seréunir à nous, habitait les bords de la Loire… Enlevé jeune, il y ade longues années, lors d’une descente des pirates en Touraine, ilavait été emmené dans leur pays… Pendant qu’il y séjournait, ilobserva que ces hommes du Nord trouvaient une force immense dansdes associations où chacun était solidaire de tous et tous dechacun… solidaires par la fraternité, par l’assistance, par lesbiens, par les armes, par la vie, s’il le fallait. Cesassociations, que l’on croirait nées de la fraternité chrétienne,étaient pratiquées dans ces contrées plusieurs siècles avant lanaissance de Jésus, et se nommaient des GUILDE[39].Plus tard, lorsque ce captif des pirates, après leur avoir échappé,se joignit à nous autres, ermites laboureurs…

– Pourquoi t’interrompre ?

– Je ne peux t’en dire davantage… unserment m’oblige à me taire… ma confiance m’entraînerait troploin…

– Soit, je dois respecter ton secret…Mais cette confiance que je t’inspire, je l’éprouve aussi pour toi…quoique étrangers l’un à l’autre… étrangers ? non… car tuconnais comme moi-même l’histoire de ma famille… Mais, j’y songe…mon frère, tu me l’as dit, était au nombre de ces ermiteslaboureurs dont tu fais partie… Tu dois l’avoir intimementconnu ; car lui seul a pu te donner sur les descendants deJoel ces détails, qu’il tenait sans doute de mon père… Tu tetais ? pourquoi me regarder ainsi ?… ton silence metrouble et m’émeut malgré moi… tes yeux se remplissent delarmes…

– Ronan… ton frère est né il y a trenteans… c’est mon âge…

– Que dis-tu !

– Ton frère s’appelle Loysik…c’est mon nom…

– Loysik ! ce frère ?…

– C’est moi…

– Joies du ciel !…

L’ermite et le Vagre restèrent longtempsembrassés… Après leur premier épanchement de tendresse, Ronan dit àLoysik :

– Et notre père ?

– Comme toi, j’ignore son sort… nedésespérons pas de le retrouver… Ne t’ai-je pas retrouvé,toi ?

– Ton instinct fraternel t’a donc pousséà nous accompagner ?

– Je ne t’ai reconnu pour mon frère qu’àton attendrissement causé par le bardit d’Hêna, une de tes aïeules,m’as-tu dit. Alors, pour moi, plus de doute, nous étions frères ouproches parents ; le récit de ta vie m’a prouvé que nousétions frères…

– Et pourquoi nous as-tu d’abord suivisen Vagrerie, toi, un véritablement saint homme ?

– Ne m’as-tu pas entendu répondre àl’évêque Cautin : « Ce ne sont pas les bien portants,mais les malades qui ont besoin de médecin, » a dit Jésus…

– Me blâmerais-tu d’être Vagre, comme monpère a été Bagaude ?…

– Écoute-moi, Ronan… Comme toi, j’aihorreur de l’esclavage et de la conquête, car depuis l’invasionfranque, la Gaule jadis puissante et féconde est couverte de ruineset de ronces : les propriétaires, les colons, les laboureurs,ont fui devant les barbares qui les réduisent à la servitude ou àune misère affreuse ; grand nombre de ces malheureux, poussésà bout par le désespoir, courent comme toi la Vagrerie ; derares esclaves, mourants de faim, écrasés de travail, cultiventseuls, sous le fouet, les biens de l’Église et des seigneursfranks… Les cités, autrefois si riches, si florissantes par leurcommerce, aujourd’hui ruinées, presque dépeuplées, mais au moinsdéfendues par leurs murailles, offrent plus de sécurité à leurshabitants, et encore les guerres civiles incessantes des fils deClovis, toujours acharnés à se dépouiller entre eux, livrentparfois ces villes à l’incendie, au pillage et au massacre… Pendantles trêves, à peine les habitants osent-ils sortir de leursmurs ; les routes infestées de bandes errantes, rendent lescommunications, les approvisionnements impossibles… et trop souventles horreurs de la famine ont décimé les grandes cités…

– Oui, voilà ce que la conquête a fait dela Gaule… Elle ne peut plus être libre… qu’elle disparaisse dumonde, ensevelissant ses conquérants sous ses ruines !

