Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE IV.

Ronan le Vagre revient en Bretagneaccomplir le dernier vœu de son père Karadeuk. – Il retrouveKervan, frère de son père. – Ce qui est advenu à Ronan le Vagre,avant et durant son voyage.

 

Deux ans se sont écoulés depuis la mort ducomte Neroweg… On est en hiver : le vent siffle, la neigetombe. Par une nuit pareille, il y a de cela près de cinquante ans,Karadeuk, petit-fils du vieil Araïm, avait quitté la maison de sonpère où se passe ce récit, pour aller courir la Bagaudie, séduitpar les récits du colporteur.

Le vieil Araïm est mort depuis très-longtemps,regrettant jusqu’à la fin Karadeuk, son favori ; Jocelyn etMadalèn, père et mère de Karadeuk, sont aussi morts ; sonfrère aîné, Kervan, et sa douce sœur Roselyk, sont encore vivants,et habitent la maison située près des pierres sacrées de Karnak.Kervan a soixante-huit ans passés ; il s’est marié déjàvieux : son fils, âgé de quinze ans, s’appelleYvon ; la blonde Roselyk, sœur de Kervan, est presqueaussi âgée que lui : ses cheveux sont devenus blancs ;elle est restée fille et demeure avec son frère Kervan et sa femmeMartha.

Le soir est venu, le vent souffle au dehors,la neige tombe.

Kervan, sa sœur, sa femme, son fils etplusieurs de leurs parents, qui cultivent avec eux les mêmes champsque cultivait, il y a plus de six cents ans, Joel et sa famille,sont occupés, autour du foyer, aux travaux de la veillée. À uneviolente rafale de vent, Kervan dit à sa sœur :

– Bonne Roselyk, c’est par une nuitsemblable, qu’il y a beaucoup d’années, ce colporteur maudit… tesouviens-tu ?

– Hélas ! oui… et le lendemain notrepauvre frère Karadeuk nous quittait pour jamais… Sa disparition acausé tant de chagrin à notre bon grand-père Araïm, qu’il est morten pleurant son petit-fils… Peu de temps après, nous avons perdunotre mère Madalèn, devenue presque folle de douleur… Seul, notrepère Jocelyn a résisté plus longtemps au chagrin… Ah ! notrefrère Karadeuk n’a été que trop puni de son désir de voir desKorrigans…

– Les Korrigans ? tante Roselyk, –reprit Yvon, fils de Kervan, – ces petites fées d’autrefois, dontle vieux Gildas, le tondeur de brebis, parle souvent ? On neles voit plus depuis longues années dans le pays, les Korrigans,non plus que les Dûs, autres petits nains.

– Heureusement, mon enfant, le pays estdébarrassé de ces génies malfaisants… Sans eux, ton oncle Karadeukserait peut-être à cette heure avec nous à la veillée…

– Et jamais, mon père, vous n’avez eu denouvelles de lui ?

– Jamais, mon fils ! il est mortsans doute au milieu de ces guerres civiles, de ces désastres, quicontinuent de déchirer la vieille Gaule, sous le règne desdescendants de Clovis.

– Puisse notre Bretagne ignorer longtempsces maux dont souffrent si cruellement les autresprovinces !

– Notre vieille Armorique a su jusqu’iciconserver son indépendance, et repousser l’invasion des Franks,pourquoi faiblirions-nous à l’avenir ? Nos chefs de tribus,choisis par nous, sont vaillants… le chef des chefs, choisi pareux, le vieux Kanâo, qui veille sur nos frontières, estaussi intrépide qu’expérimenté… n’a-t-il pas déjà repoussévictorieusement les attaques des Franks ?

– Et trois fois déjà tu as été appelé auxarmes, Kervan, nous laissant, moi, ta femme, Roselyk, ta sœur, etYvon, ton fils, dans des angoisses mortelles…

– Allons, allons, pauvres Gauloisesdégénérées, ne parlez point ainsi ; songez à nos légendes defamille… Dites, Margarid, femme de Joel ;Méroë, femme d’Albinik le marin ; Ellèn,femme de Scanvoch, avaient-elles de ces faiblesses, lorsque leursépoux allaient combattre pour la liberté de la Gaule ?

– Hélas ! non ; car Margarid etMéroë ont, comme leurs époux, trouvé la mort dans lesbatailles…

– Tandis que moi, je n’ai été blesséqu’une fois, en combattant ces Franks maudits, que nous avonsexterminés sur nos frontières.

– Oublies-tu, mon frère, le danger que tuas couru aux dernières vendanges ? Étranges vendanges !que l’on va faire l’épée au côté, la hache à la main !

– Quoi ! une partie de plaisir…sortir gaiement de nos frontières pour aller en armes vendanger lavigne que les Franks font cultiver par leurs esclaves vers le paysde Nantes[66]… Par la barbe du bon Joel ! ilaurait bien ri de voir notre troupe repasser nos frontières,escortant gaiement nos grands chariots remplis de raisinsvermeils ! Quel joyeux coup d’œil ! les pampres vertsornaient les jougs de nos bœufs, les brides de nos chevaux, etjusqu’aux fers de nos lances ; puis, tous en chœur nouschantions ce bardit :

« – Les Franks ne le boiront pas, cevin de la vieille Gaule… non, les Franks ne le boiront pas !…– Nous vendangeons l’épée d’une main, la serpe de l’autre. – Noschars de guerre sont des pressoirs roulants. – Ce n’est pas le sangqui rougit leurs essieux, c’est le jus empourpré du raisin. – Non,les Franks ne le boiront pas, ce vin de la vieille Gaule… non, lesFranks ne le boiront pas !… »

– Mon père, j’aurai seize ans à laprochaine vendange au pays de Nantes… vous m’emmènerez avecvous ?

– Tais-toi, Yvon, ne fais pas desemblables vœux ; cela m’effraye, mon enfant.

– Roselyk, entends-tu ma femme ? Necroirait-on pas entendre notre pauvre mère dire à notre frèreKaradeuk, en le grondant de son désir de voir les Korrigans :« Taisez-vous, méchant enfant, vous m’effrayez… »

– Hélas ! mon frère, le cœur detoutes les mères se ressemble.

– Mon père, j’entends des pas au dehors…je suis certain que c’est le vieux Gildas ; il m’avait promisde venir à la veillée, de nous apprendre un nouveau bardit qu’untailleur ambulant lui a chanté. Justement, c’est lui… Bonsoir,vieux Gildas.

– Bonsoir, mon enfant ; bonsoir àvous tous.

– Ferme la porte, vieux Gildas ; labise est froide.

– Kervan, je ne suis pas seul.

– Avec qui es-tu donc ?

– Un étranger m’accompagne ; il afrappé à ma demeure et m’a demandé le logis de Kervan, fils deJocelyn. Ce voyageur vient de Vannes, et de plus loin encore.

– Pourquoi n’entre-t-il pas ?

– Il secoue dehors les frimas dont il estcouvert.

– Mon Dieu, Gildas, cet homme serait-ilun colporteur ?

– Roselyk, Roselyk, entends-tu encore mafemme ?… Ah ! tu as raison : les cœurs des mèressont tous pareils…

– Non, Martha ; ce jeune homme nem’a point paru être un colporteur ; à son air résolu, on leprendrait plutôt pour un soldat ; il porte un long poignard àson côté… tenez, le voici.

– Approche, voyageur ; tu as demandéla demeure de Kervan, fils de Jocelyn ? Kervan, c’est moi…

– Salut donc à toi et aux tiens, Kervan…Mais qu’as-tu à me regarder ainsi en silence ? d’où vient letrouble où je te vois ?

– Roselyk, regarde donc ce jeune homme…remarque son front, ses yeux, l’air de sa figure…

– Ah ! mon frère ! il estd’étranges ressemblances… On croirait voir, vieux de quelquesannées de plus, notre pauvre frère Karadeuk, lorsqu’il a quittécette maison.

– Roselyk, cet étranger porte la main àses yeux ; il pleure… Dis, jeune homme, tu es le fils deKaradeuk ?

Pour toute réponse, Ronan le Vagre se jeta aucou du frère de son père, et il embrassa non moins tendrementMartha, Roselyk et Yvon… Les larmes séchées, la première émotionapaisée, les premiers mots qui partirent du cœur et des lèvres deRoselyk et de Kervan furent ceux-ci :

– Et notre frère ?

– Et Karadeuk ?

À cette question, Ronan le Vagre est restémuet ; il a baissé la tête, et, de nouveau, ses yeux se sontremplis de larmes… larmes cette fois amères…

Un grand silence se fit parmi ces descendantsde la race de Joel ; les larmes coulèrent de nouveau, nonmoins amères que celles de Ronan le Vagre.

Kervan, le premier, reprit la parole, et dit àson neveu :

– Y a-t-il longtemps que mon frère estmort ?

– Il y a trois mois…

– Et sa fin a-t-elle été douce ?s’est-il souvenu de moi et de Roselyk, qui l’aimionstant ?

– Ses dernières paroles ont étécelles-ci : « Je meurs sans avoir pu accomplir, pour mapart, le devoir imposé par notre aïeul Joel à sa descendance…Promets-moi, mon fils, Ronan, toi qui sais ma vie et celle de tonfrère Loysik, de remplir ce devoir à ma place, et d’écrire, sanscacher le bien et le mal, ce que tous trois nous avons fait… Cerécit terminé, promets-moi de te rendre, si tu le peux, au berceaude notre famille, près des pierres sacrées de Karnak… Je ne peuxespérer que mon père Jocelyn et ma mère Madalèn viventencore ; s’ils sont morts, comme je le crains, tu remettrascet écrit, soit à mon bon frère Kervan, s’il a survécu à mes vieuxparents, soit au fils aîné de mon frère. S’il était mort sanslaisser de postérité, ses héritiers ou ceux de sa femme déposerontentre tes mains, selon le vœu de notre aïeul Joel, la légende etles reliques de notre famille, et tu les transmettras à tadescendance. Si, au contraire, mon bon frère Kervan et ma doucesœur Roselyk m’ont survécu, dis-leur que je meurs en prononçantleurs noms toujours chers à mon cœur… »

– Telles ont été les dernières paroles demon père Karadeuk.

