Les Mystères du peuple – Tome IV

ÉPILOGUE – LE MONASTÈRE DE CHAROLLES ETLE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT – 560-615.

CHAPITRE PREMIER.

La vallée de Charolles – L’anniversaire. –Le monastère. – Une communauté laïque et une colonie libre auseptième siècle. – Condition des moines et des colons. – Le bac. –L’archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de la reineBrunehaut. – La fête. – Les vieux Vagres. – Les prisonniers. –Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.

 

Cinquante ans environ se sont écoulés depuisque Clotaire a fait brûler vifs son fils Chram, sa femme et sesdeux filles. Oublions le spectacle désolant que la Gaule conquisecontinue d’offrir sous la descendance de Clovis depuis undemi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de Charolles…Ah ! c’est qu’aussi les pères des heureux habitants de ce coinde terre n’ont pas lâchement courbé le front sous le joug desFranks et des évêques ; non, non… ils ont prouvé que le vieuxsang gaulois coulait encore dans leurs veines ; aussi, voyezle paisible tableau de leur félicité ! voyez, bâties à mi-côtedu versant de la vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sousles vignes qui tapissent les murailles, vieux ceps dont le soleild’automne a rougi les feuilles et doré les grappes. Chacune de cesmaisons est entourée d’un jardinet fleuri, ombragé d’un bouquetd’arbres… jamais la vue ne s’est reposée sur un plus riant village…Un village ? non, c’est plutôt un bourg, un gros bourg ;il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur cettecolline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume,situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconderivière qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et laborne au plus lointain horizon, en se divisant en deux bras ;l’un se dirige vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, après avoirbaigné dans son cours le pied d’un bois de chênes séculaires, dontla cime laisse apercevoir les toits d’un grand bâtiment de pierres,surmonté d’une croix de fer.

Non, jamais terre promise n’a été mieuxdisposée pour les productions d’un sol fécondé par letravail : à mi-côte, les vignes empourprées ; au-dessusdu vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques endroits lechaume des seigles et des blés de la dernière récolte ; cesfertiles guérets s’étendent jusqu’à la lisière des bois quicouronnent les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée estencaissée ; au-dessous des coteaux commencent les prairiesarrosées par la rivière ; de nombreux troupeaux de brebis etde génisses paissent ses gras pâturages ; on entend tinter lesclochettes des maîtres béliers et des taureaux. Çà et là, pendantque des charrues attelées de bœufs creusent lentement une partie dusol dont les chaumes ont été brûlés la veille, des chariots àquatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes escarpéesdu vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, ainsique les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans lesbâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établisdifférents ouvroirs ; celui des lavandières et desfilandières, où se prépare le chanvre, et où se lave la toison desbrebis, plus tard convertie en chauds vêtements ; là encoresont les tanneries, les forges, les moulins aux meulesénormes ; tout est dans cette vallée, paix, sécurité,contentement, travail : le bruit du battoir des lavandières etdes corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeuxdes vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquentl’égale et lente allure de leurs bœufs, la flûte rustique desbergers ; tous ces bruits, jusqu’au bourdonnement des essaimsd’abeilles, autres infatigables travailleuses, qui se hâtent derecueillir le suc des dernières fleurs d’automne ; tous cesbruits si divers, des plus lointains, des plus vagues, aux plusretentissants, se fondent en une seule harmonie à la fois douce etimposante : c’est la voix du travail et du bonheur, s’élevantvers le ciel comme une éternelle action de grâce.

Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtiecomme les autres, mais qui, plus rapprochée de la crête de lacolline, occupe le point culminant du village, et domine au loin lavallée ? Les habitants de cette demeure, parés d’habits defête, vont et viennent du dedans au dehors ; ils amoncellent àune assez grande distance de la porte une espèce de bûcher desarments de vigne ; des jeunes filles, des enfants, apportentjoyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en courantchercher d’autres combustibles. Une bonne petite vieille, auxcheveux d’un blanc d’argent, mignonne, proprette et encore alertepour son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutesles bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment,mais gaiement… Écoutez plutôt :

– Ah ! ces jeunes filles, ces jeunesfilles ! toujours folles ! hâtez-vous donc, au lieu derire ; ce bûcher n’est point encore assez haut. C’étaitvraiment bien la peine de vous lever dès l’aube afin d’avoirterminé vos travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrerainsi, au lieu d’achever promptement ce bûcher… Tenez, je suiscertaine que déjà du fond de la vallée plus d’un regard impatientse sera tourné par ici, et que plus d’une voix aura dit :« Mais que font-ils donc là-bas, qu’ils ne nous donnent pointle signal ? est-ce qu’ils dorment comme loirs enhiver ? » Voici pourtant à quels terribles soupçons vousnous exposez, sempiternelles rieuses !… c’est de votre âge, jele sais, et ne devrais peut-être point vous le dire ; maisenfin les jours sont courts en cette saison d’automne, et avant quenos bonnes gens aient eu le temps de rentrer les troupeaux deschamps, les bœufs du labour, les chariots des vendanges, et devêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de sorte quel’on n’arrivera au monastère qu’à la pleine nuit, tandis que lacommunauté nous attend avant le coucher du soleil.

– Encore quelques brassées de sarment,dame Odille, et il n’y aura plus qu’à y mettre le feu, –répondit une belle jeune fille de seize ans, aux yeux bleus et auxcheveux noirs ; – c’est moi qui me charge d’allumer le bûcher…vous verrez mon courage !

– Oh ! combien ta grand’mère, mavieille amie l’évêchesse, a raison de dire que tu nedoutes de rien, toi, Fulvie.

– Bonne grand’mère ! elle est commevous, dame Odille, ses gronderies sont des tendresses ; elleaime tout ce qui est jeune et gai…

– C’est sans doute afin de la satisfaire,et moi aussi, que tu es si folle ?

– Oui, dame Odille ; car il m’encoûte beaucoup, mais beaucoup d’être gaie… Hélas !hélas !…

Et de rire de tout cœur à chaquehélas ! mais si drôlement, que la bonne petitevieille de faire chorus avec la rieuse ; puis elle luidit :

– Aussi vrai que voilà la cinquantièmefois que nous fêtons l’anniversaire de notre établissement dans lavallée de Charolles, je n’ai jamais vu fille d’un caractère plusheureux que le tien.

– Cinquante ans ! comme c’est longpourtant, dame Odille… il me semble que je ne pourrai jamais avoircinquante ans !

– Cela paraît ainsi lorsque l’on a, commetoi, ce bel âge de seize ans ; mais pour moi, vois-tu, Fulvie,ces cinquante ans de calme et de bonheur ont passé comme un songe…sauf la méchante année où j’ai vu mourir le père de Ronan… et oùj’ai perdu mon premier-né.

– Tenez, dame Odille, voilà vosconsolations qui reviennent des champs.

Ces consolations, c’était Ronan etson second fils Grégor, homme d’un âge déjà mûr,accompagné de ses deux enfants : Guenek, beau garçonde vingt ans, et Asilyk, jolie fille de dix-huit ans.Ronan le Vagre, malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré sessoixante-quinze ans, était encore alerte, vigoureux, et, commetoujours, de bonne humeur.

– Bonsoir, – dit-il à sa femme enl’embrassant, – bonsoir, petite Odille.

Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deuxenfants à embrasser Odille en disant :

– Bonsoir, ma chère mère.

– Bonsoir, bonne grand’mère.

– Les entendez-vous tous ? – repritla compagne de Ronan avec ce rire si doux chez les vieillards, –les entendez-vous ? pour ces deux-ci je suis mère-grand, etpour celui-ci, je suis : petite Odille…

– Quand tu auras cent ans, et tu lesauras, foi de Ronan ! je t’appellerai encore et toujourspetite Odille… de même que ces vieux amis que voici, jeles appellerai toujours le Veneur etl’évêchesse.

