Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE III.

Le burg du comte Neroweg. – L’Ergastule,où sont retenus prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l’ermitelaboureur, l’évêchesse et Odille. – Vie d’un seigneur frank et deses leudes dans son château, vers le milieu du sixième siècle(558). – Le festin. – Le mâhl. –L’épreuve des fers brûlants et de l’eau froide. – L’appartementdes femmes. – Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg. – Cequ’elle apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte.– L’enfer et le clerc. – Chram, fils de Clotaire, roi de France,arrive au burg du comte. – Suite de Chram ou trusteroyale. – Leudes campagnards et antrustionsde cour. – Le lion de Poitiers. – Imnachairet Spactachair. – Irrévérence de ces jeunesseigneurs à l’endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond cesincrédules par un nouveau miracle. – But de la visite de Chram aucomte Neroweg. – Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr lelendemain avec la belle évêchesse et la petite Odille. – Lebateleur et son ours. – Ce qu’il advient de la présence de cethomme et de cet ours dans le burg du comte.

&|160;

Le burg du comte Neroweg, situé au milieu del’emplacement d’un ancien camp romain fortifié, est bâti sur leplateau d’une colline qui domine une immense forêt&|160;; entrecette forêt et le burg s’étendent de vastes prairies, arrosées parune large rivière&|160;; au delà de la forêt, les hautes montagnesvolcaniques de l’Auvergne s’étagent à l’horizon. L’habitationseigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est construite àla mode germanique&|160;: au lieu de murailles, des poutres,soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur delarges assises de pierre&|160;; de loin en loin, pour consoliderces boiseries épaisses d’un pied, des pilastres maçonnés, appuyéssur le soubassement, montent jusqu’au toit, construit de bardeauxde chêne et de planchettes d’un pied carré superposées les unes auxautres&|160;; toiture aussi légère qu’impénétrable à la pluie. Cebâtiment, formant un carré long orné d’un large portique de bois,s’appuie, de chaque côté, sur d’autres constructions également encharpente, recouvertes de chaume et destinées aux cuisines, auxcelliers, à la buanderie, à la filanderie, aux ateliers desesclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers oucorroyeurs&|160;; là sont aussi les chenils, les écuries, lesperchoirs pour les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir,la brasserie et d’immenses granges remplies de fourrage pour leschevaux et les bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvaitle gynécée (appartement des femmes), réservé à Godégisèle,cinquième épouse du comte (la seconde et la troisième vivaientencore). Elle passait là tristement ses jours, sortant rarement etfilant sa quenouille au milieu des esclaves femelles de la maison,occupées à divers travaux d’aiguille et de tissage&|160;; unechapelle en bois, desservie par un clerc, commensal du burg,attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se réservaitseul l’entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, aprèsboire, ses nombreuses concubines&|160;; ses leudes, selon leurscaprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton,s’accouplaient avec les femmes esclaves du dehors.

La totalité de ces bâtiments, ainsi qu’unjardin et un vaste hippodrome, entouré d’arbres, destiné auxexercices militaires des leudes et des gens de guerre à pied, aussilibres et de race franque, est entourée d’un fossé decirconvallation, antique vestige de ce camp romain qui date de laconquête de César. Les parapets ont été dégradés par les siècles,mais ils offrent encore une bonne ligne de défense&|160;; une seuledes quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selonl’usage, au nord, au midi, à l’est et à l’ouest, a étéconservée&|160;: c’est celle du midi&|160;; de ce côté, un pontvolant, construit de madriers, est jeté, durant le jour, sur cefossé, pour le passage des piétons, des chariots et deschevaux&|160;; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comteest ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Cefossé profond, rendu marécageux par les suintements et par lapermanence des eaux, est rempli d’un tel amoncellement de vase, quel’on s’y engloutirait si l’on tentait de traverser ce bourbier. Nonloin de l’hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments,mais en dedans de l’enceinte fortifiée, est bâti en briquesimpérissables, comme toutes les constructions romaines, unergastule, sorte de cave profonde destinée, lors de laconquête romaine, à enfermer les esclaves destinés aux travaux ducamp et des routes voisines&|160;; Ronan, Loysik, l’ermitelaboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs Vagres(morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), ontété renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg,ensuite du combat des gorges d’Allange, où la plupart des Vagresont péri, les autres ont fui dans la montagne.

La position de ce burg, le repaire du noblefrank, n’est-elle pas bien choisie&|160;?… Les antiquesfortifications romaines mettent cette demeure à l’abri d’un coup demain. Le seigneur comte veut-il chasser la bête fauve&|160;? laforêt est si voisine du burg, qu’aux premières nuits de l’automnel’on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut&|160;;veut-il chasser au vol&|160;? les plaines dont sa demeure estentourée offrent aux faucons des nichées de perdrix, et non loin delà, d’immenses étangs servent de retraite aux hérons qui souvent,dans leur lutte aérienne avec le faucon, transpercent de leur beceffilé l’oiseau chasseur&|160;; le seigneur comte veut-il enfinpêcher&|160;? ses nombreux étangs regorgent de brochets, de carpes,de lamproies, et la truite au dos d’azur, la perche aux nageoiresde pourpre, sillonnent les ruisseaux d’eau vive.

Oh&|160;! seigneur comte Neroweg&|160;! qu’ilest doux pour toi de jouir ainsi des biens de cette terre conquisepar tes rois, avec l’aide de l’épée de ton père et de ses leudes…Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de ce sol fécondé parles labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse etl’oisiveté… Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes,violenter nos femmes, nos sœurs, nos filles, et communier chaquesemaine en fin catholique, voilà ta vie… voilà la vie desFranks[40], possesseurs de ces immenses domainesdont ils nous ont dépouillés&|160;!… Oh&|160;! comte Neroweg, qu’ilfait bon d’habiter ce burg, bâti par des esclaves gaulois enlevés àleurs champs, à leur maison, à leur famille, apportant à dosd’homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois des forêts,les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre dechaux tirée des entrailles de la terre&|160;; après quoi,ruisselants de sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevantpour pitance quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur laterre humide, à peine abrités par un toit de branchages&|160;; dèsl’aube, les morsures des chiens réveillaient les paresseux… Oui,ces gardiens aux crocs aigus, dressés par les Franks,accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient leur marcheappesantie lorsqu’ils revenaient, courbés sous de lourds fardeaux,et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, aussitôt cesdogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à grandscoups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercailun bœuf ou un bélier récalcitrant.

Et ces esclaves&|160;? appartenaient-ils tousà la classe des laboureurs et des artisans, rudes hommes, rompusdès l’enfance aux durs labeurs&|160;? Non, non… parmi ces captifs,les uns, habitués à l’aisance, souvent à la richesse, avaient été,lors de la conquête franque ou des guerres civiles des fils deClovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville ou des champs,eux, leurs femmes et leurs filles&|160;; celles-ci, envoyées aulogis des esclaves femelles pour les travaux féminins et lesdébauches du Frank&|160;; les hommes, à la bâtisse, au labour, à laporcherie, aux ateliers&|160;; d’autres esclaves, jadis rhéteurs,commerçants, poètes ou trafiquants, avaient été pris sur lesroutes, lorsque réunis en troupe et croyant ainsi voyager plussûrement, en ces temps de guerre, de ravage et de pillage, ilsallaient d’une ville à l’autre.

Oui, l’esclavage rendait ainsi frères enmisère, en douleur, en désespérance le Gaulois riche, habitué auxloisirs, et le Gaulois pauvre, rompu aux pénibles labeurs&|160;;oui, la femme aux mains blanches, au teint délicat, et la femme auxmains gercées par le travail, au teint brûlé par le soleil,devenaient ainsi, par l’esclavage, sœurs de honte et de déshonneur,jetées pleurantes, et, si elles résistaient, saignantes, dans lacouche du seigneur frank.

Oh&|160;! nos pères&|160;!… oh&|160;! nosmères&|160;!… par tout ce que vous avez souffert&|160;!… oh&|160;!nos frères et nos sœurs&|160;!… par tout ce que voussouffrez&|160;!… oh&|160;! nos fils&|160;!… oh&|160;! nosfilles&|160;!… par tout ce que vous souffrirez encore&|160;!…oh&|160;! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le sang devotre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés&|160;!…Vous serez vengés de ces Franks abhorrés&|160;!… dût cettevengeance terrible, aussi implacable qu’elle est juste, frapperdans des siècles la race de nos conquérants&|160;!…

Bien dit, mon Vagre&|160;!… Mais, fou révolté,tu comptes sans les évêques&|160;!… Les entends-tu&|160;? lesentends-tu&|160;?…

«&|160;– Ô pieux évêques, ma maison estpillée, mon père égorgé, nous voici, moi et les miens, réduits àl’esclavage&|160;!…&|160;»

«&|160;– Bénissez Dieu, mon fils, de vousenvoyer de pareilles épreuves&|160;! bénissezDieu&|160;!…&|160;»

«&|160;– Les Franks ont violé ma fille sur lecorps de sa mère éventrée&|160;!&|160;»

«&|160;– Épreuve&|160;! épreuve&|160;!…bénissez Dieu&|160;!…&|160;»

«&|160;– Quoi&|160;! pas de vengeance contreces Franks&|160;?… quoi&|160;! ne pas leur demander œil pour œil,dent pour dent&|160;?…&|160;»

«&|160;– Non, mon fils&|160;; les Franks sontorthodoxes et confessent la sainte Trinité, ils expient leurscrimes en enrichissant les églises et les prêtres du Seigneur,moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs gros péchés…Bénissez donc les maux qu’ils vous font, mon fils&|160;; c’estvotre salut qu’ils font.&|160;»

«&|160;– J’écouterai ta voix, saint évêque, jebénirai les Franks, divins instruments de mon salut, je chérirailes épreuves qu’ils me font subir par votre volonté, ô mon douxSeigneur&|160;! merci donc, Dieu souverainement juste et bon&|160;!merci&|160;! faites, s’il vous plaît, qu’il en soit ainsi de madescendance à travers les siècles&|160;! oui, faites, s’il vousplaît, que ma race, écrasée sous le joug des Franks, pleure,gémisse et saigne toujours ainsi, d’âge en âge, à cette fin qu’àforce de maux, de misères, de désastres, elle gagne comme moi sonparadis, selon que nous le promettent vos prêtres, ô Dieutout-puissant qui souriez d’un air si paterne à mes tortures&|160;!grâces vous soient à jamais rendues&|160;!Amen.&|160;»

À la bonne heure, mon orthodoxe, voilàparler&|160;! Patrie, liberté, honneur, famille, race, vaillance,fierté, gloire d’autrefois, oublie tout, oublie tout&|160;; faismieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton cœur gaulois&|160;; ilpourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre&|160;;ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sangde nos pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeilet chaud par l’eau glaciale du baptistère de tes évêques, aprèsquoi courbe le front, tends le dos et marche sans broncher auparadis.

En attendant que tu y arrives au paradis, moncatholique, entrons dans le burg de ton seigneur… Foi deVagre&|160;! par la sueur et par le sang de tes pères qui ontsuinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette bâtisse, c’estun commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du seigneurcomte&|160;! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent leportique&|160;; il conduit à la salle du Mâhl, ainsi queces chefs barbares appellent le tribunal où ils rendent leurjustice seigneuriale[41], salleimmense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siègedu comte et le banc de ses leudes qui l’assistent. Là, il tient sonmâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine&|160;; dansun coin on voit un réchaud, un chevalet et quelquestenailles&|160;; pas de bonne justice sans torture et sansbourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur de terre, unegrande cuve remplie d’eau, et si profonde, qu’un homme s’y pourraitnoyer&|160;; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, poséssur le sol. Qu’est-ce que cela, le sais-tu&|160;? mon saint hommeen résignation, en soumission et en contrition&|160;? Cette cuve,ces socs de charrue, ce sont les instruments de l’épreuvejudiciaire, ordonnée par la loi salique, loi desFranks, puisque la Gaule subit aujourd’hui la loi des Franks.

Et cette porte de cœur de chêne, épaisse commela paume de la main et garnie de lames de fer, de clousénormes&|160;? cette porte est celle du trésor de ce nobleseigneur&|160;; lui seul en a la clef. Là, sont les grands coffres,aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d’or et d’argent, sespierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers,ses bracelets, son épée de parade à poignée d’or, sa belle bride àfrein d’argent, et sa selle ornée de plaques et d’étriers de mêmemétal, en un mot, mon saint homme, tout ce qu’il a rançonné,larronné, chez ceux de ta race, est rassemblé dans le trésor ducomte.

Écoute donc&|160;! entends-tu ces riresbruyants&|160;? ces cris avinés dans la pièce voisine, séparée dela salle du tribunal par de grands rideaux de cuir tanné et corroyédans le burg&|160;? On est fort gai là-dedans&|160;: dis unOremus, demande au ciel de longs et gracieux jours pourton noble seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureuxévêque Cautin, le faiseur de miracles, et entrons dans la salle dufestin.

La nuit est venue&|160;; voilà, sur ma foi, decurieux candélabres de chair et d’os&|160;; dix esclaves tannés,décharnés, à peine couverts de haillons, sont rangés, cinq d’uncôté de la table, cinq de l’autre, et immobiles comme des statues,tiennent de gros flambeaux de cire allumés[42],suffisant à peine à éclairer ces lieux&|160;; deux rangées depiliers de chêne arrondis, sorte de colonnade rustique, partagentcette salle en trois parties, la coupant dans sa longueur etaboutissant d’un côté à la porte du mâhl&|160;; et de l’autre à lachambre à coucher du comte, laquelle communique au logis deGodégisèle et de ses femmes, de sorte qu’après boire le noblereprésentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre lajustice ou jeter ses concubines sur sa couche.

Entre les deux rangées de piliers se trouve latable du comte et des leudes ses pairs&|160;; à droite et à gaucheen dehors des piliers, sont deux autres tables, l’une réservée auxguerriers d’un rang inférieur, l’autre aux principaux serviteurs ducomte, son sénéchal, son maréchal, son échanson, son écuyer, seschambellans et autres, car les seigneurs singent de leur mieux lacour de leurs rois[43]. Dansles quatre coins de la salle, jonchée, selon la coutume, defeuilles vertes en été, de paille en hiver, sont quatre grossestonnes, deux d’hydromel, une de cervoise et une de vinherbé[44], vin d’Auvergne mêlé d’épices etd’absinthe, boissons brassées ou foulées par les esclaves duburg&|160;; le long des boiseries sont suspendus les trophées de lavénerie du comte et des armes de chasse ou de guerre&|160;; têtesde cerfs, de chevreuils et de daims, garnies de leur ramure&|160;;têtes de buffles, d’ours et de sangliers, munies de leurs défensesou de leurs crocs. Les chairs et les cuirs ont été enlevés, il nereste de ces têtes que leurs ossements blanchis&|160;; épieux,piques, couteaux, trompes de chasse, filets de pêche, chaperons defauconnerie, armes de guerre, lances, francisques, épées, hangonset boucliers peints de couleurs tranchantes, sont aussi appendusaux boiseries. Sur la table, vrai festin de Vagrerie, ce ne sontque chevreuils et sangliers rôtis tout entiers, montagnes dejambons de porcs ou de venaison fumée, avalanches de choux auvinaigre, mets favoris des Franks, pièces de bœuf, de mouton et deveau, engraissés dans les étables du comte, menu gibier, volailles,carpes et brochets, ceux-ci grands comme Léviathan, légumes, fruitset fromages de la fertile Auvergne&|160;; les cruches et lesamphores, sans cesse remplies par les sommeliers qui courent auxtonneaux défoncés, sont sans cesse vidées par les Franks, dans descornes de taureau sauvage, leur coupe habituelle. La corne dont sesert Neroweg a dû appartenir à un buffle monstrueux, elle est noireet ornée du haut en bas de cercles d’or et d’argent. De temps àautre le seigneur comte fait un signe, et plusieurs esclaves,placés à l’un des bouts de la salle, et portant les uns destambours, les autres des trompes de chasse, font une musiqueendiablée, peut-être moins assourdissante et discordante que lescris et les rires de ces épais Teutons, gloutons repus, et déjàpour la plupart ivres à demi.

De ce festin que dis-tu, mon orthodoxe&|160;?ces vins, ces venaisons, ces poissons, ces bœufs, ces porcs, cesmoutons, ce gibier, ces volailles, ces légumes, ces fruits, qui lesa produits&|160;? La Gaule&|160;! le pays cultivé, fécondé, parceux-là qui, affamés au milieu de ces monceaux de victuailles,servent de flambeaux vivants pour éclairer le festin&|160;; parceux-là qui, à cette heure, au fond de masures de boue et deroseaux, partagent, épuisés de fatigue, leur maigre pitance avecleur famille, non moins affamée… Allons, mon saint homme, continueton antienne&|160;!

«&|160;Ô Dieu miséricordieux&|160;! bénisois-tu de nous envoyer la disette, à nous qui produisonsl’abondance&|160;! béni sois-tu de faire ainsi dévorer à nos yeuxles produits de cette terre fertilisée par le travail de nospères&|160;! béni sois-tu, équitable seigneur, voici que notremaître le conquérant est repu, ses compagnons aussi, ses serviteursaussi, ses chiens aussi, tandis que nous, esclaves, la faim nousdévore&|160;! grâces te soient donc rendues, ô Dieu rempli dejustice et de bonté&|160;! car notre faim est atroce et nous mordles entrailles… Fais, ô Seigneur&|160;! qu’il en soit ainsi chaquejour, et plus vite et plus tôt nous irons en paradis.&|160;»

Voici donc les Franks repus, avinés&|160;;rires, hoquets et défis de boire, de boire encore, de boiretoujours, se croisent en tous sens&|160;; ils sont très-gais cesconquérants de la vieille Gaule&|160;; le seigneur comte estsurtout en belle humeur&|160;; à côté de lui siège son clerc, quilui sert de secrétaire, et dessert l’oratoire du burg&|160;; car,selon la nouvelle coutume autorisée par l’Église, les seigneursfranks peuvent avoir un prêtre et une chapelle dans leurmaison[45]. Ce clerc a été placé près de Neroweg,par Cautin. Le prélat rusé a dit au barbare stupide&|160;:«&|160;Ce clerc ne t’accordera pas la rémission des crimes que tupourrais commettre et ne te sauvera pas des griffes de Satan&|160;;moi seul, j’ai ce pouvoir&|160;; mais la présence continuelle d’unprêtre, auprès de toi, rendra plus difficiles les entreprises dudémon&|160;; cela te donnera le loisir, en cas d’urgencediabolique, d’attendre ma venue sans risquer d’être emporté enenfer.&|160;»

La bruyante gaieté des leudes est à soncomble&|160;; Neroweg veut parler, par trois fois il frappe sur latable avec le manche de son long couteau nommé Scramasaxpar ces barbares&|160;; il s’en sert pour dépecer la viande et leporte habituellement à sa ceinture&|160;: on fait silence, ou à peuprès, le comte va parler&|160;; les coudes sur la table, il passeet repasse entre le pouce et le premier doigt de sa main droite, salongue moustache rousse graisseuse et vineuse. Ce mouvement annoncetoujours chez lui quelque acte de cruauté sournoise&|160;; aussiles leudes, connaissant leur comte, font d’avance et de confiance,ces épais Teutons, entendre leur gros rire&|160;; Neroweg, sans motdire, montre du geste à ses convives l’un des esclaves qui tenaientimmobiles les luminaires du festin&|160;; ce pauvre vieux homme,ridé, décharné, à longue barbe blanche comme ses cheveux, étaitvêtu d’une souquenille en lambeaux qui laissait voir sa chair jauneet tannée comme du parchemin&|160;; les quelques haillons qui luiservaient de caleçon descendaient à peine au-dessus de ses genouxosseux&|160;; ses jambes nues, grêles, sillonnées de cicatricesfaites par les ronces, semblaient pouvoir à peine lesupporter&|160;; obligé de tenir, ainsi que ses compagnons, latorche de cire à bras tendu, sous la menace d’être martyrisé àcoups de fouet, il sentait son maigre bras s’engourdir, faillir etvaciller malgré lui.

S’adressant alors à ses leudes avec unehilarité cruelle, le comte, désignant du geste le vieil esclave,leur dit&|160;:

–&|160;Hi… hi… hi… nous allons rire. Vieuxchien édenté, pourquoi tiens-tu si mal ton flambeau&|160;?

–&|160;Seigneur… je suis très-âgé… mon bras selasse malgré moi…

–&|160;Ainsi tu es fatigué&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! oui, seigneur…

–&|160;Tu sais cependant que celui qui netient pas droit son flambeau est régalé, hi… hi… de cinquante coupsde fouet&|160;?

–&|160;Seigneur… la force me manque…

–&|160;Tu me l’assures&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, seigneur… quelquesmoments de plus et le flambeau s’échappait de mes doigtsengourdis.

–&|160;Pauvre vieux… allons, éteins tonflambeau…

–&|160;Grâces vous soient rendues,seigneur.

–&|160;Un moment… que vas-tu faire&|160;?

–&|160;Souffler sur la mèche du flambeau pourl’éteindre…

–&|160;Oh&|160;! mais ce n’est point ainsi queje l’entends, moi… hi… hi… hi…

Et Neroweg, caressant toujours sa moustache,jeta de nouveau sur ses leudes un regard ironique et sournois.

–&|160;Seigneur, comment voulez-vous quej’éteigne mon flambeau&|160;?

–&|160;Je veux que tu l’éteignes entre tesgenoux[46].

À cette plaisante idée du comte, les Franksapplaudirent par des cris et des rires sauvages&|160;; le vieuxGaulois trembla de tous ses membres, regarda Neroweg d’un airsuppliant et murmura&|160;:

–&|160;Seigneur… mes genoux sont nus et leflambeau est ardent.

–&|160;Eh&|160;! vieille brute… crois-tu queje t’ordonnerais d’éteindre cette torche entre tes genoux s’ilsétaient couverts de jambards de fer&|160;?

–&|160;Seigneur… mon bon seigneur… ce serapour moi une grande douleur&|160;; par pitié ne m’imposez pas cesupplice&|160;!

–&|160;Bah&|160;! tes genoux, ça n’est que desos&|160;! Hi… hi… hi…

Cette saillie du comte redoubla les joyeusetésdes leudes.

–&|160;Je n’ai que la peau et les os, c’estvrai, – répondit le vieillard tâchant de rire aussi afin d’apitoyerson maître, – je suis très-chétif… épargnez-moi donc ce mal, s’ilvous plaît, mon bon seigneur.

–&|160;Écoute… si tu n’éteins pas à l’instantce flambeau entre tes genoux, je te fais saisir par mes hommes, etmoi je t’éteins la torche au fond du gosier… choisis donc et surl’heure.

Une nouvelle explosion d’hilarité prouva auvieux Gaulois qu’il n’avait point à attendre merci des Franks. Ilregarda en pleurant ses pauvres jambes frêles etflageolantes&|160;; puis, cédant à un dernier espoir, il dit auclerc d’une voix suppliante&|160;:

–&|160;Mon bon père en Dieu… au nom de lacharité… intercédez pour moi auprès de mon seigneur le comte.

–&|160;Seigneur, je vous demande grâce pour cevieux homme.

–&|160;Clerc&|160;! cet esclavem’appartient-il, oui ou non&|160;?

–&|160;Il vous appartient, noble seigneur.

–&|160;Puis-je disposer de mon esclave selonque je veux, et le châtier selon qu’il me plaît&|160;?

–&|160;Mon noble seigneur, c’est votredroit.

–&|160;Alors qu’il éteigne vitement cettetorche entre ses genoux, sinon je jure, par le grand Saint-Martin,que je la lui éteins dans le gosier…

–&|160;Mon bon père en Dieu… intercédez encorepour moi…

–&|160;Mon cher fils… il faut avec résignationaccepter les maux que le ciel nous envoie…

–&|160;Finiras-tu&|160;? – s’écria le comte enfrappant sur la table avec le manche de son grand couteau. – Assezde paroles… choisis&|160;: tes genoux ou ton gosier pour éteignoir…Tu hésites… allons, mes leudes, saisissez-le…

–&|160;Non, non, mon seigneur… voici quej’obéis…

Et ce fut une scène très-comique pour lesFranks… Foi de Vagre, il y avait de quoi rire en effet&|160;: lepauvre vieux Gaulois, toujours pleurant, approcha d’abord de sesgenoux tremblotants la torche ardente&|160;; puis, à la premièreatteinte de la flamme, il retira soudain le flambeau&|160;; mais lecomte, qui, les deux mains sur son ventre gonflé de vin et deviande, riait, ainsi que ses leudes, riait à crever, cessa de rireet donna sur la table, d’un air terrible, un grand coup du manchede son couteau. L’esclave, d’une main tremblante, rapprocha latorche de ses genoux frissonnants, et voulut tout d’un coup enfinir avec cette torture&|160;; il écarta un peu les jambes, puisil les serra par deux fois convulsivement afin d’éteindre la flammeentre ses genoux, ce à quoi il parvint sans pouvoir retenir ungrand cri de douleur&|160;; et si violente fut sa souffrance que levieillard tomba sur le dos, presque privé de connaissance.

–&|160;Ça sent le chien grillé, – dit le comteen dilatant les narines de son nez d’oiseau de proie&|160;; etcette odeur de chair brûlée le mettant sans doute en goût, ils’écria, comme frappé d’une idée subite&|160;: – Mes vaillantsleudes, la prison du burg est bien garnie, ce me semble… Nousavons, enchaînés dans l’ergastule, d’abord Ronan le Vagre etl’ermite laboureur… tous deux maintenant à peu près guéris de leursblessures&|160;; la petite esclave blonde, non guérie celle-là, ettoujours quasi mourante, ce qui me prive, à mon grand regret, de laprendre dans mon lit, car en la revoyant je la trouvais toujoursavenante, malgré sa pâleur et sa blessure… Nous avons encore labelle évêchesse, non blessée, mais endiablée… j’avais fort envied’en faire ma concubine&|160;; mais mon clerc m’a dit qu’avoir pourmaîtresse une sorcière femme d’un évêque, c’était dangereux pourmon salut…

–&|160;Oui, noble comte, les liaisonscharnelles avec les démoniaques sont terribles pour notre salut, eten outre les liens sacrés qui attachaient l’évêchesse à son mari,devenu son frère en Dieu, avant qu’elle fût possédée du démon,existent toujours&|160;; ce serait donc commettre un adultère avecune sorcière, double et horrible crime que peuvent punir lesflammes éternelles&|160;!

–&|160;Assez, assez, mon clerc, ne parlonspoint ici de flammes éternelles, dont la rôtissure de ce vieuxesclave donne un avant-goût&|160;; d’ailleurs il y a trop defemelles dans le gynécée de ma femme Godégisèle pour que je songe àune évêchesse sorcière.

–&|160;Mais, comte, – reprit un des leudes, –que veux-tu faire de ces Vagres maudits, de cette petite Vagredineet de cette belle sorcière, amenés ici après le combat des gorgesd’Allange&|160;?

–&|160;Ah&|160;! mes chers frères, là, vousavez vu mon protecteur, le bienheureux évêque Cautin, descendre duciel sur les ailes des anges&|160;?

–&|160;Nous l’avons vu, clerc, nous l’avonsvu… ou peu s’en faut.

–&|160;Et ce grand miracle nous a frappés tousd’admiration et de frayeur…

–&|160;Avez-vous remarqué, mes chers frères enDieu, l’espèce d’auréole dont était encore entourée la rayonnanteface de mon protecteur, à sa descente du paradis, quelques-unsl’ont vue et la disent éblouissante…

–&|160;Moi et mon ami Sigivald, nous avonsremarqué quelque chose d’approchant.

–&|160;Mais, pour revenir à ces Vagresmaudits, ils ont été, avec plusieurs de leurs camarades, mortsdepuis dans l’ergastule, amenés ici prisonniers parce qu’ilsétaient trop gravement blessés pour supporter le voyage deClermont.

–&|160;Et c’est là qu’ils doivent être bientôtconduits pour y être jugés, torturés et suppliciés&|160;; ils sontmaintenant en état de supporter voyage, torture et supplice…

–&|160;Ah&|160;! que n’ont-ils mille membres àbrûler, à tenailler, pour expier la mort de nos compagnons d’armesqu’ils ont tués dans ce combat des gorges d’Allange et dansd’autres batailles&|160;!…

–&|160;Veux-tu donc, comte, qu’ils soientjugés ici et non à Clermont&|160;?

–&|160;Non, non… ils seront jugés àClermont&|160;; l’évêque Cautin, mon patron, tient à avoir sa partdu jugement&|160;; oh&|160;! par l’Aigle terrible&|160;!mon aïeul, qui écorchait vifs ses prisonniers, le Vagre, l’ermiterenégat et les deux sorcières seront voués à de terriblessupplices&|160;; mais ce n’est point d’eux qu’il s’agit ce soir… Envous parlant des prisonniers de l’ergastule, mes bons leudes, jevoulais dire que nous avons là un de mes esclaves domestiquesaccusé de larcin par l’esclave cuisinier&|160;: celui-ci affirme levol, l’autre le nie, qui des deux ment&|160;? Si, pour connaître lavérité, nous nous amusions, avant de nous aller coucher, àsoumettre ces deux renardeaux à l’épreuve de l’eau froide et desfers ardents, selon notre loi des Franks-Saliens, loi qui régitaujourd’hui la Gaule, notre conquête&|160;?