– Et ce récit de la vie de mon frère etde la tienne ?

– Le voici, – répondit Ronan endébouclant son sac de voyage.

Et il en tira un rouleau de parchemin qu’ilremit à Kervan. Celui-ci prit cet écrit avec émotion, tandis que,ôtant de sa ceinture ce long poignard à manche de fer qu’avaitporté Loysik, puis le Veneur, et sur la garde duquel on voyaitgravé le mot saxon : Ghilde, et les deux motsgaulois : Amitié, communauté, Ronan donna cette armeà son oncle, et lui dit :

– Le désir de mon père est que vousjoigniez ce poignard aux reliques de notre famille. Lorsque vousaurez lu ce récit, lorsque je vous aurai raconté quelquesévénements qui le complètent, vous reconnaîtrez que cette arme peuttenir sa place parmi les objets que nos aïeux nous ont légués…pieuses reliques que je contemplerai avec respect. La veilléecommence… après demain matin il me faudra vous quitter.

– Quoi ! si tôt ?

– Vous saurez la cause de mon promptdépart. Je vous prie donc de lire, dès ce soir, ce récit que jevous apporte ; demain je vous raconterai ce que je n’ai pas eule loisir d’écrire, l’heure de mon voyage en Bretagne ayant étéhâtée malgré moi… Pendant que vous lirez ceci, je désireraisvivement connaître la légende de notre famille, dont mon père m’asouvent raconté les principaux faits.

– Viens, – dit Kervan en prenant unelampe.

Ronan le suivit… Tous deux entrèrent dans unedes chambres de la maison. Sur une table était déposé le coffret defer, autrefois donné à Scanvoch par Victoria la Grande. Kervan tirade ce coffret la faucille d’or d’Hêna, la vierge de l’îlede Sên ; la clochette d’airain, laissée parGuilhern ; le collier de fer de Sylvest ; lacroix d’argent de Geneviève ; l’alouette decasque de Victoria la Grande ; puis il déposa ces objetsauprès du poignard de Loysik. Kervan prit aussi dans lecoffret les différents parchemins composant la chronique de ladescendance de Joel.

Ces reliques, datant d’un temps si lointaindéjà, Ronan les contemplait avec une profonde et silencieuseémotion. Kervan, voyant son neveu plongé dans ce pieuxrecueillement, le laissa, et alla rejoindre sa famille, non moinsimpatiente que lui de connaître l’histoire de Karadeuk le Bagaude,de Ronan le Vagre, et de son frère Loysik, l’ermite laboureur.

Le Vagre resta seul… Cette longue nuit d’hivers’écoula durant qu’il lisait les légendes de sa race… La lumière desa lampe luttait contre les premières clartés de l’aube lorsqueRonan termina sa lecture. Dès que le jour fut tout à fait venu, ledescendant de Joel chercha au loin des yeux, à travers la fenêtre,les rochers de l’île de Sên, île jadis si fameuse par son collègede druidesses, où Hêna avait passé les premières années de sa vie,terminée par un sacrifice héroïque. Bientôt Ronan vit les rochersde l’île se dessiner confusément à travers la brume de lamer ; alors il jeta de nouveau un regard respectueux etattendri sur la petite faucille d’or, déjà noircie par lessiècles, et qu’Hêna, la douce vierge, portait, il y avait de celaplus de six cents ans ; puis il sortit de la maison.

Kervan et sa femme avaient, de leur côté,prolongé leur lecture presque jusqu’à l’aube ; et, contre leurhabitude, ils ne s’étaient pas levés avec le jour. Ronan, encoresous l’impression de l’histoire de sa famille, alla visiter lesabords de la maison : à chaque pas, il y trouva le souvenir deses ancêtres ; elle verdoyait toujours, la vaste prairie oùson aïeul Joel et ses fils, Guilhern et Mikaël, se livraient auxmâles exercices militaires de la marhek-adroad ; ilcoulait toujours, le ruisseau d’eau vive, au bord duquel Sylvest etSiomara avaient, dans leurs jeux enfantins, élevé une petite cabanepour se mettre à l’abri de la chaleur du jour. Ronan cherchait aubord de ce ruisseau la place des deux vieux saules, où plus tard,lors de la conquête de César, Sylvest et son père Guilhern, ayanten vain tâché d’échapper à l’esclavage du centurion boiteux, alorspropriétaire de leurs champs paternels, furent livrés, par leRomain, à l’horrible supplice des fourmis ! arbresséculaires, qui végétaient encore quelque peu lors du retour deScanvoch et de son fils Aël-Guen au berceau de leur famille…

L’émotion de Ronan le Vagre fut à la foisdouce et triste. Absorbé dans sa profonde méditation sur le passé,peu à peu il lui sembla voir, au milieu de la brume qui voilait àdemi le rivage de la vieille Armorique, apparaître les touchantesou mâles figures de la légende de son obscure mais antique famillegauloise. Le brenn (Brennus), vainqueur de l’Italie auxpremiers siècles de la puissance de Rome ; Joel, Margarid,Hêna, Guilhern, Mikaël, Albinik le marin et sa femme Méroë, Sylvestl’esclave, Siomara la courtisane ; Geneviève, témoin de lamort du jeune homme de Nazareth ; Scanvoch, et enfin Karadeukle Bagaude… Dans cette vision étrange, plus l’époque à laquelleappartenaient ces différents personnages s’éloignait du tempsprésent pour s’enfoncer dans la profondeur des âges, plus ilssemblaient grandir… de sorte que les pâles fantômes de lagénération de Joel, qui dominaient ceux de sa descendance, étaientà leur tour dominés par l’imposante figure du brennvictorieux, qui jadis jeta fièrement son épée gauloise dans labalance où se pesait la rançon de Rome et de l’Italie…

– Ah ! combien de nos générations sesuccéderont encore avant que la radieuse vision de Victoria laGrande se soit réalisée ! – pensait Ronan avec un accablementmélancolique. – Ô Brennus ! vaillant guerrier, le plus anciensdes aïeux dont notre famille ait gardé la mémoire !… ÔJoel ! combien de temps votre descendance doit-elle souffrirencore avant que la Gaule se soit relevée, libre, fière et à jamaisdélivrée du joug des rois franks et des pontifes de Rome… Que desueurs ! que de larmes ! que de sang doit verser encorevotre race, ô Brennus ! ô Joel ! avant l’avénement de ceglorieux jour de bonheur et de liberté !

Le Vagre fut tiré de sa rêverie par la voix dufrère de son père.

– Ronan, – dit Kervan, – la gelée a durcila terre, les troupeaux ne peuvent sortir des étables ; nousavons à cribler le grain à la maison… viens, rentrons ;pendant notre travail tu nous diras les événements qui complètentton récit. Après ton départ, je te promets de transcrire fidèlementla suite de l’histoire de ta vie.

Ronan et la famille de Kervan sont rassemblésdans la grande salle de la métairie ; après le repas du matinles femmes filent leur quenouille ou s’occupent des soinsdomestiques ; les hommes criblent le grain qu’ils tirent degrands sacs et qu’ils reversent dans d’autres. Des troncs d’orme etde chêne brûlent dans l’immense foyer, car au dehors vive est lafroidure ; Ronan va parler ; on fait silence, et chacuntout en s’occupant de ses travaux jette de temps à autre un regardcurieux sur le Vagre, fils du Bagaude.

– Mon oncle, – dit Ronan, – vous avez luce récit ?

– Nous tous qui sommes ici nous l’avonsentendu…

– Et que pensez-vous maintenant desBagaudes et des Vagres ?

– Je pense, ainsi que ton frère Loysik,que ces représailles contre les horreurs de la conquête franque,représailles légitimées par la conquête elle même, étaientmalheureusement stériles et désastreuses comme l’est la vengeancesi juste qu’elle soit ; cependant, je crois, je sens qu’ilfallait frapper de terreur ces féroces conquérants ! sur euxseuls doit retomber tant de sang versé…

– Implacable et légitime a été notrevengeance, mais non pas stérile, Loysik l’a proclamélui-même ; rappelez-vous ces paroles de votre grand-pèreAraïm, à propos de la Bagaudie, je les ai lues cette nuit,Kervan ; elles étaient, elles sont, elles seront éternellementjustes : « – L’insurrection a toujours du bon… car on ygagne toujours quelque chose. Qu’un peuple conquis ou oppriméimplore ses maîtres, au nom de la justice, au nom de l’humanité,ses maîtres se rient de lui ; qu’il se révolte… ils tremblentet accordent à la terreur ce qu’ils avaient refusé au bondroit. » Araïm disait vrai. N’est-ce pas aux grandesinsurrections de la Bagaudie que l’Armorique a dû son completaffranchissement de la domination des empereurs, lorsque, bienqu’allégée des charges écrasantes contre lesquelles la Bagaudieavait protesté par les armes, les autres contrées de la Gauleétaient redevenues provinces romaines après l’ère glorieuse etlibre de Victoria la Grande !

– C’est la vérité, Ronan… mais en quoivotre Vagrerie a-t-elle été pour vous aussi fructueuse que laBagaudie ? Et mon pauvre frère Karadeuk comment est-ilmort ?

– Pour répondre à vos questions, Kervan,il me faut d’abord vous apprendre ce qui s’est passé aprèsl’incendie du burg du comte Neroweg.

– Nous t’écoutons…

– Le succès de notre attaque terrifiad’abord les Franks et les évêques de la contrée ; ceux desesclaves qui n’étaient pas hébétés par les prêtres, les colonspressurés par les seigneurs, enfin les hommes de cœur qui sentaientencore couler dans leurs veines quelques gouttes de sang gaulois,reprirent quelque espoir ; notre bande, dont mon père conservale commandement, devint considérable ; on vit alors desprélats et des seigneurs franks, épouvantés par la Vagrerie,améliorer un peu le sort de leurs esclaves, pressurer moins leurscolons ; foi de Vagre ! mon oncle… la terreur faisaitbattre d’une charité passagère tous ces cœurs jusqu’alorsendurcis…

– Et ton frère Loysik ?