Le Veneur et sa femme venaient en effetrejoindre Ronan, tous deux aussi blanchis par les années, maisrayonnants de bonheur et de santé.

– Oh ! oh ! comme te voilà déjàbeau, mon vieux compagnon, avec ta saie neuve et ton bonnet brodé…Et vous, belle évêchesse, que vous voilà brave aussi…

– Ronan, foi de vieux Vagre ! – ditle Veneur, – je l’aime encore autant, ma Fulvie ! ainsi vêtueen matrone, avec sa robe brune et sa coiffe blanche comme sescheveux, qu’autrefois avec sa jupe orange, son écharpe bleue, sescolliers d’or et ses bas rouges brodés d’argent… te souviens-tu,Ronan ? te souviens-tu ?

– Odille, si mon mari et le vôtrecommencent à parler du temps passé, nous n’arriverons pas aumonastère avant la nuit, et Loysik nous attend.

– Belle et judicieuse évêchesse, vousserez écoutée, – reprit gaiement Ronan. – Viens, Grégor ;venez, mes enfants ; allons quitter nos habits detravail ; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de monbon frère Loysik.

Bientôt, Fulvie, petite-fille de l’évêchesse,tenant à la main un brandon allumé, sortit de la maison avecplusieurs de ses compagnes, et mit le feu au bûcher… Les crisjoyeux des jeunes filles et des enfants saluèrent la grande colonnede flamme claire et brillante qui monta vers le ciel. À ce signal,les habitants de la vallée, encore occupés aux travaux des champs,regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous réunis, hommes,femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par bandes aumonastère de Charolles.

**

*

La communauté de Charolles est un grandbâtiment de pierres, solide, mais sans ornement ; il contient,en outre des cellules des moines, les bâtiments de l’exploitationagricole, une chapelle, un hospice pour les malades de la vallée,une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, depuis cinquanteans, ont toujours élu Loysik pour supérieur ; ils sont, choserare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujoursengagés à ne se point lier imprudemment par des vœux éternels, et àne se point confondre avec le clergé, les évêques étanttrès-désireux de dominer temporellement les monastères, afind’exploiter les travaux des moines, et de les réduire à une sortede servage ecclésiastique, la vie de ces moines laborieux,paisibles, et véritablement chrétiens, contrastant avec ladissolution, la fainéantise et la cupidité des évêques, portaitombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de Charolles avaientjusqu’alors vécu sous une règle consentie en commun, etrigoureusement observée. La discipline de l’ordre deSaint-Benoît, adoptée dans un grand nombre de monastèresde la Gaule, avait paru à Loysik, en raison de certains statuts,anéantir ou dégrader la conscience, la raison, la dignité humaine.Ainsi, le supérieur ordonnait-il à un moine d’accomplir une chosematériellement impossible, le moine, après avoir faithumblement observer à son chef l’impossibilité de l’acte que l’onexigeait de lui, devait cependant obéir[72]. Unautre statut disait formellement : – qu’il n’était pas mêmepermis à un moine d’avoir en sa propre puissance son corpset sa volonté[73]. –Enfin, il était formellement interdit à un moine d’en défendre,d’en protéger un autre, fussent-ils unis par les liens dusang[74]. – Ce renoncement volontaire auxsentiments les plus tendres et les plus élevés ; cetteabnégation de sa conscience et de la raison humaine, pousséejusqu’à l’imbécillité ; cette obéissance passive, qui fait del’homme une machine inerte, une sorte de cadavre, avaitparu par trop catholique à Loysik pour qu’il ne combattît pasl’envahissement de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alorspresque généralement adoptée en Gaule.

Loysik dirigeait les travaux de la communauté,auxquels il avait participé jusqu’à ce que le grand âge eutaffaibli ses forces ; il soignait les malades, enseignait lesenfants des habitants de la vallée, assisté de plusieursfrères ; le soir, après les rudes labeurs de la journée, ilréunissait la communauté, l’été, sous les arceaux de la galerie quientourait la cour intérieure du cloître ; l’hiver, dans leréfectoire ; là, fidèle à la tradition de sa famille, ilracontait à ses frères les gloires de l’ancienne Gaule, les actionsdes vaillants héros des temps passés, entretenant ainsi dans tousles cœurs le culte sacré de la patrie, combattant le découragementqui souvent s’emparait des âmes les plus fermes à l’aspect de laconquête franque se prolongeant au milieu des ruines et desdésastres du pays.

La communauté vivait ainsi laborieuse etpaisible, depuis de longues années, sous la direction deLoysik ; rarement il avait besoin de rappeler ses frères aubon accord. Quelques ferments de troubles passagers, et bientôtétouffés par l’ascendant du vieux moine laboureur, s’étaientcependant parfois manifestés, voici comment : La communauté deCharolles, quoique absolument libre et indépendante en ce quitouchait sa règle intérieure, – l’élection de son supérieur, ladisposition des fruits du sol cultivé par elle, – était néanmoinssoumise à la juridiction de l’évêque du diocèse ; de plus, ilavait le droit d’établir dans le monastère les prêtres de son choixpour y dire la messe, donner la communion, les sacrements, etdesservir la chapelle du monastère, aussi destinée aux habitants dela vallée de Charolles. Loysik s’était soumis à cette nécessité dutemps afin d’assurer le repos de ses frères et des habitants de lavallée ; mais ainsi introduits au sein de la communautélaïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône,avaient plus d’une fois tenté de semer la division entre les moineslaboureurs, disant à ceux-ci, qu’ils ne donnaient pas assez detemps à la prière, engageant ceux-là à entrer dans l’Église et àdevenir moines ecclésiastiques, afin de participer à la puissancedu clergé. Plus d’une fois ces tentatives d’embauchage arrivèrentaux oreilles de Loysik, qui dit fermement à ces catholiquesartisans de troubles :

« – Qui travaille prie… Jésus de Nazarethblâme fort ces fainéants qui, ne touchant pas du doigt aux pluslourds fardeaux, en chargent, sous prétexte de longues prières, lesépaules de leurs frères. Nous ne voulons pas icid’oisifs… nous sommes tous frères et fils d’un même Dieu :moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu’ils viventchrétiennement ; que les uns, ayant vaillamment concouru auxtravaux de la communauté, préfèrent employer à la prière lesloisirs indispensables à l’homme après le labeur, libre àeux ; de même que dans notre communauté il nous plaîtd’employer nos loisirs à la culture des fleurs, à la lecture, à laconversation entre amis, à la pêche, à la promenade, au chant, à lapeinture des manuscrits, aux métiers d’agrément, et de temps àautre à l’exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps oùil faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vieet celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui quiaprès le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant quecelui qui emploie ses loisirs à prier… Les fainéants seuls sont desimpies !… »

Loysik était si généralement vénéré, lacommunauté si heureuse, que les prêtres étrangers ne parvinrent pasà troubler ce bon accord ; puis enfin Loysik possédait le solet les bâtiments du monastère en vertu d’une charte authentiqueconcédée par Clotaire. Les prélats de Châlons se voyaient forcés,malgré leur habitude d’envahissement, de respecter les droits deLoysik, tâchant d’arriver à leurs fins par des moyensastucieux.

C’était donc fête, ce jour-là, dans la colonieet dans la communauté de Charolles. Les moines laboureurssongeaient à recevoir de leur mieux leurs amis de la vallée quivenaient, selon l’usage adopté depuis un demi-siècle, remercierLoysik de l’heureuse vie que lui devait cette descendance deVagres, braves diables convertis par la parole du moine laboureur.Une fois seulement chaque année était enfreinte la règle qui,librement consentie par la communauté, interdisait aux femmesl’entrée du monastère. Les moines préparaient donc de longuestables partout où elles pouvaient tenir : dans le réfectoire,dans les salles où ils travaillaient à différents métiers manuels,sous les galeries couvertes dont était entourée la cour intérieure,et jusque dans cette cour elle-même, abritée, pour cette solennité,au moyen de pièces de lin tendues sur des cordes, enfin l’on voyaitdes tables jusque dans la salle d’armes. Quoi ! un arsenaldans un monastère ?… Oui, là avaient été déposées les armesdes Vagres fondateurs de la colonie et de la communauté. Or, decette mesure conseillée par Loysik, moines, laboureurs et colonss’étaient bien trouvés lors de l’attaque de la vallée par lestroupes de Chram… Quoiqu’une pareille occurrence ne se fût pointrenouvelée depuis, l’arsenal avait été soigneusement entretenu etaugmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que dans lacommunauté, l’on s’exerçait au maniement des armes, exercicesalubre au corps et toujours utile en ces temps de terriblesviolences, disait Loysik.