–&|160;Tu as raison, comte… Après boire cedivertissement en vaut un autre.

–&|160;Noble seigneur, puisque tu parles de laloi salique, je te dirai que j’ai reçu, il y a quelques jours, unparchemin curieux, où est écrit son préambule en termes pleins defoi et d’orthodoxie.

–&|160;Alors, mon clerc, tu nous liras ceci aumâlh, avant le jugement, ce sera fort à propos&|160;; après quoi,selon l’usage, tu conjureras au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, l’eau et le feu de manifester la vérité par lavolonté de Notre-Seigneur Dieu…

–&|160;Glorieux comte…

–&|160;Que me veux-tu, clerc&|160;?

–&|160;Vous vous rappelez… car vous-mêmem’avez instruit de votre pieuse promesse… vous vous rappelez votrevœu de faire bâtir une magnifique chapelle au lieu même où s’estaccomplie la miraculeuse et céleste descente de notre bienheureuxévêque Cautin&|160;?

–&|160;On bâtira la chapelle, clerc, on labâtira… Il n’y a pas d’ailleurs beaucoup de temps de perdu… voilàun mois à peine que j’ai fait ce vœu… Vous êtes toujourstrès-hâtés, vous autres gens d’Église, lorsqu’il s’agit de mettre àexécution les vœux ou les donations&|160;; mon patron l’évêque m’aaussi plusieurs fois rappelé ma promesse de reconstruire sa villaépiscopale… puisqu’il affirme que le Seigneur Dieu lui a dit de sadivine et propre bouche, qu’il tenait fort à ce que les ravages deces Vagres endiablés fussent réparés par moi, et que cela aideraità mon salut…

–&|160;Douter des saintes paroles de notrebienheureux évêque serait un grand péché, noble comte&|160;; ceserait là une tentation du malin esprit… dangereuse pour votreâme.

–&|160;Clerc, ne parlons pas du diable… Je mesouviens toujours de cette épouvantable bouche de l’enfer qui s’estouverte presque à mes pieds chez l’évêque Cautin… non, ne parlonspas du diable… je tiendrai mes promesses&|160;: je réparerai lavilla, je ferai bâtir la chapelle&|160;; seulement il me faut letemps de trouver l’argent nécessaire à ces grosses dépenses, car jene veux point, moi, pour cela, dégarnir mes coffres… Laisse-moidonc le loisir de rançonner mes colons&|160;; puis voici bientôt letemps du grand marché aux esclaves qui se tient à Limoges, là serendent des achetants juifs que l’on dit cousus d’or… Jem’embusquerai avec mes leudes en quelque bon endroit de passagevers la frontière du Limousin pour y attendre la venue de cettejuiverie… et quand je devrais leur faire arracher les oreilles, lesdents et les yeux, il faudra bien qu’ils m’ouvrent leur bourse etme fournissent ainsi de quoi bâtir la chapelle et réparer la villaépiscopale.

–&|160;L’on ne saurait, noble comte, usermieux de l’or de ces meurtriers de Notre-Seigneur Jésus-Christqu’en employant leurs richesses à l’accomplissement des œuvrespies.

–&|160;Et maintenant, clerc, allons soumettreces deux esclaves à l’épreuve de l’eau et du feu…

**

*

Le tribunal est assemblé&|160;: le comte, surson siège, préside ce mâhl, sept leudes l’assistent… Lesesclaves porte-flambeau se tiennent debout derrière lesjuges&|160;; le tribunal est vivement éclairé, le fond de la salle,où se pressent les autres leudes et guerriers du burg, reste dansune demi-obscurité, où se projettent çà et là de rouges lueurssortant d’un grand réchaud, que le forgeron des écuries attise etsouffle&|160;; dans ce brasier sont rougissants les neuf socs decharrue&|160;; en face du fourneau, se trouve enfoncée, au niveaudu sol, la cuve immense et remplie d’eau&|160;; au pied dutribunal, l’esclave accusé de larcin est garrotté&|160;; il esttout jeune et regarde les juges avec effroi&|160;; l’accusateur,homme d’un âge mûr, contemple le tribunal avec une confianteassurance. Autour de chacun de ces deux hommes sont, selon l’usage,six autres esclaves conjurateurs, choisis par l’accusateuret l’accusé, pour affirmer par serment ce qu’ils croient lavérité[47] .

–&|160;Jugeons&|160;! jugeons&|160;! – dit lecomte avec un hoquet. – Toi, mon majordome, redis à cet esclave dequoi le cuisinier l’accuse.

–&|160;Justin, esclave cuisinier de notreseigneur le comte, était seul dans la cuisine&|160;; sur la tablese trouvait une petite écuelle d’argent, servant à l’usage de dameGodégisèle, noble épouse de notre maître. Pierre, cet autreesclave, est entré dans la cuisine y apportant du bois&|160;;aussitôt après son départ, Justin s’est aperçu que l’écuelle avaitdisparu&|160;; il est venu me dénoncer, à moi, majordome, le larcindont il accuse Pierre&|160;; à quoi je lui ai dit qu’il aurait,lui, Justin, une oreille coupée si l’écuelle ne se retrouvaitpoint&|160;; à quoi il m’a répondu qu’il jurait par le salut de sonâme avoir dit vrai, et que le larron était cet esclave-ci.

–&|160;Et je le répète encore, seigneur comte,si l’écuelle a été dérobée, elle n’a pu l’être que par Pierre quevoici… Je le jure sur mon paradis&|160;! je suis innocent&|160;;mes conjurateurs sont prêts à le jurer comme moi sur leursalut.

–&|160;Oui, oui… – reprirent en chœur les sixesclaves, – nous jurons que Justin est innocent du larcin… nous lejurons sur notre salut…

–&|160;Tu entends, chien&|160;? – dit Nerowegen se retournant vers Pierre. – Qu’as-tu à répondre&|160;? qu’estdevenue cette écuelle&|160;? Je la connais bien, je l’avaisrapportée du pillage de la ville d’Issoire, lorsque nous avonsconquis l’Auvergne… Répondras-tu, chien&|160;?

–&|160;Seigneur, je n’ai pas volé l’écuelle,je ne l’ai pas même vue sur la table… mes conjurateurs sont prêts àle jurer comme moi sur leur salut…

–&|160;Oui, oui… – reprirent en chœur lesconjurateurs de l’accusé, – Pierre est innocent&|160;; nous lejurons sur notre salut…

–&|160;Mon cher frère en Christ, – dit leclerc à l’accusé, – songez-y, c’est un gros péché que le vol, etc’est un autre gros péché que le mensonge… Prenez garde, leTout-Puissant vous voit et vous entend…

–&|160;Mon bon père, j’ai grand’peur duTout-Puissant, je suis ses commandements que tu nous enseignes, jesouffre mes misères avec résignation, j’obéis à mon maître, leseigneur comte, avec la soumission que tu ordonnes pour gagner leparadis&|160;; mais, je te le jure, je n’ai pas volé l’écuelle… Lapreuve, bon père, c’est qu’on a fouillé mes haillons, et l’on arien trouvé sur moi.

–&|160;Ni sur moi&|160;! – reprit Justin, – nisur moi non plus l’on n’a rien trouvé.

–&|160;Mais, renardeaux que vous êtes&|160;!les larrons habiles savent dissimuler leur larcin&|160;!

–&|160;Seigneur comte, croyez-moi, je vous lejure par les peines éternelles, je n’ai pas volé l’écuelle…

–&|160;Et moi, Justin, je soutiens que Pierredoit être l’auteur du vol… puisque je suis innocent…

–&|160;Justin affirme, Pierre nie, moi,Neroweg, j’ordonne que pour savoir le vrai ils soient soumis, l’unà l’épreuve de l’eau froide, l’autre à l’épreuve des fersbrûlants…

–&|160;Seigneur comte&|160;!

–&|160;Que veux-tu, clerc&|160;?

–&|160;Tu ordonnes que l’accusateur etl’accusé soient tous deux soumis à l’épreuve&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Mais si le Jugement du Tout-Puissantprouve que l’accusé est coupable, l’accusateur ne sera-t-il pasainsi déclaré innocent&|160;? Alors à quoi bon les soumettre tousdeux à l’épreuve&|160;?

–&|160;Clerc… et si l’accusateur et l’accusése sont entendus pour voler mon écuelle&|160;? et si pour détournernos soupçons ils s’accusent mutuellement&|160;?… ne vois-tu pas quel’épreuve dira si tous deux sont innocents ou coupables, ou biens’il y a un coupable et un innocent&|160;?

–&|160;Oui, oui, – crièrent les leudes, seréjouissant d’avance à la pensée de ce spectacle, – la doubleépreuve…

–&|160;Je ne redoute pas l’épreuve, moi, je lademande&|160;! – dit Justin d’une voix ferme. – Dieu rendratémoignage de mon innocence…

–&|160;Moi aussi, je suis certain de moninnocence, – dit Pierre en tremblant, – pourtant l’épreuvem’épouvante…

–&|160;Ton compagnon, mon cher fils, te donnel’exemple d’une pieuse confiance dans la justice divine, sachantque l’Éternel ne fait condamner que des coupables…

–&|160;Hélas&|160;! bon père, si l’épreuvetourne contre moi&|160;?

–&|160;Mon fils, c’est que tu auras volél’écuelle.

–&|160;Non, non… sur le salut de mon âme, jene l’ai pas volée.

–&|160;Alors, mon fils, ne redoute rien dujugement de Dieu&|160;: sa justice est infaillible…

–&|160;Ah&|160;! mon bon père, quelle terribleet injuste loi&|160;!

–&|160;Ne parle pas ainsi, mon cherfils&|160;; cette loi est sainte, c’est la loi salique, loi desFranks saliens, nos nobles conquérants&|160;; elle est placée sousl’invocation de Notre-Seigneur-Jésus-Christ… Pour t’en convaincre,écoute le préambule de cette loi au nom de laquelle on va voussoumettre à l’épreuve, accusateur et accusé&|160;; tu reconnaîtrasqu’une pareille loi doit inspirer un pieux respect lorsqu’elle estprécédée d’une profession de foi si orthodoxe… Écoute bien, moncher fils&|160;: «&|160;L’illustre nation des Franks, fondée parDieu, forte dans la guerre, profonde au conseil, d’une noblestature, d’une blancheur et d’une beauté singulières, hardie, agileet rude au combat, s’est récemment convertie à la foi catholiquequ’elle pratique pure de toute hérésie&|160;; elle a cherché et adicté la loi salique par l’organe des plus anciens de la nation quila gouvernaient alors&|160;: le gast de Wiso, legast de Bodo, le gast de Salo,le gast de Wido, habitant les lieux appelésSalo-Heim, Bodo-Heim, Wido-Heim, se réunirent pendanttrois mâhls, discutèrent avec soin et adoptèrent cetteloi-ci.

»&|160;Vive celui qui aime les Franks&|160;!que le Christ maintienne leur empire&|160;! qu’il remplisse leurschefs des clartés de sa grâce&|160;! qu’il protège l’armée, qu’ilfortifie la foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui lesgouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ.Amen[48].&|160;» – Or, je te le répète, mon cherfils, une loi dont le préambule s’exprime si pieusement, ne peutêtre taxée d’iniquité… Bénis-la donc, au contraire, puisqu’ellet’accorde la grâce insigne de voir ton innocence manifestée par latoute-puissance de l’Éternel.

–&|160;Clerc, assez de paroles&|160;! – repritle comte. – L’accusé va subir l’épreuve de l’eau froide… L’on va,selon l’usage, attacher sa main droite à son pied gauche et lejeter dans cette grande cuve la tête la première… S’il surnage, lejugement de Dieu le condamnera, il sera reconnu coupable, et demainil subira la peine due à son larcin&|160;; s’il reste au fond, lejugement de Dieu l’absoudra[49].

À un signe de Neroweg, plusieurs de ses hommesse jetèrent sur l’esclave gaulois, et, malgré sa résistance, sesprières, ils lièrent sa main droite à son pied gauche.

–&|160;Hélas&|160;! – disait-il en gémissant,– quelle terrible loi, pourtant, mon bon père&|160;!… Quel sort estle mien&|160;! Si je reste au fond de la cuve, je suis noyé,quoique innocent&|160;! si je surnage, je suis condamné au supplicedes larrons&|160;!

–&|160;Le jugement de l’Éternel, mon cherfils, ne saurait jamais s’égarer.

Déjà les Franks, élevant l’esclave entre leursbras, se préparaient à le lancer dans la cuve, lorsque le clercs’écria&|160;:

–&|160;Un moment&|160;! et la consécration del’eau&|160;!

Puis allant vers l’esclave, qui ne cessait degémir, il approcha de ses lèvres une croix d’argent qu’il portaitau cou, et lui dit&|160;:

–&|160;Baise cette croix, mon cher fils.

Le jeune garçon baisa pieusement le symbole dela mort de l’ami des affligés, pendant que le clerc lui disait,selon la formulé adoptée par l’Église&|160;:

«&|160;– Ô toi qui vas subir le jugement del’eau froide, je t’adjure, par notre seigneur Jésus-Christ, par lePère, le Fils et le Saint-Esprit, par la Trinité inséparable, partous les anges, archanges, principautés, puissances, dominations,vertus, trônes, chérubins et séraphins, si tu es coupable, que laprésente eau te rejette sans qu’aucun maléfice puisse l’enempêcher, et toi, seigneur Jésus-Christ, montre-nous de ta majestéun signe tel, que si cet homme a commis le crime, il soit repoussépar cette eau, à la louange et à la gloire de ton saint nom, pourque tous reconnaissent que tu es le vrai Dieu&|160;!… Et toi,eau&|160;! eau créée par le Père tout-puissant pour les besoins del’homme, je t’adjure, au nom de l’indivisible Trinité qui a permisau peuple d’Israël de te traverser à pied sec, je t’adjure, eau, dene pas recevoir ce corps s’il s’est allégé du fardeau des bonnesœuvres… Je te donne ces ordres, eau, confiant dans la seule vertude Dieu, au nom duquel tu me dois obéissance… Amen[50].&|160;»

La consécration terminée par le clerc, lesFranks élevèrent au-dessus de leur tête l’esclave gaulois, qui sedébattait en criant, et le lancèrent de toute leur force au milieude la cuve, à la grande risée de l’assistance.

–&|160;Hi&|160;! hi&|160;! hi&|160;!… Jamaisloutre, sautant du creux d’un saule à la poursuite d’une carpe, n’afait un plus beau plongeon&|160;! – disait le bon seigneur comte ense tenant les côtes tant il riait&|160;; l’assistance, riant aussià cœur joie, se pressait autour de la cuve, les uns et les autresdisant&|160;:

–&|160;Il surnagera&|160;!

–&|160;Il ne surnagera pas&|160;!

–&|160;Comme il bat l’eau&|160;!

–&|160;Et ces glou… glou… glou&|160;!…

–&|160;On dirait une bouteille quis’emplit.

–&|160;Ah&|160;! le voici quireparaît&|160;!

–&|160;Non, il replonge&|160;!

Cependant l’esclave surnagea et parvint àrester un moment sur l’eau, la figure crispée, livide, les cheveuxruisselants, les yeux hagards et renversés, comme un homme qui,d’un effort désespéré, échappe à la noyade&|160;; il agitaau-dessus de l’eau la seule main qu’il eût de libre, encriant&|160;:

–&|160;À moi&|160;!… au secours&|160;!… je menoie&|160;!…

Cet innocent oubliait, dans son effroi, quecette vie qu’il demandait était réservée au cruel châtiment dularcin, dont il restait désormais convaincu de par le jugementde Dieu… Ce grand scélérat fut retiré demi-mort de lacuve&|160;; les Franks s’égayaient de plus en plus de sescontorsions et de l’expression de sa figure bleuâtre et encoreépouvantée… Il tomba, gémissant, sur le sol.

–&|160;Mon fils, mon fils, je vous l’avaisdit, – reprit le prêtre d’une voix menaçante, – c’est un grandpéché que le larcin&|160;! c’est un grand péché que lemensonge&|160;! et voici que vous les avez commis tous deux, cespéchés, puisque le jugement sacré du seigneur Dieu, dans soninfaillible et divine vérité, vous déclare coupable.

–&|160;Va, misérable voleur&|160;! – lui ditun de ses conjurateurs avec dédain et courroux, craignant sansdoute d’être, lui et ses compagnons, châtiés comme les complices dePierre. – Tu nous avais juré de ton innocence, nous t’avons cru ettu nous as trompés, le jugement de Dieu nous le prouve&|160;!… Va,infâme&|160;! je te méprise&|160;! je te hais&|160;!… Nous verronsavec joie ton supplice&|160;!…

–&|160;Je suis innocent&|160;! je suisinnocent&|160;!…

–&|160;Et le jugement de Dieu,blasphémateur&|160;! – s’écria Justin. – Tu veux nous persuader queDieu a menti&|160;!…

–&|160;Hélas&|160;! je n’ai pourtant pas volél’écuelle&|160;!

–&|160;Tais-toi, impie&|160;!… L’épreuve queje vais subir à mon tour, avec une confiance aveugle dans lajustice du Seigneur, moi, Justin, va une fois de plus témoigner deton crime&|160;!

–&|160;Bien, bien, mon cher fils&|160;!Retirez-vous de ce misérable menteur, larron etblasphémateur&|160;!… Votre innocence sera vitement reconnue, votrepiété aura sa récompense.

–&|160;Oh&|160;! je le sais, mon bonpère&|160;! aussi l’épreuve me semble lente à venir.

–&|160;Ce chien étant déclaré coupable par lejugement de Notre-Seigneur tout-puissant, subira la peine de sonlarcin&|160;: il aura l’oreille gauche coupée. Maintenant, passonsà l’épreuve des fers ardents&|160;; car si le premier témoignageprouve la laronnerie de cet esclave, cela ne prouve pas que l’autresoit innocent… Tous deux, je le répète, peuvent s’être entenduspour voler mon écuelle.

–&|160;Oh&|160;! mon noble seigneur, je neredoute rien, – s’écria Justin le cuisinier, la figure rayonnanted’une céleste confiance. – Je bénis Dieu de m’avoir réservé cetteoccasion de montrer une foi profonde dans notre sainte religioncatholique, et de triompher une seconde fois des accusations desméchants… Mais, fidèle à tes commandements&|160;; ô Seigneur, jetriompherai avec humilité.

Pendant que ce bon croyant attendaitimpatiemment le nouveau triomphe de son innocence, le clerc, selonl’usage, alla consacrer et conjurer les fers au milieu du brasier,de même qu’il avait conjuré l’eau dans la cuve. À ces fers ardents,il ordonna, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, derespecter la plante des pieds de l’esclave s’il était innocent, etde la lui brûler jusqu’aux os s’il était coupable.

La conjuration terminée, les forgerons desécuries retirèrent, à l’aide de fortes tenailles, les socs decharrue de la fournaise, les rangèrent tous les neuf à plat sur lesol, à deux ou trois pouces de distances les uns des autres&|160;;on eût dit un énorme gril, d’une forme étrange, rougi au feu.

–&|160;Dépêchons, – dit le comte, – que lessocs ne refroidissent pas.

–&|160;Quelle danse ce renardeau va danser surces fers ardents, s’il s’est entendu avec l’autre pour volerl’écuelle&|160;!

–&|160;Quel miracle pourtant va s’accomplir sile cuisinier est vraiment innocent&|160;! – dit un autre leude avecune curiosité inquiète. – Marcher sur des socs rougis au feu sansse brûler les pieds&|160;!… il n’y a que le dieu des chrétiens pourpouvoir de pareilles choses. C’est un grand dieu que lenôtre&|160;!…

–&|160;Un incomparable dieu&|160;!Rigomer&|160;!

–&|160;Un incommensurable dieu, mes chersfrères, – dit le clerc, – et de si étonnants miracles ne sont qu’unjeu pour lui&|160;!…

Si grande était la curiosité des Franks, queleur cruelle envie de voir danser l’esclave sur des fers rougis aufeu était certainement combattue par le désir d’assister à unsurprenant miracle. À peine le dernier des socs fut-il déposé surle sol, que Neroweg, de crainte de les voir refroidir, ditprécipitamment à Justin&|160;:

–&|160;Vite… vite… marchelà-dessus&|160;!…

–&|160;Va, mon cher fils, et ne crainsrien&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! je ne redoute rien, mon bonpère, – répondit le cuisinier d’une voix inspirée&|160;; – puis,croisant ses bras sur sa poitrine, il s’écria plein deferveur&|160;: – Seigneur Dieu&|160;! tu lis dans les cœurs, tu asdéjà témoigné de mon innocence… donne en faveur de ton pauvreserviteur une nouvelle preuve de ta justice infaillible… Ordonne àces fers ardents d’être aussi doux à mes pieds que si je foulais untapis de verdure et de fleurs.

–&|160;Dépêche… dépêche… Assez de paroles… lesfers refroidissent…

–&|160;Qu’importe, seigneur comte&|160;!… cesfers ne sauraient jamais être brûlants pour moi…

Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité,le regard levé vers le ciel, s’avança d’un pas ferme vers lescoutres de charrue. Pendant le court espace de temps qui s’écoulajusqu’au moment où l’accusé s’exposa au jugement de Dieu, le comte,son clerc et l’assistance, dominés par l’imperturbable confiance del’esclave, s’entre-regardèrent, et Neroweg dit à demi-voix auxleudes de son tribunal&|160;:

–&|160;Il faut que le cuisinier soit vraimentinnocent du larcin.

–&|160;Va, mon fils en Dieu… – cria le clercau moment où Justin levait le pied pour le poser sur le premier descoutres, – la justice de l’Éternel est infaillible… Tu l’as dit,c’est un tapis de verdure et de fleurs que tu vas fouler.

À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent,que notre fervent catholique poussa un cri terrible&|160;; ladouleur fut si atroce que, trébuchant, il tomba en avant sur lesgenoux et sur les mains. Roulant ainsi au milieu des fers ardents,il se fit de nouvelles et profondes brûlures&|160;; puis, pouréchapper à cette torture, il s’élança d’un bond désespéré, enrugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, auprès deson compagnon garrotté.

–&|160;Vive l’infaillible jugement duSeigneur&|160;! – s’écrièrent les leudes, frappés d’admiration. –Vive le Christ&|160;!

–&|160;Je le disais bien, – ajouta le comte, –ces deux larrons se sont entendus pour voler mon écuelle… Demainils auront tous deux l’oreille coupée et seront mis à la torturejusqu’à ce qu’ils aient avoué où ils ont caché leur larcin…

–&|160;Tais-toi, comte&|160;!… – s’écriaJustin en rugissant de douleur et de rage. – Les larrons, lespillards, c’est toi et tes hommes… J’aurais volé l’écuelle, que jen’aurais fait que voler un voleur… mais je ne l’ai pas volée… aussivrai que je renie ce dieu menteur qui me condamne.

–&|160;Malheureux&|160;!… blasphémer&|160;!…renier Dieu&|160;!… Moi, son serviteur, je t’ordonne en son nomde…

–&|160;Tais-toi, prêtre… tu ne me tromperasplus… Ta religion n’est que mensonge et fourberie, puisque ton dieutémoigne contre les innocents… Oh&|160;! que je souffre&|160;!… queje souffre&|160;!…

–&|160;Ces souffrances sont les peinesanticipées de l’enfer, où tu brûleras éternellement, larronsacrilège&|160;!… Dieu prouve ton crime, et tu as l’audace de terévolter contre son jugement&|160;!…

–&|160;Tais-toi, clerc… Non, ton dieu n’existepas, ou s’il existe, il est méchant et menteur, comme lesimposteurs qui se disent ses prêtres&|160;!…

–&|160;Scélérat&|160;!… tu veux donc attirersur cette maison le courroux du ciel&|160;! Ah&|160;! seigneurcomte… je tremble des malheurs qui nous menacent si cet audacieuximpie continue ses blasphèmes.

Neroweg n’avait pas attendu l’observation deson clerc pour s’épouvanter des sacrilèges paroles de l’esclavegaulois, et pâle, tremblant, il frémissait à cette pensée qu’appelépar les effrayants blasphèmes du condamné, le diable pouvaitsoudain paraître pour emporter ce scélérat, et, par occasion,l’emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour payement de quelquerestant de compte infernal non réglé avec le bienheureux évêqueCautin&|160;; aussi le comte s’écria-t-il, frappé d’une idéesubite&|160;:

–&|160;Forgeron, tes tenailles sont encoredans le brasier et toutes rouges&|160;?…

–&|160;Oui, seigneur comte.

–&|160;Ce maudit ne blasphémera plus et nerisquera pas ainsi d’attirer le diable dans mon burg… Qu’onsaisisse ce sacrilège et qu’on lui coupe la langue avec letranchant des tenailles… Dis, clerc, crois-tu le Seigneursuffisamment apaisé par ce châtiment&|160;?… Crois-tu que lediable, n’entendant plus ces effrayants blasphèmes, n’aura plusoccasion de venir ici&|160;?

–&|160;Je crois, seigneur comte, qu’il n’y apas de supplice assez terrible pour ce maudit&|160;!… Nier Dieu ettraiter ses ministres d’imposteurs&|160;!…

–&|160;Veux-tu, clerc, que je le fasseécarteler pour conjurer plus sûrement la présence du démon dans monburg&|160;?…

–&|160;Le châtiment que tu lui infligessuffit… Ce damné sera ainsi puni par là où il aura péché… Sa languescélérate a blasphémé&|160;; elle ne blasphémera plus…

–&|160;Mais crois-tu ce châtimentsuffisant&|160;?… Dis toute la vérité, clerc… Cet esclave est monmeilleur cuisinier, mais je n’hésiterais à le faire écarteler si turegardes cela comme nécessaire à cause du démon&|160;?…

–&|160;Non, te dis-je, noble comte, cechâtiment suffira… Nous ne voulons point d’ailleurs la mort dupécheur… En lui retranchant sa langue blasphématrice, lestenailles, du même coup, feront la plaie et la cicatriseront par labrûlure.

–&|160;Si tu crois le châtiment suffisant,clerc, je le préfère, car cet esclave est excellent&|160;; mais uncuisinier n’a pas besoin de sa langue pour cuisiner.

L’esclave gaulois eut donc la langue tranchéeavec les tenailles rougies au feu&|160;; après quoi, le comte,assez rassuré sur la diabolique apparition qu’il redoutaittoujours, voulut néanmoins s’étourdir complètement sur sesappréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans lasalle du festin avec ses leudes, avant d’aller retrouver sa femmedans son gynécée, pour y passer la nuit.

**

*

Godégisèle, pendant que son seigneur et maîtreNeroweg buvait encore avec ses leudes, Godégisèle, la cinquièmefemme du comte, retirée, selon la coutume, dans sa chambre, filaitsa quenouille, au milieu de ses esclaves, à la clarté d’une lampede cuivre. Godégisèle, toute jeune encore, était délicate etfrêle&|160;; elle avait le teint d’une blancheur de cire, ses longscheveux, d’un blond pâle, tressés en nattes et à demi couverts deson obbon (ainsi que les Franks appellent cette sorte decalotte d’étoffe d’or et d’argent), tombaient sur ses épaules nues,ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à sestraits doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèleportait le costume des femmes franques de haute condition&|160;:une longue robe décolletée, à manches ouvertes et flottantes,serrée par une écharpe à sa taille, alors déformée&|160;; ses brasétaient ornés de bracelets d’or, enrichis de pierreries, et autourde son cou s’arrondissait un large collier d’or, piqué de rubis,nommé murène, du nom d’un poisson qui, lorsqu’il est pris,se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. Une choserendait ce costume étrange&|160;; bien que Godégisèle fût de frêleet petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblaitfaite pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine dejeunes esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur lafeuillée dont le sol était jonché, entouraient la femme du comte,siégeant sur un escabel à bras, recouvert d’un tapis brodéd’argent&|160;; plusieurs, parmi les esclaves, étaientjolies&|160;: les unes, ainsi que leur maîtresse, filaient leurquenouille&|160;; d’autres s’occupaient de travauxd’aiguille&|160;; parfois elles causaient entre elles à voix basse,en langue gauloise, que leur maîtresse, d’origine franque,comprenait difficilement. L’une d’elles, nommée Morise,belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à dix ans à un noblefrank, parlait couramment l’idiome des conquérants, et Godégisèles’entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle lui disaitd’une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu’elletenait posée en travers sur ses genoux&|160;:

–&|160;Ainsi, Morise, tu l’as vutuer&|160;?…

–&|160;Oui, madame… Elle portait ce jour-làcette même robe verte, à fleurs d’argent, que vous portezmaintenant, et aussi le beau collier et les riches bracelets quevous portez.

Godégisèle frissonna et ne put s’empêcher dejeter un regard effaré sur ses bracelets et sur sa robe, deux foistrop large pour elle.

–&|160;Et… à propos de quoi l’a-t-il tuée,Morise&|160;?…

–&|160;Ce soir-là il avait bu encore plus quede coutume… il est entré ici, où nous sommes, tout trébuchant…C’était l’hiver… il y avait du feu dans ce foyer… Sa femmeWisigarde était assise au coin de la cheminée… Le seigneur comteavait alors parmi nous pour favorite une lavandière nomméeMartine… Il se tenait ce soir-là, je vous l’ai dit,madame, à peine sur ses jambes… Il se mit à dire à Martine&|160;:«&|160;Viens nous coucher… et toi, Wisigarde,&|160;» – ajouta-t-ilen s’adressant à sa femme, – «&|160;prends la lampe etéclaire-nous.&|160;»

–&|160;C’était pour Wisigarde beaucoup dehonte.