– Fidèle à ce principe de Jésus deNazareth : « que ce sont surtout les malades qui ontbesoin de médecins, » il ne nous quittait pas, il eut bientôtsur notre troupe l’ascendant qu’il savait prendre sur les hommesles plus endiablés ; sa bonté, son courage, son éloquence, sonamour de la Gaule, son horreur de la conquête franque, luiacquirent bientôt tous les cœurs, souvent il empêcha des désastresinutiles ou de sanglantes représailles. Lorsque ainsi que moi ilfut guéri des suites de notre torture, il nous quitta pendantquelque temps et nous demanda, sans nous dire ses motifs, de nousrapprocher des confins de la Bourgogne ; il devait nousrejoindre aux environs de Marcigny, ville située à l’extrêmefrontière de cette province, il avait obtenu de nous, non sanspeine, de ne plus incendier les burgs et les villasépiscopales ; mais le pillage allait toujours au profit dupauvre monde, et nous faisions bonne justice des seigneurs franks,dont les cruautés étaient avérées.

– Et les Franks ne se sont pas arméscontre vous ?

– Le roi Clotaire ordonna une levéed’hommes, mais les seigneurs bénéficiers craignirent en se séparantde leurs leudes de laisser leurs burgs désarmés à la merci desesclaves, ou livrés sans défense aux attaques de notretroupe ; ils n’envoyèrent que peu de gens à la levée, aussi,par deux fois, nous avons rudement combattu et battu lesFranks ; mais, selon le désir de Loysik, nous nousrapprochions toujours des frontières de la Bourgogne…

– Et la petite Odille, Ronan ?

– Je l’avais prise pour femme… la chèreenfant ne me quittait pas, aussi douce que vaillante, aussi dévouéeque tendre.

– Pauvre petite… et l’évêchesse qui nousa intéressés malgré son égarement ?

– Fulvie était pour le veneur cequ’Odille était pour moi.

– Et ce roi Chram qui rêvait le parricidea-t-il exécuté ses projets de révolte contre son pèreClotaire ? cet autre monstre qui tuait les enfants de sonfrère à coups de couteau !

– Kervan, il y a trois jours en merendant ici… j’ai retrouvé Chram et son père sur les frontières denotre Armorique.

– Le père et le fils sur nosfrontières ?

– Oui, et ils se sont montrés dignes l’unde l’autre… Ah ! Kervan ! j’ai dès mon enfance couru laVagrerie… j’ai dans ma vie assisté à de terribles spectacles… mais,foi de Vagre, je n’ai jamais éprouvé une pareille épouvante… etd’horreur encore je frissonne quand je songe à ce qui, sous mesyeux, s’est passé lors de la rencontre de Chram et de son père.

– Je te crois, Ronan, car te voici toutpâle à ce souvenir.

– Horrible… horrible… mais je viendraitout à l’heure à ce récit ; fidèles à notre promesse enversLoysik, nous nous rapprochions des confins de la Bourgogne. Cettecontrée, l’une des premières conquises avant Clovis par d’autresbarbares venus de Germanie, et appelés Burgondes, étaitaussi pleine des héroïques souvenirs de la vieille Gaule ! Àla voix de Vercingétorix, le chef des cent vallées, lespopulations s’étaient soulevées en armes contre les Romains,Épidorix, Convictolitan,Lictavic, et d’autres patriotes de cette province, avaientrejoint avec leurs tribus le chef des cent vallées, jalouxde combattre avec lui pour la liberté des Gaules.

– Et cette contrée autrefois sivaillante… a subi le sort commun !

– Là comme ailleurs, Kervan, les évêquesavaient hébété ces populations jadis si viriles.

– Oui, tandis que dans notre Armoriqueles druides chrétiens ou non chrétiens nous prêchent encore l’amourde la patrie, la haine de l’étranger.

– Aussi la Bretagne est jusqu’ici restéelibre ; il n’en fut pas ainsi de la malheureuse province dontje vous parle ; dès 355, son peuple avait dégénéré, deux chefsde hordes, Westralph et Chnodomar,avaient envahicette contrée ; d’autres barbares, les Burgondes, venus desenvirons de Mayence, chassèrent à leur tour ces premiersenvahisseurs et s’établirent en ce pays vers l’année 416. CesBurgondes, qui ont donné leur nom à cette province, étaient despeuples pasteurs, moins féroces que les autres tribus de Germanie.Le plus grand nombre des habitants gaulois de ce pays avaient étémassacrés ou emmenés en esclavage lors de la première conquête de355. La race de ceux qui en petit nombre survécurent, asservie parles Burgondes, ne fut pas aussi misérable que celles de la majoritédes provinces conquises ; les rois Gondiok,Gondebaud et son fils Sigismond, régnèrent tour àtour sur ce pays jusqu’en 534 ; à cette époque, Childebert etClotaire, fils de Clovis, attaquant ces rois burgondes, comme euxde race germaine, ravagèrent de nouveau ce pays, asservirentégalement et la race burgonde et la race gauloise, et ajoutèrent ceterritoire aux autres possessions de la royauté franque.

– Que de ruines ! que demassacres ! que d’esclavage !… Heureux sont nos pères dessiècles passés… ils vivent ailleurs qu’en ce tristemonde !…

– C’est un terrible temps ! mais,foi de Vagre, nous l’avons rendu terrible aussi pour bon nombre denos conquérants… Je vous l’ai dit, selon notre promesse faite àLoysik, nous nous étions rapprochés des confins de la Bourgogne…Nous arrivâmes près de Marcigny au commencement de l’automne ;dans ces climats fortunés cette saison est aussi douce que l’été.Le soleil baissait, nous avions marché toute la journée, traversantdes contrées jadis fécondes autant que peuplées, et alors incultes,presque désertes. Quelques esclaves se joignirent à nous, d’autresse réfugièrent dans la cité de Marcigny et y jetèrent l’alarme.Nous attendions toujours le retour de Loysik ; pour plus deprudence, nous avions campé sur une colline boisée, d’où l’ondominait au loin la ville, à peine défendue par des murailles enruines… Vers la fin du jour, nous vîmes arriver mon frère ; ilaccourait, instruit de notre venue par les esclaves fugitifs. Il mesemble encore le voir, gravissant la colline d’un pas précipité,ses traits rayonnaient de bonheur ; après avoir répondu auxtémoignages d’affection dont nous l’entourions à l’envi, Loysik fitsigne qu’il voulait parler ; il gravit un monticule ombragéd’une châtaigneraie séculaire : la foule s’assembla autour delui ; à ses pieds s’assirent un grand nombre de femmes quicouraient avec nous la Vagrerie. Au premier rang parmi elles setrouvaient Odille et l’évêchesse. Loysik portait ce jour-là unerobe de grosse laine blanche ; un rayon du soleil couchant,traversant les châtaigniers, semblait entourer d’une auréole doréesa grave et douce figure encadrée de ses longs cheveux, séparés surson front un peu chauve, et blonds comme sa barbe légère. Je nesais pourquoi me vint alors à la pensée le souvenir du jeune hommede Nazareth, prêchant sur la montagne la foule vagabonde dont ilétait toujours suivi… Un grand silence se fit dans notretroupe ; Loysik nous dit ces paroles, que bientôt après j’aiécrites sur ce parchemin que voici, afin de ne pas lesoublier :

« – Mes amis, mes frères, vous tous quim’entendez, je reviens au milieu de vous avec la bonnenouvelle… écoutez-moi : jusqu’ici vous avez, par deterribles représailles, rendu aux Franks et aux évêques le mal pourle mal : les méchants l’ont voulu, la violence a appelé laviolence ! l’oppression, la révolte ; l’iniquité, lavengeance ! Elles se sont réalisées, ces menaçantes paroles deJésus : Qui frappera de l’épée périra par l’épée ! –Malheur à vous qui retenez votre prochain en esclavage ! –Malheur à vous, riches au cœur impitoyable ! Aux pauvresqui manquaient du nécessaire, vous avez distribué les biens de cesconquérants pillards ou de ces nouveaux princes des prêtres,race de serpents et de vipères, qui, selon le Christ,dévore le bien des pauvres. – Affreux hypocrites quijurent par l’or de l’autel et non par la sainteté du temple…Beaucoup d’hommes endurcis, frappés par vous de terreur, ont dèslors montré quelque charité… Vous avez enfin fait justice ;mais, hélas ! justice aventureuse, implacable, comme nos tempsimplacables ! temps de tyrannie et de guerre civile,d’esclavage et de révolte, de misère atroce et de criminelleopulence ! effrayants désastres qui ont jeté les peuples horsde toutes les voies humaines. L’éternelle notion du juste et del’injuste, du bien et du mal, s’obscurcit dans les esprits :les uns, hébétés par l’épouvante et l’ignorance, subissent des mauxinouïs avec une résignation dégradante, impie ! les autres, sejetant comme vous dans une révolte légitime, mais impuissante parcequ’elle est partielle, sont en proie à je ne sais quel vertigefurieux, sanglant, et mêlent les actes les plus généreux aux actesles plus déplorables… Votre vengeance est légitime, et elleengendre fatalement d’incalculables malheurs ! Aujourd’hui,frappés par vous de terreur, quelques cœurs, jusqu’alorsimpitoyables, se montrent moins cruels envers leurs esclaves ;mais demain ? demain… vous serez loin et les bourreauxredoubleront de cruauté… Vous incendiez les demeures de cesconquérants barbares établis en Gaule par le massacre et lepillage ; mais ces demeures écroulées dans les flammes, quiles rebâtira ? nos frères esclaves ! Vous partagez entreeux les dépouilles des seigneurs et des prélats enrichis par larapine, l’exaction, la simonie ; mais ces ressourcesprécaires, dites, combien durent-elles pour nos frèresesclaves ? quelques jours à peine ; puis la misère pèseraplus atroce encore sur ces malheureux ! Ces coffres vidés parvous, charitablement je le sais, qui devra les remplir ? nosfrères esclaves, par de nouveaux et écrasants labeurs ! Et quede larmes ! que de sang versé ! que de ruines !…

» – Oui, des larmes ! desruines ! du sang ! – crièrent plusieurs voix. – Nosconquérants ne l’ont-ils pas fait couler à flots, le sang de notrerace !… Périsse le monde, et nous avec lui, et avec nousl’iniquité qui nous dévore !…

» – Périsse l’iniquité ! oui,périsse l’esclavage ! oui, périssent la misère,l’ignorance !… Oui, oui ! demandez à Ronan, mon frère, sije ne lui disais pas un jour : Comme toi, j’ai horreur de laconquête barbare ; comme toi, j’ai horreur del’asservissement ; comme toi, j’ai horreur de l’ignorancefuneste où de faux prêtres de Jésus tiennent leurssemblables ; comme toi, j’ai horreur de la dégradation denotre Gaule bien-aimée… Mais pour vaincre à jamais la barbarie,l’ignorance, la misère, l’esclavage, il faut les combattre, lemoment venu, par la civilisation, par le savoir, par la vertu, parle travail, par le réveil de l’antique patriotisme gaulois, non pasmort, mais engourdi au fond de tant de cœurs !