Donc, les moines laboureurs dressaient destables de tous côtés ; sur ces tables, ils plaçaient avec uninnocent orgueil les fruits de leurs travaux, beau pain de fromentde leurs terres, vin généreux de leur vignoble, quartiers de bœufset de moutons de leurs étables, fruits et légumes de leurs jardins,laitage de leurs troupeaux, miel de leurs ruches. Cette abondance,ils la devaient à leur rude labeur quotidien ; ils enjouissaient, quoi de plus légitime ? et c’était encore unelégitime satisfaction pour les moines laboureurs de montrer à leursvieux amis de la vallée qu’ils étaient non moins qu’eux bonslaboureurs, fins vignerons, habiles jardiniers, soigneuxpasteurs.

Parfois il arrivait aussi (le diable est simalin) qu’à l’un de ces anniversaires où les femmes et les jeunesfilles pouvaient entrer dans l’intérieur du monastère, quelquemoine laboureur, s’apercevant à l’impression que lui causait unebelle jeune fille qu’il s’était trop prématurément épris del’austère liberté du célibat, ouvrait son cœur à Loysik ;celui-ci exigeait trois mois de réflexion de la part du frère, ets’il persistait dans sa vocation conjugale, on voyait bientôtLoysik, appuyé sur son bâton, gagner le village ; là, ils’entretenait avec les parents de la jeune fille de la convenancedu mariage, et presque toujours, quelques mois après, la coloniecomptait un ménage de plus, la communauté un frère de moins, etLoysik de dire, en manière de moralité : « Voici quiprouve la dangereuse imprudence des vœux éternels. »

Les préparatifs de réception étaient depuislongtemps achevés dans l’intérieur du monastère, le soleil secouchait lorsque les moines laboureurs entendirent un grand bruitau dehors ; la colonie tout entière arrivait. En tête de lafoule marchent Ronan et le Veneur, Odille et l’évêchesse ; cesont les quatre plus anciens habitants de la vallée ; quelquesvieux Vagres, un peu moins âgés, vinrent ensuite ; puis lesenfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagreriejadis si désordonnée, si redoutable.

Loysik, averti de l’approche de ses amis,s’est, pour les recevoir, avancé à la porte de l’enceinte dumonastère ; il porte, de même que tous les frères de lacommunauté, une robe de grosse laine brune, assujettie aux reinspar une ceinture de cuir. Son front est devenu complètement chauve,sa longue barbe, d’un blanc de neige, tombe sur sa poitrine ;sa taille est encore droite, sa démarche alerte, quoiqu’il aitquatre-vingts ans passés ; ses mains vénérables sont seulementagitées d’un léger tremblement. La foule s’arrête, Ronan s’approcheet dit :

– Loysik, il y a aujourd’hui cinquante etun ans qu’une troupe de Vagres déterminés t’attendait sur lesconfins de la Bourgogne ; tu es venu à nous, tu nous as faitentendre de sages paroles, tu nous as prêché les mâles vertus dutravail et du foyer domestique, puis tu nous as mis à même depratiquer ces vertus en offrant à notre troupe la libre jouissancede cette vallée… Un an après, il y a cinquante ans de cela, notrecolonie naissante fêtait le premier anniversaire de sonétablissement en ce pays ; aujourd’hui nous venons, nous, nosenfants et les enfants de nos enfants, te dire une fois de plus,par ma voix : éternelle reconnaissance et amitié àLoysik !

– Oui, oui, – cria la foule, –reconnaissance éternelle à Loysik, notre ami, notre bonpère !…

Le vieux moine laboureur fut très-ému ;de douces larmes coulèrent de ses yeux, il fit signe qu’il voulaitparler, et il dit, au milieu d’un grand silence :

– Mes amis, mes frères, vous qui viviezil y a cinquante ans, et vous autres qui n’avez connu ces terriblestemps que par les récits de vos pères, ma joie est grande en cejour… Les fondateurs de cette colonie, après s’être fait craindre,ont su se faire aimer et respecter en se montrant hommes de labeur,de paix et de famille… Un heureux hasard a voulu qu’au milieu desdésastres et des guerres civiles qui depuis tant d’annéescontinuent de désoler notre patrie, la Bourgogne ait été à peu prèsjusqu’ici préservée de ces malheurs, fruits d’une conquêtesanglante ; nous autres, grâce à la donation que nous avons suobtenir, nous vivons ici paisibles et libres ; mais,hélas ! dans les autres parties de cette province et de laGaule, nos frères subissent toujours les douleurs del’esclavage ; ceux-là, vous ne les avez pas oubliés ;non, non… Vous vous êtes souvenus de ces paroles de Jésus :Les fers des esclaves doivent être brisés ! Et enattendant le jour encore lointain de l’affranchissement de tous,vos épargnes et celles de la communauté nous ont encore permis,cette année, de racheter quelques pauvres familles… Il nous restedes terres à leur distribuer… En attendant que nous leur ayonsconstruit des maisons, que ces esclaves d’hier, hommes libresaujourd’hui, trouvent chez nous des frères et des hôtes… Tenez, lesvoilà… Aimez-les comme nous nous aimons entre nous… Ce sont aussides fils de la vieille Gaule, déshérités comme nous l’étions il y acinquante ans !

À peine Loysik avait-il prononcé ces paroles,que plusieurs familles, hommes, femmes, enfants, vieillards,sortirent du monastère, pleurant de joie. Ce fut, parmi les colons,à qui offrirait son foyer, ses soins à ces nouveaux venus. Ilfallut l’intervention de Loysik, toujours écoutée, pour calmercette tendre et ardente rivalité d’offres de services ; ilrépartit, selon sa sagesse habituelle, les futurs colons danscertaines maisons ; l’on parla bien, il est vrai, mais toutbas, de la partialité du vieux moine ; on l’accusait d’avoiriniquement favorisé Ronan et son ami le Veneur, la bonne vieillepetite Odille ayant obtenu pour sa part une jeune femme et ses deuxenfants, et l’évêchesse tout un ménage, le mari, la femme et troisgarçonnets !… Ce que c’est pourtant que la faveur !…

Chaque année, Loysik, peu de temps avant cettefête anniversaire, partait sa pochette bien garnie d’argent ;cette somme, fruit des épargnes de la communauté, ainsi que desdons volontaires des habitants de la colonie, était destinée aurachat de bon nombre d’esclaves. Quelques moines laboureurs résoluset bien armés accompagnaient Loysik à Châlons-sur-Saône ou, vers lecommencement de l’automne, se tenait un grand marché de chairgauloise, sous la présidence du comte et de l’évêque de cette cité,capitale de la Bourgogne. De la place du marché se voyait lesplendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait desesclaves jusqu’à ce que sa pochette fût vide, regrettant que lesesclaves de l’Église fussent d’un chiffre trop élevé pour sabourse, les évêques les vendant toujours deux fois pluscher que les autres, pour ne point avilir sans doute leurmarchandise en la livrant à trop bas prix ; parfois aussi,grâce à la persuasion pénétrante de sa parole, Loysik obtenait d’unseigneur frank, moins barbare que ses compagnons, le don dequelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveauxcolons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles,trouvaient l’accueil que l’on a vu, et ensuite, travail etbien-être.