–&|160;D’autant plus, madame, qu’elle avait lecœur fier, le caractère impétueux… Elle nous battait à la journée,souvent nous mordait et non moins souvent querellait violemment leseigneur comte.

–&|160;Quoi, Morise&|160;! elle osait lequereller&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! rien ne l’intimidaitcelle-là&|160;!… rien&|160;!… Quand elle était en furie, ellerugissait et grinçait des dents comme une lionne.

–&|160;Quelle terrible femme&|160;!…

–&|160;Enfin, madame, ce soir-là, au lieud’obéir à la fantaisie du seigneur comte et de prendre la lampepour le conduire jusqu’à son lit, lui et Martine, Wisigarde se mità les injurier tous deux et à leur reprocher leur débauche.

–&|160;Lui, si colère&|160;! elle bravait lamort&|160;!… Je n’ai pas une goutte de sang dans lesveines&|160;!…

–&|160;Alors, madame, j’ai vu, comme je vousvois, les yeux du comte devenir sanglants et l’écume blanchir seslèvres… Il s’est élancé sur sa femme, lui a donné un coup de poingsur le visage, puis d’un coup de pied dans le ventre il l’arenversée à terre… Elle, aussi furieuse que lui, ne cessait del’injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, après l’avoirjetée à terre, il s’est mis à deux genoux sur sa poitrine…Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux grossesmains, qu’elle est devenue violette, et il l’a étranglée… et puisaprès, il s’est en allé coucher avec Martine.

–&|160;Morise, il m’en arrivera quelque jourautant.

Et Godégisèle, frémissant de tout son corps,laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et sa quenouille à sespieds.

–&|160;Oh&|160;! madame, il ne faut pas ainsivous alarmer… Tant que vous serez grosse vous n’aurez rien àcraindre… le seigneur comte ne voudrait pas tuer du même coup safemme et son enfant.

–&|160;Mais quand je l’aurai eu mis au monde,cet enfant&|160;? je serai tuée comme Wisigarde&|160;!

–&|160;Cela dépendra, madame, de l’humeur duseigneur comte… Peut-être aussi vous répudiera-t-il et vousrenverra chez vos parents, comme il a renvoyé ses autres femmesqu’il n’a pas étranglées.

–&|160;Ah&|160;! Morise&|160;!… plût au cielque monseigneur le comte me renvoyât dans ma famille&|160;!…Pourquoi faut-il que Neroweg m’ait vue lors du voyage qu’il a faità Mayence&|160;!… Pourquoi le brin de paille qu’il a jeté sur mapoitrine, en me prenant pour femme, n’a-t-il pas été un poignardacéré&|160;!… Je serais morte du moins au milieu des miens…

–&|160;Quel brin de paille, madame&|160;?

–&|160;N’est-ce donc pas aussi l’usage en cepays-ci, que l’homme, en témoignage de ce qu’il épouse une fillelibre, lui prenne la main droite, et, de la gauche, lui jette unbrin de paille dans le sein[51]&|160;?

–&|160;Non, madame.

–&|160;Tel est l’usage en Germanie…Hélas&|160;! Morise, je te le répète, pourquoi ce brin de paillen’a-t-il pas été un poignard&|160;!… Je serais morte sans agonie…Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, ma vie ne seraplus qu’une agonie…

–&|160;Madame, il fallait refuser d’épouser lecomte.

–&|160;Je n’ai pas osé, Morise… Oh&|160;! ilme tuera&|160;! il me tuera&|160;!…

–&|160;Pourquoi voulez-vous, madame, qu’ilvous tue&|160;?… Vous ne soufflez mot, quoi qu’il dise et fasse… Ilabuse de nous autres esclaves, puisqu’il est le maître… vous nevous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le pied hors dugynécée, sinon pour faire une promenade d’une heure le long desfossés du burg… Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous qu’ilvous tue&|160;?…

–&|160;Quand il est ivre il ne raisonnepas.

–&|160;C’est vrai… il n’y a que ce danger.

–&|160;Mais ce danger est de tous les jours,puisque tous les jours il s’enivre.

–&|160;Que faire à cela&|160;?…

–&|160;Ah&|160;! pourquoi suis-je venu en celointain pays des Gaules… Où je suis comme uneétrangère&|160;?…

Et après être restée longtemps rêveuse et deplus en plus attristée&|160;:

–&|160;Morise&|160;?

–&|160;Madame.

–&|160;Vous ne me haïssez pas, vousautres&|160;?

–&|160;Non, madame&|160;; vous n’êtes pasméchante comme Wisigarde… vous ne nous battez pas et ne nous mordezjamais.

–&|160;Morise…

–&|160;Madame… Mais quoi&|160;! vous gardez lesilence et vous voici rouge comme braise, vous toujours sipâle&|160;!…

–&|160;C’est que je n’ose te dire… Enfin,écoute-moi, tu es… tu es… l’une des favorites de monseigneur lecomte…

–&|160;Il le faut bien… sinon de gré, du moinsde force… Malgré ma répugnance, j’aime encore mieux partager sonlit quand il l’ordonne, que d’être hachée de coups de fouet oud’aller tourner la meule du moulin… et puis ainsi, je suis employéeaux travaux de la maison&|160;; c’est un métier moins rude qued’être esclave des champs… on a moins de mal et la nourriture estmoins mauvaise.

–&|160;Je sais… je sais… Aussi, je ne te blâmepas, Morise&|160;; mais réponds-moi sans mentir&|160;: lorsque tues avec monseigneur le comte, tu ne cherches pas à l’irriter contremoi&|160;?… Hélas&|160;! on a vu des esclaves faire ainsi tuer leurmaîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur seigneur.

–&|160;J’ai tant d’aversion pour lui, madame,que, je vous le jure, je ne desserre les dents qu’afin de répondreoui ou non s’il m’interroge… D’ailleurs, comme le soir presquetoujours il est ivre quand il m’emmène d’ici, c’est à peine s’il meparle… Je n’ai donc ni le loisir ni l’envie de lui dire du mal devous.

–&|160;C’est bien vrai, Morise, c’est bienvrai&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! oui, madame…

–&|160;Je voudrais te faire quelques petitsprésents, mais monseigneur ne me donne jamais d’argent&|160;; il letient sous clef dans ses coffres, et pour morghen-gab,présent du matin que dans notre pays le mari fait à son épousée, lecomte m’a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième femmeWisigarde… Chaque jour il me demande à les voir, et il les compte…Je n’ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si tume promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.

–&|160;Il faudrait que j’aie le cœur méchantpour agir ainsi.

–&|160;Ah&|160;! Morise&|160;!… je voudraisêtre à ta place.

–&|160;Vous, la femme d’un comte, désirer êtreesclave&|160;!…

–&|160;Il ne te tuera pas, toi&|160;!…

–&|160;Bah&|160;! il me tuera comme une autre,si l’envie de me tuer lui prend… et au moins vous, madame, enattendant, vous avez de belles robes, de riches parures, desesclaves pour vous servir… et puis enfin, vous êtes libre.

–&|160;Je ne sors pas du burg.

–&|160;Parce que vous ne le voulez pas…Wisigarde montait à cheval et chassait… Il fallait la voir sur sahaquenée noire, avec sa robe de pourpre, son faucon sur lepoing&|160;!… Au moins, si elle est morte jeune, elle n’a pas perduson temps à se chagriner, celle-là… Au lieu que vous, madame, vousfilez votre quenouille, vous regardez le ciel par votre fenêtre ouvous pleurez… quelle vie&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! c’est que je pensetoujours à mon pays, à mes parents qui sont si loin… si loin de cepays des Gaules, où je suis étrangère.

–&|160;Wisigarde ne se donnait pas tant dechagrin… elle buvait et mangeait presque autant que le comte.

–&|160;Il m’avait toujours dit, à moi et à monpère, qu’elle était morte par accident… Ainsi, tu dis, Morise, quec’est là, là qu’il l’a tuée&|160;?…

–&|160;Oui, madame… d’un coup de pied il l’arenversée ici, près de ce poteau… et puis alors…

–&|160;Qu’as-tu&|160;?

–&|160;Madame, madame…entendez-vous&|160;?

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;On marche dans la chambre du seigneurcomte.

–&|160;Ah&|160;! c’est lui&|160;!…

–&|160;Oui, madame, c’est son pas.

–&|160;Oh&|160;! j’ai peur&|160;!… j’aipeur&|160;!…

C’était Neroweg… Ses dernières libationsfaites pour s’étourdir sur sa crainte du diable, l’avaient plongédans une ivresse à peu près complète, aussi, entra-t-il chez safemme trébuchant sur ses jambes avinées. À l’aspect de leur maître,les esclaves se levèrent craintives&|160;; Godégisèle tremblait sifort, qu’elle put à peine se soulever de dessus son escabeau, tantelle se sentait faible. Le comte s’arrêta un instant au seuil de laporte, une main appuyée à l’un des chambranles et balançantlégèrement son corps d’avant en arrière, tout en promenant sur lesesclaves intimidées un regard demi-hébété, demi-luxurieux&|160;;enfin, après un hoquet, il dit à la confidente de safemme&|160;:

–&|160;Morise, viens…

Et regardant Godégisèle, il ajouta&|160;:

–&|160;Tu es bien pâle… tu as l’air troublé…Pourquoi es-tu si pâle, toi&|160;?…

La pauvre créature se souvenait sans doute quela nuit où il avait étranglé sa dernière femme, le comte avait ditaussi à une esclave&|160;: Viens&|160;! de sorte que lesparoles de Neroweg, la troublant et l’effrayant davantage encore,Godégisèle ne put que murmurer presque sans savoir ce qu’elledisait&|160;:

–&|160;Monseigneur&|160;!…monseigneur&|160;!…

–&|160;Quoi&|160;? qu’as-tu&|160;?… Réponds, –reprit brutalement le comte. – Voudrais-tu te révolter parce quej’ai dit à cet esclave&|160;: viens&|160;?…

–&|160;Non… oh&|160;! non&|160;!… monseigneurn’est-il pas ici le maître, et moi, Godégisèle, son humbleservante&|160;?…

Et perdant tout à fait la tête, cettemalheureuse déjà se voyant étranglée comme Wisigarde, parce quecelle-ci avait refusé d’éclairer son mari et sa maîtresse jusqu’àla couche coujugale, se hâta de balbutier&|160;:

–&|160;Et même… si monseigneur le désire… jevais l’éclairer, avec cette lampe, jusqu’à son lit.

–&|160;Ah&|160;! madame&|160;! – lui dit toutbas Morise, – quelle mauvaise parole que celle-là&|160;!… C’estrappeler au comte la cause du meurtre de son autre femme.

Neroweg, aux paroles de Godégisèle,tressaillit, s’avança brusquement vers elle d’un air défiant&|160;;puis, la saisissant par le bras&|160;:

–&|160;Pourquoi parles-tu de m’éclairer aveccette lampe&|160;?

–&|160;Grâce&|160;! monseigneur&|160;!… ne metuez pas&|160;!…

Et elle tomba à genoux.

–&|160;Ne tuez pas votre servante comme vousavez tué Wisigarde&|160;!…

Soudain le comte devint aussi pâle que safemme, et s’écria, frappé d’une terreur que redoublait sonivresse&|160;:

–&|160;Elle sait que j’ai tuéWisigarde&|160;!… elle me dit les mêmes mots qui me l’ont faittuer&|160;!… C’est l’œuvre du malin esprit&|160;!… Je m’ensouviens, l’évêque Cautin m’a dit que Wisigarde étant morte sansl’assistance d’un prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmentersous forme de fantôme&|160;!… Elle va peut-être m’apparaître cettenuit, puisque ma femme a prononcé ces mêmes mots qui m’ont faitétrangler l’autre&|160;! C’est un avertissement du ciel ou del’enfer&|160;!

Et s’adressant à Morise&|160;:

–&|160;Mon clerc&|160;! mon clerc&|160;!…cours le chercher&|160;!… Il priera près de moi toute la nuit… ilne me quittera pas… Le fantôme de Wisigarde n’osera pas approcher,un prêtre étant là… Et puis cet esclave qui a blasphémé, il peutattirer le diable dans le burg&|160;!… Oh&|160;! j’ai eu tort de nepas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier&|160;!… Non, cen’est pas assez d’avoir arraché la langue à ce sacrilège&|160;!

Son épouvante augmentant pendant que Morisecourait chercher le clerc et que Godégisèle, demi-morte de frayeuret toujours agenouillée, s’adossait au poteau, se sentantdéfaillir&|160;; le comte se jeta aussi à genoux et s’écria, sefrappant la poitrine&|160;:

–&|160;Seigneur Dieu&|160;! ayez pitié d’unpauvre pécheur&|160;!… J’ai beaucoup payé à mon patron, l’évêqueCautin, pour la mort de mon frère et de ma femme Wisigarde&|160;!…Je payerai beaucoup encore, afin que l’on prie pour Wisigarde etque la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme defantôme&|160;!… Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans lesgorges d’Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêqueCautin, mon patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa…Seigneur&|160;! bon seigneur Dieu&|160;! ayez pitié d’un pauvrepécheur&|160;!… Délivrez-moi cette nuit de la présence du diable etdu fantôme de ma femme Wisigarde&|160;!…

Et voilà ce fervent catholique à genoux,hébété par la terreur et par l’ivresse, se frappant avec furie lapoitrine, attendant, plein d’une anxiété terrible, l’arrivée de sonclerc.

D’après cette journée d’un noble comte dansson burg, voyez qu’elle est humaine, généreuse, éclairée, cetterace des conquérants de la vieille Gaule&|160;! Quel tendreattachement ils ont pour leurs femmes&|160;! quel respect pour lesdoux liens de la famille et pour la sainteté du foyerdomestique&|160;!… Ô nos mères&|160;! viriles matrones si vénéréesde nos aïeux&|160;! fières Gauloises d’autrefois qui siégiez à côtéde vos époux dans ces conseils solennels de l’État, où l’ondécidait de la paix ou de la guerre&|160;! mâles et austèreséducatrices&|160;! épouses chéries, vaillantes guerrières&|160;!vierges saintes&|160;! femmes empereurs&|160;!… Ô Margarid, Hêna,Méroë, Loyse, Geneviève, Ellen, Sampso, Victoria la Grande,réjouissez-vous&|160;! réjouissez-vous d’avoir quitté ce monde-cipour les mondes mystérieux où l’on va perpétuellementrevivre&|160;!… Réjouissez-vous dans la fierté de votrecœur&|160;!… Quelle indignation&|160;! quelle honte&|160;! quelledouleur pour vos âmes de voir vos sœurs, quoique de racesdifférentes et ennemies&|160;; de voir des femmes, épouses de rois,de seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avecautant de mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que sielles étaient leurs esclaves[52]&|160;!

Oui, les voilà ces Franks appelés à la curéede la Gaule par leurs complices, nos saints évêques&|160;!… lesvoilà, ces conquérants patronnés, choyés, caressés, flattés, bénispar les prêtres du jeune homme de Nazareth, par tes prêtres, ôdivin Christ&|160;! toi qui n’avais que des paroles de tendre etadorable miséricorde, même pour la femme adultère… même pour lacourtisane repentie&|160;!…

Mais, bah&|160;! renions la vieilleGaule&|160;! renions les mâles et douces vertus de nosmères&|160;!… Vivent nos conquérants&|160;! vivent leurs adultères,vive leur concubinage&|160;! vive leur ivrognerie&|160;! vive leurrapine&|160;! vivent leurs meurtres et surtout vivent nosévêques&|160;!… Et comme le dit le début de la loi des Frankssaliens, nos conquérants&|160;:

«&|160;Vive celui qui aime les Franks&|160;!que le Christ maintienne leur puissance, qu’il remplisse leurschefs des clartés de sa grâce&|160;! qu’il protège l’armée, qu’ilfortifie la foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui lesgouvernent, sous les auspices de notre seigneurJésus-Christ&|160;!&|160;»

Et moi, foi de Vagre converti, j’ajouterai àcette pieuse antienne franque cette antienne non moins catholique,apostolique et romaine&|160;:

«&|160;– Ô seigneur Dieu&|160;! grâces voussoient rendues d’avoir, dans votre toute-puissante volonté, dansvotre paternelle mansuétude, envoyé de tels conquérants enGaule&|160;! Quelle rare et sainte fortune pour notre salut, qui nese peut faire qu’à force de honte, de lâcheté, de bassesse,d’esclavage, de misère, de larmes et de sang&|160;! Ô Dieu bon,trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon.Amen.&|160;»

**

*

Seigneur comte&|160;! seigneur comteNeroweg&|160;! réveillez-vous&|160;!… Cette nuit qui finit, au lieude la passer entre les bras d’une de vos esclaves, vous l’avezpassée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc etrépétant, d’une lèvre hébétée, les prières que disait le sainthomme, tombant de sommeil&|160;; car après boire il eût préféré sonlit. Rassuré par les premières clartés de l’aube, heure close pourles démons, vous vous êtes endormi sur votre couche, garnie depeaux d’ours, trophées de votre chasse… Seigneur comte Neroweg,réveillez-vous donc&|160;!… Voici votre roi, ou plutôt l’un descinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez&|160;? ce douxprince qui tue les petits enfants à coups de couteau sousl’aisselle&|160;?… Ce grand Clotaire est aujourd’hui seul roi detoute la Gaule&|160;; les autres fils et petits-fils du pieuxClovis, qui saintement repose dans la basilique des saints apôtres,à Paris, sont tous morts&|160;! Voici donc Chram le Bâtard, maisqu’importe&|160;! Chram, l’un des cinq fils de Clotaire, etgouverneur de l’Auvergne pour son père… Il vient, faveur insigne,il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes etd’antrustions, ainsi que fièrement s’appellent cesprotégés du roi[53]… Réveillez-vous donc, seigneurcomte&|160;! voici le roi Chram qui vous vient visiter… Lachevauchée est brillante et nombreuse&|160;! Les trois plus chersamis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du viol et dumeurtre, accompagnent le royal personnage&|160;; ils s’appellentImnachair, Spatachair et le Lion dePoitiers[54], ce Gaulois renégat qui, comme tantd’autres de sa trempe, se sont, ainsi que les évêques, ralliés auxFranks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé de la sorte parceque, de même que le lion carnassier, il aime la rapine et lecarnage.

Seigneur comte&|160;! seigneur comteNeroweg&|160;! réveillez-vous donc&|160;!… Éveillez aussi votrefemme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, a,lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé defemmes étranglées&|160;!… Vite, vite, que Godégisèle se pare desplus beaux bijoux et des plus belles robes de votre quatrièmeépouse Wisigarde, dont vous avez payé si grassement le meurtre àl’évêque Cautin, votre bon patron&|160;!… Vite, vite, seigneurcomte, que Godégisèle se pare de ses plus riches atours&|160;!Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses favoris… Gracieuxroi&|160;! serviable roi&|160;! il n’est point d’entremetteur plusaccommodant&|160;: une fille ou une femme plaît-elle, libre ouesclave, à quelqu’un de ses amis, aussitôt il leur donne undiplôme royal de par lequel ils traînent la belle dansleur lit[55].

Vite, vite, seigneur comte, faites monter vosleudes à cheval et armer vos gens de pied, et vous, à la tête de labande, seigneur comte, revêtu de votre armure de parade larronnéepar vous lors du ravage du pays de Touraine, portant à votre côtévotre magnifique épée d’Espagne à poignée d’or ciselé, larronnéepar vous lors du pieux ravage du pays des Visigoths, damnésAriens, maudits hérétiques contre lesquels les évêquescatholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de mêmeque vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois… Vite,vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle etde sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriersd’argent, larronnée par vous lors de la conquête del’Auvergne&|160;!… Vite, courez au-devant de votre glorieux roiChram, à la tête de vos cavaliers et de vos gens de pied&|160;!Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l’un de sesserviteurs, n’est plus qu’à une petite distance de votre burg…Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maisonseigneuriale&|160;! hâtez-vous donc, seigneur comte&|160;! carpoint ne vous attendez à cette dernière et heureuse nouvelle&|160;:Votre bon patron, le bienheureux évêque Cautin, accompagne le roiChram.

–&|160;Maudite soit la venue de ceChram&|160;!… – disait Neroweg. – Pour peu que lui et ses hommesdemeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire mon vin,manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque piècede ma vaisselle, qu’il me faudra, pour ce gala royal, sortir de mescoffres. Ni moi ni mes compagnons nous n’aimons point ces leudes decour, qui ont toujours l’air de nous narguer, nous autrescampagnards, parce qu’ils hantent les palais et les villes.

Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi deses guerriers, à la rencontre du roi Chram, qui n’était plus, ainsique sa chevauchée, qu’à deux portées de trait du fossé dont étaitceint le burg.

Combien c’est beau, noble, glorieux, lumineux,un roi chevelu&|160;! surtout quand il a des cheveux, une longuechevelure que le ciseau n’a jamais touchée, étant l’un desattributs des races royales franques. Malheureusement, quoiquejeune encore, le roi Chram, épuisé par l’ivrognerie et la débauche,était presque chauve[56], ce roichevelu&|160;!… Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies demèches aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu’aumilieu de sa poitrine et de son dos voûté&|160;; sa longuedalmatique d’étoffe pourpre, fendue sur le côté, à la hauteur dugenou, cachait à demi l’encolure et la croupe de son chevalnoir&|160;; des bandelettes de cuir doré, partant de la chaussure,se croisaient sur ses chausses étroites et montaient jusqu’à sesgenoux&|160;; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriersdorés&|160;; sa longue épée à poignée d’or et à fourreau de toileblanche[57], était suspendue à son baudrier,superbement brodé&|160;; en guise de houssine il tenait à la mainune canne de bois précieux, à pomme d’or ciselé, sur laquelle,lorsqu’il marchait, ce luxurieux épuisé s’appuyait&|160;; il avaitl’air sinistre&|160;; il devait ressembler à son royal père, letueur d’enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu’unhomme de guerre, se tenait l’évêque Cautin&|160;; il regardait detemps à autre Chram en sournois, d’un air craintif et haineux, cars’il détestait Chram, celui-ci n’abhorrait pas moins le sainthomme. À la gauche du prince venait le Lion de Poitiers, cescélérat endurci, qui, avec Imnachair et Spatachair, marchant tousdeux au second rang, formaient cette trinité de perdition qui eûtperdu Chram s’il n’eût été, ainsi que disent les prêtres, damnédans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain railleur etfroide cruauté, étaient si profondément empreints sur les traits duLion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa face,cent ans après sa mort, on devra lire encore&|160;: luxure,insolence et cruauté.

Ces trois seigneurs portaient, selon la modefranque, de riches tuniques à manches courtes par-dessus leurjustaucorps&|160;; des chausses étroites et des bottines de cuirpréparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et ses amisvenaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, sonbouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maisonroyale. Après ces personnages s’avançait sa truste, formée de sesleudes et antrustions armés en guerre&|160;; leurs casques ornés depanaches, leurs cuirasses, leurs jambards brillants et polisétincelaient aux rayons du soleil&|160;; leurs chevaux fringantspiaffaient sous leurs riches caparaçons&|160;; les banderoles deleurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers peints et dorésse balançaient, suspendus à l’arçon de leur selle. Autant cettesuite royale était fringante, autant la troupe des leudes du comteétait misérable, grotesque et piètrement armée&|160;; un assezgrand nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes etrouillées&|160;; d’autres, seulement vêtus de casaques de peaux debêtes, coiffaient militairement un casque bossué&|160;; d’autres,possesseurs d’une cuirasse, avaient la tête couverte d’un bonnet delaine&|160;; les épées, non moins rouillées que les cuirasses,étaient, pour la plupart, veuves de leur fourreau&|160;; souventcet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, et plus d’unbois de lance tortu sortait brut du taillis avec son écorce&|160;;la plupart des chevaux valaient, pour l’apparence, leurs cavaliers.Le temps des labours n’étant pas encore venu, bon nombre descompagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaientdes traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi deVagre, rien de plus réjouissant que de voir déjà quels regardsenvieux et farouches les leudes du comte jetaient sur la brillantesuite de Chram et quels regards insolents et moqueurs cette fièretruste royale jetait sur la troupe du comte, troupe sauvage etdépenaillée. Derrière les gens de guerre du prince venaient lespages, les serviteurs et les esclaves à pied, conduisant deschariots attelés de bœufs ou des chevaux lourdement chargés,chevaux et chariots que les habitants du pays traversé par le roiet sa truste, étaient forcés de fournir gratuitement[58].

Le comte Neroweg s’avança seul, à cheval, versson royal hôte, qui, arrêtant aussi sa monture, dit àNeroweg&|160;:

–&|160;Comte, en allant de Clermont à Poitiersj’ai voulu m’arrêter un ou deux jours dans ton burg.

–&|160;Que ta gloire[59] soit la bienvenue dans mon domaine… Ilest en partie composé de terres saliques&|160;: je lestiens de mon père, qui les tenait autant de son épée que de lagénérosité de ton aïeul Clovis… C’est ton droit de loger, envoyage, chez les comtes et bénéficiers du roi&|160;; c’est pour euxun plaisir de t’accueillir.

–&|160;Comte, – dit insolemment le Lion dePoitiers, – ta femme vaut-elle la peine qu’on lacourtise&|160;?

–&|160;Mon favori qui te demande, à samanière, si ta femme est belle, – dit Chram en faisant signe auGaulois renégat de se modérer, – mon favori, le Lion de Poitiersest de sa nature fort plaisant.

–&|160;Alors, je répondrai au Lion de Poitiersqu’il ne pourra, non plus que toi, juger si ma femme est belle oulaide, car elle est enceinte et malade et ne sortira point de chezelle…

–&|160;Si ta femme est enceinte, – reprit lelion, – de qui est l’enfant&|160;?…

–&|160;Comte, ne te fâche pas de cesrailleries… Je te l’ai dit, mon ami est d’un naturel plaisant.

–&|160;Chram, je ne m’offenserai donc pas desrailleries de ton favori… Allons au burg.

–&|160;Marchons, comte.

L’on s’avance vers le burg et l’on cause.

–&|160;Comte, avoue à notre royal maître Chramqu’en tenant ta femme renfermée tu caches ton trésor de craintequ’on te le prenne&|160;!…

–&|160;Mon favori Spatachair, qui te parle dela sorte, Neroweg, est aussi d’un joyeux esprit.

–&|160;Roi, tu choisis des amis très-gais, ceme semble.

–&|160;Neroweg, tu nous caches ta femme… c’estton droit… Nous la dénicherons… c’est le nôtre… Pour un bon larron,il n’y a pas de cachette.

–&|160;Chram, celui-ci est encore un de tesjoyeux amis, sans doute&|160;?

–&|160;Oui, comte, et des plus joyeux… il senomme Imnachair.

–&|160;Et moi, qui me nomme Neroweg, jedemanderai au seigneur Imnachair ce que fait le larron lorsqu’il adéniché la cachette qu’il cherche&|160;?

–&|160;Neroweg, ta femme te contera la chosequand nous aurons déniché cette belle, car nous la dénicherons,aussi vrai que je suis le Lion de Poitiers&|160;!

–&|160;Et moi, aussi vrai que je suis comte duroi en ce pays d’Auvergne, – s’écria Neroweg, – je tuerais un lioncomme un renardeau, comme un chien, si le Lion se voulait donnerdans ma demeure des airs de lion&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! comte, tu parlesrésolument&|160;! est-ce cette brillante armée qui est sur testalons qui te donne cette audace&|160;? – répondit le favori du roien montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg. – Si cettebande vaut ce qu’elle paraît, nous sommes perdus&|160;!

Deux ou trois des leudes du comte quis’étaient peu à peu rapprochés, ayant entendu les insolentesrailleries des favoris de Chram, murmurèrent tout haut d’un airfarouche&|160;:

–&|160;Nous n’aimons pas que l’on railleNeroweg&|160;!

–&|160;Les leudes d’un comte valent bien lesleudes royaux&|160;!

–&|160;Le poli de l’acier ne fait pas satrempe&|160;!

L’un des hommes de Chram se retourna vers sescompagnons, et leur dit en riant, montrant du bout de sa lance lesgens du comte en faisant allusion à leur grossieréquipement&|160;:

–&|160;Sont-ce là des esclaves de charruedéguisés en guerriers&|160;? ou des guerriers déguisés en esclavesde charrue&|160;?

La truste royale répondit à cette plaisanteriepar de grands éclats de rire&|160;; déjà de côté et d’autre on seregardait d’un air de défi, lorsque l’évêque Cautins’écria&|160;:

–&|160;Mes chers fils en Christ, moi, votreévêque et père spirituel, je vous engage au calme et à la paix…

–&|160;Comte, – dit gaiement Chram à Neroweg,– défie-toi de ce luxurieux et hypocrite évêque… Ne le laisse pas,ce bon apôtre, donner seul à seul les eulogies à ta femme&|160;; illui donnerait les eulogies de la Vénus des païens, tout saint hommequ’il est&|160;!

–&|160;Chram, je suis le serviteur du fils denotre glorieux roi Clotaire&|160;; mais comme évêque, j’ai droit àton respect.

–&|160;Tu as raison, puisque aujourd’hui vousautres évêques vous êtes presque aussi rois et surtout aussi richesque nous autres rois.