» – Ermite notre ami, commentpouvons-nous combattre nos ennemis autrement que par lesarmes ? Le pouvons-nous, hommes errants, loups que noussommes ?

» – Je vous l’ai dit : vosreprésailles sont légitimes ; la violence appelle laviolence ! l’oppression, la révolte ! mais la révolte,rendue toujours nécessaire par l’aveugle iniquité des oppresseurs,n’est qu’un moyen terrible d’atteindre à ce but divin : lebonheur de l’humanité… La révolte déblaye le terrain, le travail,la vertu, la liberté le fécondent. Et pourtant, croyez-moi, mesamis, mes frères, croyez-moi ! l’heure redoutable et saintedes grands soulèvements populaires n’a pas encore sonné… Notregénération, comme celles qui l’ont précédée, a été façonnée parl’Église à subir les horreurs de la conquête avec une résignationimpie, oui, impie ! oui, sacrilège ! Quoi ! larapine, le massacre, la tyrannie étrangère désolent, ravagent,oppriment notre pays ! quoi ! nos conquérants et leurscomplices effrayent le monde de leurs forfaits ! quoi !voir nos pères, nos mères, nos femmes, nos sœurs, nos enfants,subir les hontes, les tortures de l’esclavage, et au nom del’éternelle justice humaine et divine, ne pas protester par larévolte contre ces iniquités épouvantables ! Ah ! cettesoumission, plus criminelle encore qu’imbécile, outrage le ciel etles hommes… Mais, je vous l’ai dit, mes amis, pour que cetterévolte porte ses fruits, il faut que, comme nos puissantesinsurrections des temps passés, elle soit générale, et elle nepeut, elle ne pourra l’être ni aujourd’hui, ni demain… Endoutez-vous ? Voyez le petit nombre d’esclaves qui répondent àvotre appel de liberté… Croyez-moi, je vous le répète… non, ellen’a pas sonné, l’heure redoutable et sainte des grands soulèvementspopulaires… Cette heure, vous la devancez d’un siècle, et pluspeut-être… Aussi, malgré votre courage, malgré vos succès récents,tôt ou tard vous serez anéantis, et, comme nos conquérantsabhorrés, vous n’aurez laissé après vous que des ruines !Suivez au contraire mes avis, et vos frères trouveront dans votreexemple un utile enseignement pour l’avenir.

» – Explique-toi, ermite laboureur,explique-toi, notre ami.

» – Dites, mes amis, qui vous a faitsVagres, vous, hommes de toutes conditions avant d’être réduits enservitude ? oui, qui vous a jetés dans la révolte ?N’est-ce pas la spoliation, la misère, la haine de l’esclavage etdes malheurs affreux dont nous sommes victimes depuis la conquêtefranque ?

» – Oui, oui, voilà pourquoi nous couronsla Vagrerie.

» – Mais si l’on vous disait :Renoncez à votre vie errante, et votre travail vous assureralargement les nécessités de la vie ; votre courage garantiravotre repos et votre liberté… Vous qui regrettez ou désirez la paixdu foyer, les joies de la famille, vous aurez ces pures et doucesjouissances… Vous qui préférez l’austère isolement du célibat, voussuivrez votre goût, et vous vivrez heureux, tranquilles.

» – Ermite notre ami, ces promessessont-elles réalisables ? Tu n’es pas de ces fourbes quiprétendent, ainsi que les fourbes évêques, posséder le don desmiracles…

» – Ah ! s’ils l’eussentvoulu ! les évêques eussent chaque jour, et sans fourberie,accompli de pareils miracles au nom de la fraternité humaineprêchée par Jésus… Oui, s’ils avaient agi par justice et parhumanité, ainsi que vient d’agir par terreur l’évêque de Châlons,une voie d’émancipation pacifique et véritablement chrétiennes’ouvrait pour la Gaule…

» – Et qu’a-t-il donc fait l’évêque deChâlons ?

» – Après m’être séparé de vous, je suisallé dans cette petite ville de Marcigny, qui dépend du diocèse deChâlons ; c’est là que l’évêque a sa villa où il habite l’été…Ce n’est pas un méchant homme, quoiqu’il commette, ainsi que lesautres prélats, le crime affreux pour un prêtre du Christ deretenir ses frères en esclavage ; ses jours se sont écoulés,jusqu’ici, selon ses désirs, dans le calme, la fainéantise etl’opulence ; il est d’ailleurs grand ami du roi Clotaire.Depuis longtemps je connais cet évêque ; ma vie, contraire àla sienne, lui impose ; il a foi à ma parole, il la saitsincère… Je suis donc allé le trouver, cet évêque, et je lui ai ditceci :

» – As-tu entendu parler des Vagresd’Auvergne ? – Hélas ! oui, car ils commettentd’effrayants ravages en ce pays-là ; mais, grâce à Dieu, laVagrerie n’est point venue jusqu’en Bourgogne. – Évêque, elle s’enapproche à grands pas ; avant quinze jours les Vagres serontaux frontières de ton diocèse. – Alors, malheur, malheur à nous,moine ! ils ont, dit-on, deux fois battu les leudes envoyéscontre eux… Hélas ! hélas ! si la Vagrerie approche,qu’allons-nous devenir ? mon diocèse va être ravagé, montrésor pillé, mon beau palais de Châlons saccagé, ma riante villaincendiée… comme celle de l’évêque Cautin… Moine, c’est une grandedésolation !… Que faire, mon Dieu !… que faire !… –Évêque, la vallée de Charolles est située dans ton diocèse ? –Oui, elle appartient au glorieux roi Clotaire, comme toutes lesterres de la Gaule qui n’ont pas été distribuées en bénéfices, soitpar lui, soit par son père Clovis, aux chefs des leudes ou àl’Église. – Tu es l’ami du roi Clotaire ? – Ce grand prince metémoigne beaucoup de bonne volonté : je lui ai remis plusieursde ses péchés… – Demande-lui pour moi la donation de la vallée deCharolles ; j’y fonderai une communauté de moineslaboureurs ; autour de ce monastère se fondera une colonielaïque ; une partie des terres sera réservée aux moineslaboureurs, l’autre, abandonnée à la colonie ; mais je veuxcette donation absolue, héréditaire, exempte de toutes charges etredevances… Les colons seront reconnus, de droit et de fait, hommeslibres, eux et leur descendance… Obtiens, et tu le peux, cettedonation de ton ami le roi Clotaire, et la troupe de Vagres quit’épouvante devient, par la possession de ce territoire, unétablissement d’hommes de paix et de travail… Choisis donc, pourton diocèse, entre les désastres de la Vagrerie ou les fécondslabeurs d’une colonie d’hommes libres… – Je connaissais, mes amis,le caractère de l’évêque Florent : son choix ne pouvait êtredouteux. Il eut cependant quelque velléité de demander la donationpour lui-même ; mais il apprit le même jour, par desvoyageurs, que les Vagres s’approchaient de plus en plus desfrontières de Bourgogne. Il dépêcha un messager au roi Clotaire,alors à Bourges, lui écrivit une lettre pressante en ma faveur…Hier, ce messager a rapporté à l’évêque de Châlons cette donationaccordée ainsi qu’il suit, par une charte, selon la formuleordinaire :

CLOTAIRE, guerrier illustre, roi des Franks…L’office et le devoir d’un roi est de venir en aide aux serviteursde Dieu et d’accueillir favorablement leurs demandes. D’autre part,comme nous ne demeurons que peu de temps en cette vie, il imported’amasser au plus vite des richesses pour l’éternité. Cesrichesses, nous pouvons les acquérir facilement au moyen delargesses accordées aux évêques et à l’Église. C’est pourquoi nousaccueillons la demande de notre vénérable père en Christ, Florent,évêque de Châlons-sur-Saône, et faisons savoir à tous nosfidèles présents et futurs qu’un certain moine, nomméLoysik, nous a demandé, par l’entremise dudit Florent,notre vénérable père en Christ et ami, une terre où il pût habiterlibrement, prier et implorer pour nous la miséricorde divine ;il a ajouté qu’il était suivi d’un grand nombre d’hommes qu’ilvoulait retirer des désordres et des misères du siècle ; ceshommes ont promis de se fixer auprès de lui, et de se livrer à unevie paisible et laborieuse ; pour nous, considérant que lademande du moine est sage ; parce que nous croyons,d’ailleurs, que, si nous l’accueillons favorablement, nous feronsune chose agréable à Dieu et méritoire pour la rémission de nospéchés, nous accordons à ce moine la possession de la vallée deCharolles, située dans le diocèse de Châlons, bornée au nord parles rochers dits Roches-Balues ; au midi par larivière de Charolles, dont une branche traverse laditevallée ; à l’ouest par le ravin appelé Ravind’Épidorix ; à l’est, par la lisière des bois ditsBois aux Chèvres, touchant aux terres de l’église deMarcigny. Nous concédons à ce moine Loysik tout ce qu’ilrencontrera sur lesdites terres, esclaves, animaux domestiques,constructions, vignes, champs cultivés, prairies et bois ; ilusera de tout librement et pourra, sans que nul ait droit d’ymettre empêchement, labourer, planter, bâtir : nousl’exemptons, lui et ceux qui s’établiront avec lui dans la valléede Charolles, de tout ce qui est dû à notre fisc. Nous défendons àtous nos leudes, évêques, ducs, comtes et autres, d’exiger pour euxet pour leur suite, ni argent, ni présent, ni logement, niredevance de ce moine Loysik, ni de ceux qui s’établiront sur leterritoire que nous lui avons accordé, les tenant et reconnaissantpour hommes libres. Que nul ne soit assez audacieux pour enfreindrenos commandements, nous voulons que ce moine Loysik, ses compagnonset leurs successeurs vivent libres et tranquilles sous notreprotection. Et pour que le présent acte ait plus de force, nousavons voulu qu’il fût signé de notre main et scellé de notresceau.