Après la distribution des nouveauxaffranchis aux habitants de la vallée (Loysik s’était fait la partdu lion en hébergeant bon nombre d’hommes au monastère), moineslaboureurs et colons se mettent à table. Quel festin !…

– Nos festins en Vagrerie n’étaient rienauprès de ceux-là, – dit Ronan. – Est-ce vrai, vieuxVeneur ?…

– Te souviens-tu, entre autres, de cefameux gala dans notre repaire des gorges d’Allange ?

– Où l’évêque Cautin cuisina pournous ? après quoi il fut ravi au ciel et en descendittrès-promptement.

– Odille, vous souvenez-vous de cettenuit étrange, où pour la première fois je vous ai vue, lors del’incendie de la villa de mon mari l’évêque ?

– Certes, Fulvie, je m’en souviens ;et aussi de ces largesses que de leur butin les Vagres faisaient aupauvre monde.

– Loysik, c’est durant cette nuit-là, quepour la première fois j’ai su que nous étions frères.

– Ah ! Ronan ! quelle bravoureque celle de notre père Karadeuk, parvenant, avec notre vieil amile Veneur, à nous tirer de l’ergastule du burg de ce comteNeroweg !

Te souviens-tu ? Voussouvenez-vous ? une fois sur ce sujet l’entretien de vieuxamis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux tempsRonan, Loysik, le Veneur, Odille, l’évêchesse, placés à table àcôté les uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes,s’éjouissaient et parlaient du temps présent. De sorte que cesoir-là l’on était en grande joie au monastère de Charolles.

Au milieu du festin, un moine laboureur dit àl’un de ses compagnons :

– Où sont donc nos deux prêtres, Placideet Félibien ?

– Ces pieux hommes ont trouvé la fêtetrop profane pour eux.

– Comment cela ?

– Tu sais que par ordre de Loysik, deuxveilleurs sont chaque nuit de garde à la logette de l’embarcadèredu bac…

– Oui.

– Placide et Félibien ont offert à deuxde nous qui devaient à leur tour veiller cette nuit dans la logettede les y remplacer, afin de laisser nos frères jouir de lafête.

– Quelles bonnes âmes, que cestonsurés !

**

*

La rivière, qui prenait sa source dans lavallée de Charolles, la traversait dans toute sa longueur ;puis, se partageant en deux bras, servait de limites et de défensenaturelle au territoire de la colonie. Par prudence, Loysik faisaitramener chaque soir et amarrer sur la rive de la vallée un bac,seul moyen de communication avec les terres qui s’étendaient del’autre côté du cours d’eau, et appartenaient au diocèse deChâlons. Une logette où veillaient à tour de rôle deux frères de lacommunauté, était construite près de l’embarcadère de ce bac.

La lune en son plein se réfléchissait dansl’eau limpide de la rivière, fort large en cet endroit, les deuxprêtres qui s’étaient fraternellement offerts à remplacer lesmoines comme veilleurs, allaient et venaient d’un air inquiet àquelques pas de la logette.

– Placide, tu ne vois rien ? tun’entends rien ?

– Rien…

– Voilà pourtant la lune déjà haute… ildoit être près de minuit, et personne ne paraît…

– Ne perdons pas espoir… le retard n’estpas encore considérable.

– S’ils nous manquaient de parole, ceserait désolant ; nous ne trouverions pas de longtemps unpareille occasion d’être, comme ce soir, chargés de la garde dubac, grâce à l’orgie de cette nuit.

– Et c’est surtout pendant cette nuitd’orgie qu’il est nécessaire de surprendre les moines.

– Et pourtant personne encore…

– Écoute… écoute…

– Tu entends quelque chose ?

– Je me suis trompé… c’est le bruissementde la rivière sur les cailloux du rivage.

– L’évêque de Châlons, notre protecteur,aura renoncé à son projet.

– Impossible… il avait obtenul’assentiment de la reine Brunehaut.

– La reine Brunehaut aura peut-êtrecraint de se mêler de cette affaire ecclésiastique.

– Elle ! cette femme redoutable etimplacable, craindre quelque chose ?… elle, craindre un vieuxmoine de quatre-vingts ans ?…

– Écoute… écoute… cette fois je ne metrompe pas… Vois-tu là-bas, sur l’autre rive, ces pointsbrillants ?

– Oui… c’est le reflet de la lune surl’armure des guerriers.

– Ce sont eux ! ce sont eux !…Entends-tu ces trois appels de trompe ?

– C’est le signal convenu… vite, vite…détachons le bac et passons à l’autre bord…

Les amarres du bac sont détachées et il estmanœuvré par Placide et Félibien, au moyen de longuesperches ; il touche à l’autre rive… Là, monté sur une mule, setrouve un homme de grande taille, vêtu d’une robe noire : safigure est impérieuse et dure ; à côté de lui est un cheffrank à cheval, escorté d’une vingtaine de cavaliers revêtusd’armures de fer : un chariot rempli de bagage, traîné parquatre bœufs et suivi de plusieurs esclaves à pieds, arrive aussisur la rive.

– Vénérable archidiacre, – dit Placide àl’homme à la robe noire, – nous commencions à désespérer de votrevenue ; mais vous arrivez encore à temps… l’orgie, à cetteheure, doit être complète ; toute la colonie, hommes, femmes,jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait lesabominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, quiprovoque ces horreurs sacrilèges !

– Ces horreurs vont avoir leur terme etleur châtiment, mes fils. Mais, dites-moi, peut-on, sans danger,embarquer les chevaux de ces guerriers et le chariot qui porte mesbagages ?

– Vénérable archidiacre, cette cavalerieest nombreuse ; il faudrait au moins trois ou quatrevoyages.

– Gondowald, – dit l’archidiacre au cheffrank, – si nous laissions provisoirement sur ce bord vos chevaux,ma mule et mon chariot ? nous nous rendrions tout d’abord aumonastère ; vos cavaliers nous accompagneraient à pied.

– Qu’ils soient à pied ou à cheval, ilssuffiront à assurer l’exécution des ordres de ma glorieuse reineBrunehaut, et à housser du manche de nos lances ces moines et cetteplèbe rustique si elle bronche…

– Vénérable archidiacre, nous qui savonsde quoi sont capables les moines et les habitants de la vallée,nous estimons qu’en cas de rébellion de leur part aux ordres denotre saint évêque de Châlons, vingt guerriers… c’est fort peu.

Gondowald toisa le prêtre d’un regarddédaigneux, et ne répondit même pas à l’observation.

– Je ne partage pas vos craintes, meschers fils, et j’ai de bonnes raisons pour cela, – repritl’archidiacre d’un air hautain. – Nous voici tous embarqués…maintenant, au large le bac !

Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée,l’archidiacre, Gondowald, chambellan de Brunehaut, et les vingtguerriers de la reine, casqués, cuirassés, armés de lances etd’épées ; ils portaient en sautoir leurs boucliers peints etdorés.

– Y a-t-il un long trajet d’ici aumonastère ? – demanda l’archidiacre en posant le pied sur lerivage.

– Non, mon père… il y a tout au plus pourune demi-heure de route.

– Marchez devant, mes chers fils… nousvous suivons.

– Ah ! mon père ! les impies decette communauté ignorent à cette heure que le châtiment du cielest suspendu sur leur tête !

– Hâtez le pas, mes fils… bientôt justicesera faite…

– Hermanfred, – dit le chef des guerriersen se retournant vers l’un des hommes de sa troupe, – as-tu letrousseau de cordes et les menottes de fer ?

– Oui, seigneur Gondowald.