–&|160;Chram, tu parles de la puissance et dela richesse des évêques en Gaule… Oublies-tu donc que notrepuissance est celle du seigneur Dieu, et nos richesses le bien despauvres&|160;?…

–&|160;Par la peau flasque de toutes lesbourses que tu as dégonflées, grosse belette qui suces le jaune desœufs et ne laisses aux sots que la coquille&|160;! tu dis cettefois la vérité… Oui, vos richesses sont le bien des pauvres, cebien vous l’avez mis dans votre sac&|160;!

–&|160;Glorieux roi, je t’ai accompagnéjusqu’au burg de mon fils en Christ, le comte Neroweg, pouraccomplir l’acte de haute justice que tu sais, mais non pourlaisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte religioncatholique et apostolique.

–&|160;Et moi je maintiens que de jour en jourvotre puissance et vos richesses augmentent&|160;! J’ai deux fillesde ma race, peut-être verront-elles le pouvoir royal s’amoindrirencore par vos usurpations, vous évêques, avec qui nous avonspartagé notre conquête&|160;; vous que nous avons enrichis, vous dequi nous avons été les hommes d’armes&|160;!

–&|160;Nos hommes d’armes, à nous, hommes depaix&|160;! Tu te trompes, ô roi&|160;! nos seules armes sont nosprédications&|160;!…

–&|160;Et quand les peuples se moquent de vosprédications, comme ont fait les Visigoths, ces ariens de Provenceet du Languedoc, vous nous envoyez extirper leur hérésie par le feret par le feu&|160;!

–&|160;Et de cela gloire à Dieu&|160;!… Lespieux rois franks, dans ces guerres contre les hérétiques, ontgagné un immense butin, fait triompher l’orthodoxie et arraché desâmes aux flammes éternelles, en les ramenant au giron de la sainteÉglise.

Celui qui eût assisté à ce souper de la villaépiscopale, où l’évêque avait convié Neroweg, n’aurait pas reconnuCautin. Ce saint homme, tête à tête avec le comte, stupide, brutalet aveugle croyant, ne recherchait point la dignité dans sonlangage&|160;; mais en présence de Chram, effronté railleur qu’ildétestait, il sentait le besoin d’imposer, par ses paroles et parson attitude, le respect et la crainte, sinon au prince et à sesfavoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, beaucoupplus dévotieuse&|160;; puis, autre grave appréhension pour Cautinet pour sa bourse, il craignait fort que l’audacieux exemple deChram et de ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueusecrédulité de Neroweg, dont Cautin tirait un parti si profitable encultivant et exploitant la peur du diable dont était possédé sonfils en Dieu. Du coin de l’œil l’évêque voyait le comtesournoisement écouter, d’un air à la fois satisfait et effrayé, lesinsolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui,Neroweg, n’était pas bien sot de croire à la puissance miraculeusede l’évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron.Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué àobserver les signes précurseurs des orages, si fréquents et sisubits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tantd’autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pourépouvanter les simples[60]&|160;;le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, quid’abord à peine visible et formée sur la cime d’un pic à l’extrêmehorizon, s’approchant rapidement, devait bientôt s’étendre etobscurcir le ciel et le soleil, encore radieux&|160;; aussi Cautin,à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales,répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de saréplique sur la marche de l’orageuse nuée qui s’avançait&|160;:

–&|160;Ce n’est point à un serviteur indigne,à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce momentl’Église du seigneur Dieu&|160;; il a sa grâce et ses miracles pourconvaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir lesimpies&|160;; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de cesoleil qui brille en ce moment sur nos têtes d’un si vif éclat, –ajouta l’évêque d’une voix de plus en plus retentissante, – malheurà qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nousentend, nous juge et nous châtie&|160;; malheur à qui oseraitinsulter à sa Divinité dans la personne sacrée de sesévêques&|160;! oui, y a-t-il ici quelqu’un qui l’ose&|160;? –continua Cautin d’une voix menaçante&|160;; – y a-t-il iciquelqu’un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager lamajesté divine&|160;?

–&|160;Il y a ici moi, le Lion de Poitiers,qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont&|160;: Tu voisbien cette houssine&|160;? je te la casserai sur le dos, sainthomme, si tu ne cesses de parler avec tant d’insolence.

Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gauloisrenégat, avait parfois du bon&|160;; mais ses hardies parolesfirent frémir l’assistance, la truste royale comme les leudes ducomte… Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casserune houssine sur le dos d’un évêque, eût-il, à l’instar de Cautin,enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d’un mort. Unestupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers&|160;;Chram lui-même parut effrayé de l’audace de son favori… Cautin,d’un coup d’œil, vit tout cela&|160;; aussi s’écria-t-il, feignantune sainte horreur en s’adressant au Lion, qui, d’un air de défi,brandissait toujours sa houssine&|160;:

–&|160;Malheureux impie, aie pitié detoi-même… le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème… Vois, le ciels’obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres&|160;! vois ces signesprécurseurs du courroux céleste&|160;!… À genoux, chers fils&|160;!à genoux&|160;! votre père en Dieu vous l’ordonne… Priez pourapaiser le courroux de l’Éternel soulevé par un épouvantableblasphème&|160;!…

Et Cautin descendit précipitamment decheval&|160;; mais il ne s’agenouilla pas&|160;: debout et lesmains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l’autel, ilsemblait conjurer la colère céleste.

À la voix de l’évêque, les esclaves et lesserviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu,se jetèrent à genoux&|160;; la plupart des hommes de sa trustesautèrent à bas de leurs montures, et s’agenouillèrent aussi, nonmoins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presquesubitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacél’évêque de sa houssine… Neroweg, l’un des premiers à genoux, sefrappait la poitrine&|160;; mais Chram, ses favoris et quelques-unsde ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, parorgueil, à obéir aux ordres de l’évêque… Alors celui-ci, d’un gesteimpérieux et d’un accent menaçant, s’écria&|160;:

–&|160;À genoux&|160;! ô roi&|160;! Le roin’est pas plus que l’esclave devant l’œil du Tout-Puissant… le roi,comme l’esclave, doit courber le front devant l’Éternel pourapaiser son courroux… À genoux donc, ô roi&|160;! à genoux, toi ettes favoris&|160;!…

–&|160;Oses-tu me commander, à moi&|160;? –s’écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumissionde ses hommes aux ordres de l’évêque. – Qui, de toi ou de moi filsde roi, est ici le maître, prêtre insolent&|160;?…

Un superbe éclat de tonnerre ferma la touchede Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, quireprit&|160;:

–&|160;À genoux, roi&|160;!… n’entends-tu pasla foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissantirrité&|160;?… Veux-tu attirer sur nous tous une pluie defeu&|160;? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous&|160;! éloignez denous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contreles impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussisur nous, pauvres pécheurs… car les plus purs ne peuvent se direirréprochables devant votre majesté, ô Seigneur&|160;! mais dumoins nous sommes humbles et repentants… Ayez pitié de nous, ôTout-Puissant&|160;!…

Plusieurs nouveaux coups de tonnerre,accompagnés d’éclairs éblouissants, portèrent à son comblel’épouvante de la suite de Chram&|160;; lui-même, malgré son audaceet sa superbe, ressentit quelque crainte&|160;; cependant sonorgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l’évêque,lorsque des murmures, d’abord sourds, puis menaçants, s’élevèrentparmi sa truste et ses esclaves.

–&|160;À genoux, notre roi… àgenoux&|160;!…

–&|160;Nous ne voulons pas, si petits que noussommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et decelle de tes favoris.

–&|160;À genoux, notre roi… à genoux&|160;!…Obéis à la parole du saint évêque… c’est le Seigneur qui nous parlepar sa bouche…

–&|160;À genoux, roi… à genoux&|160;!…

Chram céda… il craignit l’irritation de sonentourage, et surtout de donner un exemple public de rébellioncontre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait sibien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entreses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deuxfavoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l’imiter etde se mettre, comme lui, à genoux.

Seul, à cheval, et dominant cette foulecraintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, lalèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublaitde fracas.

–&|160;À genoux&|160;! – crièrent les voix deplus en plus irritées, – à genoux, le Lion de Poitiers&|160;!…

–&|160;Notre roi Chram s’agenouille, et cetimpie, cause de tout le mal par ses menaces sacrilèges à l’égard dusaint évêque, refuse seul d’obéir…

–&|160;Ce blasphémateur va attirer sur nous undéluge de bitume et de feu…

–&|160;Mes fils, mes chers fils&|160;! –s’écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul àcheval, – préparons-nous à la mort&|160;! un seul grain d’ivraiesuffit à corrompre un muid de froment… un seul pécheur endurci vapeut-être causer notre mort, à nous autres justes… Résignons-nous,mes chers fils… que la volonté de Dieu soit faite… peut-être nousouvrira-t-il son saint paradis&|160;!

La foule épouvantée fit entendre des cris deplus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers&|160;; etNeroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiquesplaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, ets’écria&|160;:

–&|160;À mort l’impie&|160;! son sang apaiserala colère de l’Éternel&|160;!…

–&|160;Oui, oui… à mort&|160;! – crièrent unefoule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissementsde la foudre, rendus plus formidables encore par l’écho desmontagnes.

Le ciel semblait véritablement en feu, tantles éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants… Lesplus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d’avoirraillé l’évêque… Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujoursimperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces deNeroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à sonfavori&|160;:

–&|160;Descends de cheval et agenouille-toi…sinon, je te laisse massacrer… Jamais je n’ai vu pareilorage&|160;!… Tu as eu tort de menacer l’évêque de ta houssine, etmoi de le railler… le feu du ciel va peut-être tomber sur nous…

Le Lion de Poitiers rugit de rage&|160;; mais,prévoyant le sort qu’une plus longue résistance lui devait attirer,il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit decheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrantle poing à Cautin… Alors l’évêque, jusque-là toujours deboutau-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta unregard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes,ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit,savourant sa victoire&|160;:

–&|160;Oui, roi, les évêques sont plus roisque toi&|160;! car te voici à mes pieds, le front dans lapoussière…

Puis il s’agenouilla lentement en s’écriantd’une voix éclatante&|160;:

–&|160;Gloire à toi, Seigneur&|160;! gloire àtoi&|160;!… L’impie rebelle, saisi d’une sainte terreur, abaisseson front superbe… Le lion dévorant est devenu, devant ta majestédivine, plus craintif que l’agneau… Apaise ta juste colère, ôSeigneur&|160;! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi…dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel… éloigne la nuée defeu que l’endurcissement d’un pécheur avait attirée sur nos têtes…daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant&|160;! que la voix de tonserviteur indigne, l’évêque Cautin, est montée jusqu’à toi… jusqu’àtoi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis àton oint de contempler ta face éblouissante au milieu detes séraphins et de tes anges et archanges&|160;!…

Le prélat dit encore beaucoup d’admirableschoses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci surl’apaisement progressif de l’orage, de même qu’à son approche ilavait gradué ses paroles menaçantes&|160;; aussi l’habile hommetermina-t-il son discours aux sourds roulements d’un tonnerrelointain&|160;: derniers grondements, disait-il, de la voixcourroucée de l’Éternel enfin calmé dans sa colère… Après quoi, leciel s’éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juinrayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénéeque le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleinepoitrine&|160;:

«&|160;– Gloire&|160;! gloire éternelle auSeigneur&|160;!…

»&|160;– Gloire&|160;! gloire à notrebienheureux évêque&|160;!…

»&|160;– Il a détourné de nous, par unmiracle, le feu du ciel…

»&|160;– L’impie a courbé son frontrebelle…

»&|160;– Gloire&|160;! gloire auSeigneur&|160;!…&|160;»

**

*

Pendant que les esclaves de Chram conduisaientles chevaux à l’écurie, que d’autres plaçaient, sous une vastegrange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encorechargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient enhommes qui voyagent depuis l’aube. Chram ayant, ainsi que sesfavoris, fait honneur au repas du comte, lui dit&|160;:

–&|160;Mène-moi dans un endroit où nouspuissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardestes trésors&|160;? allons-y…

Neroweg se gratta l’oreille sansrépondre&|160;; se souciant peu sans doute d’introduire dans cesanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l’hésitation du comte,reprit&|160;:

–&|160;S’il y a dans ton burg un endroit plusretiré que ta chambre aux trésors, peu m’importe… Allons chez tafemme si tu veux.

–&|160;Non… non… viens dans ma chambre auxtrésors… Permets seulement que je donne quelques ordres afin quetes gens ne manquent de rien.

Neroweg, tirant alors à l’écart l’un de sesleudes, lui dit&|160;:

–&|160;Bertefred et toi, Ansowald, bien arméstous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entreravec ce Chram… Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.

–&|160;Que crains-tu&|160;?

–&|160;La race du glorieux Clovis a beaucoupde goût pour le bien d’autrui, et quoique mes coffres soient fermésà triple serrure et bardés de fer, j’aime autant à vous savoir, toiet Bertefred, derrière la porte.

–&|160;Nous y serons.

–&|160;Dis, de plus, à Rigomer et à Berthecramde se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée&|160;; qu’ilsfrappent sans merci ceux qui tenteraient de s’introduire auprès deGodégisèle, et appellent à l’aide… Je me défie du Lion de Poitiers,audacieux sacrilège qui ce matin a osé braver le feu du ciel,attiré sur nous par ses impiétés… Les deux autres favoris de Chramne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lionfarouche&|160;; je les crois, à eux trois, capables de tout… commeleur royal maître… As-tu compté le nombre des gens armés quiaccompagnent ce Chram&|160;?

–&|160;Il n’a amené ici que la moitié de sesleudes… de ses antrustions, comme s’appellent ces hautains quisemblent nous dédaigner, nous autres, parce qu’ils sont lesfidèles du fils d’un roi… Ne les valons-nous pas&|160;?…quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d’or deWirgelt et la nôtre à deux cents sous seulement[61].

–&|160;Tout à l’heure, – ajouta Bertechram, –ils avaient l’air de manger du bout des dents et de regarder aufond des pots, pour s’assurer s’ils étaient propres… Ils semoquaient de notre vaisselle de terre et d’étain…

–&|160;Oui, oui… pour que je sorte mavaisselle d’or et d’argent, afin de m’en dérober quelque pièce.

–&|160;Tiens, Neroweg, il pourra couler dusang d’ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leursdédains.

–&|160;Heureusement nous tes leudes, leshommes de pied et les esclaves que l’on pourrait armer, nous sommesaussi nombreux que les hommes de Chram.

–&|160;Allons, allons, mes bons compagnons, nevous échauffez pas, chers amis… Si l’on se querelle à table oncassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.

–&|160;Neroweg, l’honneur passe avant lavaisselle.

–&|160;Certainement&|160;; mais il est inutilede provoquer les disputes… Tenez-vous seulement sur vos gardes, etque l’on veille à la porte du gynécée.

–&|160;Ce que tu demandes sera fait.

Quelques instants après, le roi Chram et lecomte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.

–&|160;Comte, quelle est la valeur desrichesses renfermées dans ces coffres&|160;?

–&|160;Oh&|160;! ils contiennent peu de chose,très-peu de chose… Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nousdisons en Germanie&|160;: «&|160;Il est toujours bon de seprécautionner d’un grand pot et d’un grand coffre…&|160;» mais ilssont presque vides…

–&|160;Tant pis, comte… Je voulais doubler,tripler, quadrupler peut-être la valeur qu’ils renferment.

–&|160;Tu veux railler&|160;?

–&|160;Comte, je désire augmenter au delà detes espérances ta puissance et tes richesses… Je te le jure parl’indivisible Trinité&|160;!

–&|160;Alors je te crois&|160;! car après lemiracle de ce matin tu n’oserais, en te jouant d’un serment siredoutable, risquer d’attirer sur ma maison le feu du ciel… Maispourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche&|160;?…

–&|160;Parce qu’à cela, moi, j’ai intérêt.

–&|160;Tu me persuades.

–&|160;Veux-tu avoir des domaines égaux à ceuxdu fils du roi&|160;?

–&|160;Je le voudrais.

–&|160;Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres àmoitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d’or, de pierreries,de vases, de coupes, de patères, de bassins, d’armures, d’étoffesprécieuses&|160;?

–&|160;Je le voudrais, certes, oh&|160;! je levoudrais&|160;!

–&|160;Au lieu d’être comte d’une ville del’Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussiriche et aussi puissant que tu peux le désirer&|160;?

–&|160;Tu me jures, par l’indivisible Trinité,que tu parles sérieusement&|160;?

–&|160;Je te le jure&|160;!

–&|160;Tu me le jures aussi par le grandSaint-Martin, à qui j’ai une dévotion particulière&|160;?

–&|160;Je te jure aussi, comte, par le grandSaint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.

–&|160;Alors, explique-toi.

–&|160;Mon père Clotaire, à cette heure,guerroie hors de la Gaule contre les Saxons… Je veux profiter decela pour me faire roi à la place de mon père… Plusieurs ducs etcomtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet… Seras-tupour ou contre moi&|160;?

–&|160;Et tes frères Charibert, Gontran,Chilperik et Sigibert&|160;? ils ne te laisseront pasle royaume de ton père à toi tout seul&|160;?

–&|160;Je ferai tuer mes frères…

–&|160;Par qui&|160;?

–&|160;Tu le sauras plus tard.

–&|160;Chram, ce sont là, vois-tu, de ceschoses qu’il faut accomplir soi-même… pour être assuré qu’ellesréussissent…

–&|160;Tu dis cela, comte, à cause de tonfrère Ursio tué de ta main…

–&|160;Notre grand roi Clovis, ton aïeul, etses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leurbesoin, défaits de leurs plus proches parents&|160;? D’ailleurs jepeux parler sans crainte du meurtre d’Ursio… moi, j’en suis absous…j’ai payé…

–&|160;Tu as gardé l’héritage&|160;?

–&|160;J’en ai abandonné au moins un quart àl’Église et à mon patron, l’évêque Cautin, pour racheter lemeurtre…

–&|160;Tu y gagnes toujours les trois quartsde l’héritage.

–&|160;Tiens&|160;! si je n’avais pas dûgagner à la mort d’Ursio, je ne l’aurais pas tué… je ne lui envoulais pas…

–&|160;Et moi, je n’en veux pas non plus à mesfrères… seulement je désire être seul roi de toute la Gaule… Ainsi,comte, réponds, veux-tu t’engager, par serment sacré, à combattrepour moi à la tête de tes hommes&|160;? je m’engagerais, par unserment pareil, à te faire duc d’une province à ton choix et àt’abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines duplus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contremoi…

–&|160;Enfin, roi, tu veux que je te promette,en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nousobéirons à ta bouche, ainsi que nous disons enGermanie&|160;?

–&|160;Oui, telle est ma demande.

–&|160;Mais ton père&|160;? mais tonpère&|160;?…

–&|160;Déjà sa truste, avant la guerre contreles Saxons, a failli le massacrer… sais-tu cela&|160;?

–&|160;Le bruit en est venu jusqu’ici.

–&|160;Mon projet est donc de faire tuer mesfrères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre lesSaxons, et de me faire roi de la Gaule à sa place[62]…

–&|160;Mais lorsqu’il reviendra de Saxe avecson armée&|160;?

–&|160;Je le combattrai, et je le tuerai si jepeux… N’a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frèreChlodomir&|160;?…

–&|160;Je ne te blâme point en ceci… je penseà ce qui peut m’advenir, à moi…

–&|160;À toi, comte&|160;?

–&|160;Si dans ta guerre contre ton père tu asle dessous, et que je m’en sois mêlé, de cette guerre… ilm’arrivera malheur… Je serai dépouillé comme traître des terres queje tiens à bénéfices&|160;; il ne me restera que mesterres SALIQUES…

–&|160;Voudrais-tu gagner sans risquerd’enjeu&|160;?

–&|160;Je préférerais cela de beaucoup… Maisécoute, Chram&|160;; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin,de l’Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi etmes hommes nous obéirons à ta bouche… mais je ne medéclarerai pour ta cause que lorsque les autres se serontouvertement déclarés en armes les premiers…

–&|160;Tu veux jouer à coup sûr&|160;?

–&|160;Oui, je veux risquer peu pour gagnerbeaucoup…

–&|160;Soit… alors échangeons nosserments.

–&|160;Attends, roi…

–&|160;Que vas-tu faire&|160;? pourquoi ouvrirce coffre&|160;?… Laisse donc du moins le couvercle relevé, que jevoie tes trésors…

–&|160;Je t’assure qu’il n’y a presque rien làdedans, et le peu qu’il y a craint fort la poussière.

–&|160;Par ma chevelure royale&|160;! je n’aide ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tuviens de tirer de ce coffre… ce n’est qu’or, rubis, perles etescarboucles… Où as-tu pillé cela&|160;?

–&|160;Dans une villa de Touraine&|160;: lecahier d’Évangile qui est dedans est tout écrit en lettresd’or…

–&|160;C’est la boîte qui est superbe… j’ensuis ébloui…

–&|160;Roi, nous allons nous engager parserment sur cet Évangile à tenir nos promesses…

–&|160;J’y consens… Or donc, sur les saintsÉvangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nomde l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selonla formule consacrée en Germanie, «&|160;que si toi, Neroweg, comtede la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, quiregardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenantvous tourner vers moi, Chram, me proposant de m’établir roi survous, et que je m’y établisse, je te ferai duc d’une grandeprovince à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons,esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenupour mon père contre moi…&|160;»

–&|160;Et moi, Neroweg, comte de la ville deClermont en Auvergne, «&|160;je jure sur les Évangiles que voici,je jure, au nom de l’indivisible Trinité et du grand Saint-Martin,que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l’Anjou, aulieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournentouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t’établir roisur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes,pour que tu t’établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peineséternelles, moi, Neroweg, si je manque à monserment&|160;!…&|160;»

–&|160;Que je sois voué aux peines éternelles,moi, Chram, si je manque à mon serment&|160;!…

–&|160;C’est juré…

–&|160;C’est juré…

–&|160;Maintenant, comte, laisse-moi examinerde plus près cette magnifique boîte à Évangile…

–&|160;Excuse-moi… cette boîte craintterriblement la poussière…

–&|160;Comte, je n’ai vu personne decomparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre…

–&|160;C’est toujours afin que la poussièren’y entre point.

–&|160;À cette heure, autre chose… Notreserment nous lie, je peux te parler sans détour… Il faut d’abordque je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperiket Charibert.

–&|160;Le glorieux Clovis, ton aïeul,procédait toujours de cette façon lorsqu’il jugeait bon de joindreà ses possessions un royaume ou un héritage&|160;; il préféraittuer d’abord… et prendre ensuite.

–&|160;Mon père Clotaire aussi professaitcette opinion&|160;; il commençait par tuer les enfants de sonfrère Clodomir, afin de s’emparer ensuite de leur héritage.

–&|160;D’autres, comme ton oncle Théodorik,prenaient d’abord et tuaient ensuite… C’était mal avisé… ondépouille plus facilement un mort qu’un vivant…

–&|160;Comte, tu as la sagesse deSalomon&|160;; mais moi, je ne peux pas tuer mes frèresmoi-même…

–&|160;Tu ne peux pas… et pourquoi ne peux-tupas&|160;?

–&|160;Deux d’entre eux sonttrès-vigoureux&|160;; moi, je suis faible et usé&|160;; et puis ilsne me feraient pas l’occasion de bonne grâce&|160;; ils se défientde moi.

–&|160;Il est vrai que mon frère Ursio n’avaitpas de moi la moindre défiance… Il était si jeune encore&|160;!

–&|160;J’ai déjà trois hommes déterminés à cesmeurtres&|160;: ce sont des hommes sur qui je peux compter… il m’enfaut un quatrième.

–&|160;Où le trouver&|160;?

–&|160;Ici…

–&|160;Dans mon burg&|160;?

–&|160;Oui, peut-être…

–&|160;Explique-toi…

–&|160;Sais-tu pourquoi l’évêque Cautin, quine m’aime guère, m’accompagne&|160;?

–&|160;Je l’ignore…

–&|160;C’est que l’évêque a grand’hâte dejuger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurscomplices, qui sont prisonniers dans l’ergastule de ce burg… et devoir surtout rôtir l’évêchesse comme sorcière…

–&|160;Je ne te comprends pas, Chram. Cesscélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être,lorsqu’ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont poury être jugés par la curie.

–&|160;D’après des bruits très-croyables, quinous sont parvenus, l’évêque craint, non sans raison, que lapopulace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces banditslorsqu’ils arriveront dans la cité&|160;; les noms de l’ermitelaboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave etvagabonde&|160;; elle se pourrait révolter pour arracher cesmaudits au supplice… tandis qu’ici, dans le burg, il n’y a rien àcraindre de pareil.

–&|160;Cette rébellion peut être à redouter,en effet, de la populace de Clermont.

–&|160;J’ai donc promis à l’évêque Cautin quesi tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (enattendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule),j’ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés etsuppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier…

–&|160;Si mon bon patron l’évêque Cautin estde cet avis, je le partage… Autant que lui je me promets de jouirde ce supplice… et je donnerais, je crois, vingt sous d’or, plutôtque de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourraitarriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leurfaveur… Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tesfrères&|160;?

–&|160;Tu m’as dit que ce Ronan le Vagre étaitguéri de ses blessures&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;C’est un homme résolu&|160;?

–&|160;Un démon… Le diable prend souvent lafigure de ce Vagre, m’a dit mon patron.

–&|160;Crois-tu que si l’on disait à ce démon,après qu’il aura été condamné à un supplice terrible&|160;:«&|160;Tu auras ta grâce, à la condition d’aller tuer ensuitequelqu’un… et le meurtre accompli, vingt sous d’or deprofit…&|160;» il refuserait cette offre&|160;? Dis, quel Vagre larefuserait&|160;?…

–&|160;Chram, cet endiablé Ronan et sa bandeont tué neuf de mes plus vaillants leudes&|160;; ils ont pillé,incendié la villa de l’évêque, et il faut que je la reconstruise àmes frais, selon que l’a dit l’Éternel de sa propre bouche… Or,aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagren’échappera pas au supplice dû à ses crimes&|160;!…

–&|160;Qui te dit le contraire&|160;?

–&|160;Tu parles de lui faire grâce pour…

–&|160;Mais, peu clairvoyant Neroweg, lemeurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d’or… onlui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoion l’écartèle ou on le coupe en quartiers… Ah&|160;! cela te faitrire…

–&|160;Hi… hi&|160;!… oui, cela me rappelleles baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grandClovis, paya un jour ses complices, hi… hi… lors du meurtre desdeux Ragnacaire, hi, hi… Ce Vagre croira recevoir vingt sous d’or,et il recevra cent coups de barre de fer… hi&|160;! hi&|160;!…

–&|160;Les hommes déterminés sont rares&|160;;si ce Vagre mène l’affaire à bonne fin pour sa part, avant huitjours mes quatre frères sont tués… et leur mort assure la réussitede mes projets… Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ceVagre…

–&|160;Mais l’évêque, qui exprès vient icipour jouir du supplice de ce bandit&|160;; l’évêque, qui ne saitpas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ceRonan.

–&|160;Cautin se consolera de la fuite duVagre en voyant rôtir l’évêchesse, et supplicier l’ermitelaboureur, qu’il exècre non moins que le Vagre…

–&|160;Et si le Vagre promet de tuer et qu’ilne tue pas&|160;?

–&|160;Et les vingt sous d’or qu’il croirarecevoir après le meurtre&|160;?…

–&|160;C’est juste… mais sa fuite, comment lafavoriser&|160;?

–&|160;Tu peux assembler ton mâhl dans deuxheures&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Le jugement et la condamnationaujourd’hui, le supplice demain… d’ici à demain il nous reste lanuit… Pendant le sommeil de l’évêque tu feras sortir le Vagre del’ergastule&|160;; on le conduira près de Spatachair, mon favori…le reste me regarde… et demain nous dirons à l’évêque&|160;: LeVagre s’est enfui…

–&|160;Hi… hi&|160;!…

–&|160;De quoi ris-tu&|160;?

–&|160;Ce Vagre, qui croira recevoir vingtsous d’or, et il recevra… hi&|160;! hi&|160;!… cent coups de barrede fer sur les membres, après quoi il sera écartelé… hi&|160;!hi&|160;! hi&|160;!…

–&|160;Tu le vois, comte, ta vengeance n’yperdra rien, et nos projets seront assurés&|160;; car si je netrouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ceVagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bienque quatre, peut prétendre au royaume de mon père… Réponds,sommes-nous d’accord pour la fuite du Vagre&|160;?

–&|160;Oui, oui… et puis cette idée des centcoups de barre de fer… hi&|160;! hi&|160;! hi&|160;!…

–&|160;Ainsi ton mâhl sera dans deux heuresassemblé&|160;?

–&|160;Dans deux heures il le sera.

–&|160;Adieu, Neroweg, comte de la ville deClermont… mais au revoir, duc de Touraine ou d’Anjou et l’un desplus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, faittel par l’amitié de Chram, roi de toute la Gaule&|160;!…

**

*

Le soleil baisse, la nuit s’approche&|160;: unhomme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixanteans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l’âge,portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet defourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt&|160;; ils’avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cethomme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans lesvilles et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a unecage où est enfermé un singe, et, au moyen d’une longue et fortechaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraîtd’ailleurs un paisible compagnon de route&|160;; il suit son maîtreaussi docilement qu’un chien. Le bateleur s’arrête un instant ausommet de ce chemin montueux, d’où l’on découvre la plaine et lacolline où est bâti le burg&|160;; à ce moment, deux esclaves àtête rasée, courbés sous le poids d’un lourd fardeau, suspendu àune rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l’une de leursépaules, s’avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là,coupe et rejoint la route suivie par le bateleur&|160;; il hâtealors le pas afin de rejoindre les esclaves&|160;; mais ceux-ci,peu rassurés sans doute à la vue de l’ours qui suit son maître,s’arrêtent court.