CLOTAIRE[67].

» L’évêque, en me remettant cette charte,m’a dit :

» – Je me suis bien gardé de mander ànotre glorieux roi Clotaire qu’il s’agissait des Vagres. Il auraitpar orgueil et vengeance, refusé la donation ; mais quand ilsaura que, grâce à elle, cette province n’a plus à craindre ceshommes déterminés, que l’on finirait toujours par écraser, mais auprix de nouveaux désastres, il ne regrettera pas sa concession.Maintenant, moine, j’ai foi à ta parole, je sais qu’on y doitcompter, fais que pour mon repos la Vagrerie ne désole pas mondiocèse.

» L’évêque me parlait ainsi tantôt,lorsque quelques esclaves fugitifs sont venus annoncer l’approchede votre troupe ; le prélat m’a dit alors d’une voixsuppliante : – Loysik, cours à la rencontre de ces Vagres,annonce-leur cette donation, apaise-les, dis-leur que si la récolteprésente encore sur pied ne suffit pas comme je le crois à leursbesoins, en attendant celle de l’an prochain, je leur enverrai dublé, du vin, des bestiaux ; mes esclaves charpentiers lesaideront à construire des maisons de bois avec les arbres de laforêt, en attendant qu’ils aient pu se bâtir des demeures depierres, et à ces bâtisses mes esclaves de tous métierss’emploieront encore… va, cours, moine, je ferai tous lessacrifices possibles pour vivre en bonne intelligence avec de siredoutables voisins…

» À cette heure, mes amis, mes frères,vous le voyez, de vous il dépend de vivre laborieux, paisibles,heureux et aussi libres qu’on peut l’être sous la dominationfranque ! Ceux d’entre vous qui voudront entrer avec moi dansnotre communauté de laboureurs y entreront ; ceux qui,préférant la vie de famille, voudront s’unir à une femme de leurchoix, recevront de moi des terres héréditaires et fonderont lacolonie… J’ai soigneusement visité la vallée… une rivièrepoissonneuse traverse ses vastes prairies, des bois séculairesl’ombragent, ce qui est cultivé par les esclaves du fisc royal envigne et en blé est florissant ; les bestiaux sont nombreux.Ai-je besoin de vous le dire, mes frères, que ces pauvres esclavestransportés ou nés en ce pays, et que dans sa générosité sacrilègece roi Clotaire me donne… pêle-mêle avec le bétail… serontaffranchis par nous. Nous ne sommes pas des évêques pour garderainsi notre prochain en esclavage et l’exploiter à notreprofit ; ces esclaves redeviendront comme nous des hommeslibres, les terres qu’ils ont jusqu’ici cultivées pour le fisc duroi leur appartiendront désormais à titre héréditaire. La valléeest immense, et fussions-nous trois fois plus nombreux, lafertilité de son sol suffirait à nos besoins ; ces terres quele roi Clotaire nous restitue, à nous Gaulois, sous forme de don,ont été violemment conquises il y a plus de deux siècles par destribus barbares, puis envahies par les Burgondes, puis enfinreconquises sur ceux-ci par les Franks ; ces terres sont enpartie incultes, la race de ceux qui les possédaient il y a deuxcent cinquante ans et plus avant la première invasion barbare est,hélas ! depuis longtemps éteinte ; massacrées lors de cesconquêtes successives, emmenées au loin en captivité ou mortes à lapeine en cultivant pour autrui les champs paternels, les premièrespopulations ont disparu, les esclaves habitant aujourd’hui cettevallée descendent de ceux qui y ont été transportés pour larepeupler après la conquête de Clovis. En occupant cette portion dusol de la Gaule, nous, Gaulois, nous ne dépossédons personne denotre race ; mais ce territoire, il faudra savoir au besoin ledéfendre : en ces temps de guerre civile, les donations,quoique perpétuelles, souvent ne sont pas respectées par leshéritiers des rois ou par les seigneurs et les évêques voisins.Nous serons donc prêts à repousser la force par la force. La valléeest garantie au nord par des rochers presque inaccessibles, au midipar une rivière profonde, à l’ouest par des ravins escarpés, àgauche par des bois épais ; il nous sera facile de nousfortifier dans cette possession et d’y maintenir nos droits… si lenombre nous écrase, nous mourrons du moins en hommes libres. Un motencore, mes amis, je vous l’ai dit, les faits vous le prouvent etvous le prouveront, l’heure des grands soulèvements populaires n’apas encore sonné, ne sonnera pas de longtemps peut-être ; maisune heureuse chance a servi votre révolte isolée, sachez enprofiter. Gaulois réduits en servitude, vous aviez pris les armes…mais vous renoncez à de terribles représailles du jour où vousrentrez en possession du sol et de la liberté… de ce jour, vous,hommes de révolte, de désordre, de bataille, vous devenez hommes depaix, de travail et de famille… esclaves violemment dépouillés devos droits, vous portiez partout le ravage, hommes libres,possédant la terre et la fécondant par votre travail, vous répandezautour de vous l’abondance et la richesse… Ah ! croyez-moi,cet enseignement sera fécond pour l’avenir ; oui, malgré latorpeur effrayante où sont plongées les populations qui nousentourent, tôt ou tard vous voyant vivre paisibles, laborieux,elles se diront : – Si le peuple des Gaules, au lieu de subirl’esclavage avec une lâche résignation, avait, comme les habitantsde cette colonie, su se faire craindre et reconquérir ce que laviolence lui avait ravi, il serait aujourd’hui heureux etlibre ! Comptons-nous donc, pauvres esclaves que noussommes ! comptons les Franks… et debout ! mais tousensemble… isolément nous serions écrasés… oui, debout… debout tousensemble ! courons tous aux armes ! et à nous aussi notrejour viendra ! – Amis, croyez-moi, de proche en proche cesidées germeront, grandiront, et l’heure arrivera, lointaine encore,je le sais, mais inévitable comme la justice de Dieu, où le peupledes Gaules, se levant tout entier contre l’oppression des rois etde l’Église, ressaisira les droits sacrés dont l’a dépouillé laconquête ! alors, oh ! alors, pour tous, paix, travail,bonheur et liberté ! »

– Ronan, – dit Kervan après avoir, ainsique sa famille, attentivement écouté le Vagre, – Loysik parlaitavec une grande sagesse… Ses conseils ont-ils été suivis par tescompagnons ?

– Oui… le plus grand nombre des Vagresacceptèrent l’offre de Loysik : quelques-uns continuèrent leurvie aventureuse ; mais ils promirent à Loysik de ne pas entreren Bourgogne… et depuis, nous n’avons plus entendu parlerd’eux ; car, ainsi que le disait mon frère, le temps desgrands soulèvements populaires n’est pas encore venu, il faut lereconnaître avec regret, avec douleur… Parmi ceux qui peuplentaujourd’hui la vallée de Charolles, plusieurs, préférant lecélibat, ont adopté la règle des moines laboureurs, sous ladirection de Loysik ; mais la majorité de nos compagnons,formant la colonie laïque établie autour du monastère, se sontmariés, soit à des femmes qui couraient avec nous la Vagrerie, soitaux filles des colons voisins… J’ai épousé la petite Odille et leVeneur l’évêchesse ; les artisans, que l’esclavage et lamisère avaient conduits en Vagrerie, reprirent leurs anciensmétiers, et travaillèrent pour la colonie ; d’autres selivrèrent à la culture des terres, des vignes, à l’élevage desbestiaux. Je suis devenu bon laboureur, et ma petite Odille,habituée dès son enfance à soigner les troupeaux dans les montagnesoù elle est née, s’occupe des mêmes soins ; l’évêchesse filesa quenouille, tisse la toile, en digne ménagère, et dirigel’hospice ouvert pour les femmes malades ; de même que Loysikdirige l’hospice des hommes, fondé par lui dans sonmonastère ; il est aussi l’arbitre souverain des rares démêlésqui s’élèvent entre nous ; car je vous le dirai, Kervan, etvous me croirez, au bout de six mois de séjour dans cette fertilevallée de Charolles, nous, jadis Vagres errants et indomptés, nousétions devenus, selon le vœu de mon frère, des hommes de paix, detravail et de famille.

– Ah ! Ronan ! Loysik disaitvrai : puisque les évêques n’ont pas osé, comme nos druidesvénérés, prêcher la guerre sainte contre les Franks, pourquoin’ont-ils pas chrétiennement agi comme ton frère ? Oui… cesterres immenses, peuplées d’esclaves et de bétail, que l’Égliseobtient si facilement de la crédulité des rois et des seigneursfranks, pourquoi ne les a-t-elle pas restituées à ceux qui lespossédaient autrefois ? ou bien si le massacre de la conquêtelaissait ces terres sans possesseurs, pourquoi l’Église ne lesa-t-elle pas distribuées aux esclaves qui les cultivaient etqu’elle aurait affranchis, au lieu de les garder en servitude,exploitant ainsi terres et gens à son profit… Redevenus libres etcitoyens, rattachés au sol de la patrie par les mille liens de lafamille, par la possession d’un sol fécondé par leur travail, cesanciens esclaves régénérés, formant alors la population la plusconsidérable de la Gaule, devaient, dans un temps prochain,absorber ou chasser cette poignée de barbares qui l’oppriment etreconquérir son indépendance… Oh ! oui, oui… si ce que tonfrère a accompli dans la vallée de Charolles, tous les évêquesl’avaient accompli dans les immenses domaines de l’Église, peuplésd’esclaves, la Gaule, aujourd’hui, serait prospère, glorieuse etlibre !