– Mon frère, cette Gaule que tu ravagesavec autant d’acharnement que ses conquérants, n’est-ce pas notrepatrie bien-aimée, notre mère ? Est-ce à nous, ses fils, denous unir aux barbares pour l’accabler de maux et de misères…

– Préfères-tu donc tendre le dos à unjoug infâme ?

– Comme toi, je veux exterminer labarbarie des oppresseurs… comme toi, je veux mettre un terme aulâche hébétement des opprimés ; mais je veux tuer la barbariepar la civilisation ; l’ignorance par l’enseignement ; lamisère par le travail ; l’esclavage par notre héroïquesentiment de nationalité, hélas ! presque éteint en nousaujourd’hui, mais si puissant chez nos pères, lorsque nos druidessoulevaient les populations en armes contre les Romains.

– Nos derniers druides, traqués par lesévêques, ont péri dans les supplices !

– Mais la foi druidique n’est pas morte…non, non… les formes des religions passent, mais leur divinprincipe reste éternel, parce qu’il est divin… Crois-moi, ravivée,régénérée par la douce morale de Jésus, ce grand sage, ce géniesublime et tendre ! la foi druidique revit dans de noblescœurs, elle a conservé sa croyance immuable à l’immortalité descorps et des âmes, à leur perpétuelle renaissance dans l’immensitédes mondes étoilés, afin que par ces épreuves, par ces viessuccessives, les méchants deviennent meilleurs, et les bonsmeilleurs encore… Oui, l’humanité, visible ou invisible, s’élevantde sphère en sphère dans son labeur éternel, dans son progrèscontinu, vers une perfection infinie comme celle du Créateur… Telleest notre foi, à nous druides chrétiens, qui pratiquons la doctrineévangélique dans tout ce qu’elle a de tendre, de miséricordieux, delibérateur…

À ces mots de Loysik, une voix s’éleva dumilieu d’un fourré situé près du chêne, et s’écria :

– Relaps ! sacrilège !adorateur de Mammon ! ermite du diable ! tu seras brûlécomme hérétique !…

C’était la voix de l’évêque Cautin… Ronancourait aux broussailles pour assommer l’homme de Dieu, malgré lesinstances de Loysik, lorsque du côté où les Vagres terminaient leurnuit d’orgie par des chants et par des danses, ces crisretentirent :

– Alerte ! nous sommes surpris…alerte, voici les leudes du comte Neroweg !…

– Il est à leur tête !

– Alerte ! les leudes du comte deNeroweg ! Nos vedettes les ont aperçus de loin…

La petite Odille, réveillée par le tumulte, etentendant les paroles des Vagres, s’écria avec terreur, en sejetant au cou de Ronan :

– Le comte Neroweg !sauve-moi !

– Ne crains rien, pauvre enfant !c’est lui qui doit craindre.

Puis, s’adressant à Loysik, Ronanajouta :

– Mon frère, la destin nous envoie undescendant de cette race de Neroweg, que notre aïeul Scanvoch acombattu, il y a deux siècles, sur les bords du Rhin… Je veux tuerce barbare, sa descendance ne sera pas funeste à la nôtre…

– Tue-moi aussi, – murmura Odille en sejetant aux genoux du Vagre et en joignant les mains ; – j’aimemieux mourir que de retomber aux mains du comte…

Ronan, touché du désespoir de l’enfant et nepouvant prévoir l’issue du combat, resta un moment pensif ;puis, avisant, assez élevée au-dessus de sa tête, une grossebranche de chêne, il s’élança d’un bond, la saisit à sonextrémité ; puis, retombant sur le sol, il la ramena, latenant d’une main ferme, et la faisant plier.