–&|160;Mes amis, n’ayez pas peur, mon oursn’est point méchant&|160;; il est fort apprivoisé.

L’appelant alors tout en raccourcissant sachaîne&|160;:

–&|160;Viens ici près de moi,Mont-Dore&|160;!

À cet ordre, l’ours répondit en s’approchantet s’asseyant modestement sur son train de derrière&|160;; puis illeva d’un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devantlui, le cachait à demi aux esclaves… Ceux-ci, rassurés, reprirentleur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurantcependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de sonours.

–&|160;Mes amis, quelle est cette grandedemeure que l’on voit là-bas, enceinte d’un fossé&|160;?

–&|160;C’est le burg du comte Neroweg, notremaître.

–&|160;Est-il au burg, aujourd’hui&|160;?

–&|160;Il y est en grande et royalecompagnie.

–&|160;En royale compagnie&|160;?

–&|160;Chram, le fils du roi des Franks, y estarrivé ce matin avec sa truste&|160;; nous venons de l’étang pêchercette charge de poissons pour le souper de ce soir.

–&|160;Aussi vrai que j’ai la barbe grise,voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi… je pourraidivertir ces nobles seigneurs en leur montrant mon ours et monsinge… Croyez-vous, mes enfants, qu’on me laissera entrer auburg&|160;?

–&|160;Oh&|160;! nous ne savons… aucunétranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l’ordre duseigneur comte&|160;; il est très-défiant, et le pont gardé durantle jour est retiré chaque soir.

–&|160;Cependant, cet hiver, il est aussi venuun montreur de bêtes, et le seigneur comte s’est amusé à lesvoir.

–&|160;Alors, il ne refusera pas ce soird’offrir un pareil divertissement à son royal hôte…

–&|160;Il se peut… En ce cas l’amusement de cesoir aidera ces seigneurs à attendre l’amusement de demain.

–&|160;Lequel&|160;?

–&|160;Le supplice des quatre condamnésd’aujourd’hui&|160;: Ronan le Vagre, l’ermite laboureur, moinerenégat en Vagrerie&|160;; une petite esclave, leur complice, etl’évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notrebienheureux évêque Cautin.

–&|160;Ah&|160;! l’on a pris des Vagres parici, mes amis&|160;?… Et ils ont été condamnésaujourd’hui&|160;?

–&|160;Le mâlh s’est assemblé tantôt, le filsdu roi et notre saint évêque y assistaient… Ronan le Vagre etl’ermite ont été d’abord mis à la torture…

–&|160;Ils refusaient donc d’avouer qu’ilsavaient couru la Vagrerie&|160;?

–&|160;Non… Ronan le maudit s’en vantait, aucontraire.

–&|160;Alors, pourquoi la torture&|160;?

–&|160;C’est ce que disait le fils duroi&|160;; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre&|160;;il s’y opposait de toutes ses forces.

–&|160;Mais notre saint évêque a prétenduqu’une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisquec’était comme le jugement de Dieu… Alors personne n’a osé allercontre la volonté du saint homme.

–&|160;Aussi l’on a plongé, par son ordre, lespieds du Vagre et de l’ermite dans l’huile bouillante… et ils ontavoué une seconde fois.

–&|160;Puis on a été obligé de les porter dansl’ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.

–&|160;Et demain on les transportera sur lelieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible&|160;!… mais jamaisassez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre…

–&|160;Qu’a-t-il donc fait, mesamis&|160;?

–&|160;N’a-t-il pas, le sacrilège&|160;! à latête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notrebienheureux évêque Cautin…

–&|160;Comment, mes amis, Ronan le Vagre… cetimpie aurait osé commettre un pareil crime&|160;? Et les femmes,est-ce qu’on les a aussi mises à la torture&|160;?

–&|160;La petite esclave Vagredine est encorequasi mourante d’une blessure qu’elle s’est faite en voulant setuer, lorsqu’elle a vu les Vagres exterminés.

–&|160;Quant à l’évêchesse, on allaitcommencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit&|160;:«&|160;Il faut se donner garde d’affaiblir la sorcière, peut-êtreelle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu’ellereste en pleine santé, afin qu’elle ne perde rien des tourments dedemain.&|160;»

–&|160;Votre évêque est très-judicieux, mesamis… et où ces scélérats attendent-ils la mort&|160;?

–&|160;Dans le souterrain du burg.

–&|160;Toute fuite leur est, j’espère,impossible, à ces damnés&|160;?

–&|160;D’abord Ronan le Vagre et l’ermitelaboureur seraient libres, qu’ils ne pourraient faire un pas àcause des suites de leur torture.

–&|160;J’oubliais cela, mes amis.

–&|160;Et puis, l’ergastule est construit enbriques et en ciment romain aussi dur que roche&|160;; cette caveest fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, ettoujours gardée par une troupe d’hommes armés.

–&|160;Grâce à Dieu, il n’est pas possible,mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice… Je vois quevous n’êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on,qui prennent parti pour les Vagres.

–&|160;Les Vagres sont des démons, nousvoudrions les voir torturer jusqu’au dernier&|160;; ce sont lesennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nosseigneurs.

–&|160;Votre maître est donc humain pourvous&|160;?

–&|160;Il est d’autant meilleur maître, nous adit son clerc, qu’il nous fait plus souffrir, puisque la souffranceici-bas nous assure le paradis…

–&|160;Vous ne pouvez, mes enfants, manquer defaire ainsi votre salut… J’espère que tous vos compagnons du burgsont, comme vous, résignés à leur sort&|160;?

–&|160;Il est des impies partout… Plusieursd’entre nous iraient, s’ils pouvaient, courir la Vagrerie&|160;;ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneursles Franks, et se révoltent d’être en esclavage&|160;; mais nousles dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nousles faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l’enferéternel&|160;!…

–&|160;Vous êtes, je le vois, des compagnonsvraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, jel’espère, en grand nombre parmi vous, au burg&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non… ils sont quinze ou vingtpeut-être, sur cent que nous sommes pour le service de lamaison&|160;; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre millecolons et esclaves laboureurs sur ses domaines.

–&|160;Allons, mes enfants, il me semble quecela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelquesheures dans une maison ainsi peuplée d’esclaves selon Dieu… Etpuisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome ducomte… Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il feradonner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l’enceinte.

–&|160;Nous allons annoncer ta venue,bateleur… le majordome décidera…

Et les esclaves qui, ruisselants de sueur,avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de grospoissons d’étang que l’on voyait frétiller encore à travers lesmailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers leburg. Lorsqu’ils eurent disparu, l’ours se dressa sur ses pattes dederrière, jeta sa tête à ses pieds, et s’écria&|160;:

–&|160;Sang et massacre&|160;! ils brûlerontdemain ma belle évêchesse&|160;!… Et Ronan&|160;! notre braveRonan&|160;! supplicié aussi&|160;!… Souffrirons-nous cela, vieuxKaradeuk&|160;?

–&|160;Je vengerai mes fils… ou je mourraiprès d’eux&|160;!… Ô Loysik&|160;! ô Ronan&|160;! torturés…torturés&|160;!… et demain, la mort&|160;!…

–&|160;Aussi vrai que le souvenir del’évêchesse me brûle le cœur&|160;! la torture d’aujourd’hui, lesupplice de demain, l’arrivée de ce Chram avec ses gens deguerre&|160;!… tout cela bouleverse nos projets… Au lieu d’êtreconduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan etl’évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg… au lieud’être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frèresont impotents&|160;; les leudes de Chram, réunis à ceux du comteet à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois centshommes de guerre, ils occupent ce burg… et pour enlever Ronan etLoysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante,et ma belle évêchesse, combien sommes-nous&|160;? toi et moi…Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ceguêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours deskalendes de janvier[63], ainsique je le suis à cette heure… Ah&|160;! celui-là qui m’eût dit,lorsque déguisé, comme tant d’autres, en bestial, je fêtais lessaturnales de la nuit de janvier… celui-là qui m’eût dit&|160;: Monjoyeux garçon, tu fêteras les kalendes d’hiver en plein été,j’aurais répondu&|160;: Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud… etj’aurais dit vrai… car je serais plus au frais dans un four brûlantque sous cette peau&|160;!… La rage et la chaleur me mettent eneau… Tu restes muet, mon vieux Vagre… à quoi penses-tu&|160;?

–&|160;À mes fils… Que faire… quefaire&|160;?…

–&|160;Meilleur je suis pour l’action que pourle conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou&|160;!Pauvre et vaillante femme&|160;! demain, brûlée&|160;!… Ah&|160;!pourquoi faut-il que j’aie été séparé d’elle dans les gorgesd’Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut deschênes, contre les gens du comte… Pauvre… pauvre femme&|160;! jel’ai crue morte ou prisonnière… Notre déroute était complète,impossible à moi de m’assurer du sort de ma maîtresse, trop heureuxde pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre,m’enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vousdans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciensrepaires… Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours,retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t’avonsvu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards&|160;; toi,mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans… Alors,tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclaveet de l’évêchesse… C’est étrange, ce que je ressens pour cettevaillante femme&|160;! son souvenir ne me quitte pas… mon cœur sebrise de chagrin en la sachant aux mains du comte et del’évêque&|160;; il n’est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre quemoi pour la vie d’aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nousjetterait, l’évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, quelà, je vivrais, je crois, près d’elle, dix ans, vingt ans, centans&|160;!… Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk&|160;? oumieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et jem’hébète&|160;!… Au diable le chagrin&|160;! il fautagir&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! mes fils&|160;! mesfils&|160;!…

–&|160;S’il ne fallait pour les sauver, eux etl’évêchesse, que donner ma peau… pas celle-ci, la vraie, je ladonnerais, foi de Vagre&|160;! car, tu le sais, lorsque tu nous asconté ton projet, et que le personnage de l’ours a été proposé à ungarçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu’autrefois,à Béziers, j’étais d’autant plus forcené pour les déguisements deskalendes, que les prêtres les défendaient[64], et quedans ces saturnales je figurais surtout l’ours à s’yméprendre&|160;; je fus tout d’une voix acclamé ours en Vagrerie,et… mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup&|160;?… Queveux-tu&|160;? cela m’étourdit… car lorsque je reste muet etsongeur… mon cœur se navre, et je deviens stupide&|160;!…

–&|160;Loysik&|160;! Ronan&|160;! suppliciésdemain… non, non… ciel et terre&|160;! non&|160;!…

–&|160;Quoi qu’il faille faire pour sauver tesfils, la petite Odille et l’évêchesse, je te suivrai jusqu’au bout.Donc, lorsqu’il fut convenu que tu serais le bateleur et moil’ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeantpour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J’aiemporté ma hache, mon couteau, et j’ai gravi les cimes duMont-Dore… À bon veneur, bonne chance&|160;; presque aussitôt jerencontre un compère de ma taille&|160;; me prenant sûrement pourun ami, il accourt à moi les bras ouverts… et la gueule aussi.Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plantemon couteau sous l’aisselle, au bon endroit que savait trouver leroi Clotaire lorsqu’il tuait ses petits-neveux… Après quoi, j’aisoigneusement déshabillé mon obligeant ami&|160;; son justaucorpset ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi&|160;;je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendusdans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, lapetite esclave et mon évêchesse… Résumons-nous donc, car le calmeme revient… Que faire&|160;? Nous avions songé à nous introduiredans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder lejour du supplice, presque certain de soulever une partie desesclaves et du peuple ami des Vagres… À ce projet, il fautrenoncer, ainsi qu’à l’idée de nous embusquer sur la route pourattaquer l’escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont…C’était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départet sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dansle burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de noscompagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt&|160;;ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route,ou même à s’approcher cette nuit des fossés du burg, si nousdonnons à ces bons Vagres le signal convenu… Ce qui s’est passéaujourd’hui, le supplice de demain, le grand nombre d’hommes deguerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets… quefaire&|160;? Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre…as-tu décidé quelque chose&|160;?

–&|160;Oui, viens…

–&|160;Au burg&|160;? mais il fait jourencore…

–&|160;La nuit sera noire avant notrearrivée.

–&|160;Quel est ton projet&|160;?

–&|160;Je te le dirai en route&|160;; le tempspresse&|160;; viens, viens…

–&|160;Marchons… Ah&|160;! j’oubliais… et lacasaque&|160;?

–&|160;Quelle casaque&|160;?

–&|160;Celle que par semblant de bouffonnerieje dois endosser… La mesure est prudente&|160;; le capuchon rabattudissimulera ce qu’il y a de défectueux dans la jointure de lafourrure de mon cou à celle de ma tête, ce capuchon cachera aussi àdemi ma figure d’ours, car ces Franks seront peut-être plusclairvoyants que ces deux esclaves hébétés…

Pendant que l’amant de l’évêchesse parlaitainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée&|160;:le faux ours l’endossa&|160;; elle traînait jusqu’aux pattes dederrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissaitvoir que le museau&|160;; les larges manches tombaient presquejusqu’au bout des pattes griffues&|160;; la noire fourrure du corpset des cuisses, découverte par l’écartement des deux pans duvêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cetours ainsi costumé&|160;; il devait, foi de Vagre, donner fort àrire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.

–&|160;Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cachermon poignard dans un des plis de la casaque… et tiens, c’estjustement ce couteau saxon qu’en fuyant des gorges d’Allange j’airamassé sur le champ de bataille… Vois, sur la garde de cette arme,ces deux mots gaulois gravés sur le fer&|160;: Amitié,communauté… Amitié, c’est un bon présage… L’amitié, commel’amour, me conduit au burg… Sang et massacre&|160;! délivrer dumême coup son ami, sa maîtresse&|160;!…

–&|160;Viens, viens… Ô Ronan&|160;!Loysik&|160;! je vous sauverai tous deux… Ou nous mourrons toustrois&|160;!…

**

*

Lorsqu’il y a cinq siècles et plus, lesRomains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ilsconstruisaient solidement les ergastules, où la nuit ilsrenfermaient les esclaves gaulois enchaînés&|160;; voyez plutôt cesouterrain, antique dépendance du camp romain&|160;; la brique etle ciment sont encore tellement liés entre eux, qu’ils forment unseul corps plus dur que le marbre&|160;: des hommes munis deleviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l’aube ausoir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans lesparois de cette prison&|160;; la voûte, basse et cintrée, estfermée par d’énormes barreaux de fer… Au dehors veillent un assezgrand nombre de Franks armés de haches&|160;: les uns debout, lesautres assis ou couchés sur la terre&|160;; de temps à autre ilsjettent un regard d’envie du côté du burg, situé à cinq cents pasde là&|160;; mais le bâtiment principal est caché à la vue desFranks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retourdu logis seigneurial, où ces constructions s’appuient.

Pourquoi ces gardiens des prisonniersjettent-ils, du côté du burg, des regards d’envie&|160;? parce quearrivent jusqu’à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris desbuveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et descornets de chasse&|160;; car l’on festoie chez le comte Neroweg,qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.

Une lampe de fer, abritée par la saillie ducintre de l’antique ergastule, éclaire les abords du souterrain eten dedans son entrée.

Des pas se font entendre… un leude paraîtsuivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et descruches.

–&|160;Enfants&|160;! voilà de la cervoise, duvin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tousdoivent être ici, aujourd’hui, en liesse… le fils du roi visitenotre burg&|160;!

–&|160;Vive Sigefrid&|160;! vive le vin, lacervoise et la venaison qu’il apporte&|160;!…

–&|160;Mais veillez sur les prisonniers… quepas un de vous ne bouge d’ici&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! ces chiens ne remuent pasplus là dedans que s’ils étaient endormis pour jamais sous la terrefroide, où ils seront demain… Ne crains donc rien, Sigefrid.

–&|160;Hormis le seigneur roi, le seigneurévêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pourparler aux condamnés…

–&|160;Tomberait sous nos haches,Sigefrid&|160;; elles sont pesantes et tranchantes…

–&|160;Au moindre événement, qu’un son detrompe donne l’alarme au burg… et en un instant nous sommesici.

–&|160;Bonnes précautions, Sigefrid, maisinutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est siprofonde, qu’un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dansla vase… Enfin, il n’y a pas d’étrangers dans le burg&|160;; noussommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois centshommes armés… qui donc tenterait de délivrer ces chiens deprisonniers&|160;? ne sont-ils pas, d’ailleurs, aussi incapables demarcher qu’un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes&|160;?…Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre,nous les prendrons, mais elles seront vaines…

–&|160;Veillez toujours soigneusement jusqu’àdemain, jour du supplice de ces maudits&|160;; ce n’est pour vousqu’une nuit à passer.

–&|160;Et nous la passerons joyeusement àboire et à chanter&|160;!

–&|160;Ainsi, l’on est gai dans la salle dufestin, Sigefrid&|160;?

–&|160;Le soleil de mai pompe moins avidementla rosée que nos buveurs les tonneaux pleins&|160;; des montagnesde victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres… déjà l’onne parle plus, l’on crie&|160;; tout à l’heure on ne criera plus,on hurlera&|160;! Les leudes de Chram faisaient d’abord la petitebouche, mais à cette heure ils l’ouvrent jusqu’aux oreilles pourrire, boire et manger… Ce sont, après tout, de bons et gaiscompagnons&|160;; un peu de jalousie de notre part nous avaitirrités contre eux&|160;; cette rivalité s’est noyée dans le vin,et tout à l’heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussantde monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, undes brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l’appelaitson fils mignon.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!… la bonnescène…

–&|160;Enfin, pour compléter la fête, on ditqu’on vient d’introduire dans le burg un bateleur qui montre unours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram,et le majordome vient de donner l’ordre de faire entrer l’homme etles bêtes dans la salle du festin&|160;; on est allé les quérir,aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner àla maison pour avoir ma part de l’amusement…

–&|160;Heureux Sigefrid&|160;! il va voirl’ours et le singe&|160;!

–&|160;Enfants, je vous le promets, lorsque leroi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu’onvous envoie de ce côté l’homme et ses bêtes…

–&|160;Sigefrid, tu es un boncompagnon&|160;!

–&|160;Et surtout… veillez bien sur lesprisonniers&|160;!…

–&|160;Sois tranquille, et bois tranquille…Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison&|160;! Enattendant l’homme, l’ours et le singe, vidons les pots à la santédu bon roi Chram et de Neroweg&|160;!

**

*

La lampe de fer, accrochée sous la saillie ducintre de l’antique ergastule, éclairait ses abords et les groupesde Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors&|160;; cettelampe éclairant aussi l’entrée du souterrain, fermé par desbarreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur lesprisonniers gaulois, réunis non loin de l’ouverture de cetteprison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.

Près de la grille de l’ergastule, la petiteOdille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein dequinze ans, comme une morte que l’on va ensevelir, avait aussi lapâleur d’une morte&|160;; assise près d’elle, l’évêchesse, toujoursbelle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, latête de l’enfant, et la contemplait avec des yeux de mère… Ronan,les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottesde fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis nonloin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain&|160;;il jette sur Odille un regard non moins apitoyé que celui del’évêchesse&|160;; l’ermite laboureur, garrotté comme son frère,dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et sembleému des soins que prodigue l’évêchesse à la petite esclave, quisemble expirante.

–&|160;Meurs, petite Odille&|160;! – disaitRonan, – meurs, mon enfant… tu serais brûlée vive, mieux vautmourir de la blessure que tu t’es faite d’une vaillante mais tropfaible main, lorsqu’il y a un mois tu m’as cru tué&|160;!

–&|160;Pauvre petite&|160;! l’émotion de cettejournée a épuisé ses forces… Voyez, Loysik, voyez, Ronan, sonvisage devient, hélas&|160;! de plus en plus livide&|160;!

–&|160;Bénissons cette pâleur livide, belleévêchesse&|160;; elle annonce une mort prochaine… cette mortsauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice&|160;; sablessure ne l’a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités ducomte et de la torture d’aujourd’hui&|160;?… Meurs, meurs donc,petite Odille, nous revivrons ailleurs&|160;! Libre, j’aurais faitde toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l’avaisvoulu&|160;; car déjà je t’aimais tendrement pour ta douceur, pourta beauté, pour le malheur et la honte qui t’avaient frappée sijeune, enfant innocente encore après ton déshonneur&|160;!… Meursdonc, petite Odille… Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nousserons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de tevoir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier&|160;!…Oh&|160;! si je n’avais les jambes en lambeaux, je me traîneraisjusqu’à toi&|160;; oh&|160;! si je n’avais les mains enchaînées, jet’étoufferais d’une main prévoyante, de même que nos mères, lesviriles Gauloises d’autrefois, tuaient leurs enfants pour lessoustraire à l’esclavage&|160;! Belle évêchesse&|160;! toi dont lesbras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chèreenfant&|160;? Le léger souffle de vie qui la soutient à peineserait si vite éteint&|160;!

–&|160;J’y ai déjà songé… Ronan, et jen’ose…

–&|160;Mais si par hasard elle survit, sonsort sera le tien… Écoutez bien&|160;: vous serez d’abord misesnues devant cette bande de Franks&|160;! et par eux fouettées dehoussines&|160;!

–&|160;Tais-toi… Ronan… tais-toi, le rouge memonte au front&|160;!… Pour moi, femme, là est le pire dusupplice…

–&|160;Ton mari l’évêque le savait… comme ilsavait que la torture d’aujourd’hui te ferait perdre une partie detes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain&|160;;aussi t’a-t-il benoîtement épargnée tantôt… vous serez ensuitemises chacune sur un pal aigu. C’est encore ton mari l’évêque quidoit avoir imaginé ceci… lui, qui jadis inventa d’enfermer unvivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction… Ah&|160;!j’oubliais… avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout desseins avec des tenailles ardentes&|160;; ce raffinement sent sonroi Chram d’une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcherencore un peu vivantes… La torture est, tu le vois, finementgraduée&|160;! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustrairecette douce enfant&|160;?… Ah&|160;! tu te décides enfin&|160;!…tes mains s’approchent du cou de la petite Odille… Allons, pas defaiblesse&|160;! souviens-toi de nos mères… mettant à mort lesenfants qu’elles chérissaient… Mais quoi&|160;! tu hésites&|160;!…tes mains retombent&|160;!… tu pleures&|160;!…

–&|160;Je n’ose pas… je n’ose pas…

–&|160;Lâche cœur&|160;!&|160;!&|160;!

–&|160;Moi&|160;! lâche&|160;?… non… si elleétait ma fille… je la tuerais…

–&|160;C’est juste, Odille est pour toi uneétrangère… tu ne peux l’aimer assez pour te résoudre à latuer&|160;; il faut, n’est-ce pas, Loysik, pardonner à l’évêchessece manque de tendresse&|160;?… Après tout, elle n’est pas la mèrede cette enfant&|160;!

À ce moment la petite esclave fait unmouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, sesyeux s’ouvrent, cherchent tout, d’abord Ronan… s’arrêtent sur lui,et au bout de quelques instants elle dit d’une voixfaible&|160;:

–&|160;Ronan… la nuit est-elle déjà passée,que voici le jour&|160;?

–&|160;Ce n’est pas le jour, mon enfant, c’estla clarté de la lampe qui brûle au dehors&|160;; tes forcessemblent épuisées&|160;? tu t’étais assoupie&|160;?

–&|160;Je faisais un rêve doux et triste… mamère me berçait sur ses genoux en me chantant le barditd’Hêna&|160;; et puis elle me disait en pleurant&|160;:«&|160;Odille, c’est toi, c’est toi que l’on va brûler…&|160;»Alors je me suis éveillée, j’ai cru que c’était déjà le jour…Ah&|160;! Ronan&|160;! que c’est long, d’ici à demain&|160;! et cesupplice&|160;! ce supplice&|160;! comme il durera… à moins que ladouleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite…

–&|160;Et tu ne regretteras pas lavie&|160;?

–&|160;Ronan, j’ai voulu me tuer quand je vousai cru mort… vous êtes condamné comme nous, je n’ai plus ni père nimère&|160;! qui regretterais-je ici&|160;? Puisque l’on va revivreailleurs auprès de ceux que l’on a aimés, nous nous retrouveronsbientôt tous ensemble, vous et ma famille.

–&|160;Et quelle haine&|160;! dis, petiteOdille&|160;? quelle haine contre ceux qui t’ont condamnée à mourirainsi&|160;?

–&|160;Oui, Ronan… je les hais parce qu’ilssont injustes et méchants&|160;; ils me font mourir… et je n’ai,moi, jamais fait de mal à personne…

–&|160;Et si cela était en votre pouvoir, monenfant, leur rendriez-vous le mal qu’ils vous font&|160;?

–&|160;Seulement pour me venger&|160;?… sij’étais par hasard délivrée&|160;? frère Loysik&|160;?

–&|160;Oui, seulement pour vousvenger&|160;!

–&|160;Non… je ne me sens pas de méchanceté aucœur…

–&|160;Et si l’on vous disait&|160;: latorture et la mort seront subies par eux ou par vous…choisissez…

–&|160;Que voulez-vous, frère Loysik… ils sontméchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur&|160;; maissi l’on me disait&|160;: – «&|160;Odille, voici Ronan, voici dameFulvie… voici frère Loysik, qui n’ont eu pour toi que de doucesparoles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soientsuppliciés, choisis.&|160;» – Oh&|160;! comme je répondraisvite&|160;: Prenez-moi… prenez-moi, et qu’ils soient sauvés&|160;!ils ont été si doux pour moi&|160;! ils sont si bons au pauvremonde&|160;!

–&|160;Petite Odille, si l’on te disait&|160;:Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir… oui, que tesdernières paroles pour eux soient tendres comme l’adieu que tuaurais fait à ta mère adorée&|160;?

–&|160;Vous vous moquez, Ronan&|160;! Aimercomme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et auxautres&|160;! je ne saurais… je ne pourrais ainsi aimerinjustement…

–&|160;Et si l’on te disait&|160;: Chaquetorture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternellefélicité.

–&|160;Où&|160;? là-haut&|160;?… Par quipayée, Ronan&|160;?

–&|160;Par un Dieu… par un Dieu tout-puissant,qui peut ce qu’il veut… et qui met la félicité éternelle au prixdes souffrances de ses créatures&|160;!

–&|160;Si ce Dieu peut ce qu’il veut, Ronan,pourquoi n’empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l’ai pasmérité&|160;? S’il peut ce qu’il veut, pourquoi met-il au prix decruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchaispas, ne demandant qu’à vivre dans la paix etl’innocence&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! naïve et douce enfant&|160;!à qui ne saurait mourir, tu l’apprendrais, – s’écria l’ermitelaboureur. – Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tune leur accordes pas un pardon inique et imbécile&|160;; maislibre… tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal&|160;! tupréférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes&|160;;mais tu saurais mourir pour ceux qui t’ont aimée&|160;!… tu ne voispas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec unDieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que desbarbares t’imposent, te donnerait une éternité de bonheur&|160;! tuprévois la douleur parce que tu t’attends à souffrir dans tachair&|160;! mais l’approche du supplice ne t’inspire pas une lâcheépouvante&|160;! Non, non&|160;; dans ta grandeur naïve tu terésignes doucement, attendant l’heure d’aller revivre auprès deceux qui t’aimaient.

–&|160;Cette enfant a plus de raison et plusde courage que moi qui serais sa mère&|160;! Loysik dit vrai,j’apprendrai d’elle à mourir.

–&|160;Foi de Vagre&|160;! qu’est-ce que lamort, belle évêchesse&|160;? changer de vêtements et de logis. Lesupplice&|160;? deux ou trois heures de souffrance, dont le termeplus ou moins rapproché est du moins certain… Sais-tu, Loysik, cequi seulement me chagrine à cette heure&|160;? c’est de quitter cemonde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée… à jamais soumise auxFranks et aux évêques&|160;!

–&|160;Notre Gaule bien-aimée, à jamaissoumise aux Franks et aux évêques&|160;! non, non, frère… lessiècles sont des siècles pour l’homme… ils sont à peine des heurespour l’humanité dans sa marche éternelle&|160;!… Ce monde où nousvivons nous semble grand… Qu’est-il&|160;? roulant confondu parmices milliers de mondes étoilés, qui, à cette heure de la nuit,brillent à nos yeux dans l’immensité des cieux&|160;! mondesmystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps,jusqu’à l’infini&|160;!… Tiens, mon frère, lors de la conquête deCésar, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cetergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avecdésespoir&|160;: – «&|160;Notre Gaule bien-aimée est à jamaissoumise à la conquête étrangère…&|160;» Et pourtant…

–&|160;Et pourtant deux siècles et demi nes’étaient pas écoulés qu’à force d’héroïques insurrections contreles Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nospères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance&|160;!lors de l’ère glorieuse de Victoria la Grande&|160;! Tu dis vrai,Loysik, tu dis vrai.

–&|160;Et la vision prophétique de cette femmeauguste&|160;? cette vision que nous a transmise dans ses récitsnotre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souventracontée&|160;? te la rappelles-tu&|160;?