– Cela est certain, Kervan ; maisles évêques ne l’ont pas voulu. Ces terres conquises par leurfourberie, ils les ont, vous l’avez dit, conservées, exploitées àleur profit, grâce au labeur écrasant de leurs frères, qu’ilsretiennent, ces doux apôtres de charité, dans le plus duresclavage… Le mal que font les évêques, ils le font volontairement,amoureusement ; ces terres, ces esclaves, dons pieux de lacrédulité de nos conquérants, quelle puissance humaine pouvaitforcer l’Église à les garder ? qui l’empêchait, qui l’empêched’affranchir ces pauvres captifs ? qui l’en empêche ?…Ah ! c’est l’ambition implacable, c’est la cupidité effrénéede ces nouveaux princes des prêtres !… Ils règnentabsolus, redoutés sur un peuple crédule et craintif ; ilsjouissent du fruit de ses sueurs dans une opulente oisiveté… et ilsn’auraient été que simples citoyens au milieu d’un peuple libre,intelligent, pénétré de ses droits, et n’entendant travailler qu’auprofit de sa famille… Alors, ces richesses si chères à lafainéantise, à l’orgueil, aux excès du clergé, il lui eût fallu lesacquérir par le travail… Aussi, honte, exécration à ces princes desprêtres de l’Église de Rome !… Aussi, malheur à notre vieilleArmorique, si jamais la foi de nos pères s’éteint en elle !…Croyez-moi, Kervan, du jour où la Bretagne subira le jougcatholique, elle subira le joug de la royauté franque !…

– Fasse le ciel que ces cruellesappréhensions ne se réalisent jamais, Ronan ! Écartons cestristes pensées, parlons de la vie paisible et laborieuse de lacolonie de la vallée de Charolles.

– Oui, là nous avons jusqu’ici vécuheureux, cultivant nos champs en commun, et partageant en frèresles fruits de notre travail commun, selon ces mots gravés sur lagarde du poignard que je vous ai apporté : Amitié,communauté !

– Mais cet autre mot que j’y ai lu, cemot Ghilde, que signifie-t-il ?

– C’est un mot saxon ; il signifieassociation, confrérie, parce qu’en ce pays du Nord, d’après unecoutume dont l’origine se perd dans la nuit des temps, tous ceuxqui font partie d’une ghilde se jurent en secret, parserment mystérieux et sacré : Amitié, appui, solidarité entoutes choses… La maison de l’un des associés brûle-t-elle, tousles autres l’aident à la reconstruire ; sa récolte est-elledétruite par la grêle ou par l’orage, tous les associés, secotisant, l’indemnisent de ce dommage ; il en est de même sison vaisseau périt dans un naufrage… Craint-on de partir seul pourun long voyage, un, deux ou plusieurs associés vousaccompagnent ; quelqu’un de la ghilde est-il victime d’uneiniquité, tous prennent parti pour lui, afin d’obtenirjustice ; est-il outragé, tous se joignent à l’offensé pourl’aider à obtenir réparation ou vengeance[68]… Cequ’il y a de fécond dans ce principe de fraternelle solidarité,notre communauté l’a mis en pratique. Là nous disons commeautrefois en Vagrerie : Tous pour chacun, chacun pourtous…

– Et mon frère Karadeuk a-t-il du moinsjoui de cette vie paisible et fortunée, après tantd’aventures ?

– Oui… jusqu’au jour de sa mort il a vécuheureux dans notre maison, auprès d’Odille et de moi… il a pu bénirmon premier-né…

– Quelle a été la cause de la mort de monfrère ?

– Vous avez vu, Kervan, dans ces récits,quel homme était ce Chram, fils du roi Clotaire ?

– Oui, c’était le digne fils d’un telpère…

– Ses projets de révolte ayant échoué enPoitou et en Auvergne, il s’est dernièrement jeté en Bourgogne, àla tête de quelques troupes, pour soulever ce pays contre sonpère ; les comtes et les ducs de Clotaire, en ce pays, crurentde leur intérêt de combattre Chram dans cette nouvelle guerrecivile ; néanmoins il ravagea une partie de ce malheureuxpays. Une des bandes de Chram arriva près de notre vallée ;mon père et Loysik, prévoyant les éventualités de ces temps detroubles, nous avaient fait fortifier, au moyen de fossés etd’abattis d’arbres, les points de la vallée qui n’étaient pasdéfendus, soit par la rivière, soit par des ravins presqueinaccessibles ; nos colons et les hommes de la communautéoccupaient ces positions tour à tour et en armes, depuis l’invasiondu fils de Clotaire en Bourgogne. Mon père commandait un de cespostes avancés lorsque les guerriers de Chram s’approchèrent denotre vallée pour la ravager.

– Sans doute il y eut un combat, et monpauvre frère Karadeuk…

– Fut mortellement blessé en repoussantles Franks à la tête de nos hommes… Mon père mourut après avoirprononcé les paroles que je vous ai dites. Durant ce combat, ilportait ce poignard saxon appartenant à Loysik, et ramassé par leVeneur lors de l’attaque des gorges d’Allange ; celui-cil’avait rendu à mon frère après notre fuite du burg de Neroweg…Loysik donna plus tard cette arme à mon père ; il la portaitle jour où il fut mortellement blessé… Il m’a prié de vousl’apporter et de la joindre aux reliques de notre famille.

– La mort de mon frère a été vaillantecomme sa vie… Maudit soit ce Chram, fils de Clotaire ! S’iln’eût pas ravagé la Bourgogne, mon frère Karadeuk vivrait peut-êtreencore !

– Je dis comme vous, Kervan, maudit soitce Chram ! Du moins il a trouvé aux frontières de notreBretagne la juste punition de ses crimes…

– Tu veux parler de cette aventure quit’a frappé d’une telle épouvante, que tout à l’heure tu pâlissaisencore à ce souvenir ?

– Ah ! Kervan ! l’on dirait queces rois franks et leur race sont prédestinés à devenir l’horreurdu monde !… Écoutez, écoutez… mon père mourant me fit doncpromettre de me rendre ici, au berceau de notre famille. Aprèsavoir écrit le récit que je vous ai remis… je n’ai pu lecompléter ; voici pourquoi : En ces temps désastreux,rien de plus difficile, de plus périlleux, que d’entreprendre unlong voyage ; on risque à chaque pas d’être enlevé en route etemmené captif par les bandes armées des ducs, des comtes, desseigneurs franks ou des évêques qui guerroient de province àprovince, de diocèse à diocèse, de domaine à domaine, se pillantles uns les autres ou envahissant réciproquement leur territoire,afin d’agrandir leurs possessions ; aussi tous ceux qui sontforcés de voyager ne s’aventurent jamais hors des cités sans seréunir en assez grand nombre pour pouvoir repousser l’attaque desbandes armées que l’on rencontre continuellement. J’appris qu’unecompagnie de voyageurs devaient partir de la ville de Marcigny pourse rendre à Moulins ; c’était mon chemin ; voulantprofiter de cette occasion, je quittai la vallée avant d’avoirachevé le récit que je vous ai remis ; nous partîmes deMarcigny environ trois cents personnes, hommes, femmes, enfants,les uns à pied, les autres à cheval ou en chariot, pour allerd’abord à Moulins ; de cette ville d’autres voyageurs devaientpartir pour Bourges ; de cette dernière cité j’espéraistrouver de pareilles compagnies pour gagner Tours, puis poursuivreainsi ma route jusqu’à nos frontières, par Saumur et par Nantes.Pendant mon voyage de Marcigny à Tours, les voyageurs avec qui jecheminai eurent souvent à combattre contre des bandes armées ;je fus légèrement blessé dans l’une de ces attaques ;plusieurs de mes compagnons furent tués, d’autres, faitsprisonniers, furent emmenés eux et leurs familles enesclavage ; moi, ainsi que bon nombre de mes compagnons, nouseûmes le bonheur d’arriver à Tours.

– Dans quel temps nous vivons !Voyager en un pays ennemi ne serait pas plus dangereux !

– Ah ! Kervan… si vous voyiez lesravages de la conquête ! ravages toujours naissants !partout des ruines anciennes et nouvelles ; nos ancienneschaussées si larges, si soigneusement entretenues avec leurs relaisde poste et leurs auberges, partout abandonnées ne sont plus quedécombres… les communications, jadis si faciles sur tous les pointsde la Gaule, sont maintenant interrompues ; les évêques,maîtres absolus dans leur diocèse, empirent encore s’ils le peuventcet état de choses, voulant surtout isoler les populations entreelles afin de les dominer plus sûrement. Ici les routes sontcoupées parce qu’elles passent sur le domaine d’un seigneur frankou d’une abbaye ; ailleurs les ponts ont été détruits parquelque bande armée afin d’assurer sa retraite ; aussiétions-nous forcés à des détours incroyables pour arriver au termede notre voyage ; souvent nous passions plusieurs nuits dansles champs ; parfois encore il nous fallait abattre les arbresvoisins des rivières afin de construire des radeaux où nous nousaventurions, n’ayant que ce moyen de traverser les fleuves ;foi de Vagre, ce n’était pas autrement en Vagrerie.

– Pauvre pays ! pauvreGaule !