**

*

Au monastère, le festin continuait :partout régnait une douce cordialité. À la table où se trouvaientLoysik, Ronan, le Veneur et leur famille, l’entretien continuait,vif, animé ; l’on parlait en ce moment des terribles chosesqui se passaient, dit-on, dans le sombre palais de la reineBrunehaut. Les heureux habitants de la vallée écoutaient cessinistres récits avec cette curiosité avide, inquiète et souventfrissonnante, que souvent l’on éprouve à la veillée, lorsqu’au coind’un foyer paisible l’on entend raconter quelque histoireépouvantable : heureux, humble et ignoré, l’on est certain dene jamais être jeté au milieu d’aventures effrayantes comme cellesdont la narration vous fait frémir, pourtant l’on craint et l’ondésire à la fois la continuation du récit.

– Tenez, – disait Ronan, – afin dedémêler ce chaos sanglant, puisque nous parlons de ce monstrefemelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette heure enBourgogne, rappelons les faits en deux mots : Clotaire, aprèsavoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deuxpetites filles, est mort depuis cinquante-trois ans, n’est-cepas ?

– Oui, mon père, – reprit Grégor, –puisque nous sommes en l’année 613.

– Ce Clotaire avait laissé quatrefils : Charibert régnait à Paris, Gontranétait roi d’Orléans et de Bourges ; Sigebert, roid’Ostrasie, résidait à Metz, et Chilpérik, roi deNeustrie, occupait la demeure royale de Soissons, puisque nosconquérants ont appelé Neustrie et Ostrasie les provinces du nordet de l’est de la Gaule.

– Chilpérik ? – reprit le fils deRonan, – Chilpérik, ce Néron de la Gaule, qui, dit-on, terminaitainsi l’un de ses édits : « Que celui qui n’obéiraitpas à cette loi ait les YEUX ARRACHÉS ! »

– C’est seulement de celui-là seul et deson frère Sigebert que nous nous occupons… Laissons de côté sesdeux autres frères, Charibert et Gontran, tous deux morts sansenfants : le premier en 566, le second en 593 ; ils sesont montrés les dignes descendants de Clovis, mais il ne s’agitpas d’eux dans ce récit.

– Mon père, l’effrayante histoire quinous intéresse est celle de Brunehaut et de Frédégonde, puisque cesdeux noms, désormais inséparables, sont accolés dans le sang…

– J’arrive à l’histoire de ces deuxmonstres et de leurs époux Chilpérik et Sigebert, car ces louvesont leurs loups, et qui pis est, pour la Gaule, leurs louveteaux…Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère, avait, parmi sesnombreuses concubines, une esclave franque d’une beautééblouissante, et douée, dit-on, d’un charme de séductionirrésistible ; elle se nommait Frédégonde… Il endevint si épris, que pour jouir plus librement encore de lapossession de cette esclave, il répudia sa femme Andowère, quimourut plus tard en un couvent ; mais bientôt las deFrédégonde, il fut jaloux d’imiter son frère : Sigebert, quis’était marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut,fille d’Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, etdont les aïeux avaient conquis l’Espagne comme Clovis la Gaule.Chilpérik demanda donc et obtint la main de la sœur de Brunehaut,nommée Galeswinthe… L’on ne pouvait voir, disait-on, une figureplus touchante que celle de cette jeune princesse, et la bonté deson cœur égalait l’angélique douceur de ses traits. Lorsqu’il luifallut quitter l’Espagne pour venir en Gaule épouser Chilpérik, lamalheureuse créature eut des pressentiments de mort… cespressentiments ne la trompaient pas… Après six ans de mariage, elleétait étranglée dans son lit par son époux Chilpérik[75].

– Comme Wisigarde, quatrième femme deNeroweg, avait été étranglée par ce comte frank, dont la raceexiste encore, dit-on, en Auvergne… Rois et seigneurs franks ontles mêmes mœurs… c’est de race…

– Infortunée Galeswinthe !… Etpourquoi tant de férocité de la part de son mariChilpérik ?

– Un moment apaisée, la passion deChilpérik pour son esclave Frédégonde s’était réveillée plusardente que jamais, et il avait étranglé sa femme afin d’épouser saconcubine… Voici donc Frédégonde mariée à Chilpérik après lemeurtre de Galeswinthe, et devenue l’une des reines de la Gaule. Ilest d’étranges contrastes dans les familles : Galeswintheétait un ange, Brunehaut, sa sœur, mariée à Sigebert, était unecréature infernale ; d’une rare beauté, d’un caractère de fer,vindicative jusqu’à la férocité, d’une ambition impitoyable etd’une intelligence qui eût été du génie, si elle n’eût appliqué sesfacultés extraordinaires aux forfaits les plus inouïs… Brunehautdevait épouvanter le monde… D’abord elle voulut venger la mort desa sœur Galeswinthe, étranglée par Chilpérik à l’instigation deFrédégonde… Alors, entre ces deux femmes, mortelles ennemies, etdont chacune régnait avec son mari sur une partie de la Gaule,commença une lutte effrayante : le poison, le poignard,l’incendie, la guerre civile, le massacre, les combats des pèrescontre les fils, des frères contre des frères ; tels furentles moyens qu’elles employèrent l’une contre l’autre. Lespopulations gauloises n’échappèrent pas à cette rage dedestruction : toutes les provinces soumises à Sigebert et àBrunehaut furent impitoyablement ravagées par Chilpérik, et lespossessions de celui-ci furent à leur tour dévastées par Sigebert.Ces deux frères, ainsi poussés par la furie de leurs femmes,combattirent l’un contre l’autre jusqu’au jour où ils furent tousdeux assassinés.

– Ah ! si le sang gaulois n’avaitcoulé à torrents, si ces désastres affreux n’avaient écrasé denouveau notre malheureux pays, je verrais un châtiment céleste dansla lutte de ces deux femmes, décimant ainsi les familles où ellessont entrées, – dit Loysik ; – mais, hélas ! que de maux,que de misères atroces ces haines royales font peser sur lespeuples…

– Et ces deux monstres trouvaient desinstruments pour servir leurs vengeances ?

– Les meurtres qu’elle ne commettaientpas elles-mêmes par le poison, elles les faisaient accomplir par lepoignard… Frédégonde, dont la dépravation dépassait celle de laMessaline antique, s’entourait de jeunes pages ; elle lesenivrait de voluptés terribles, troublait leur raison par desphiltres qu’elle composait ; ils entraient bientôt dans unesorte de frénésie, et elle les lançait alors sur les victimesqu’ils devaient frapper… C’est ainsi qu’elle fit poignarder le roiSigebert, mari de Brunehaut, et empoisonner leur fils Childebert…C’est ainsi, dit-on, qu’elle a fait tuer, à coups de couteau, sonmari Chilpérik…

– Quoi ! Frédégonde n’épargna pasmême son époux ?

– Les uns lui attribuent ce meurtre,d’autres en accusent Brunehaut… les deux crimes sontprobables : toutes deux avaient intérêt à le commettre :par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa sœur Galeswinthe,étranglée par ce roi ; Frédégonde, en le faisant assassiner,se vengeait de ce qu’il avait surpris, la veille de sa mort, l’undes innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l’esclavagepour monter au trône…

– Et elle ? mon père, a-t-elle subila peine due à tant de forfaits ?

– La reine Frédégonde est mortepaisiblement dans son lit en 597, âgée de cinquante-cinq ans, bénieet enterrée par les prêtres dans la basilique deSaint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des crimes sansnombre… Du reste, Frédégonde a longtemps et heureusement ethabilement régné, comme disent les infâmes et dévotspanégyristes de ces monstres couronnés… Oui, à sa mort elle alaissé à son fils Clotaire le jeune son royaume intact, et lesbénédictions du clergé l’ont accompagnée dans sa tombe, cetteglorieuse reine, car elle était, pour les prêtres, prodigue du biend’autrui.

Un frémissement d’horreur circula parmi lesauditeurs de ce récit ; ces mœurs royales contrastaient d’unemanière si effrayante avec les mœurs des habitants de la colonie,que ces bonnes gens croyaient entendre raconter quelque songeépouvantable éclos dans le délire de la fièvre.

Grégor reprit :

– Ce Clotaire le jeune, fils deFrédégonde et de Chilpérik, se trouve être ainsi le petit-fils deClotaire, le tueur d’enfants, et l’arrière-petit-fils deClovis ?