–&|160;Oui, dans cette vision, Victoria voyaitla Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau,se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques&|160;!

–&|160;Mais la fin&|160;? la fin de cettevision de Victoria la Grande&|160;?

–&|160;Oh… splendide&|160;! rayonnante&|160;!la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d’un pied superbe soncollier d’esclavage, la couronne des rois et celle des papes deRome, la Gaule tenait d’une main une gerbe de fruits et de fleurs,de l’autre un étendard surmonté du coq gaulois&|160;!

–&|160;Eh&|160;! que crains-tu doncalors&|160;? songe au passé&|160;! vois-y la Gaule, courbée d’abordsous la conquête romaine, se relever, par le courage de sesenfants, libre et redoutable&|160;!… Que le passé te donne foi dansl’avenir&|160;!… Cet avenir est lointain peut-être&|160;! que nousimporte le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n’avons plus àmesurer d’ici à demain que les dernières heures de notre vie…Oh&|160;! mon frère, j’ai une foi profonde… invincible dans leréveil et l’affranchissement de la Gaule&|160;!… Je te l’ai dit,les siècles sont des siècles pour l’homme&|160;; ils sont à peinedes heures, des instants, pour l’humanité dans sa marcheéternelle&|160;!

–&|160;Loysik… tu me rassures… tu raffermis macroyance… oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cettevision radieuse de la Gaule renaissante&|160;!… Un dernier chagrinme reste… l’incertitude où nous sommes du sort de notrepère&|160;!

–&|160;S’il survit, puisse-t-il ignorer notrefin, Ronan&|160;! il nous aimait tendrement… c’était un grandcœur&|160;! En temps de guerre nationale, à la tête d’une provincesoulevée en armes, il eût peut-être été un héros comme le chefdes cent vallées, son idole&|160;!… À la tête d’une bande derévoltés… notre père n’a pu être qu’un intrépide chef de Bagaudesou de Vagres… Tu sais, mon frère, mon éloignement pour cesterribles représailles… si légitimes qu’elles soient… elles nelaissent après elles que ruines et désastres… Mais du moins notrepère a toujours vengé les opprimés… les souffrants, et jamais savengeance n’a atteint que les méchants…

–&|160;Va, Loysik, en ces temps d’épouvantableiniquité la Vagrerie accomplit une mission divine&|160;!… Lespuissants du monde écrasent les faibles&|160;!… la Vagrerie frappeles puissants… Qui donc les punirait sans nous, cespuissants&|160;? Leurs remords&|160;! ils payent, et le clergé lesabsout de leurs crimes&|160;! Leurs victimes&|160;! elles n’osentdans leur hébétement catholique se rebeller contre leursbourreaux&|160;! Non, non, il faut par des exemples terrifier nosmaîtres&|160;!… Insensibles à la prière, ils céderont àl’épouvante&|160;! Oh&|160;! mes Vagres&|160;! mes bons Vagres, oùêtes-vous&|160;! où êtes-vous&|160;! pour cent Vagres tués… laVagrerie, je le sais, n’est pas morte… mais où sont-ils, mes bravescompagnons&|160;! où sont-ils&|160;!

–&|160;S’ils vous savaient ici, Ronan, ilstenteraient tout pour vous délivrer… ils vous aiment tant…

–&|160;Quelques-uns d’entre eux peut-être,petite Odille, ont survécu au combat des gorges d’Allange&|160;;si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nousaurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chanced’être délivrés par mes compagnons&|160;; mais ici dans ce burg, ilne faut pas rêver délivrance, chère enfant… je dis rêver, car voicites paupières qui de nouveau s’appesantissent…

–&|160;C’est vrai, Ronan… est-ce faiblesse… ousommeil… je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi… Oh&|160;! jevoudrais dormir jusqu’à demain…

–&|160;Berce-la sur tes genoux, belleévêchesse, berce-la… comme se mère la berçait autrefois… et qu’elles’endorme pour ne plus se réveiller&|160;!…

–&|160;Dors, pauvre petite… dors sur mesgenoux… En te voyant souffrir si douce et si jeune… toi, d’un âge àêtre ma fille… j’ai compris les douleurs maternelles… Ah&|160;! moiaussi, j’aurais été, si le sort l’avait voulu, mère vaillante,épouse dévouée…

Et après un long silence pendant lequel lapetite esclave s’endormit tout à fait, Fulvie ajouta&|160;:

–&|160;Et vous ne savez pas, Ronan… si leveneur a été tué&|160;?

–&|160;Le dernier moment où je l’ai vu, belleévêchesse, il ajustait du haut d’un chêne… quelque leude à laportée de sa flèche… Est-il à cette heure mort ou vivant&|160;? jel’ignore…

–&|160;Ah&|160;! si j’avais longtemps à vivre,je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneuret moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durantcette nuit de folle ivresse… Quand je pense à cette nuit… c’estpour moi comme le souvenir d’un songe à la fois brûlant et honteux…vous devez me mépriser beaucoup… Loysik&|160;! et je vous l’avoue,si résolue que je sois à la mort… il me sera cruel d’emporter vosmépris.

–&|160;Fulvie&|160;! libre aujourd’hui,retrouvant le veneur libre aussi… et vous disant&|160;: sois mafemme devant Dieu&|160;! que répondriez-vous en toutesincérité&|160;?

–&|160;Je répondrais&|160;: Je serai épousedévouée, mère vaillante&|160;!… oh&|160;! oui… croyez-moi, Loysik…j’agirais comme je dis… je le sais… je le sens… Cet homme à qui jeme suis donnée dans cette nuit d’incendie et d’épouvante, aprèsqu’il m’eut arrachée aux flammes, cet homme, je l’aimais déjà poursa grâce et sa beauté, ainsi que je l’ai aimé ensuite pour soncourage et son généreux cœur.

–&|160;Je vous crois, Fulvie… Comment alors,en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser&|160;?… nerépareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d’un jourpar toute une vie honnête et dévouée&|160;?

–&|160;Mais, Loysik, cet homme a été monamant…

–&|160;Si votre mari l’évêque s’étaitautrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard remplide fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l’entraînement quevous regrettez&|160;?

–&|160;Jamais&|160;!

–&|160;Et pourtant de cet homme si méchant, sidédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié&|160;! oui, lorsqu’ilétait au pouvoir des Vagres, vous avez été pour luicompatissante&|160;; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans satendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femmeadultère et à Madeleine, parce qu’elles serepentaient et avaient beaucoup aimé… Comment, moi, vousmépriserais-je&|160;?

–&|160;Merci, Loysik, de me parler ainsi…Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et sidemain mon courage défaille… c’est à votre regard affectueux etserein que je demanderai force et vaillance&|160;!

–&|160;Frère, – dit Ronan, – ils sont biengais là-bas&|160;! dans le burg&|160;!… Entends-tu leurs clameurslointaines&|160;? Ah&|160;! par les os de notre aïeul Sylvest, ilsétaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romainsqui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcondoré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtesféroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes del’amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans cesouterrain… Oui… ils étaient aussi fort gais, ces seigneursromains&|160;! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois,secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces parolesprophétiques&|160;:

–&|160;Coule, coule, sang du captif&|160;!– tombe, tombe, rosée sanglante&|160;! – germe, grandis, moissonvengeresse&|160;!… – À toi, faucheur, à toi, la voilà mûre&|160;! –aiguise ta faux&|160;! aiguise, aiguise ta faux&|160;!…

**

*

Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royalhôte&|160;; il avait d’abord hésité à sortir de ses coffres savaisselle d’or et d’argent, fruit de ses rapines&|160;; ilcraignait d’exciter la convoitise de Chram et de ses favoris,redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la partde leur maître, quelque demande cupide&|160;; mais cédant à savanité de barbare, le comte ne put résister au désir d’étaler sesrichesses aux yeux de ses hôtes&|160;; il exhuma donc de sescoffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassinsprofonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, etde formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme lespilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore descoupes de jaspe, de porphyre et d’onyx, enrichies depierreries&|160;; des patères, sortes de cuvettes en bois rare,ornées de cercles d’or, incrustées d’escarboucles. Mais de cesobjets précieux les hôtes du comte ne devaient point seservir&|160;; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas debutin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir oufaire étinceler d’envie les regards des invités qui ne pouvaientd’ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belleschoses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l’évêque Cautin,devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe unmorceau d’étoffe pourpre, brochée d’or et d’argent, pareil à celuidont étaient momentanément recouverts leurs sièges&|160;; seuls, leroi Chram et l’évêque se servaient chacun pour boire d’une grandecoupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans unlarge plat d’or massif, où on leur servait les mets&|160;; lesautres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire,en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pourfaire par son costume honneur au fils de ce roi qu’il songeait àtrahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chaussescrasseuses, une ancienne dalmatique de drap d’argent, brodéed’abeilles d’or, présent fait à son père par le glorieux roiClovis. Il faut le dire, le vif désir de s’approprier cette superbedalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dansle lot d’Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comteà ce fratricide expié moyennant de riches donations à l’Église et àl’évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longscolliers d’or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de mailleen maille, des boucles d’oreilles de femme, ruisselantes depierreries&|160;; un paon n’eût pas été plus fier de son plumageque l’était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneurfrank, au menton rosé, aux longues moustaches rousses et à lachevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par unbracelet d’or couvert de rubis (autre invention de parure duseigneur comte), d’où cette rude et inculte crinière retombaitderrière son cou comme la queue d’un cheval rouge.

L’aspect de la salle était à l’avenant,mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide&|160;;autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d’unmorceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et parl’évêque, et ornée en son milieu d’un monceau de vaisselleprécieuse&|160;; autour de cette table, circulaient des esclaves enguenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, dusommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus decasaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant quebarbus, hérissés et dépenaillés. Le nombre d’esclaves, portant desflambeaux de cire destinés à éclairer le festin, avait été doublé,et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre des tonneaux dressésdans les encoignures de la salle&|160;; à chaque angle, on voyaittrois ou quatre grosses tonnes superposées, l’on eût dit autant decolonnes trapues&|160;; les sommeliers pour mettre en perce letonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaientd’une échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaientvides&|160;; le vieux vin de Clermont, qu’elles avaient contenu,égayait et échauffait de plus en plus les convives.

L’évêque Cautin, cédant à son penchant naturelpour la buvaille et la ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre,l’ermite laboureur et la belle évêchesse suppliciés le lendemain,le bon Cautin ne se sentait point d’aise, il buvait et rebuvait,chafriolait et discourait, agressif, moqueur, insolent comme uncompère qui, avant le repas du matin, avait déjà opéré son petitmiracle&|160;; le saint homme n’osait, malgré son aversion pourChram, s’attaquer à lui, moins encore au Lion dePoitiers&|160;; le Gaulois renégat rancuneux en diable àl’endroit du miracle matinal, avait plus tard dit à l’homme deDieu, en lui lançant de véritables regards de lion courroucé&|160;:«&|160;Tu m’as forcé de descendre de cheval et de m’agenouillerdevant toi, je me vengerai, j’attends mon heure.&|160;» La victimedes railleries sardoniques de l’évêque était Neroweg, assezhabituellement stupide et sans réplique.

–&|160;Comte, – lui disait Cautin, – tonhospitalité part du cœur, j’en suis certain&|160;; mais ton repasest exécrable en son abondance… ce ne sont que viandes et poissonsbouillis ou grillés, servis à profusion et sans recherche… vraifestin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse et de sapêche&|160;; on ne trouve ici aucun accommodement délicat etsollicitant la faim&|160;; on est repu, voilà tout, c’estpitoyable&|160;! j’en prends à témoin sa gloire le roi Chram.

–&|160;Notre hôte et ami Neroweg fait de sonmieux, – dit Chram, qui, pour ses projets déjà dérangés par latorture de Ronan le Vagre, voulait se ménager le comte. – Devant lacordiale hospitalité de Neroweg je songe peu au festin.

–&|160;Moi, j’y songe, glorieux roi, parce quej’ai déjà festiné ici et que je compte y festiner encore, – repritl’évêque. – Cent fois je l’ai dit au comte&|160;; il a dedétestables cuisiniers… il est avaricieux… et ne sait point mettrele prix aux choses… Voyons, Neroweg, combien t’a coûté l’esclavechef de tes cuisiniers&|160;?

–&|160;Il ne m’a rien coûté du tout… mesleudes, en revenant de Clermont, l’ont trouvé sur la route&|160;;ils l’ont pris et amené ici garrotté&|160;! mais hier il a eu lespieds brûlés par l’épreuve du jugement de Dieu, et ensuite lalangue coupée pour ses blasphèmes&|160;; il a dû s’en ressentiraujourd’hui et se faire aider par d’autres esclaves moins habilesque lui pour préparer ce festin.

–&|160;Je comprends, à la rigueur, qu’ayant eula langue coupée, il n’ait pu goûter ses sauces, mais ce n’en estpas moins un pitoyable cuisinier… cela ne m’étonne pas, uncuisinier ramassé par hasard sur le grand chemin… qu’attendre d’unpareil rebut&|160;! quand je pense que le mien, qui n’est pointparfait, m’a coûté cent sous d’or… c’est vraiment une peste que demauvais cuisiniers&|160;; ils gâtent les meilleures choses… ainsipar exemple&|160;: voici des grues… des grues&|160;! gibiersucculent, succulent par excellence lorsqu’il est congrûmentaccommodé… or, comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, cesgrues&|160;? bouillies à l’eau&|160;! des grues bouillies àl’eau&|160;!

–&|160;Allons, patron, calme-toi, une autrefois on les fera rôtir…

–&|160;Rôtir&|160;!… mais malheureux comte,c’est encore plus criminel&|160;! des grues rôties&|160;!…

–&|160;Ni bouillies, ni rôties, comment doncfaire alors&|160;?…

–&|160;Veux-tu le savoir&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Écoutez ici, majordome, et vousdonnerez cette recette au cuisinier, si tant est qu’il soit capableet digne de l’exécuter…

–&|160;Oh&|160;! saint évêque&|160;! le fouetaidant… il faudra bien que le cuisinier exécute la recette.

–&|160;Or donc, majordome, cette recette, lavoici&|160;; je déclare humblement et véridiquement que je ne suispoint l’auteur de cette manière d’accommoder les grues&|160;; jel’ai lue et apprise dans les écrits d’Apicius, célèbregourmet romain, mort, hélas&|160;! il y a de longues années, maisson génie vivra tant que vivront les grues&|160;!…

–&|160;Voyons, patron… voyons ta recette…

–&|160;Or donc&|160;: vous lavez et parezvotre grue, et la mettez dans une marmite de terre avec de l’eau,du sel et de l’aneth…

–&|160;Eh bien&|160;! c’est ce qu’a fait lecuisinier&|160;; il a fait bouillir la grue avec de l’eau et dusel…

–&|160;Mais laisse-moi donc achever&|160;!barbare, et tu verras que cet âne paresseux s’est arrêté aucommencement du chemin, au lieu de le poursuivre jusqu’au bout…Donc, vous laissez réduire de moitié l’eau où a commencé de cuirevotre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue) dans un chaudronavec de l’huile d’olive&|160;; du bouillon, un bouquetd’origan et de coriandre&|160;; quand votre gruesera sur le point d’être cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de mielet de livèche, quelque peu de cumin, un scrupulede benjoin, un atome de rue et un peu decarvi broyé dans le vinaigre&|160;; usez ensuite d’amidonpour épaissir honnêtement votre sauce&|160;; elle doit être alorsd’un joli brun doré&|160;; vous la versez sur votre grue aprèsavoir gracieusement placé le volatile au milieu d’un grand plat, lecol gentiment arrondi et tenant dans son bec un bouquet de fenouilvert[65]). Maintenant je le demande à sa gloirele roi Chram&|160;; je le demande à nos clarissimes convives… ya-t-il le moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cettechose sans forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dansce bassin d’eau grasse&|160;?

–&|160;Si Dieu le Père avait besoin d’uncuisinier il te choisirait, sensuel évêque, – dit le Lion dePoitiers, – tu ne dérogerais pas à cuisiner au paradis.

À cette impiété le saint homme fit la grimace,se souvenant sans doute d’avoir cuisiné, non point en paradis, maisen Vagrerie&|160;; il remplit la coupe et la vida d’un trait, enregardant de travers le favori du roi Chram.

–&|160;Allons, comte Neroweg, – ditSpatachair, – à tout péché miséricorde, une autre fois tu nousdonneras un festin plus délicat… et ta femme, dont tu ne seras pastoujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.

–&|160;Et foi de Lion de Poitiers, je ne luiserrerai pas trop fort les genoux sous la table.

–&|160;Lors de ce festin-là, Neroweg, – ajoutaImnachair, malgré les vains coups d’œil de Chram pour mettre unterme à l’insolence de ses favoris, – lors de ce festin-là tu nenous feras pas comme aujourd’hui manger et boire dans le cuivre etdans l’étain, tandis que tu étales à nos yeux éblouis ta vaisselled’or et d’argent au milieu de la table… hors de notre portée… nedirait-on pas que tu nous prends pour des larrons&|160;?

–&|160;Neroweg offre l’hospitalité comme illui convient, – reprit d’un air sourdement courroucé Sigefrid, undes leudes du comte&|160;; – ceux qui mangent la viande et boiventle vin d’ici… sont mal venus à se plaindre des pots et desplats…

–&|160;Nous reproche-t-on, à nous hommes duroi, ce que nous buvons et mangeons dans ce burg&|160;?

–&|160;Ce serait un audacieux reproche, carj’étais rassasié, moi, avant d’avoir touché à ces grossièresmontagnes de victuailles&|160;!

–&|160;Et de plus ce serait une insulte, –s’écria un autre des convives. – Or d’insulte, nous n’ensouffrirons pas… nous sommes ce que nous sommes… nous autres de latruste royale&|160;!

–&|160;Vous croyez-vous donc au-dessus denous, parce que nous sommes leudes d’un comte&|160;? Nous pourrionsalors mesurer la distance qui nous sépare… en mesurant la longueurde nos épées.

–&|160;Ce ne sont pas les épées qu’il fautmesurer… c’est le cœur…

–&|160;Ainsi, nous, fidèles deNeroweg, nous avons le cœur moins grand que le vôtre… Est-ce undéfi&|160;?

–&|160;Défi, si vous voulez, épaisrustiques…

–&|160;L’épais rustique vaut mieux que leguerrier de cour efféminé&|160;! Vous allez le voir tout à l’heuresi vous voulez…

–&|160;Donc, nous verrons cela… Six contresix… ou plus, s’il vous convient…

–&|160;Cela nous convient&|160;!…

Cette altercation, commencée à l’un des boutsde la table, entre ces Franks avinés, n’avait pas débuté sur un tontrès-élevé&|160;; mais elle finit avec un tel éclat d’emportement,que Chram, l’évêque et le comte s’empressèrent de s’interposer,afin de ramener la paix entre les convives&|160;; ceux-ci, fortanimés par le vin, l’orgueil et l’envie, s’apaisèrent d’assezmauvaise grâce, en échangeant des coups d’œil encore provocants etfarouches.

Karadeuk et son ours, précédés du majordome,se trouvaient au seuil de la salle du festin lors de cette disputepromptement calmée. Le majordome, s’étant approché de son maître,lui dit&|160;:

–&|160;Seigneur comte&|160;?

–&|160;Que veux-tu&|160;?

–&|160;Le bateleur, son ours et son singe sontlà.

–&|160;Quoi, comte, tu as ici desours&|160;?

–&|160;Chram, c’est un bateleur voyageant avecses bêtes… J’ai pensé que peut-être ce divertissement te plairaitaprès le festin, j’ai ordonné d’amener cet homme.

–&|160;Qu’il vienne, comte, qu’il vienne… Tunous donnes un régal vraiment royal&|160;!

La nouvelle de ce divertissement, accueillieavec joie par tous les Franks, leur fit oublier leur querelle etleurs défis échangés&|160;: les uns se levèrent, d’autres montèrentsur leurs bancs pour voir des premiers entrer l’homme, l’ours et lesinge. Lorsque Karadeuk parut enfin, des éclats de rire germaniquesretentirent d’une force à ébranler la salle, non que l’aspect duvieux Vagre fût réjouissant&|160;; mais rien ne se pouvait imaginerde plus grotesque que l’amant de l’évêchesse sous la peau del’ours&|160;; il s’avançait pesamment, vêtu de sa casaque àcapuchon rabattu, et semblait ébloui de la lumière des torches,quoique ces vingt flambeaux ne jetassent qu’une clarté vacillanteet douteuse dans cette salle immense. Grâce à cette lumière peuéclatante, et à l’ample casaque dont le Vagre était à demienveloppé, son apparence ursine était parfaite. De plus,afin d’éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant dès sonentrée la chaîne dont il conduisait l’animal, s’écria&|160;:

–&|160;Seigneurs, n’approchez pas à la portéede la dent de cet ours, il est sournois et féroce…

–&|160;Bateleur, veille sur ta bête&|160;; sielle avait le malheur de blesser quelqu’un ici, je la ferais couperen quatre quartiers, et tu recevrais pour ta part cinquante coupsde fouet sur l’échine&|160;!

–&|160;Seigneur comte, ayez pitié de moi,pauvre vieux homme, je n’ai que mes animaux pour gagner ma vie…j’ai supplié vos nobles et nobilissimes hôtes de ne point trops’approcher de mon ours…

–&|160;Avance, avance, que je le voie de près,ce plaisant compagnon&|160;; il n’osera point, je suppose, megriffer, moi, le fils du roi Clotaire…

–&|160;Oh&|160;! très-glorieux prince&|160;! –dit Karadeuk du ton le plus respectueux, – ces malheureux animauxprivés d’intelligence ne peuvent point distinguer entre lesseigneurs du monde et les humbles&|160;!

–&|160;Avance, avance, plus près encore…

–&|160;Très-glorieux roi, prenez garde… il yaurait moins de danger à considérer de près le singe… je peux letirer de sa cage.

–&|160;Oh&|160;! des singes… je suis peucurieux de cette maligne engeance, puisque j’ai des pages…Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! le réjouissant compère, avec sacasaque… vois donc, Imnachair, comme il a l’air pantois et grognon…il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digneami a passé une nuit sans s’enivrer ou sans violenter de femme…

–&|160;Que veux-tu, Chram&|160;? je regardecomme perdues toutes les nuits que je n’emploie pas… à tonexemple.

–&|160;Lion, tu es injuste… je suis devenutempérant et chaste.

–&|160;Par épuisement… ô roi pudique&|160;! ôroi sobre&|160;!

–&|160;Plains-moi donc alors, au lieu dem’accuser… Ah çà, bateleur, que fait ton ours&|160;? est-ilsavant&|160;?

–&|160;Si vous l’ordonnez, glorieux roi, cetanimal va se mettre à cheval sur mon bâton, et moi le tenanttoujours à la chaîne, il fera ainsi, galopant avec grâce, le tourde la salle.

–&|160;Voyons d’abord ceci…

–&|160;Attention, Mont-Dore&|160;!

–&|160;Comment l’appelles-tu&|160;?

–&|160;Mont-Dore, glorieux roi… je l’ai ainsinommé, parce que je l’ai pris tout jeune sur l’un des pics duMont-Dore…

–&|160;Je ne m’étonne plus si ton ours estféroce&|160;; il est né dans l’un des plus fameux repaires de cesVagres maudits&|160;! de ces hommes errants, loups, têtes de loups,qui ne hantent que les rochers, les bois et les cavernes&|160;!Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de cesVagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminél’autre jour cette bande réfugiée dans les gorgesd’Allange&|160;!

–&|160;Des Vagres, glorieux roi&|160;! que leTout-Puissant nous délivre de ces maudits&|160;! qu’il me fasse lagrâce de n’en jamais rencontrer que cloués à un gibet, comme leseul et le dernier que j’ai vu, je l’espère, car c’est là uneterrible vision&|160;!…

–&|160;Et où l’as-tu vu, ce Vagre, augibet&|160;?

–&|160;Vers les frontières du Limousin&|160;;on avait écrit sur la potence&|160;: «&|160;Celui-ci estKARADEUK le Vagre… Ainsi seront traités sespareils&|160;!&|160;»

–&|160;Karadeuk&|160;! ce vieux bandit… qui,avec sa bande endiablée, a si longtemps ravagé l’Auvergne et leLimousin&|160;!…

–&|160;Pillant les burgs et les maisonsépiscopales&|160;! massacrant les Franks&|160;! soulevant lesesclaves&|160;!…

–&|160;Digne exemple, suivi par la bande deRonan, cet autre chien enragé qui sera supplicié demain…

–&|160;On serait ainsi enfin délivré de ceKaradeuk&|160;; on le croyait courant ailleurs la Vagrerie&|160;;mais on redoutait son retour.

–&|160;Ô glorieux roi&|160;! il ne reviendrapas… à moins que ce scélérat ne descende de son gibet… et c’est peuprobable&|160;; car lorsque je l’y ai vu accroché, son cadavreétait à demi déchiqueté par les corbeaux, et il avait les mains etles pieds coupés…

–&|160;Es-tu certain d’avoir lu le nom deKaradeuk sur la potence&|160;?… Ce serait véritablement une grandedélivrance pour le pays…

–&|160;Glorieux roi, ce nom, qui n’est pas unnom de nos contrées, m’a frappé&|160;; voilà pourquoi je l’airetenu.

–&|160;C’est un nom breton, – dit l’évêqueCautin, un nom de ce pays hérétique et damné qui, à cette heure,s’opiniâtre à braver l’autorité, les ordres de nos concilesAh&|160;! Chram, les rois franks n’auront-ils donc jamais lepouvoir ou la volonté de réduire à l’obéissance cette sauvageArmorique&|160;? ce foyer d’idolâtrie druidique, la seule provincede la Gaule qui ait, jusqu’aujourd’hui, pu résister aux armes dupieux roi Clovis, ton aïeul, et de ses dignes fils etpetits-fils.

–&|160;Évêque, tu en parles fort à ton aise…Plusieurs fois Clovis et les rois franks, mes ancêtres, ont envoyéleurs meilleurs guerriers à la conquête de cette terre maudite, ettoujours nos troupes ont été anéanties au milieu des marais, desrochers et des forêts de l’Armorique… Non, ce ne sont pas deshommes, ces Bretons indomptables&|160;!… ce sont des démons&|160;!…Ah&|160;! si toutes les Gaules avaient été peuplées de cette raceinfernale, rebelle à l’Église catholique, à cette heure, la plusgrande partie de la Gaule ne serait pas en notre pouvoir&|160;!Mais, qu’as-tu donc, bateleur&|160;?

–&|160;Moi, glorieux roi&|160;?

–&|160;Une larme a coulé sur ta barbegrise…

–&|160;S’il n’en a coulé qu’une, c’est que lesyeux des vieillards sont avares de larmes…

–&|160;Et pourquoi aurais-tu pleurédavantage&|160;?

–&|160;Ô roi&|160;! j’aurais pleuré toutes leslarmes de mon corps sur ces Bretons, Gaulois comme moi, que leurdétestable idolâtrie druidique voue aux flammes éternelles, commele disait le saint évêque&|160;: malheureux aveugles, qui fermentles yeux à la divine lumière de la foi&|160;! malheureux rebelles,qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et maîtres,les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnentd’obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Ô prince&|160;!je vous le répète, si les yeux d’un vieillard étaient moins avaresde larmes, elles couleraient à flots sur l’égarement de cesmalheureux&|160;!…

–&|160;Bateleur&|160;! tu es un pieux homme, –dit Cautin, – agenouille-toi et baise ma main…

–&|160;Saint évêque&|160;! bénie soit laprécieuse faveur que vous m’accordez… que je la rebaise encore,cette main sacrée.

–&|160;Relève-toi et aie confiance dans leSeigneur et dans la sainte Trinité&|160;; ces damnés Bretons,idolâtres et rebelles, ne sauraient longtemps échapper auxchâtiments célestes et terrestres qui les attendent.

–&|160;Oh non&|160;! et aussi vrai que lesciseaux n’ont jamais touché ma chevelure, moi, Chram, fils deClotaire, roi de France… je n’aurai ni cesse ni trêve tant que cesdémons armoricains ne seront pas écrasés dans leur sang&|160;!depuis trop longtemps ils bravent nos armes&|160;!…

–&|160;Que le Tout-Puissant entende tes vœux,grand prince&|160;! et qu’il m’accorde, à moi pauvre vieux homme,assez de jours pour assister à la soumission de cette Bretagne silongtemps indomptée&|160;!

–&|160;Et maintenant, bateleur, à ton ours,car nous l’oublions trop, ce compère, né dans l’un des repaires deces Vagres maudits&|160;!…

–&|160;Quoi d’étonnant&|160;? Glorieux roi,ces maudits ne sont-ils pas loups&|160;? ours et loups n’ont-ilspas la même tanière&|160;?… Allons, Mont-Dore, debout,debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, iciprésent, à l’illustre roi Chram, au clarissime comte et à la nobleassistance… Prenez ce bâton… ce sera votre monture, donc à chevalet galopez autour de cette table de votre meilleure grâce… et devotre air le moins lourdaud… Allons, Mont-Dore… à cheval… cecoursier-là ne vous emportera point malgré vous… place… place, s’ilvous plaît, nobles seigneurs&|160;!… et surtout ne vous approchezpas trop… allons, Mont-Dore, au galop, mon hardicavalier&|160;!