– Loysik, – dit-il à l’ermite, – assoisOdille sur cette branche ; en se redressant elle enlèveracette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la feuillée et s’yblottir jusqu’à la fin du combat… Je vais rassembler les Vagres…Bon courage, petite Odille… je reviendrai…

Et il courut vers ses compagnons, pendant quel’esclave, placée sur la branche par Loysik, disparaissait aumilieu de l’épaisse feuillée en tendant ses bras vers Ronan…

L’aube naissante éclairait la forêt, la cimedes arbres se rougissait des premiers feux du jour. Les Vagres, quivenaient d’annoncer l’approche du comte Neroweg et de ses leudes,avaient pris, à travers le fourré, un sentier impraticable auxchevaux des Franks, et beaucoup plus court que le chemin queceux-ci devaient suivre pour arriver à la clairière. La plupart desVagres, las de boire, de chanter et de danser, s’étaient endormissur l’herbe peu de temps avant le lever du soleil ; réveillésen sursaut, ils coururent aux armes : les esclaves, lescolons, les femmes, les propriétaires ruinés, qui s’étaient jointsà la Vagrerie, commencèrent, en apprenant l’arrivée des leudes, lesuns à trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt,tandis que bon nombre, gardant au contraire une brave contenance,se munissaient en hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueuxarrachés aux arbres… Les Vagres comptaient parmi eux une douzained’excellents archers, les autres étaient armés de haches, de massesd’armes, de piques, d’épées, ou de faux emmanchées à revers. Auxpremiers cris d’alarme, les hardis compagnons s’étaient réunisautour de Ronan et de l’ermite… Fallait-il combattre lesleudes ? fallait-il fuir devant eux ? Peu voulaient fuir,beaucoup voulaient combattre… et la belle évêchesse, au bras de sonVagre, criait plus haut que tous les autres : –Bataille ! bataille ! – espérant peut-être trouver ainsila mort, après cette nuit d’amour et de liberté, qui semblait luipeser comme un remords.

Deux autres vedettes accoururent : cachésdans les taillis, ils avaient pu compter, à peu près, le nombre desleudes du comte ; ils n’étaient guère qu’une vingtaine àcheval, bien équipés, mais une centaine de gens de pied, armés depiques et de bâtons, les accompagnaient ; les uns étaientFranks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, aunom du roi, par le comte Neroweg, d’envoyer des hommes à lapoursuite des Vagres ; plusieurs esclaves de l’évêque Cautinqui, par peur de l’enfer, n’avaient pas voulu courir la Vagrerieaprès l’incendie de la villa épiscopale, augmentaient la troupe deNeroweg. La troupe de Ronan, y compris les nouvelles recruesdécidées à combattre, s’élevait à quatre-vingts hommes au plus.

Dans cette épineuse occurrence, on tintconseil en Vagrerie… Que décida-t-on ? plus tard on lesaura.

**

*

Depuis une demi-heure, l’arrivée du comte etde ses leudes a été annoncée par les vedettes ; les Vagres ontdisparu ; au milieu des clairières où ils ont festoyé durantla nuit, il ne reste que les débris du festin, des outres vides,des vases d’or et d’argent semés sur l’herbe foulée ; près delà sont les chariots emmenés de la villa épiscopale, et plus loinles carcasses des bœufs près d’un brasier fumant encore… Profondest le silence de la forêt… Bientôt un esclave de la villa, l’undes pieux guides des leudes, sort du fourré dont la clairière estentourée ; il s’avance d’un pas défiant, prêtant l’oreille etregardant autour de lui, comme s’il redoutait quelqueembûche ; mais à la vue des débris du festin, il fait unmouvement de surprise et se retourne vivement ; il allait sansdoute appeler la troupe qu’il précédait de loin, lorsqu’à l’aspectdes vases d’or et d’argent, dispersés sur l’herbe, ce boncatholique réfléchit, court au butin, se saisit d’un calice d’orqu’il cache sous ses haillons ; puis il appelle les leudes àgrands cris en disant :