– Oui… et comme il se montre digne de sarace, vous voyez, mes enfants, quelle ère de nouveaux crimes vas’ouvrir ; car sa mère Frédégonde lui a légué l’implacablehaine dont elle poursuivait Brunehaut… et ce duel à mort vacontinuer entre celle-ci et le fils de sa mortelle ennemie…

– Hélas ! que de désastres vontencore déchirer la Gaule durant cette lutte sanglante…

– Oh ! elle sera terrible… terrible…car les crimes de Frédégonde pâlissent auprès de ceux de Brunehaut,notre reine aujourd’hui, à nous, habitants de la Bourgogne.

– Mon père, est-ce possible ?Brunehaut plus criminelle que Frédégonde ?

– Ronan, – dit Odille en portant ses deuxmains à son front, – ce chaos de meurtres, accomplis dans une mêmefamille, donne le vertige… L’esprit se trouble et se lasse à suivrele fil sanglant qui seul peut vous conduire au milieu de ce dédalede crimes sans nom. Grand Dieu ! dans quel temps nousvivons !… Que verront donc nos enfants ?

– À moins que les démons ne sortent del’enfer, petite Odille, nos enfants ne pourront rien voir quisurpasse ce que nous voyons ; car, je vous l’ai dit, lescrimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de Brunehaut… Etsi vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le splendidechâteau de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille, femmeet mère de rois, tient en sa dépendance ses arrière-petits-enfants…Mais non… je n’ose… mes lèvres se refusent à raconter ces chosessans nom.

– Ronan a raison. Il se passe aujourd’huidans le château de la reine Brunehaut des horreurs qui dépassentles bornes de l’imagination humaine, – reprit Loysik enfrémissant ; puis s’adressant à Ronan : – Mon frère, parrespect pour nos jeunes familles, par respect pour l’humanité toutentière, n’achève pas…

– C’est juste, Loysik ; il y aquelque chose d’épouvantable à penser que la reine Brunehaut estune créature de Dieu comme nous, et que comme nous… elle appartientà l’espèce humaine…

– Frère Loysik, frère Loysik, – accourutdire un des moines laboureurs, – on a frappé à la porte extérieuredu monastère… une voix m’a répondu que c’était unmessage de l’évêque de Châlons et de la reine Brunehaut.

Ce nom, en un pareil moment, causa un profondétonnement et une sorte de crainte vague.

– Un message de l’évêque et de lareine ? – reprit Loysik en se levant et se dirigeant vers laporte extérieure du monastère, – cela est étrange ! Le bac estamarré chaque soir de ce côté-ci de la rive, et les veilleurs ontl’ordre absolu de ne pas traverser la rivière durant la nuit ;sans doute ce messager aura pris une barque à Noisan pourremonter la rivière.

En parlant ainsi, le supérieur de lacommunauté s’était approché de la porte massive et verrouillée endedans ; plusieurs moines, portant des flambeaux, suivaient lesupérieur ; Ronan, le Veneur et un grand nombre de colons etde frères accompagnaient aussi Loysik ; il fit un signe, lalourde porte roula sur ses gonds, et l’on vit au dehors, éclairéspar la lune, l’archidiacre et Gondowald, le chambellan deBrunehaut ; derrière eux étaient rangés en haie les hommes deguerre, casqués, cuirassés, boucliers au bras, lance à la main,épée au côté.

– Il y a là une trahison, – dit àdemi-voix Loysik, se retournant vers Ronan ; puis s’adressantà l’un des moines : – Qui donc, cette nuit, est de guet à lalogette du bac ?

– Nos deux prêtres… Ils ont offert à nosfrères de les remplacer pour cette nuit de fête.

– Je devine tout, – répondit Loysik avecamertume ; – puis s’adressant à l’archidiacre qui, ainsi queGondowald, s’était arrêté au seuil de la grande porte, tandis queleur escorte restait au dehors, il dit au guerrier et auprêtre :

– Qui êtes-vous ? quevoulez-vous ?

– Je me nomme Salvien, archidiacre del’église de Châlons et neveu du vénérable Sidoine, évêque de cediocèse… Je t’apporte les ordres de ton chef spirituel.

– Et moi Gondowald, chambellan de notreglorieuse et illustre reine Brunehaut, je suis chargé par elle deprêter mon aide et celle de mes hommes à l’envoyé de l’évêque.

– Voici une lettre de mon oncle, – repritl’archidiacre en présentant ce parchemin à Loysik. – Prends-enconnaissance à l’instant.

– Mes yeux sont affaiblis par les années,un de nos frères va faire tout haut cette lecture pour moi.

– Il se peut qu’il y ait dans cettelettre des choses secrètes, – dit l’archidiacre ; – jet’engage à la faire lire à voix basse.

– Nous n’avons point ici de secret lesuns pour les autres… Lis tout haut, mon frère.

Et Loysik remit la missive à l’un des membresde la communauté, qui exécuta l’ordre de son supérieur.

Cette lettre portait en substance que Sidoine,évêque de Châlons, instituait l’archidiacre Salvien comme abbé dumonastère de Charolles, voulant ainsi mettre terme aux scandales eténormités qui depuis tant d’années affligeaient la chrétienté parl’exemple de cette communauté ; elle devrait être à l’avenirrigoureusement soumise à la règle de saint Benoît, ainsi quel’étaient alors presque tous les monastères de la Gaule. Les moineslaïques qui mériteraient cette faveur par leur vertu et par leurhumble soumission aux ordres de leur nouvel abbé obtiendraient lafaveur toute chrétienne d’entrer dans la cléricature et de devenirmoines de l’Église romaine. De plus, en vertu du canon 7 du conciled’Orléans, tenu deux années auparavant (l’année 611), qui ordonnaitque « les domaines, terres, vignes, esclaves, pécules quiseraient donnés aux paroisses demeurassent en la puissance del’évêque, » tous les biens du monastère et de la colonieformant, à bien dire, la paroisse de Charolles, devaient, àl’avenir, demeurer en la puissance de l’évêque de Châlons, quicommettait son neveu l’archidiacre Salvien à la direction de cesbiens. Le prélat terminait la missive en ordonnant à son cher filsen Christ, Loysik, de se rendre sur l’heure en la cité de Châlonspour y entendre le blâme de son évêque et père spirituel, et ysubir humblement la pénitence ou châtiment qu’il pourrait luiinfliger. Enfin, comme il se pouvait faire que le frère Loysik, parune suggestion diabolique, commît l’énormité de mépriser les ordresde son père spirituel, le noble Gondowald, chambellan de laglorieuse reine Brunehaut, était chargé par cette illustrissime etexcellentissime princesse de faire exécuter, au besoin, par laforce, les ordres de l’évêque de Châlons.

Le moine laboureur achevait à peine la lecturede cette missive que Gondowald ajouta d’un air hautain etmenaçant :

– Oui, moi, chambellan de la glorieusereine Brunehaut, notre très-excellente et très-redoutablemaîtresse, je suis chargé par elle de te dire à toi, moine, que sitoi et les tiens vous aviez l’audace de désobéir aux ordres del’évêque, ainsi que cela pourrait arriver, d’après les insolentsmurmures que je viens d’entendre, je vous fais attacher, toi et lesplus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes cavaliers, et jevous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à coups de boisde lance.

Vingt fois en effet la lecture de la missivede l’évêque avait été interrompue par les murmures indignés de lafoule : moines laboureurs ou colons ; il fallutl’imposante autorité de Loysik pour obtenir des assistantsexaspérés assez de silence pour que la lecture de la missiveépiscopale pût se terminer ; mais lorsque le frank Gondowaldeut prononcé, d’un air de défi, ses insolentes menaces, la foule yrépondit par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneusesrailleries.

Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagresn’avaient pas été des derniers à se révolter contre les prétentionsspoliatrices de l’évêque de Châlons, qui voulait simplements’approprier les biens des moines laboureurs et des colons, aumépris de tout droit. Quoique blanchis par l’âge, les Vagresavaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. Ronan,toujours homme d’action, se souvenant de son ancien métier, avaitdit tout bas au Veneur :

– Prends vingt hommes résolus, ilstrouveront des armes dans l’arsenal, et cours au bac, afin decouper la retraite à ces Franks… Je me charge de ce qu’il reste àfaire ici, car, foi de Vagre… je me sens rajeuni de cinquanteans !

– Et moi donc, Ronan, pendant la lecturede la lettre de cet insolent évêque, et surtout lorsque a parlé levalet de cette reine infâme, vingt fois j’ai cherché une épée à moncôté.

– Rassemble nos hommes au milieu de cetumulte, sans être remarqué, je vais faire ainsi de mon côté ;l’arsenal contient suffisamment d’armes pour nous armer tous…

Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, delà, disant un mot à l’oreille de certains colons ou moines, quidisparurent successivement au milieu du tumulte croissant, quedominait à peine la voix ferme et sonore de Loysik, répondant àl’archidiacre :

– L’évêque de Châlons n’a pas droitd’imposer à cette communauté une règle particulière ou unabbé ; nous choisissons librement nos chefs, de même que nousconsentons la règle que nous voulons suivre, pourvu qu’elle soitchrétienne ; tel est le droit antérieur et originel qui aprésidé à l’établissement de tous les monastères de la Gaule ;les évêques n’ont sur nous que la juridiction spirituelle qu’ilsexercent sur les autres laïques ; nous sommes ici maîtres denos biens et de nos personnes, en vertu d’une charte du feu roiClotaire, qui défend formellement à ses ducs, comtes ou évêques, denous inquiéter. Tu parles de conciles, moi aussi je les ailus ; il y a de tout dans les conciles, le mal et le bien, lejuste et l’injuste ; or, ma mémoire ne faiblit pas encore, etvoici ce que dit fort justement cette fois le concile de611 :

Nous avons appris que certains évêquesétablissent injustement abbés dans certains monastères,quelques-uns de leurs parents ou de leurs favoris et leur procurentdes avantages iniques, afin de se faire donner par la violence toutce que peut ravir au monastère l’exacteur qu’ils y ontenvoyé.

L’archidiacre se mordit les lèvres, et unehuée prolongée couvrit sa voix lorsqu’il voulut répondre.

– Ce concile ne tiendrait pas ce langage,qui est celui de la justice, – reprit Loysik, – que je ne reconnaisà aucun concile, à aucun prélat, à aucun roi, le droit dedéposséder des gens honnêtes et laborieux des terres et de laliberté qu’ils tiennent avant tout de leur droit naturel.

– Je te dis, moi, que ton monastère estune nouvelle Babylone, une moderne Gomorrhe ! – s’écrial’archidiacre ; – l’évêque de Châlons en avait été prévenu,j’ai voulu voir par moi-même et j’ai vu… Et je vois des femmes, desjeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré auxaustérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les fermentsd’une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu’aujour, au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de lachair des hommes et des femmes va…

– Assez ! – s’écria Loysikindigné ; – je te défends, moi, chef de cette communauté, jete défends de souiller davantage les oreilles de ces épouses, deces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour célébrerpaisiblement l’anniversaire de notre établissement dans cette terrelibre, qui restera libre comme ceux qui l’habitent !

– Archidiacre, c’est trop deparoles ! – s’écria Gondowald ; – à quoi bon raisonneravec ces chiens… n’as-tu pas là mes hommes pour te faireobéir ?

– Je veux tenter un dernier effort pourouvrir les yeux de ces malheureux aveuglés, – réponditl’archidiacre ; – cet indigne Loysik les tient sous sonobsession diabolique… Oui, vous tous qui m’entendez, tremblez sivous résistez aux ordres de votre évêque !

– Salvien, – dit Loysik, – ces parolessont vaines, tes menaces seront impuissantes devant notre fermerésolution de maintenir la justice de nos droits ; nous terepoussons comme abbé de ce monastère ; ces moines laboureurset les habitants de cette colonie ne doivent compte de leurs biensà personne… Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin ;la porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s’y présentent enamis, mais elle se ferme devant ceux qui s’y présentent en ennemiset en maîtres, au nom de prétentions d’une folle iniquité… Donc,retire-toi d’ici…

– Oui, oui, va-t’en d’ici, archidiacre dudiable ! – dirent plusieurs voix, – ne trouble pas pluslongtemps notre fête ! tu pourrais t’en repentir.

– Une rébellion ! des menaces !– s’écria l’archidiacre. – Gondowald, – ajouta le prêtre ens’effaçant, pour laisser pénétrer dans l’intérieur de la cour lechef des guerriers franks, – vous savez les ordres de la reine…

– Et sans tes lenteurs, ces ordres depuislongtemps seraient exécutés ! À moi, mes guerriers… garrottezce vieux moine, et exterminez cette plèbe si ellebronche !

– À moi, mes enfants ! assommez cesFranks ! et vive la vieille Gaule !

Qui parlait ainsi ? le vieux Ronan, suivid’une trentaine de colons et de moines laboureurs, hommes résolus,vigoureux et parfaitement armés de lances, de haches et d’épées.Ces bonnes gens, sortant sans bruit de l’enceinte du monastère parla cour des étables, avaient, sous les ordres de Ronan, fait letour des bâtiments extérieurs jusqu’à l’angle du mur declôture ; là, ils s’étaient tenus cois et embusqués, jusqu’aumoment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortantde leur embuscade, les gens de Ronan s’étaient à l’improvisteprécipités sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagnéd’une troupe déterminée, non moins nombreuse et bien armée quecelle de son père, sortait des bâtiments intérieurs du monastère,se faisait jour à travers la foule, dont était remplie la cour, ets’avançait en bon ordre. L’archidiacre, Gondowald et leur escortede vingt guerriers se trouvèrent ainsi enveloppés par unesoixantaine d’hommes résolus, et il faut leur rendre cette justice,animés d’intentions très-malveillantes pour la peau des Franks.Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne songèrent pas à résistersérieusement, après un léger engagement ils se rendirent.Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de surpriseet de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, quiavait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoiquechambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué decoups et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile,qui leur valut force horions appliqués par des mains gauloises etfort rustiques. Mais, grâce à l’intervention de Loysik, il necoula, dans cette rapide mêlée, d’autre sang que celui du moinelégèrement blessé par Gondowald ; ce noble chambellan fut, parprécaution, solidement garrotté au moyen des menottes et dutrousseau de cordes dont il s’était muni à l’intention de Loysik,avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut gré.

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, je vous excommunie tous ! – s’écrial’archidiacre blême de fureur. – Anathème à celui qui oseraitporter une main sacrilège sur moi, prêtre et oint duSeigneur !

– Ne me tente pas, crois-moi,oint que tu es ! car tout vieux que je suis, foid’ancien Vagre, j’ai terriblement envie de mériter tonexcommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée decoups de fourreau d’épée !

– Ronan, Ronan ! pas de violence, –dit Loysik ; – ces étrangers sont venus ici en ennemis, ilsont versé le sang les premiers ; vous les avez désarmés,c’était justice…

– Et leurs armes enrichiront notrearsenal, – dit Ronan. – Allons, enfants, récoltez-moi cette bonnemoisson de fer… Par ma foi, nous serons armés comme des guerriersroyaux !

– Que ces soldats et leur chef soientconduits dans une des salles du monastère, – ajouta Loysik ; –ils y seront enfermés, des moines armés veilleront à la porte etaux fenêtres.

– Oser me retenir prisonnier, moi !officier de la maison de la reine Brunehaut ! – s’écriaGondowald en grinçant des dents et se débattant dans ses liens. –Oh ! tout ton sang ne payera pas cette audace, moineinsolent ! Ma redoutée maîtresse me vengera !