L’amant de la belle évêchesse se mit àcalifourchon sur le bâton qu’il prit entre ses pattes de devant,et, toujours conduit à la chaîne par Karadeuk, il commença dechevaucher avec une grotesque lourdeur autour de la salle, aumilieu des rires bruyants de l’assistance.

Le vieux Vagre le guidait, sedisant&|160;:

–&|160;Tout à l’heure j’ai failli me trahir enentendant ce roi frank parler du courage de notre race bretonne,mon cœur battait d’orgueil à briser ma poitrine… et puis je pensaisà mon bon vieux aïeul Araïm, qui jadis m’appelait son favori&|160;!Je pensais à mon père Jocelyn, à ma mère Madâlèn…morts sans doute au pays que j’ai quitté depuis quarante ans etplus… et où vivent peut-être encore mon frère Kervan et matant douce sœur Roselyk… Alors, malgré moi les larmes mesont venues aux yeux… Ô mes fils&|160;! ô Ronan&|160;!Loysik&|160;! me voici près de vous… Mais comment faire pour voussauver&|160;! Hésus&|160;! Hésus&|160;! inspire-moi&|160;!…

Le veneur chevauchait toujours à califourchonsur son bâton&|160;; encouragé par le joyeux accueil desFranks&|160;; se souvenant de ses succès d’autrefois lors des nuitsdes kalendes de janvier, il se livrait à de monstrueuses gambadesqui délectaient ces épais Teutons et portaient leur hilaritéjusqu’à la pâmoison&|160;; le comte surtout, les deux mains sur sonventre, riait, riait à faire crever sa belle dalmatique de drapd’argent. Soudain, sans s’interrompre de rire, il dit àChram&|160;:

–&|160;Roi, veux-tu te divertir davantageencore&|160;? Hi… hi…

–&|160;Achève, comte… Te voilà rouge àétouffer… tu souffles comme un bœuf…

–&|160;C’est que… mon projet… hi… hi…

–&|160;Quel projet&|160;!

–&|160;J’ai, pour chasser le loup et lesanglier, des limiers énormes et très-féroces… Nous allonsenchaîner l’ours à l’un des poteaux de cette salle… hi… hi…

–&|160;Et lancer contre lui quelques-uns detes chiens&|160;?…

–&|160;Oui, Chram… hi… hi…

–&|160;Vive le comte Neroweg&|160;! Si je suisfils de roi, il est, lui, le roi des idées plaisantes… vite, vite,des chiens&|160;! plus ils seront mordants et féroces, plus ledivertissement sera complet.

–&|160;Oui, oui, – crièrent les Franks avecdes trépignements joyeux, – les chiens… les chiens…

–&|160;Eh&|160;! mon veneur Gondulf&|160;!vite, mon veneur Gondulf&|160;!…

–&|160;Seigneur comte, me voici…

–&|160;Amène ici Mirff etMorff… s’ils laissent à l’ours un lambeau de peau et dechair sur les os, je veux, hi… hi… que cette coupe de vin me servede poison.

–&|160;Seigneur, je cours au chenil&|160;; jereviens à l’instant avec Mirff et avec Morff.

En entendant la proposition du comte,universellement reçue avec acclamations, l’amant de l’évêchesse,qui, fidèle à son rôle, s’en allait toujours chevauchant sur sonbâton autour de la table, avait soudain interrompu ses gambades,tout prêt à exprimer par des gestes compromettants son refus des’offrir aux crocs de Mirff et de Morff&|160;; heureusementKaradeuk, grâce à une légère secousse donnée à la chaîne, rappelale Vagre à la prudence, et celui-ci continua ses gambades de l’airle plus indifférent du monde&|160;; mais bientôt son conducteur, letenant toujours enchaîné, se jeta suppliant aux pieds de Neroweg,lui disant&|160;:

–&|160;Seigneur comte, clarissimeseigneur&|160;!…

–&|160;Que veux-tu&|160;?

–&|160;Mon ours est mon gagne-pain… vous allezle faire étrangler…

–&|160;Et moi, hi… hi… est-ce que je nem’expose pas à voir… les deux meilleurs chiens de ma meutedéchirés… à coups de griffes… puisque tu dis ton oursféroce&|160;?

–&|160;Seigneur, vos chiens ne vous font pasvivre&|160;! et mon ours est mon gagne-pain…

–&|160;Oserais-tu résister à mavolonté&|160;?

–&|160;Ô grand prince&|160;! – reprit Karadeuktoujours agenouillé en se tournant vers Chram, – un pauvrevieillard s’adresse à votre gloire&|160;; un mot de vous à ceclarissime seigneur, qui vous respecte comme fils de son roi, et ilrenonce à son projet… Je vous le jure par mon salut&|160;! lesautres tours de mon ours vous divertiront cent fois davantage quece combat sanglant qui va me priver de mon gagne-pain…

–&|160;Allons, relève-toi… je ne t’empêcheraipas de gagner ton pain…

–&|160;Grâces vous soient rendues, grandroi&|160;! mon ours est sauvé.

Les paroles de Chram soulevèrent de violentsmurmures parmi les leudes du comte&|160;; non seulement ils sevoyaient privés d’un spectacle réjouissant pour eux, mais ils secroyaient de nouveau rabaissés dans la personne de leur patron.

–&|160;Chram n’est pas roi dans ce burg,dis-lui donc cela, Neroweg, – s’écria Sigefrid, l’un desprovocateurs de la dispute à peine étouffée au moment de l’entréede Karadeuk et de son ours. – Non, le roi Chram ne peut, parcaprice, nous priver d’un divertissement qu’il te plaît de nousdonner, Neroweg, et dont il nous plaît de jouir.

–&|160;Non, non, – ajoutèrent à haute voix lesautres guerriers du comte, – nous voulons voir étrangler l’ours…Les chiens&|160;! les chiens&|160;!… Neroweg seul ordonne ici…

–&|160;Oui, et au diable le roi&|160;! –s’écria Sigefrid, – au diable Chram, s’il s’oppose à nosplaisirs&|160;!

–&|160;Il n’y a que des brutes campagnardesqui envoient au diable leur hôte… lorsqu’il est fils de leur roi, –reprit le Lion de Poitiers d’un air menaçant. – Sont-ce là lesexemples de courtoisie que tu donnes à tes hommes&|160;? Neroweg,je le crois en voyant ton majordome se hâter à cette heure, à peinele festin terminé, d’emporter ta vaisselle d’or et d’argent, depeur sans doute que nous la dérobions&|160;?

–&|160;Mes fils&|160;! mes chers fils enChrist&|160;! allez-vous recommencer à quereller&|160;? La paix,mes fils… au nom du ciel paix entre vous&|160;!

–&|160;Évêque, tu as raison de prêcher lapaix&|160;; mais ces braves leudes, qui me croient opposé à leurdivertissement, ne m’ont pas compris&|160;; je t’ai dit, bateleur,que je ne voulais pas te priver de ton gagne-pain.

–&|160;Grâces donc vous soient rendues,roi.

–&|160;Un instant, combien vaut tonours&|160;?

–&|160;Il est pour moi sans prix.

–&|160;Quel que soit son prix, je te lepayerai s’il est étranglé.

Cet accommodement, accueilli par lesacclamations des Franks, apaisa la nouvelle querelle près des’engager entre eux&|160;; mais Karadeuk, toujours à genoux,s’écria&|160;:

–&|160;Grand roi, aucun prix ne remplaceraitpour moi mon ours&|160;; de grâce renoncez à votre projet.

–&|160;Les chiens… ah&|160;! voici leschiens…

–&|160;De ma vie je n’ai vu pareilsmolosses&|160;! – dit Chram. – Comte, si toute ta meute est ainsiappareillée, elle peut rivaliser avec la mienne, que je croyais,foi de roi, sans égale&|160;!

–&|160;Quels reins&|160;! quelles pattesénormes&|160;! Hein, Chram&|160;? ah&|160;! si tu entendais leurvoix&|160;! les beuglements d’un taureau sont comme le chant durossignol auprès de leurs aboiements quand ils sont aux troussesd’un loup ou d’un sanglier&|160;!

–&|160;Je gage que l’un d’eux suffit àétrangler l’ours, aussi vrai que je m’appelle Spatachair.

–&|160;Allons, l’ours à un poteau,bateleur&|160;! et commençons… je te l’ai dit, si ta bête estétranglée, je la paye.

–&|160;Illustre roi, ayez pitié d’un pauvrehomme.

–&|160;Assez, assez… enchaînez l’ours aupoteau, et finissons…

–&|160;Seigneur évêque, au nom de votre mainbénie, que vous m’avez donnée à baiser, soyez charitable envers cepauvre animal…

–&|160;Est-il donc un chrétien pour que je luisois charitable&|160;? Ah&|160;! bateleur&|160;! bateleur&|160;! situ ne t’étais montré un pieux homme, je prendrais cette prière pourun outrage…

Insister plus longtemps, c’était tout perdre.Karadeuk le comprit, et s’adressant de nouveau à Chram&|160;:

–&|160;Glorieux roi, que votre volonté soitfaite&|160;; permettez-moi seulement un dernier mot.

–&|160;Hâte-toi…

–&|160;Ce spectacle ne sera qu’une boucherie,mon ours étant enchaîné ne pourra se défendre.

–&|160;Veux-tu pas, vieil idiot, qu’on ledéchaîne pour qu’il nous dévore…

–&|160;Non, roi, mais si vous désirez undivertissement qui dure quelque temps, du moins égalisez lesforces&|160;; permettez-moi d’armer mon ours de ce bâton&|160;!

–&|160;N’a-t-il pas ses ongles&|160;?

–&|160;Pour plus de prudence, je les lui ailimés… Voyez plutôt comme ils sont émoussés…

–&|160;Je te crois sur parole… Soit, il aurapour arme un bâton… et tu crois qu’il saura s’en servir&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! la peur d’être dévoré leforcera bien de se défendre comme il pourra, et de votre vie vousn’aurez vu pareil spectacle…

–&|160;Et toi, Neroweg&|160;? – dit Sigefrid,plus qu’aucun autre leude chatouilleux sur la dignité du comte, –accordes-tu que l’ours ait un bâton&|160;? car enfin, seul, tu asle droit de dire ici&|160;: Je veux.

–&|160;Oui, oui, j’accorde le bâton… jetrouve, hi, hi, hi… que cet ours bâtonnant contre des chiens seraun spectacle réjouissant… pourtant j’aurais fort aimé, hi, hi, hi,à voir étrangler l’animal par Mirff et par Morff&|160;; mais celaaurait fini trop tôt. Allons, esclaves sonneurs de trompe&|160;; etvous, esclaves batteurs de tambour, sonnez et tambourinez à toutrompre, ou je ferai tambouriner sur votre échine&|160;! et vous,esclaves porte-flambeaux, approchez-vous tous du cercle que l’on vaformer&|160;! Haut vos torches, afin d’éclairer le combat… Allons,battez, tambours&|160;! sonnez, trompes de chasse&|160;! pourexciter les chiens.

–&|160;Au poteau, l’ours, au poteau&|160;!

Karadeuk conduisit l’amant de l’évêchesse àl’une des extrémités de la salle, l’enchaîna à l’une des poutres dela colonnade, et lui remettant le gros bâton noueux sur lequel ilavait chevauché, il lui dit&|160;:

–&|160;Allons, mon pauvre Mont-Dore, courage,défends-toi de ton mieux, puisque tel est le divertissement de cesnobles seigneurs.

Un grand cercle se forma, éclairé par lesesclaves porte-flambeaux. Au premier rang se trouvaient le roiChram et ses favoris, le comte, l’évêque et plusieurs leudes&|160;;les autres assistants montèrent sur la table… Au centre du cercle,le Vagre-ours, revêtu de sa casaque, qu’on lui avait heureusementlaissée, conservait un sang-froid intrépide&|160;; il s’étaitnaïvement assis sur son train de derrière, comme un ours qui nes’attend point à mal, tenant nonchalamment son bâton entre sespattes de devant, et le quittant parfois pour se gratter prestementavec des mouvements d’un gracieux et naturel abandon. Soudain lestrompes de chasse, les tambours redoublèrent leur vacarmeassourdissant&|160;; Gondulf, le veneur du comte, entra dans lecercle, tenant en laisse deux limiers monstrueux&|160;; de leur couénorme tombait, jusque sur leur large poitrail, un fanon pareil àcelui des taureaux&|160;; leurs yeux, caves, sanglants, étaient àdemi cachés par leurs longues oreilles pendantes&|160;; le noir, lefauve et le blanc nuançaient leur poil rude, qui se hérissa droitsur leur dos lorsqu’ils aperçurent l’ours&|160;; faisant entendrealors des aboiements formidables, d’un élan furieux ils brisèrentla laisse que Gondulf tenait encore, et en deux bonds ils seprécipitèrent sur l’amant de l’évêchesse.

–&|160;Hardi, Mirff&|160;! hardi,Morff&|160;! – cria le comte en battant des mains, –hardi&|160;! à la curée, mes farouches&|160;! ne lui laissez pas unmorceau de chair sur les os&|160;!…

–&|160;À moins d’un prodige de force etd’adresse, mon compagnon va être mis en pièces, notre rusedécouverte, et la dernière chance de salut pour mes fils perdue…Alors je poignarde le comte et le roi&|160;! – se dit Karadeuk, eten pensant cela, il cherchait sous sa saie le manche de sonpoignard, et le tint serré dans sa main, prêt à agir.

Le Vagre-ours, à l’aspect des chiens, continuason rôle avec présence d’esprit, bravoure et dextérité&|160;; ilfit un mouvement de surprise&|160;; puis s’acculant au poteau, ils’apprêta, le bâton haut, à repousser l’attaque des chiens&|160;:au moment où Mirff s’élançait le premier pour le saisir au ventre,le Veneur lui asséna sur la tête un si furieux coup de bâton, qu’ilse brisa en trois morceaux, et Mirff tomba comme foudroyé enpoussant un hurlement terrible.

–&|160;Malédiction&|160;! – s’écria le comte,– un limier qui m’avait coûté trois sous d’or&|160;! Oh là&|160;!que l’on m’éventre cet ours enragé à coups d’épieu&|160;!

Les imprécations du comte furent couvertes parles acclamations frénétiques des assistants, qui, plusdésintéressés que Neroweg dans le combat, applaudissaient lavaillance de l’ours, et attendaient avec une curieuse anxiétél’issus de la lutte. Le Vagre-ours, désarmé, était aux prises,corps à corps, avec l’autre molosse, qui, au moment où le bâtons’était brisé, avait, de ses crocs formidables, saisi sonadversaire à la cuisse, le renversant sous ce choc impétueux. Lesang du compagnon de Karadeuk coulait avec abondance et rougissaitle sol et la feuillée dont il était jonché. L’ours et le chienroulèrent deux fois sur eux-mêmes&|160;; alors, pesant de tout lepoids de son corps sur son ennemi, qui, comme Deber-Trud,ne démordait pas, le Vagre l’étouffa d’abord à demi, puis l’achevaen lui serrant si violemment la gorge entre ses mains vigoureuses,qu’il l’étrangla. Pendant cette lutte doublement terrible, carnon-seulement la morsure du molosse avait traversé la cuisse duVagre et lui causait une douleur atroce, mais il risquait d’êtremassacré, ainsi que Karadeuk, s’il se trahissait, l’amant del’évêchesse, fidèle à son rôle ursin, ne poussa d’autrecri que quelques sourds grognements&|160;; puis, le combat terminé,le digne animal s’accroupit au pied du poteau, entre les cadavresdes deux chiens et ramassé sur lui-même, la tête entre ses pattes,il parut lécher sa plaie saignante, tandis que Chram, ses favoriset plusieurs leudes du comte acclamaient à grands cris le triomphede l’ours.

–&|160;Hélas&|160;! hélas&|160;! – murmuraitle vieux Karadeuk en se rapprochant de son compagnon, – mon oursest blessé mortellement peut-être… J’ai perdu mon gagne-pain.

–&|160;Des épieux&|160;! des haches&|160;! –criait le comte écumant de fureur, – que l’on achève ce féroceanimal, qui vient de tuer Mirff et Morff, les deux meilleurs chiensde ma meute… Par l’aigle terrible&|160;!mon aïeul, que cetours damné soit mis en morceaux à l’instant même… M’entends-tu,Gondulf&|160;? – ajouta-t-il en s’adressant à son veneur entrépignant de rage&|160;; – prends un de ces épieux de chasseaccrochés à la muraille… et à mort l’ours, à mort&|160;!…

Gondulf courut s’armer d’un épieu, tandis queKaradeuk, tendant les mains vers Chram, s’écriait&|160;:

–&|160;Grand roi&|160;! mon seul espoir est entoi… Je te demande merci, je me mets sous ta protection et souscelle de ta suite royale, redoutable et invincible à laguerre&|160;! Oh&|160;! valeureux guerriers&|160;! aussi terriblesau combat que généreux après la victoire, vous ne voudrez pas lamort de ce pauvre animal, qui, vainqueur, mais blessé dans lalutte, s’est battu sans traîtrise… Non, non, à l’exemple de votreglorieux roi, votre honneur courtois et raffiné s’indignerait d’unebrutale lâcheté, même commise à l’égard d’un pauvre animal…Oh&|160;! guerriers, non moins brillants par l’armure et la grâcemilitaire que foudroyants par la valeur… je me mets à merci sous laprotection de votre roi… il demandera la vie de l’ours au seigneurcomte, qui ne peut rien refuser à de si nobles hôtes quevous&|160;!

Le Frank est vaniteux&|160;; son orgueil seplaît aux louanges les plus exagérées. Karadeuk le savait, ilespérait aussi en s’adressant seulement à la truste royale raviverentre elle et les leudes du comte les dernières querelles à peinecalmées. Ses paroles furent favorablement accueillies par lesguerriers de Chram&|160;; et celui-ci, s’approchant de Neroweg, luidit&|160;:

–&|160;Comte, nous tous ici, tes hôtes, nouste demandons la grâce de ce courageux animal, et cela au nom denotre vieille coutume germanique, selon laquelle, tu le sais, lademande d’un hôte est toujours accordée.

–&|160;Roi, quoi qu’en dise la coutume, jevengerai la mort de Mirff et de Morff, qui à eux deux me coûtaientsix sous d’or… Gondulf, des épieux, des haches, que cet ours soitmis en quartiers sur l’heure&|160;!…

–&|160;Comte, ce pauvre bateleur s’est mis àma merci… je ne peux l’abandonner.

–&|160;Chram, que tu protèges ou non ce vieuxbandit, je vengerai la mort de Mirff et de Morff…

–&|160;Écoute, Neroweg, j’ai une meute quivaut la tienne… tu l’as vue chasser dans la forêt de Margerol… tuenverras ton veneur à ma villa&|160;; il choisira six de mes plusbeaux chiens pour remplacer ceux que tu regrettes…

–&|160;Je n’ai que faire de tes chiens… j’aidit que je vengerais la mort de Mirff et de Morff&|160;! – s’écriale comte en grinçant des dents de fureur&|160;; – je vengerai lamort de Mirff et de Morff&|160;! Gondulf, aux épieux&|160;! auxépieux&|160;!…

–&|160;Sauvage campagnard&|160;! tu manques àtous les devoirs de l’hospitalité en refusant la demande du fils deton roi, – dit le Lion de Poitiers à Neroweg, – de même que tu nousas outragés, nous, tes hôtes, en empêchant ta femme d’assister aufestin et en faisant enlever ta vaisselle avant la fin du repas… Tues donc plus ours que cet ours, que tu ne tueras pas… je te ledéfends… car le bateleur s’est mis sous la protection de Chram etde nous autres, ses hommes…

–&|160;Compagnons&|160;! – s’écria Sigefrid, –laisserons-nous insulter plus longtemps celui dont nous sommes lescompagnons et les fidèles&|160;?

–&|160;Les entendez-vous, ces brutesrustiques&|160;? – dit l’un des guerriers de Chram. – Les voiciencore à aboyer sans oser mordre.

–&|160;Moi, Neroweg, roi dans mon burg, commele roi dans son royaume, je tuerai cet ours&|160;! et si tu dis unmot de plus, toi qu’on appelle Lion, je t’abats à mespieds, effronté renard de palais&|160;!…

–&|160;Une injure&|160;! à moi… sanglierboueux&|160;! – s’écria le Gaulois renégat, pâle de colère, entirant son épée d’une main et de l’autre saisissant le comte aucollet de sa dalmatique. – Tu veux donc que ta gorge serve defourreau à cette lame&|160;?…

–&|160;Ah&|160;! double larron&|160;! tu veuxm’arracher mes colliers d’or&|160;! – s’écria Neroweg, ne pensantqu’à défendre ses bijoux, et croyant, au geste de son adversaire,que celui-ci le voulait voler. – J’ai donc eu raison de mettre mavaisselle à l’abri de vos griffes à tous…

–&|160;Ainsi, nous sommes tous des larrons…Aux épées&|160;! hommes de la truste royale&|160;! aux armes&|160;!vengeons notre honneur&|160;! écharpons ces rustauds&|160;!…

–&|160;Ah&|160;! chiens bâtards&|160;! – criaNeroweg, séparé du Lion de Poitiers par Sigefrid, qui s’était jetéentre eux, – vous parlez d’épées… en voici une, et de bonnetrempe&|160;; tu vas l’éprouver, luxurieux blasphémateur, toi quin’as du lion que le nom… À moi, mes leudes&|160;! on a porté lamain sur votre compagnon de guerre&|160;!…

–&|160;Neroweg&|160;! – s’écria Chram ens’interposant encore&|160;; car son favori, débarrassé de Sigefrid,revenait l’épée haute vers le comte. – Êtes-vous fous de vousquereller ainsi&|160;?… Lion, je t’ordonne de rengainer cetteépée…

–&|160;Oh&|160;! béni sois-tu, grandSaint-Martin&|160;! de me donner l’occasion de châtier cesacrilège, qui a eu l’audace de lever sa houssine sur mon saintpatron l’évêque, et qui, depuis son entrée dans le burg, ne cessede me railler&|160;! – s’écria le comte, sourd aux paroles deChram, et tâchant de rejoindre son adversaire dont il venait encored’être séparé au milieu du tumulte croissant.

–&|160;Enfants&|160;! défendons Neroweg&|160;!– s’écria Sigefrid&|160;; – l’occasion est bonne pour montrer enfinà ces fanfarons que nos vieilles épées rouillées valent mieux queleurs épées de parade. Aux armes&|160;! aux armes&|160;!…

–&|160;Et nous aussi, aux armes&|160;!Finissons en avec ces dogues de basse-cour&|160;!

–&|160;Ils se croient forts parce qu’ils sontdans leur niche.

–&|160;Défendons le favori du roi Chram, notreroi&|160;!

–&|160;Mes chers fils en Dieu&|160;! – criaitl’évêque, tâchant de dominer le tumulte et le vacarme croissant àchaque instant, – je vous ordonne de remettre vos glaives dans lefourreau&|160;! c’est affliger le Seigneur que de combattre pour defutiles querelles…

–&|160;Mes amis&|160;! – criait de son côtéChram, sans pouvoir être entendu, – c’est folie, stupidité, des’entr’égorger ainsi… Imnachair&|160;! Spatachair&|160;! mettezdonc le holà… apaisez nos hommes… et toi, Neroweg, calme les tiensau lieu de les exciter.

Vaines paroles… Et d’ailleurs Neroweg ne lespouvait entendre… Un flot de la foule tumultueuse l’avait éloignéde nouveau du Lion de Poitiers, qu’il appelait et cherchait avecdes cris de rage. Les guerriers de Chram et ceux du comte, aprèss’être injuriés, provoqués, menacés, de la voix et du geste, serapprochant de plus en plus les uns des autres, se joignirent… Aupremier coup porté, la mêlée s’engagea insensée, furieuse, ivre, etd’autant plus terrible, que les esclaves, porteurs des flambeaux,qui seuls éclairaient la salle, craignant d’être tués dans labagarre, se sauvèrent au moment du combat, les uns, jetant à leurspieds leurs torches, qui s’éteignirent sur le sol&|160;; lesautres, fuyant au dehors, éperdus, tenant à la main leurs flambeauxallumés… Au bout de peu d’instants, la salle du festin étant privéede ces vivants luminaires, la lutte continua au milieu des ténèbresavec un aveugle acharnement.

Et Karadeuk&|160;? et l’amant de la belleévêchesse&|160;? étaient-ils donc restés au milieu de cette tuerie,eux&|160;? Oh&|160;! non point&|160;! mieux avisé l’on est enVagrerie… Le vieux Karadeuk, après avoir habilement jeté sonbrandon de discorde entre la truste royale et les leudes du comté,vit bientôt se rallumer la rivalité courroucée de ces barbares,déjà deux fois à peine apaisée&|160;; de sorte qu’ils l’oublièrentbientôt, lui et son ours. Aussi, lorsque tous les cœurs furentenflammés de fureur, le tumulte arrivant à son comble, le vieuxVagre dit tout bas à son compagnon&|160;:

–&|160;Ta blessure t’empêche-t-elle de marcheret d’agir&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;As-tu ton poignard&|160;?

–&|160;Oui, dans un pli de ma casaque.

–&|160;Ne me quitte pas de l’œil et imitemoi.

À ce moment la mêlée s’engageait… Déjàplusieurs des porte-flambeaux laissaient, par leur fuite ou parl’abandon de leurs torches, la salle du festin dans une obscuritépresque complète. Karadeuk, suivi du Veneur, se jeta sous la tablemassive ébranlée, mais non renversée durant le combat, car elleétait, contre l’usage habituel des Franks, fixée dans le sol.Ainsi, un moment à l’abri, le vieux Vagre déboucla le collier del’amant de l’évêchesse&|160;; puis, tous deux, continuant de rampersous la table, guidés par la dernière lueur de quelques torches àdemi éteintes sur le sol, se dirigèrent vers une des portes de lasalle du festin, porte que le flot des combattants laissait libre,et s’élancèrent au dehors. Presque aussitôt ils se trouvèrent enface de deux esclaves, qui, ayant fui par une autre issue,couraient éperdus, leurs torches à la main. Chacun des Vagres prendun esclave à la gorge et lui met un poignard sur la poitrine.

–&|160;Éteins ta torche, – dit Karadeuk, – etconduis-moi à l’ergastule, ou tu es mort…

–&|160;Donne-moi ta torche, – dit l’amant del’évêchesse, – et conduis-moi aux granges, ou tu es mort…

Les esclaves obéissent, les deux Vagres seséparent&|160;: l’un court aux granges, l’autre à l’ergastule.

**

*

Les prisonniers de l’ergastule se sont, autantque possible, rapprochés des barreaux&|160;; la petite Odille,endormie sur les genoux de l’évêchesse, s’est en sursaut réveillée,disant&|160;:

–&|160;Ronan, qu’y a-t-il donc&|160;? vient-ondéjà nous chercher pour le supplice&|160;?

–&|160;Non, petite Odille&|160;; nous sommes àpeine à la moitié de la nuit. Mais je ne sais ce qui se passe auburg&|160;; tous les Franks qui nous gardaient ont abandonné lesdehors de notre prison pour accompagner un des leurs, qui est venules chercher&|160;; puis, tous sont partis en courant et en agitantleurs armes.

–&|160;Ronan, mon frère, prête l’oreille dansla direction de la maison seigneuriale… il me semble entendre unbruit étrange…

–&|160;Silence&|160;! faisons silence…

–&|160;Ce sont des cris tumultueux… l’ondirait qu’on entend le choc des armes…

–&|160;Loysik&|160;! les débris de ma troupe,joints à d’autres Vagres, attaqueraient-ils le burg&|160;?… Ô monfrère&|160;! délivrance&|160;!… liberté&|160;!…vengeance&|160;!…

–&|160;Voyez-vous, Ronan, je ne me trompaispas… vos Vagres, qui vous aiment tant, viennent vous délivrer.

–&|160;Folle espérance, comme en ont seuls lesprisonniers, pauvre enfant&|160;! Et puis, il faudrait donc que cesbraves compagnons m’emportassent, moi et mon frère, sur leursépaules… nous ne saurions faire un pas.

–&|160;Le feu&|160;! le feu&|160;!…

–&|160;Le feu est au burg&|160;!

–&|160;Voyez-vous cette grande lueur&|160;?elle monte vers le ciel&|160;!

–&|160;Incendie et bataille&|160;! ce sont mesVagres&|160;!

–&|160;Le feu&|160;! encore le feu&|160;!là-bas… plus loin&|160;!…

–&|160;L’incendie doit être aux deux bouts desbâtiments.

–&|160;Le tumulte augmente… Entendez-vouscrier&|160;: au feu&|160;!… au feu&|160;!…

–&|160;L’embrasement grandit… voyez, voyez…devant notre souterrain&|160;; il fait maintenant clair comme enplein jour…

–&|160;Quelles flammes&|160;!… elless’élancent maintenant par-dessus les arbres…

–&|160;Un homme accourt…

–&|160;Mon père&|160;!…

–&|160;Loysik&|160;! Ronan&|160;! ô mesfils&|160;!

–&|160;Vous, mon père… ici…

–&|160;Cette grille, comments’ouvre-t-elle&|160;?

–&|160;De votre côté… une grosse serrure…

–&|160;La clef, la clef&|160;!…

–&|160;Les Franks l’auront emportée…

–&|160;Malheur&|160;! cette grille esténorme&|160;!… Ronan, Loysik&|160;! vous tous qui êtes là,joignez-vous à moi pour forcer ces barreaux…

–&|160;Nous ne pouvons bouger, mon père… latorture nous a brisés&|160;!