– Par ici ! par ici !…

On entend d’abord au loin, et se rapprochantde plus en plus, un grand bruit dans les bois, les branches destaillis se brisent sous le poitrail et sous le sabot deschevaux ; des voix s’appellent et se répondent ; enfinsort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête de plusieursde ses leudes ; les autres, moins impétueux, ainsi que lesgens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vontbientôt le rejoindre. Aux cris de l’esclave, Neroweg avait crutomber sur la troupe des Vagres ; mais il ne vit personne dansla clairière, sinon notre bon catholique qui accouraitcriant :

– Seigneur comte ! les Vagres impiesqui ont saccagé la villa de notre saint évêque, se sont enfuis dansla forêt.

Neroweg leva sa longue épée sur la tête del’esclave, l’abattit sanglant aux pieds de son cheval.

– Chien ! – s’écria-t-il, – tu m’astrompé… tu t’entendais avec les Vagres !…

L’esclave tomba mourant, et le vase d’or qu’ilavait dérobé s’échappa de dessous ses haillons.

– À moi le vase d’or, – s’écria le comte,et montrant le calice du bout de son épée à un de ses hommes, quile suivait à pied, ajouta : – Karl, mets cela dans tonsac…

Ces pillards avaient toujours sur leurs talonsquelques porteurs de grands sacs, où ils enfouissaient lebutin ; mais au moment où Karl s’apprêtait à obéir au comte,celui-ci aperçut plus loin, étincelants dans l’herbe aux rayons dusoleil levant, les autres vases d’or et d’argent, emportés de lavilla épiscopale. Neroweg, faisant faire alors un grand bond à soncheval, s’écria :

– À moi ces trésors… remplis ton sac,Karl… appelle Rigomerr, qu’il remplisse aussi le sien… À moitous !…

– Non pas à toi seul… mais à nous !– s’écrièrent les leudes qui le suivaient ; – à nous aussi cesrichesses… Ne sommes-nous pas tes égaux ?…

– Égaux à la bataille… nous sommes égauxau partage du butin ; n’oublie pas ceci, Neroweg…

– Souviens-toi qu’au pillage de Soissons,le grand roi Clovis lui-même… n’osa pas disputer un vase d’or àl’un de ses guerriers.

– À nous donc ces trésors comme à toi… etfaisons à l’instant le partage…

Le comte n’osa pas résister aux réclamationsdes leudes, car ces guerriers, tout en reconnaissant un chef,traitaient toujours avec lui de pair à pair. Aussi plusieurs de cespillards descendirent de cheval, convoitant des yeux les calices,les boîtes à Évangiles, les patènes, les coupes, les plats, lesbassins et autres orfèvreries d’or et d’argent… Déjà, seprécipitant, se heurtant, ils allongeaient les mains vers cesrichesses, lorsqu’une voix retentissante, qui semblait venir duciel, s’écria :

– Arrêtez, sacrilèges ! Dieu vousentend… Dieu vous voit !… Si vous osez porter une main impiesur les biens de l’Église, vous êtes damnés…

À cette voix d’en haut, le comte Nerowegpâlit, trembla de tous ses membres, et tomba à genoux… Plusieursleudes l’imitèrent, frappés de terreur.

– Tous à genoux, païens ! – repritla voix de plus en plus menaçante, – tous à genoux,maudits !…

Les derniers leudes qui restaient encoredebout s’agenouillèrent éperdus, ainsi que tous les gens de piedqui avaient rejoint les cavaliers ; cette foule effarée courbale front, se frappa la poitrine en murmurant :

– Miracle ! miracle ! c’est lavoix du Seigneur Dieu !…

– Maintenant, grands pécheurs ! –reprit la voix d’en haut d’un ton plus terrible encore, –maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de terreur sousl’œil du Seigneur, venez au secours de votre…