– En arrivant à Tours, j’appris que leroi Clotaire rassemblait là des troupes pour marcher en personnecontre son fils Chram qui, ravageant tout sur son passage, venaitde traverser la Touraine, se dirigeant, disait-on, vers lesfrontières de la Bretagne. L’occasion me parut bonne pour acheverma route en sûreté ; je suivis les troupes royales, composéesdes leudes et des hommes de guerre que les seigneurs franks,possesseurs de bénéfices, devaient, sur sa demande, amener à leurroi ; des colons enrôlés de force augmentaient cette armée,elle se mit en marche, je l’accompagnai ; des troupes ennemiesn’eurent pas été plus désastreuses que les troupes du roi Clotairepour les populations. Les Franks arrivaient-ils dans une cité, ilschassaient les habitants de leurs maisons et s’y établissaient enmaîtres ; durant leur séjour les provisions étaientconsommées, gaspillées ; puis lors de leur départ les Franksdévalisaient la maison ; chacun d’eux pillant à saguise ; les hommes, s’ils disaient mot, étaient battus,souvent tués, les femmes et les filles violentées, puis l’armée duglorieux roi Clotaire reprenait sa marche.

– Tu as raison, Ronan, la Vagrerie étaitmoins terrible !

– Clotaire et sa truste rejoignirent lestroupes à Nantes ; c’est là que, pour la première fois, je levis un soir, ce monstre qui tuait les fils de son frère à coups decouteau ; oui, c’est là que je le vis ce lâche meurtrier enfaveur de qui le Dieu des catholiques faisait des miracles, grâce àl’intercession du bienheureux Saint-Martin !

– Tu l’as vu ce Clotaire !… quellefigure avait-il ?

– Ce soir-là il portait une longuedalmatique d’un rouge de sang, brodée d’or, et par-dessus ce richevêtement une casaque de fourrure avec un capuchon aussi de fourrureà demi rabaissé sur son front ; ses yeux flamboyaient dansl’ombre de cette coiffure comme ceux d’un chat sauvage ; levisage cadavéreux de ce roi chevelu était entouré de longues mèchesde cheveux gris tombant presque jusqu’à sa ceinture ;l’expression de ses traits était froidement féroce ; ilmontait un grand cheval de guerre tout noir et caparaçonné derouge ; à sa gauche chevauchait son connétable, à sa droitel’évêque de Nantes. Je vous le jure, Kervan, l’aspect de cet hommeenflamma mon cœur de tant de haine que sans mon ardent désir derevoir Odille et mon fils, j’aurais, je crois, accompli ce vœu demon père Karadeuk, lorsqu’il y a plus de cinquante ans, il disaitdans cette salle où nous sommes : « N’est-il donc pas unhomme en Gaule pour planter un poignard dans le cœur de l’un desfils de ce monstre de Clovis ?… » Mais lorsque lelendemain soir j’ai vu ce que j’ai vu…

– Voici que tu pâlis encore à cesouvenir, Ronan ?

– Oui, ce souvenir me poursuit ;aussi je ne regrette plus de n’avoir pas tué ce Clotaire… Écoutez,Kervan… et ainsi que moi tout à l’heure vous pâlirez. Chram,n’ayant plus avec lui que peu de troupes, avait fui devant lesforces supérieures de son père… espérant entrer en Bretagne, maisil trouva les frontières gardées par Kanao.

– Et bien gardées… Kanao est l’un desplus vaillants guerriers de l’Armorique.

– Chram, accompagné de son digne amiSpatachair (le Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, dont j’aiparlé dans mes récits, était mort fou depuis peu), Chram,accompagné de Spatachair, se rendit près de Kanao, et lui proposade joindre ses troupes bretonnes à celle des Franks pour combattreClotaire, son père, et le tuer, s’il pouvait. « – Je suistoujours fort aise de voir des Franks s’entr’égorger, – réponditKanao à Chram ; – cependant l’horreur que m’inspirent tesprojets parricides est telle, quoique ton père soit un monstre deton espèce, que je ne veux aucune alliance avec toi ; mestroupes me suffiront pour combattre Clotaire, s’il veut envahir nosfrontières, que pas un guerrier frank n’a franchiesjusqu’ici. » Chram, assuré du moins de la neutralité de Kanao,mais acculé aux confins de l’Armorique, comme un loup dans satanière, se prépara pour le lendemain à un combat désespéré, ayantd’ailleurs, ainsi que je l’ai su plus tard, la précaution des’assurer d’un vaisseau, qui devait l’attendre près du petit portdu Croisik, afin de s’embarquer là, si le sort de la bataille luiétait contraire !

– Fils contre père… guerreparricide !

– J’étais arrivé sain et sauf jusqu’auxlimites de la Bretagne ; le résultat du combat m’importaitpeu, pourvu qu’il y eût beaucoup de Franks exterminés de part etd’autre ; mon seul but était de me rendre ici. Le hasard mefit rencontrer près de Nantes deux Bretons de Vannes, qui, lors dela joyeuse vendange à main armée, que vos tribus sont allées fairecet automne, avaient été blessés ; ils s’étaient tenus cachésjusqu’à leur guérison dans la hutte d’un esclave… Ces deuxArmoricains voulaient revenir à Vannes ; de cette ville auxpierres sacrées de Karnak, la distance n’est pas très-longue. Nouspartîmes tous trois, avant le lever du soleil, le matin du combatque Clotaire devait livrer à son fils… Pour abréger le chemin, etne pas nous trouver enveloppés dans la mêlée, nous avons gagné lebord de la mer, afin de nous diriger vers la baie du Morbihan…D’ailleurs, je vous l’avoue, Kervan, j’éprouvais le pieux désir decontempler ces lieux témoins, il y a plus de six siècles, de lagrande bataille de Vannes, à la fois donnée sur terre et surmer ; bataille sanglante, où notre aïeul Joel et ses filsavaient si vaillamment lutté contre l’armée de César. C’était aussidans cette baie qu’Albinik le marin et sa femme Méroë, de retour ducamp romain, maîtres, comme pilotes, de la destinée de la flotteennemie, et pouvant ainsi la perdre sur des récifs, l’avaientconduite au port, afin de la combattre loyalement, au lieu de ladétruire par une lâche traîtrise, fidèles à cet antique proverbearmoricain : Jamais Breton ne fit trahison.

– Oui, ce fut lors de cette grandebataille de Vannes que notre aïeul Guilhern emporta sur son chevalCésar tout armé. Bataille terrible, où se décida le sort de laGaule… La victoire fut héroïquement disputée par nos pères ;ils furent vaincus, mais avec gloire !

– Ah ! Kervan ! ces tempshéroïques sont loin de nous ; aussi, je vous l’ai dit,j’éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, etd’arriver sur la côte d’où l’on découvre à la fois la baie duMorbihan et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché unegrande partie de la journée ; nous longions la côte, auxenvirons du port du Croisik, lorsque nous apercevons une cabane depêcheur adossée à des rochers ; nous nous y rendions pour yprendre un peu de repos, lorsqu’à ma grande surprise, je vois, auxabords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesammentchargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés parplusieurs esclaves ; trois de ces montures, dont une petitehaquenée, portaient des selles de femmes.

– Singulière rencontre en ce payssolitaire… Et à qui appartenaient ces chevaux ?

– À Chram… Sa femme et ses deux filles setrouvaient dans cette cabane… Une barque était amarrée au rivage,et à trois portées de trait, un vaisseau léger se tenait prêt àmettre sous voile.

– Tu m’as parlé des moyens de fuite quele fils de Clotaire s’était ménagés en cas de fuite ? Cevaisseau l’attendait sans doute, lui et sa famille ?

– Oui, ce vaisseau l’attendait… Mes deuxcompagnons et moi, nous hésitions à entrer dans cette cabane,lorsque la porte s’ouvrit, et au seuil apparut une jeune femmerichement vêtue : deux petites filles l’accompagnaient ;l’une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la robe de samère ; celle-ci donnait la main à l’autre enfant, âgéed’environ douze ans… La jeune femme paraissait profondémentabattue : ses yeux étaient noyés de larmes ; derrièreelle je reconnus l’un des trois favoris de Chram, Imnachair ;il assistait à la torture que l’on m’avait fait subir dans le burgdu comte Neroweg.

– Cette femme, ces enfants, c’était lafamille de Chram ?… Il me paraît toujours étrange que depareils monstres aient une famille.

– Je faisais la même réflexion que vous,Kervan, lorsque cette jeune femme, remarquant sur nos épaules nossacs de voyage, nous dit avec anxiété :

« Est-ce que vous venez des environs deNantes ?

» Oui, madame.

» Avez-vous des nouvelles de labataille ?

» Non… »

– Alors, se retournant vers Imnachair, lajeune femme reprit avec un redoublement d’anxiété :

« Est-ce un bien, est-ce un mal, quel’ignorance de ces voyageurs ? »

– Puis elle ajouta, pleurant et sebaissant, afin d’embrasser ses deux petites filles :

« Mes enfants ! mes pauvresenfants !… »

– Soudain, un des esclaves, sans douteplacé en vedette sur les rochers, accourut en criant :

« Des cavaliers !… On voit au loin,dans un nuage de poussière, une troupe de cavaliers armés accourirbride abattue…

» Mort et furie ! – dit Imnachair enpâlissant, – c’est Chram… La bataille est perdue !… »

– À ces mots la pauvre jeune femme sejeta à genoux, serra ses deux petites filles contre son sein, et jen’entendis plus que les sanglots et les gémissements de la mère etdes enfants.

» Vite, vite, au bateau ! – s’écriaImnachair. – Esclaves, déchargez les mules, transportez dans labarque les caisses qu’elles portent ; et vous, madame,tenez-vous prête à partir : ces pleurs sontinutiles. »

– À ce moment on entendit au loin legalop précipité des chevaux, le choc des armures et des cris confuset furieux.

« C’est mon mari ! – s’écria lafemme de Chram en blêmissant ; – mais son père est à sapoursuite… Entendez-vous ces cris de mort ? Oh ! il estperdu !… »

– Imnachair prêta l’oreille… une boufféede vent nous apporta ces cris :

« Tue ! tue !…

» À mort ! à mort !…

» C’est la voix du roi Clotaire ! –s’écria Imnachair. – Fuyez, madame, vous et vos enfants… Courons aubateau… et force de rames… Dans un instant il sera trop tard…

» – Fuir… sans mon mari… jamais ! –reprit la jeune femme en serrant convulsivement ses deux enfantscontre son sein. – Ce n’est pas maintenant que j’abandonneraiChram… »

– Les cris : Tue ! tue !devenaient de plus en plus distincts ; ceux qui les poussaientne devaient plus être qu’à trois ou quatre cents pas…

« Malheureuse folle, une dernière fois,venez-vous ? – dit Imnachair en la saisissant par le bras, –venez-vous ?