– La reine Brunehaut a agi contrairementà tous les droits, à toute justice, en envoyant ici des hommes deguerre prêter main-forte au message de l’évêque de Châlons, lorsmême que sa prétention eût été aussi équitable qu’elle est inique,– répondit Loysik ; puis s’adressant à ses moines : –Emmenez ces hommes, et surtout qu’il ne leur soit point fait demal ; s’ils ont besoin de provisions, qu’on leur en donne…

Les moines emmenèrent les guerriers franks, etleur chef qu’il fallut traîner de force, tant cet enragé étaitfurieux. Ceci fait, Loysik dit à l’archidiacre, pantois, colère etsournois comme un renard pris au piège :

– Salvien, je dois avant tout assurer lerepos de cette colonie et de cette communauté ; je suis doncobligé d’ordonner que tu restes prisonnier dans ce monastère…

– Moi ?… moi aussi… tu oses…

– Ne redoute rien, tu seras traité avecégard, tu auras pour prison l’enceinte du monastère… Dans trois ouquatre jours au plus tard… lors de mon retour, tu seras libre…

Lorsque l’archidiacre eut disparu, Ronan dit àLoysik :

– Frère, tu as parlé à cet homme de tonretour ? tu pars donc ?

– À l’instant même… Je vais à Châlons… Jeverrai l’évêque, je verrai la reine.

– Que dis-tu, Loysik ! – s’écriaRonan avec une anxiété douloureuse, – tu nous quittes, tu vasaffronter Brunehaut ; mais ce nom dit tout : Vengeanceimplacable. Loysik, c’est courir à ta perte !…

Les moines laboureurs et les colons,partageant l’inquiétude de Ronan, se livrèrent aux supplicationsles plus tendres, les plus pressantes, afin de détourner Loysik deson projet téméraire : le vieux moine fut inébranlable ;et, pendant que l’un des frères qui devait l’accompagner faisait àla hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sacellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et safamille accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement :

– Notre position est pleine depérils : il s’agit non-seulement du sort de ce monastère, maisde celui de la colonie tout entière. Vous avez eu facilement raisond’une vingtaine de guerriers ; mais, songer à résister par laforce à l’immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c’est vouloirle ravage de cette vallée, le massacre ou l’esclavage de seshabitants… Cette charte de Clotaire confirme notre droit ;mais qu’est-ce que le droit pour Brunehaut !

– Alors, mon frère, que vas-tu faire àChâlons dans l’antre de cette louve…

– Tenter d’obtenir justice.

– Obtenir justice !… Mais, tu l’asdit, qu’est-ce que le droit pour Brunehaut ?…

– Elle se joue du droit comme de la viedes hommes, je le sais ; pourtant j’ai quelque espoir… Jedésire que vous gardiez ici l’archidiacre et ses guerriersprisonniers… d’abord parce que, dans leur fureur, ils m’auraientsans doute rejoint et tué en route ; or je tiens à vivre pourmener à bonne fin ce que j’entreprends aujourd’hui ; puis, aulieu de me laisser prévenir par l’archidiacre et le chambellan, jepréfère instruire moi-même l’évêque et la reine Brunehaut desmotifs de notre résistance.

– Mon frère, si cette justice que tu vastenter d’obtenir au péril de ta vie tu ne l’obtiens pas ? sicette reine implacable te fait égorger… comme elle a fait égorgertant d’autres victimes ?…

– Alors, mon frère, l’acte d’iniquités’accomplira. Alors, si l’on veut non-seulement soumettre vosbiens, vos personnes à la tyrannie et aux exactions de l’Église,mais encore vous ravir, par la violence, le sol et la liberté quevous avez reconquis et qu’une charte a garantie, alors vous aurez àprendre une résolution suprême… oui ; alors, croyez-moi,rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nospères lorsque le salut de la patrie était menacé… Qu’à ce conseilles mères et les épouses prennent place, selon l’antique coutumegauloise ; car l’on décidera du sort de leurs maris et deleurs enfants… Là, vous aviserez avec calme, sagesse et résolution,sur ces trois alternatives, les seules, hélas ! qui vousresteront : – devrez-vous subir les prétentions de l’évêque deChâlons, et accepter un servage déguisé qui changera bientôt notrelibre vallée en un domaine de l’Église exploité à son profit ;– devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds tous lesdroits, déchire la charte de Clotaire et déclare notrevallée : domaine du fisc royal, ce qui sera pour vousla spoliation, la misère, l’esclavage et la honte ; – ou bienenfin, devrez-vous, forts de votre bon droit, mais certains d’êtreécrasés, protester contre l’iniquité royale ou épiscopale par unedéfense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos familles, sous lesruines de vos maisons[76] ?

– Oui… oui… tous, hommes, femmes,enfants, plutôt que de redevenir esclaves, nous saurons combattreou mourir comme nos aïeux, Loysik ! Et ce sanglantenseignement fera peut-être sortir les populations voisines de leurlâche torpeur… Mais, frère… frère… te voir partir seul… pouraffronter un péril que je ne peux partager !…

– Allons, Ronan, pas de faiblesse, je nete reconnais plus… Que dès cette nuit tous les postes fortifiés dela vallée soient occupés comme il y a cinquante ans, lors del’invasion de Chram en Bourgogne ; ta vieille expériencemilitaire et celle du Veneur seront d’un grand secours ici ;il n’y a d’ailleurs aucune attaque à redouter pendant quatre oucinq jours ; car il m’en faut deux pour me rendre à Châlons,et un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reinepour se rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à laviolence. Jusqu’au moment de mon arrivée à Châlons, l’évêque etBrunehaut ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés,puisque le diacre et le chambellan restent ici prisonniers.

– Et au besoin ils servirontd’otages.

– C’est le droit de la guerre… Si cetévêque insensé, si cette reine implacable veulent la guerre !il faut aussi garder prisonniers les deux prêtres qui ont partrahison amené ici l’archidiacre.

– Misérables traîtres !… J’aientendu tes moines parler de la leçon qu’ils se réservent de leurdonner… à grands coups de houssine…

– Je défends formellement toute violenceà l’égard de ces deux prêtres ! – dit Loysik d’une voixsévère, en s’adressant à deux moines laboureurs qui étaient alorsdans sa cellule. – Ces clercs sont les créatures de l’évêque, ilsauront obéi à ses ordres ; aussi, je vous le répète, pas deviolences, mes enfants.

– Bon père Loysik, puisque vousl’ordonnez, il ne sera fait aucun mal à ces traîtres.

Les adieux que les habitants de la colonie etdes membres de la communauté adressèrent à Loysik furentnavrants ; bien des larmes coulèrent, bien des mainsenfantines s’attachèrent à la robe du vieux moine ; mais cestendres supplications furent vaines, il partit accompagné jusqu’aubac par Ronan et sa famille : là se trouva le Veneur, chargéde couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec seshommes, il avait aperçu, de l’autre côté de la rivière, lesesclaves gardant les chevaux des guerriers et les bagages del’archidiacre. Le Veneur crut prudent de s’emparer de ces hommes etde ces bêtes ; il laissa, près de la logette du guet, lamoitié de ses compagnons, et, à la tête des autres, il traversa larivière dans le bac. Les esclaves ne firent aucune résistance, et,en deux voyages, chevaux, gens et chariots furent amenés surl’autre bord. Loysik approuva la manœuvre du Veneur ; car lesesclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l’archidiacre,auraient pu retourner à Châlons donner l’alarme, et il importait auvieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s’était passéau monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de laroute, crut pouvoir user de la mule de l’archidiacre pour cevoyage ; elle fut donc rembarquée sur le bac, que Ronan et sonfils Grégor voulurent conduire eux-mêmes jusqu’à l’autre rive, afinde rester quelques moments de plus avec Loysik. L’embarcationtoucha terre ; le vieux moine laboureur embrassa une dernièrefois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, accompagné d’unjeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il prit laroute de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.

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