La voix n’acheva pas… les rameaux d’un grandchêne, auprès duquel étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, sebrisèrent çà et là sous le poids d’un gros corps dégringolant debranche en branche, et dont la chute, ainsi amortie, fut si peudangereuse, que ce gros corps, arrivant à terre presque sur sespieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel incident, ajoutant à laterreur de Neroweg et à celle de la foule, tous se jetèrent la facecontre terre en murmurant :

– Seigneur ! Seigneur ! ayezpitié de nous dans votre colère !…

Qui était tombé du faite de l’arbre ?…l’évêque Cautin… la voix d’en haut, c’était la sienne… Avantl’arrivée des Franks, Ronan, le piquant de la pointe de son épée,l’avait forcé à grimper devant lui comme un gros loir dans lebranchage du chêne, où il l’avait accompagné, le laissant mêmeparler au nom du Seigneur, tant qu’il s’était borné à épouvanterNeroweg et ses leudes ; mais lorsque le saint homme voulut lesappeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge… ce brusquemouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dosdu comte ; mais l’homme de Dieu était un rusé compère, etquoiqu’un instant étourdi de sa chute, il voulut profiter de laterreur des Franks et de la foule, toujours agenouillés la facecontre terre, il se raffermit sur ses jambes, puis il s’écria engonflant ses joues et en frottant ses larges reins endoloris par sachute :

– Malheureux ! implorez votre saintévêque, qui redescend du ciel… sur l’aile des archanges duSeigneur !…

– Miracle ! – dit la foule, etchacun de baiser la terre en se frappant la poitrine avec unredoublement de terreur. – Miracle !… miracle !…

– Saint évêque Cautin, qui descendez duciel… protégez-nous !

– Est-ce ta voix, patron ? – murmuraNeroweg toujours la face contre terre, sans oser encore lever lesyeux, – est-ce ta voix, saint évêque, ou est-ce un piège deSatan ?

– C’est moi-même… moi, ton évêque… endouter serait un sacrilège !…

– D’où viens-tu, bon patron ?

– Ne te l’ai-je pas dit ?… jedescends du ciel… Le Seigneur, après le sac de la villa épiscopale,me voyant emmené par les Vagres, à jamais damnés ! a envoyé àmon secours des anges exterminateurs, revêtus d’armuresd’hyacinthe, et armés d’épées flamboyantes ; ils m’ont arrachédes mains des Philistins, m’ont pris sur leurs ailes d’azur etd’argent, et m’ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indignedu Roi des rois, j’ai eu la délectation, la jubilation decontempler la face resplendissante de l’Éternel au milieu deschants des séraphins et des parfums du paradis…

– Miracle ! – répéta la foule toutd’une voix. – Miracle !…

– Notre saint évêque a vu le Seigneur enface.

– Saint Cautin, – reprit Neroweg, – tu meprotégeras, bon patron, mon cher père en Dieu !

– Oui, si tu te prosternes toujoursdevant les évêques du Seigneur, et si tu enrichis son Église… Ill’a dit… il te le répète par ma voix !…

– Je te ferai bâtir une chapelle en celieu, s’il le faut, saint évêque, pour glorifier ce grandmiracle…

– Ce n’est point assez, m’a dit leSeigneur, qui dans sa toute-puissance et omnipotence devinait tapensée… Non, ce n’est point assez… Voici ses paroles sacrées,écoute-les bien, comte :

– Je t’écoute, patron… je t’écoute…

« – Neroweg et ses leudes, – m’a dit leSeigneur, – ont fui lâchement de la villa épiscopale lorsqu’elle aété attaquée par les Vagres… »

– J’ai cru que c’étaient des diablessortant de l’enfer qui est sous ta salle de festin, saintpatron…

– C’étaient en effet des diables ;mais ils avaient pris figure de Vagres… ce qu’ils ne font que tropsouvent… Donc le Seigneur m’a dit ceci de sa proprebouche :