» Non, – dit-elle : – non…

» Vous connaissez Clotaire… et vousvoulez l’attendre ! » – s’écria Imnachair avecépouvante ; puis il disparut.

– Moi et mes deux compagnons, peusoucieux de la rencontre de Clotaire et de sa truste, nous n’eûmesque le temps de courir aux rochers dont était bordé le rivage, etde nous blottir entre ces immenses blocs de granit. De l’endroit oùj’étais caché, je découvrais la cabane et la mer. Au bout dequelques instants je vis la barque chargée des caisses enlevées dubât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram, faireforce de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.

– Et cette malheureuse femme ? etses deux enfants ?

– Imnachair les abandonnait… Assis à laproue, il tenait le gouvernail : les esclaves, entassés dansla barque, accompagnaient la fuite du favori de Chram.

– Le ciel serait injuste si de telshommes trouvaient des amis dévoués… Ce misérable livrait sans douteChram à une mort méritée ; mais cette femme, mais ces deuxpetites filles ?

– Écoutez, Kervan, écoutez… Je vous l’aidit, de ma cachette, je découvrais la mer, la hutte et ses abords.Malgré mon éloignement du lieu de la scène horrible que je vaisvous raconter, je pouvais entendre distinctement la voix desFranks, qui, de plus en plus, approchaient. Presque au même instantoù Imnachair quittait le rivage, je vis l’épouse de Chram fairequelques pas, entraînant ses deux enfants après elle ; puis,n’ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur sesgenoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d’unair suppliant et épouvanté… Alors, Chram, tête nue, livide, sonarmure en désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de soncheval, parut aux abords de la hutte, marchant à reculons et l’épéeà la main, tâchant de parer les coups que lui portaient troisguerriers… Soudain j’entendis la voix retentissante du roiClotaire, et ces paroles arrivèrent jusqu’à moi :

« Seigneur, regarde-moi du haut duciel ! et juge ma cause, car je suis indignement outragé parmon fils !… Vois, et juge-nous avec équité, – ajouta ce tueurd’enfants si fervent catholique, – et que ton jugement soit celuique tu prononças entre Absalon et son père David[69]. »

Clotaire achevait ces paroles lorsqu’il parutà mes yeux aux abords de la cabane ; s’adressant alors à sesantrustions qui continuaient de charger Chram dont le sang coulait,il s’écria :

« Ne le tuez pas !… je veux l’avoirvivant ! »

Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram,dont le visage ruisselait de sang, fit deux ou trois pas enchancelant, puis il tomba dans les bras de sa femme, qui,s’élançant vers lui, l’étreignit convulsivement ; ses deuxpetites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras versClotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchid’écume ; il tenait à la main sa longue épée ; sesguerriers formèrent un cercle autour de Chram et de safamille ; Clotaire alors remit son épée au fourreau, croisases bras sur sa poitrine et contempla son fils en silence pendantquelques instants ; Chram, après avoir imploré son père lesmains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol ;sa femme et ses deux enfants poussaient des sanglotssuppliants ; Clotaire, toujours immobile comme un spectre, lesregardait ; enfin, il dit tout bas quelques mots à l’un deshommes de sa suite ; aussitôt Chram, sa femme, ses deuxpetites filles, furent garrottés malgré leur résistance désespérée,puis entraînés dans la hutte ; leurs cris perçants parvenaientjusqu’à moi ; au bout de quelques instants, les guerriers deClotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte endisant : – Nous les avons attachés sur un banc[70]. – L’un d’eux tenait un tison enflammépris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès de lacabane, il semblait prêter l’oreille avec une satisfaction féroceaux cris des victimes que, moi, je n’entendais plus.

– Mais quel supplice ce monstreréservait-il donc à son fils… à sa femme… à ses deuxenfants ?

– Écoutez encore, Kervan. La cabane étaitconstruite de poutres jointes les unes aux autres, et recouverted’une toiture de roseaux ; je vis bientôt des hommes de lasuite du roi, apporter des bottes de joncs marins et de bruyèresdesséchées par l’hiver, puis les amonceler autour de la huttejusqu’à la hauteur du toit…

– Je devine… Ah ! Ronan… cela esthorrible…

– Lorsque ces matières inflammablesfurent amoncelées autour de la cabane, Clotaire fit un signe… l’unde ses guerriers approcha des roseaux le tison embrasé, l’aviva deson souffle, la flamme brilla, les joncs et les bruyèress’allumèrent… d’autres guerriers, se façonnant des torches avec desroseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs autres endroits, etbientôt la cabane disparut au milieu d’un immense tourbillon deflammes… Les cris des malheureux qui allaient périr de cette mortatroce devinrent alors si affreux, qu’ils arrivèrent jusqu’àmoi ; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai latête par un mouvement d’horreur invincible, jetant par hasard lesyeux vers la haute mer, je vis au loin le léger vaisseau à voilesqui emportait Imnachair et les trésors de Chram disparaître àl’horizon…

– Ce Chram ne mérite pas de pitié… maiscette jeune femme… mais ces deux petites filles… ainsi brûléesvives… Ah ! Ronan… tu l’as dit : cette race de Clovissemble fatalement née… pour épouvanter le monde…

– La flamme devint tellement intense quele roi Clotaire et sa suite, obligés de reculer devant l’ardeur decet immense brasier, disparurent à mes yeux, je ne vis plus que lacabane en flammes ; les cris des victimes avaient cessé, letoit s’effondra avec fracas, et au bout de quelques instants unénorme monceau de cendres et de débris brûlants avait remplacé lacabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste ;plusieurs guerriers, à l’aide de leurs longues lances, écartant lacendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à mavue d’informes débris humains à demi consumés… c’étaient les restesde Chram, de sa femme et de ses petites filles ; ces débrishumains, Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuitvenue, on lui amena son grand cheval noir ; il l’enfourcha etdisparut avec sa suite[71]. Vous levoyez, Kervan ! ce glorieux roi Clotaire, protégé par lesmiracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisantbrûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquantpieusement le souvenir de David et d’Absalon !

– Il y a, Ronan, des hasardsétranges ; je me rappelle avoir lu dans ton récit que lorsquemon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du comte Neroweg,espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à Karadeuk :– qu’il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite Bretagneindomptée à la domination franque !… – et c’est sur lesfrontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, quelui et sa famille innocente ont trouvé une mort horrible… Mais dumoins cette infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par lemeurtre de Chram, son petit-fils ? Est-ce que pour le malheurde la Gaule il resterait d’autres fils à Clotaire ?

– En cette année 560 où nous sommes,Clotaire a encore quatre fils nommés Caribert, Gontran,Sigebert et Chilperik… ce dernier surtout, ce Chilperik,paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de son père Clotaire etde son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la Gaule, dont lecolporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même maison,Kervan, vous a raconté la mort et les crimes !

– Quatre fils !… ce Clotairelaissera quatre fils après lui !… Ah ! Ronan !malheur… malheur à la Gaule…

**

*

Le lendemain du jour où Ronan, fils de monfrère, eut cet entretien avec moi, Kervan, il nous a quittés, sesdernières paroles ont été celles-ci :

– Kervan, je quitte cette maison, heureuxd’avoir accompli le dernier désir de mon père et le vœu de notreaïeul Joel, je suis heureux et fier de ce voyage au berceau denotre famille ; oui, ici, dans ce coin de la vieilleArmorique, aujourd’hui seule terre libre de la Gaule, j’aurai, enméditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la délivrancede notre pays… délivrance lointaine, je le sais, car Loysik l’adit : les siècles sont des instants pour la marche del’humanité.

Ronan le Vagre est donc parti dès l’aube pourretourner dans la vallée de Charolles, après avoir accompli ledernier vœu de son père et aussi celui de notre ancêtre Joel, lebrenn de la tribu de Karnak, en joignant le récit précédent à notrelégende. Ronan m’a promis, dans le cas où il lui arriverait quelqueévénement important, de m’en instruire s’il trouvait un voyageurqui se rendît en Bretagne ; ce récit, il l’adresserait soit àmoi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette époque j’avaisquitté ce monde.

Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriversain et sauf dans la vallée de Charolles et y retrouver sa familleheureuse et tranquille, ainsi qu’il l’a laissée !

Si avant ma mort je n’ai rien à ajouter ànotre chronique, moi Kervan, je te lègue, à toi mon fils Yvon, cesparchemins et nos reliques de famille.

**

*

Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils deJocelyn, j’inscris ici très tristement la mort de mon père :il est allé revivre dans les mondes inconnus, vers la fin de cemois de juin 561. – Nous avons appris par des voyageurs qu’en cettemême année est mort à Compiègne le roi Clotaire, dans la cinquanteet unième année de son règne ; il a été enterré dans labasilique de Saint-Médard, à Soissons, église magnifiquequ’il avait fait construire. Les évêques ont chanté les louanges dece monstre couronné comme ils avaient chanté celles de son pèreClovis.

Clotaire laisse quatre fils : CARIBERT,roi de Paris ; GONTRAN, roi d’Orléans ;SIGEBERT, roi d’Astrasie, contrées qui avoisinent le Rhinet s’étendent aussi vers le nord-est de la Gaule ; CHILPERIKréside à Soissons et règne en Neustrie, territoire quicomprend la plus grande partie des provinces nord-ouest de laGaule ; ce CHILPERIK, ainsi que nous l’avait dit Ronan, leneveu de mon père, annonce devoir être le plus cruel des quatrefils de Clotaire.

Je n’ai pas reçu de nouvelles de Ronan ;puisse-t-il vivre toujours en paix dans la vallée de Charolles, demême que nous vivons ici ! car la Bretagne n’a pas encore subile joug des Franks, fasse Hésus qu’elle ne le subissejamais !

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