« – Je veux que le comte Neroweg fasseabandon du quart de ses biens à l’évêque de Clermont ; qu’ilfasse rebâtir et orner richement la villa épiscopale, qu’il a silâchement laissé mettre à feu et à sac par des diables, sous figurede Vagres… fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, j’avais envoyés demon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s’il aurait le couragede défendre son père en Christ, l’évêque Cautin… Je veux de plusque le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu’il lesfasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermiterelaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés… Je veux enfinque le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière,une infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage àmon chaste et bon serviteur l’évêque Cautin, qui, depuis que jel’ai fait, par ma grâce, monter à l’épiscopat, est une véritablerose de pudicité, un véritable tigre de renoncement auxabominations de la chair… Que le comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui remettrai ses péchés,et un jour je lui ouvrirai les portes de mon éternel paradis…Amen… » Là-dessus, les séraphins ont brûlé desparfums d’une odeur céleste, et joué un air de luth des plusdélectables… après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de merapporter doucement sur leurs ailes vers la terre… ce qu’ilsviennent d’accomplir… Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais ilfaut vous hâter… voyez tout là-haut… les derniers archangess’envoler vers le trône d’or de l’Éternel en déployant leurs bellesailes d’azur et d’argent !…

Neroweg et quelques-uns de ses leudes,alléchés par le récit de cette vision, se relevèrent, béants, surleurs genoux, et levèrent les yeux au ciel pour jouir du miraculeuxspectacle promis par l’évêque ; mais au lieu des archanges auxailes d’azur et d’argent, ils virent, par hasard, deux Vagreschevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant comme descouleuvres le long d’une grosse branche d’arbre, afin de gagner unendroit d’où ils pourraient, en bons archers, viser sûrementNeroweg et sa troupe…

– Trahison ! – s’écria le comte ense dressant de toute sa hauteur, et montrant la cime des arbres àses leudes. – Trahison ! les Vagres sont là-haut cachés dansles arbres !…

– Miracle ! double miracle ! –s’écria l’évêque inspiré. – Les anges exterminateurs avaient enlevédans les airs ces démons sous figures de Vagres, afin de lesprécipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur demeureéternelle… Mais voici que ces démons, en tombant du haut en bas, seseront raccrochés à ces branches… Miracle ! doublemiracle !… Allons, mes chers fils, exterminez lesPhilistins !

À peine l’évêque achevait-il ces mots, en seglissant sous l’un des chariots, qu’une volée de flèches, tirée duhaut des arbres par les Vagres, cribla la troupe de Neroweg… Sevoyant découverts, les hardis garçons n’hésitèrent plus àcombattre ; les traits furent lancés si juste par ces finsarchers, que chaque flèche trouva son carquois dans la blessurequ’elle fit à l’ennemi.

– À toi, Neroweg, – dit du haut d’unarbre la voix de Ronan, le meilleur archer de la Vagrerie, – undescendant de Scanvoch t’envoie ceci à toi, descendant del’Aigle terrible…

Malheureusement pour l’adresse de Ronan saflèche s’émoussa sur le casque de fer du comte ; les Vagresjusqu’alors cachés dans les fourrés en sortirent en poussant degrands cris, attaquèrent intrépidement les troupes de Neroweg, unefurieuse mêlée s’engagea.

Et qui fut vainqueur dans ce combat ? lesVagres ou les Franks ?

Malédiction ! presque tous les Vagres,après une lutte acharnée, ont été exterminés, quelques-uns échappésau massacre, d’autres trop gravement blessés pour fuir, restèrentprisonniers de Neroweg… Ronan le Vagre fut de ceux-là.

Et Loysik ? et la petite Odille ! etl’évêchesse ?

Aussi prisonniers… oui, tous ont été conduitsau burg du comte frank, tandis que Saint-Cautin, triomphant etremportant ses vases d’or et d’argent, regagnait Clermont, suivid’une foule pieuse criant partout sur son passage :

– Gloire à notre saint évêque !gloire au bienheureux Cautin… il a vu l’Éternel face àface !

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