–&|160;Oh&|160;! des forces&|160;! desforces&|160;!… Voir là mes deux fils&|160;!… il faut les sauverpourtant…

–&|160;Mon père, tu n’ébranleras jamais cettegrille&|160;!… donne-nous ta main à travers les barreaux, que nousla baisions, et ne songe plus qu’à fuir… du moins nous t’auronsrevu…

–&|160;Quelqu’un accourt&|160;!

–&|160;Un ours&|160;!

–&|160;À moi, Veneur&|160;! à moi, mon hardigarçon&|160;!… délivrons mes fils&|160;!…

–&|160;Ma belle évêchesse, es-tu là&|160;?voici ma tête à bas… me reconnais-tu&|160;?

–&|160;Mon Vagre, c’est toi&|160;! oh&|160;!tu m’aimes&|160;!…

–&|160;Un baiser à travers la grille&|160;? ildoublera mes forces, mon adorée.

–&|160;Tiens… tiens… et sauve cetteenfant&|160;! sauve-nous&|160;!…

–&|160;Tes lèvres ont pressé les miennes…Maintenant, mon évêchesse, je porterais le monde sur mes épaules… Ànous deux, Karadeuk… renversons cette grille&|160;!

–&|160;Veneur, vous êtes tous deux seuls ici,toi et mon père&|160;?

–&|160;Tous deux seuls, Ronan…

Et joignant ses efforts à ceux du vieux Vagrepour renverser la grille, le veneur ajouta&|160;:

–&|160;J’ai mis le feu aux quatre coins duburg&|160;: étables, écuries, granges, tout flambe àplaisir&|160;!… La maison du comte, pleine de Franks quis’égorgent, et bâtie en charpente, commence à brûler au milieu decet incendie, comme un fagot dans un four ardent…Malédiction&|160;! impossible d’ébranler cette grille&|160;!… Ilfaudrait des leviers…

–&|160;Sauve-toi, mon Vagre&|160;! je mourraiavec la douce pensée de ton amour… Oh&|160;! dites, Loysik, d’unpareil amour ai-je encore à rougir&|160;?

–&|160;Fuyez, mon père&|160;!

–&|160;Sauve-toi, brave Veneur… tu t’es montrébon Vagre jusqu’à la fin… Moi, Ronan, je te le dis&|160;:Sauve-toi…

–&|160;Ô mes fils&|160;! avant de tomber sousla hache des Franks, je mourrai de rage de ne pouvoir vousdélivrer…

–&|160;Mon Vagre, tu veux donc que les Frankste massacrent là devant moi&|160;!…

–&|160;Belle évêchesse, je te serrerai dansmes bras à travers la grille, et je ne saurai pas seulement si cesFranks me tuent…

–&|160;Dis, mon Vagre, en ce moment suprême,tu me prends pour ta femme devant Dieu&|160;?

–&|160;Oui, devant Dieu, devant les hommes,devant les débris du monde et du ciel… s’ils écroulaient&|160;! jemourrai là, à tes pieds, radieux de mourir là&|160;!…

–&|160;Loysik, vous l’entendez&|160;!

–&|160;Fulvie, cet amour est maintenantsacré…

–&|160;Ô Loysik&|160;! merci de vos paroles…je suis heureuse&|160;!

–&|160;Mais cette clef, cette clef… elle estcachée quelque part peut-être… Ô mes fils&|160;!…

–&|160;Foi de Veneur, cela brûle comme un feude paille… Oh&|160;! si de loin nos bons Vagres pouvaient voir àtemps cet incendie, notre signal convenu…

–&|160;Vous n’êtes pas seuls&|160;?

–&|160;Une douzaine des nôtres, bien armés,doivent être à la lisière de la forêt, ou rôder, en vrais loups,autour des fossés.

–&|160;Malheur&|160;! ces fossés sontinfranchissables&|160;!

–&|160;Allons, un dernier effort, vieuxKaradeuk&|160;; les Franks qui gardaient l’ergastule ne pensentmaintenant qu’à éteindre le feu, creusons la terre sous la grilleavec nos poignards, avec nos ongles.

–&|160;Les Franks&|160;!… les voilà… ilsreviennent, ils accourent…

–&|160;On voit là-bas briller leurs armes auxlueurs du feu.

–&|160;Mon père, plus d’espoir&|160;! vousêtes perdu&|160;!

–&|160;Sang et mort&|160;! perdu… et nous là,brisés, incapables de vous défendre&|160;!

–&|160;Mon Vagre, une dernière fois, je t’enconjure&|160;! sauve-toi… Tu refuses… viens donc là, tout près,entre mes bras… passe les tiens à travers cette grille… viens, monépoux… Ah&|160;! maintenant que nos âmes s’exhalent dans un dernierbaiser&|160;!…

Une vingtaine d’hommes de pied et quelquesleudes accouraient en armes vers l’ergastule&|160;; un des leudesdisait&|160;:

–&|160;Une partie de ces chiens d’esclavesprofite de l’incendie pour se révolter&|160;; ils parlent de venirdélivrer ce chef des Vagres et les prisonniers… Vite, vite,mettons-les tous à mort… ensuite nous exterminerons les esclaves…La clef de la grille, la clef&|160;?…

–&|160;La voilà…

Au moment où Sigefrid prenait la clef, ilaperçut Karadeuk et s’écria&|160;:

–&|160;Le bateleur ici&|160;! Que fais-tu là,vieux vagabond&|160;?

–&|160;Noble leude, mon ours, effrayé par lefeu, m’avait échappé&|160;; je cours après lui… Il est, je crois,tapis là, près la grille, dans un coin… Hélas&|160;! quel malheurque cet incendie&|160;!

–&|160;Sigefrid, la grille est ouverte, – ditun des Franks. – Commençons-nous par tuer les hommes ou lesfemmes&|160;?

–&|160;Moi, je commence par tuer leshommes&|160;! – s’écria Karadeuk en plantant son poignard au milieude la poitrine de Sigefrid, duquel il s’était rapproché tout en luirépondant, et qui, la grille ouverte, entrait la hache à la maindans l’ergastule&|160;: le vieux Vagre s’y élança pour mourir, s’ille fallait, auprès de ses deux fils.

–&|160;Que dis-tu de ma griffe&|160;? – dit àson tour le Veneur en poignardant un autre Frank, et courant àl’évêchesse.

–&|160;Vagrerie&|160;! Vagrerie&|160;!… – Ànous, bons esclaves&|160;!… – À nous, révoltez-vous&|160;!… –crièrent des voix tumultueuses et lointaines qui venaient non ducôté des bâtiments en feu, mais de l’espace qui séparaitl’ergastule du fossé d’enceinte. Puis, se rapprochant de plus enplus, les voix répétèrent&|160;: – Vagrerie&|160;! Vagrerie&|160;!…– Mort aux Franks&|160;! – Liberté aux esclaves&|160;! – Vive lavieille Gaule&|160;!

–&|160;Les Vagres&|160;! – s’écrièrent lesFranks abasourdis, stupéfaits de la mort des deux leudes. – LesVagres&|160;!… ils sortent donc de l’enfer&|160;!…

–&|160;À moi&|160;! – cria Ronan d’une voixtonnante, – à moi, mes Vagres&|160;!…

C’étaient notre douzaine de bons Vagres, qui,attirés par les clartés de l’incendie, signal convenu, avaienttraversé le fossé&|160;; mais comment&|160;? Ce fossé n’était-ilpoint rempli d’une vase tellement profonde, qu’un homme devait s’yengloutir s’il tentait de le traverser&|160;? Certes&|160;; maisnos bons Vagres, depuis la tombée de la nuit, rôdant là comme desloups autour d’une bergerie, l’avaient sondé, ce fossé&|160;; aprèsquoi, ces judicieux garçons allèrent abattre à coups de hache, nonloin de là, deux grands frênes droits comme des flèches, lesdépouillèrent ensuite de leurs branches flexibles, dont ils lièrentsolidement les deux troncs d’arbres bout à bout. Jetant alors surla largeur du fossé, non loin de l’ergastule, ce long et frêlemadrier, lestes, adroits comme des chats, ils avaient, l’un aprèsl’autre, rampé sur ces troncs arbres, afin d’atteindre le revers del’enceinte. Deux Vagres, dans cet aérien et périlleux passage,tombèrent et disparurent au fond de la vase&|160;: c’étaient legros Dent-de-Loup et Florent le rhéteur… Queleurs noms vivent et soient bénis et redits en Vagrerie. Leurscompagnons, arrivant de l’autre côté du fossé, rencontrèrent,courant à l’ergastule pour délivrer les prisonniers, une trentained’esclaves révoltés, armés de bâtons, de fourches et de faux. LesVagres se joignirent à eux, à l’exception des gens de pied et desleudes. Revenus à la prison pour mettre à mort les condamnés, lesguerriers de Chram et ceux de Neroweg, après s’être battus aumilieu des ténèbres dans la salle du festin, oubliant leurquerelle, et laissant les morts et les blessés sur le lieu ducombat, ne songèrent qu’à courir au feu&|160;: les hommes du comte,pour éteindre l’incendie&|160;; les hommes de Chram, pour sauverles chevaux ou les bagages de leur maître, et les retirer desécuries à demi embrasées… Les Franks, accourus à l’ergastule,étaient une vingtaine au plus&|160;; ils furent entourés etmassacrés par les Vagres de Ronan et par les esclaves, après unerésistance enragée. Pas un des Franks n’échappa, non, pas un&|160;!c’était urgent et prudent&|160;: un seul de ces conquérants de lavieille Gaule aurait pu aller, à cinq cents pas de là, avertir lesleudes de ce qui se passait à la prison… Deux esclaves chargèrentRonan sur leurs épaules, deux autres enlevèrent Loysik, et, à lademande de son évêchesse, le Veneur emporta dans ses brasvigoureux, comme on emporte un enfant au berceau, la petite Odille,trop faible pour pouvoir marcher. Le vieux Karadeuk suivait sesdeux fils qu’il couvait des yeux.

Cette lutte triomphante, aux abords del’ergastule, s’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pourla décrire&|160;; mais il restait fort à faire pour sortir del’enceinte du burg. Il fallait gagner le pont, seule issuepraticable à cause de Ronan, de Loysik et d’Odille, incapables demarcher. Pour atteindre le pont, on devait, après avoir pendantassez longtemps suivi le revers de l’enceinte sous les arbres del’hippodrome, on devait traverser le terrain complètement découvertqui s’étendait en face des bâtiments en feu. Le vieux Karadeuk,sage, froid et prudent au conseil, fit faire halte à sa troupe sousles arbres où elle se trouvait alors à l’abri de tout regardennemi, et il dit&|160;:

–&|160;Quitter le burg en bande, ce seraitnous faire tuer jusqu’au dernier. Une partie des Franks, dans leurfureur, abandonnerait l’incendie pour nous exterminer&|160;; donc,en arrivant sur le terrain découvert qu’il nous faut parcourir,séparons-nous, et jetons-nous hardiment au milieu des Frankseffarés, occupés à transporter ce qu’ils peuvent arracher auxflammes… Mêlons-nous à cette foule épouvantée, paraissons aussioccupés de quelque sauvetage, allant, venant, courant, noussortirons de ce dangereux passage, et nous gagnerons isolément lepont, notre rendez-vous général…

–&|160;Mais, mon père, moi et Loysik, portéspar ces bons esclaves, comment éviter que l’on nousremarque&|160;?

–&|160;Peu importe qu’on vous remarque&|160;;ces esclaves sembleront transporter deux hommes blessés par lesdécombres de l’incendie&|160;; vous cacherez seulement vos visagesentre vos mains, et vous gémirez de votre mieux. Quant au Veneur,qui a prudemment dépouillé sa peau d’ours, il traversera la fouleen courant, tenant la petite esclave entre ses bras, comme s’ilvenait d’arracher du milieu des flammes une jeune fille dugynécée&|160;; l’évêchesse va s’envelopper dans la casaque duVeneur, et au milieu du tumulte elle pourra passer inaperçue… Toutceci est-il entendu, accepté&|160;?

–&|160;Oui, Karadeuk.

–&|160;Maintenant, mes bons Vagres, continuonsnotre marche jusqu’au bout de l’hippodrome&|160;; là, nous nousséparons… Notre rendez-vous est au pont&|160;!…

Les sages avis du père de Loysik et de Ronanfurent de point en point exécutés.

Foi de Vagre et de Gaulois conquis, c’était unfier spectacle que ce vaste burg frank, dévoré par lesflammes&|160;! À chaque instant les toits de chaume des étables etdes granges s’effondraient avec fracas, en lançant vers le cielétoilé d’immenses gerbes de flammes et d’étincelles&|160;; le ventdu nord, frais et vif, poussait vers le sud les crêtes de sesgrandes vagues de feu, ondoyant comme une mer au-dessus desbâtiments à demi écroulés. Au moment où Ronan, porté par les deuxesclaves, passait devant la maison seigneuriale, construite presqueentièrement en charpente et recouverte de planchettes de chêne, ilvit la toiture embrasée, soutenue jusqu’alors par quelques grossespoutres carbonisées, s’abîmer avec le retentissement du tonnerre aumilieu des assises et des pilastres de pierre volcanique, restésseuls debout, ainsi que quelques énormes poutres noires etfumantes, se profilant sur un rideau de feu. Aux lueurs de cettefournaise, on voyait briller les casques et les cuirasses desleudes de Chram, courant çà et là, ainsi que les gens de Neroweg,et s’efforçant de faire sortir des écuries embrasées, les chevauxet les mulets, chargés à la hâte&|160;; des hommes du comte, nommoins effarés, apportaient sur leurs épaules, et jetaient loin dufeu les objets qu’ils avaient pu arracher aux flammes, etretournaient aux bâtiments, afin de disputer d’autres débris àl’incendie. De bons esclaves, implorant le ciel, poussaient àgrand’peine devant eux le bétail effarouché, ou tiraient en vainpar le licou les chevaux cabrés d’épouvante&|160;: les plus dévotsde ces captifs s’agenouillaient éperdus, se frappant la poitrine,et suppliaient le bienheureux évêque Cautin, que l’on ne voyaitpas, de mettre un terme au désastre par un nouveau miracle.

Quel tumulte infernal&|160;!… qu’il est doux àl’oreille d’un Gaulois qui se venge du féroce conquérant de sonpays, d’un Gaulois qui se venge de l’implacable ennemi de sarace&|160;! Par les os de nos pères&|160;! la belle musique&|160;!hennissement des chevaux, beuglements des bestiaux, imprécationsdes Franks, cris des blessés que les décombres enflammés brûlaientou écrasaient en croulant&|160;! Et quelle belle lumière éclairaitce tableau&|160;! lumière rouge, flamboyante, mais moinsflamboyante encore que celle de cet immense incendie qui éclairait,il y a des siècles, la marche de l’aïeul de Ronan, Albinik lemarin, allant, avec sa femme Méroë, de Vannes àPaimbeuf braver César dans son camp… Oui… qu’est-ce que le maigreincendie de ce burg frank, auprès de cet embrasement de vingtlieues, de cet océan de flammes, couvrant soudain ces contrées, laveille si florissantes, si fécondes, si populeuses, et ne laissantaprès lui que débris fumants et solitude désolée&|160;! «&|160;Ôliberté&|160;! que tu coûtes de larmes, de désastres et desang&|160;!&|160;» disaient nos pères, ces fiers Gaulois des tempspassés, en portant la torche au milieu de leurs villes, de leursbourgs et de leurs villages… «&|160;Ô liberté&|160;! libertésainte&|160;!… nous nous ensevelirons avec toi sous les ruinesfumantes de la Gaule&|160;; mais nous n’aurons pas vécu esclaves…et le pied d’un conquérant abhorré ne foulera que des cendres dansces contrées dévastées&|160;!&|160;»

Ô nos pères&|160;! héroïques martyrs del’indépendance&|160;! vous n’auriez pas, comme nous, Gauloisdégénérés, lâchement subi le joug de ces Franks, dont à peine nousbrûlons, comme aujourd’hui, quelques burg… Cela est peu&|160;; maisleurs complices seront frappés de terreur&|160;!… Ils parlentd’enfer, ces pieux hommes&|160;! la Vagrerie sera sur terre leurenfer&|160;; les flammes, les grincements de dents n’y manquerontpas… Non, non&|160;! foi de Vagre&|160;! il est encore en Gaulequelques vaillants hommes, ennemis acharnés de l’étranger&|160;!ceux-la, poursuivis, traqués, suppliciés, on les appelle Hommeserrants, Loups, Têtes-de-loup… Mais ces loups, entre loups, sechérissent comme frères&|160;; car voici les deux fils du vieuxKaradeuk, toujours portés sur les épaules des esclaves, comme lapetite Odille entre les bras du Veneur, qui passent, ainsi queplusieurs Vagres et esclaves révoltés, le pont jeté sur le fossé,après avoir heureusement traversé, en s’y mêlant, la foule desFranks fourmillant autour de l’incendie. Le gardien du pont ayantcrié à l’aide, on l’a envoyé, la tête la première, sonder laprofondeur du fossé, et il a disparu dans la bourbe.

–&|160;Vite, passez tous&|160;! passez vite, –dit le vieux Karadeuk qui n’oublie rien. – Sommes-nous tous hors del’enceinte du burg&|160;?

–&|160;Oui, tous&|160;! tous&|160;!

–&|160;Maintenant, tirons à nous cepont&|160;; j’ai fait briser les chaînes qui l’attachaient del’autre côté de l’enceinte&|160;; s’il prend envie aux Franks denous poursuivre, nous aurons sur eux une grande avance&|160;;trouver de quoi construire un pont au milieu du tumulte et del’épouvante où ils sont à cette heure, n’est point facile. Une foisen pleine forêt, au diable les Franks&|160;! Vive la Vagrerie et lavieille Gaule&|160;!…

–&|160;Bien dit, Karadeuk, voici le pont denotre côté.

–&|160;Ô mes fils&|160;! enfin sauvés&|160;!…Ronan, Loysik&|160;!… encore un embrassement, mes enfants.

–&|160;Par la joie sainte de ce père et de sesdeux fils, belle évêchesse&|160;! tu es ma femme… je ne tequitterai qu’à la mort&|160;!

–&|160;Loysik, vous me disiez cette nuit dansla prison&|160;: «&|160;Fulvie, libre aujourd’hui, retrouvant leVeneur libre aussi, et vous offrant d’être sa femme querépondriez-vous&|160;?&|160;» Libre à cette heure, je te dis à toi,mon époux, – ajouta l’évêchesse en se retournant vers leVagre&|160;: – Je serai femme dévouée, mère vaillante, tu peux mecroire…

–&|160;Et toi, petite Odille, toi, qui n’asplus ni père ni mère, veux-tu de moi pour mari, pauvre enfant, situ survis à ta blessure&|160;?

–&|160;Ronan, je serais morte, que l’espoird’être votre femme à vous, si bon au pauvre monde, me ferait, il mesemble, sortir du tombeau&|160;!…

Les Vagres et les esclaves révoltés sedirigent en hâte vers la forêt, Loysik et Ronan toujours portés surles épaules de leurs compagnons. La petite Odille se prétend guériede sa blessure depuis que Ronan, son ami, lui a promis de laprendre pour femme&|160;; elle se sent, dit-elle, de force àmarcher&|160;; mais l’évêchesse n’y consent pas, et son Vagre,n’abandonnant pas son léger fardeau, continue de marcher près deFulvie… Au bout de quelques pas, il entend deux Vagres et deuxesclaves qui le suivaient à quelques pas, dire en soufflant etmaugréant&|160;:

–&|160;Comme il est lourd, comme il estlourd…

–&|160;Si ce sanglier est trop pesant,relayez-vous pour le porter… Ah&|160;! ce n’est pas un léger etjoli fardeau comme toi, Odille… passe ton petit bras autour de moncou, tu seras ainsi plus à ton aise.

–&|160;De quel sanglier parles-tu donc,Veneur&|160;?

–&|160;Je parle, Ronan, de la part du butin deton père, le vieux Karadeuk…

–&|160;Quel butin&|160;?… Mais, par lediable&|160;! c’est un homme que nos compagnons portent là…

–&|160;Oui… c’est un homme bâillonné,garrotté… Nos camarades en ont leur charge&|160;; il se faitlourd…

–&|160;Et cet homme, dis, Veneur, quelest-il&|160;?

–&|160;Réjouis-toi, Ronan, c’est lecomte&|160;!…

–&|160;Neroweg&|160;!

–&|160;Lui-même… dextrement enlevé tout àl’heure au milieu de ses leudes, par ton père et deux de noscamarades&|160;!

–&|160;Neroweg&|160;! en notre pouvoir… ànous, Karadeuk, Ronan et Loysik, descendants de Scanvoch&|160;!Ciel et terre&|160;! est-ce possible&|160;?… Le comte Nerowegenlevé… je n’y puis croire&|160;!…

–&|160;Eh&|160;! vieux Karadeuk&|160;! viensdonc de ce côté… Ronan ne peut croire encore à l’enlèvement dusanglier frank…

–&|160;Oui, mon fils&|160;; cet homme dont latête est enveloppée d’une casaque, c’est Neroweg… c’est ma part dubutin…

–&|160;C’est la tienne, Karadeuk… maisseulement nous te demandons, nous, anciens esclaves du comte, nouste demandons ses os et sa peau…

–&|160;Quel dommage de n’avoir pas aussil’évêque… la fête serait complète…

–&|160;L’évêque Cautin est mort&|160;!…

–&|160;Belle évêchesse, tu serais veuve, si jen’étais ton mari.

–&|160;Cautin m’a fait beaucoupsouffrir&|160;; mais, aussi vrai que je t’aime, mon Vagre, mon seuldésir, à cette heure, est que sa mort n’ait pas été cruelle…

–&|160;Le Lion de Poitiers l’a tué.

–&|160;Mon père… cet évêque damné, vous l’avezvu mourir&|160;?

–&|160;Oui… frappé d’un coup d’épée, par leLion de Poitiers… L’évêque fuyait l’un des bâtimentsincendiés&|160;; le Lion de Poitiers le rencontrant face à face,lui a dit&|160;: «&|160;Tu m’as forcé de m’agenouiller devant toi,orgueilleux prélat… Je t’ai promis de me venger… je me venge…Meurs…&|160;»

–&|160;Sa fin est trop douce pour sa vie… Audiable l’évêque Cautin&|160;! il n’enterrera plus de vivants avecles morts… Et le comte, comment vous en êtes-vous emparé, monpère&|160;?

–&|160;Je vous suivais de l’œil, toi etLoysik, portés par nos Vagres criant&|160;: «&|160;Place&|160;!place à des blessés que nous venons de retirer de dessous lesdécombres&|160;!&|160;» Tout en me mêlant, ainsi que trois desnôtres, à la foule éperdue, je me rapprochais peu à peu dupont&|160;; soudain, de loin, je vois accourir le comte, seul, etportant à grand’peine, entre ses bras, plusieurs gros sacs de peauremplis sans doute d’or ou d’argent, se dirigeant vers une citerneabandonnée. Neroweg était seul, et en ce moment assez éloigné dulieu de l’incendie&|160;; la pensée me vient de m’emparer delui&|160;; moi et deux des nôtres nous nous glissons en rampantderrière des arbrisseaux qui ombrageaient la citerne, au fond delaquelle le comte venait de jeter plusieurs de ses sacs, craignantsans doute qu’à travers le tumulte ils lui fussent volés, ilcomptait les retrouver plus tard dans cette cachette&|160;; noustombons trois sur lui à l’improviste, il est terrassé, je lui metsles genoux sur la poitrine et la main sur la bouche pour l’empêcherde crier à l’aide… un des nôtres se dépouille de sa casaque, enenveloppe la tête de Neroweg, les autres lui lient les mains et lespieds avec leur ceinture, après quoi nos Vagres ayant ramassé lessacs restants, nous enlevons le seigneur comte… Le pont étaitvoisin… et voici ma capture… ma part du butin à moi…

–&|160;Elle est lourde&|160;; aurons-nous loinencore à la porter, Karadeuk&|160;?

–&|160;On ne peut plus d’ici entendre au burgles cris du comte… débarrassez le de la casaque qui lui enveloppela tête.

–&|160;C’est fait.

–&|160;Comte Neroweg, tes mains resterontgarrottées, mais tes jambes seront libres… Veux-tu marcher jusqu’àla lisière de la forêt&|160;? sinon l’on t’y portera comme on t’aporté jusqu’ici&|160;!…

–&|160;Vous allez m’égorger là&|160;!

–&|160;Veux-tu nous suivre, oui ounon&|160;?

–&|160;Marchons, bateleur maudit&|160;! vousverrez qu’un noble frank va d’un pas ferme à la mort&|160;! chiensgaulois, race d’esclaves&|160;!

On arrive à la lisière de la forêt, alors quel’aube naissait&|160;; elle est hâtive au mois de juin&|160;; auloin, l’on aperçoit, luttant contre les premières clartés du jour,une lueur immense&|160;; ce sont les ruines du burg encoreembrasées.

Ronan et l’ermite laboureur sont déposés surl’herbe&|160;; la petite Odille est assise à leurs côtés.L’évêchesse s’agenouille près de l’enfant pour visiter sablessure&|160;; les Vagres et les esclaves révoltés se rangent encercle&|160;; le comte, toujours garrotté, l’air farouche, résolu,car ces barbares, féroces pillards et lâches dans leur vengeance,ont une bravoure sauvage, c’est à leurs ennemis de le dire&|160;;il jette sur les Vagres un regard intrépide&|160;; le vieuxKaradeuk, vigoureux encore, semble rajeuni de vingt ans&|160;; lajoie d’avoir sauvé ses fils et de tenir en son pouvoir un Neroweg,semble lui donner une vie nouvelle&|160;; son regard brille, sajoue est enflammée, il contemple le comte d’un œil avide.

–&|160;Nous allons être vengés, – dit Ronan, –tu vas être vengée, petite Odille.

–&|160;Ronan, je ne demande pas pour moi devengeance&|160;; dans la prison je disais au bon ermitelaboureur&|160;: Si je redevenais libre, je ne rendrais pas le malpour le mal&|160;: n’est-ce pas, Loysik&|160;?

–&|160;Oui, douce enfant… douce comme lepardon&|160;; mais ne craignez rien, notre père ne tuera pas cethomme désarmé.

–&|160;Il ne le tuera pas, mon frère&|160;?Si, de par le diable&|160;! notre père tuera ce Frank, aussi vraiqu’il nous a fait mettre tous deux à la torture, qu’il a accablé decoups cette enfant de quinze ans avant de la violenter… Sang etmassacre&|160;! pas de pitié&|160;!

–&|160;Non, Ronan, notre père ne tuera pas unhomme sans défense.

–&|160;Vous tardez beaucoup à m’égorger,chiens gaulois&|160;! qu’attendez-vous donc&|160;? Et toi,bateleur, chef de ces bandits&|160;! qu’as-tu à me regarder ainsien silence&|160;?

–&|160;C’est qu’en te regardant ainsi,Neroweg, je songe au passé… je me souviens…

–&|160;De quoi te souviens-tu&|160;!

–&|160;De ton aïeul…

–&|160;Quel aïeul&|160;? mes aïeux sontnombreux.

–&|160;Neroweg, l’Aigle terrible…

–&|160;Oh&|160;! c’était un grand chef… –reprit le Frank avec un accent d’orgueil farouche, – c’était ungrand roi, un des plus vaillants guerriers de ma racevaillante&|160;! son nom est encore glorifié en Germanie&|160;!…Puisse ma honte à moi, prisonnier de votre bande d’esclavesrévoltés, être enfouie au fond de ma fosse… si vous me creusez unefosse…

–&|160;Écoute&|160;: il y a de cela plus detrois siècles&|160;; ton aïeul était chef d’une des hordesfranques, rassemblées de l’autre côté du Rhin, et qui alorsmenaçaient la Gaule…

–&|160;Et nous l’avons conquise, cetteGaule&|160;! elle est notre terre aujourd’hui, et vous… vous êtesnos esclaves… race bâtarde&|160;!…

–&|160;Écoute encore&|160;: mon aïeul, soldatobscur, se nommait Scanvoch.

–&|160;Par ma chevelure&|160;! ces misérablessavent les noms de leurs ancêtres ainsi que nous les savons, nousautres de race illustre&|160;! Mirff et Morff, mes deux limiers,que cet autre bandit déguisé en ours a mis à mort, Mirff et Morffconnaissent leurs ancêtres, si tu connais les tiens&|160;!

–&|160;Mon aïeul Scanvoch fut lâchement mis àla torture par l’Aigle terrible, la veille d’une grandebataille du Rhin&|160;; le matin de ce combat, les soldats gauloischantaient&|160;:

«&|160;Combien sont-ils ces Franks&|160;?…combien sont-ils donc, ces barbares&|160;?&|160;»

Le soir ils chantaient après leurvictoire&|160;:

«&|160;Combien étaient-ils, cesFranks&|160;? combien étaient-ils donc cesbarbares&|160;?…&|160;»

–&|160;Si cette fois les lâches Gaulois ontvaincu les Franks valeureux, ce fut par trahison…

–&|160;Donc, lors de cette grande bataille duRhin, Scanvoch s’est battu contre ton aïeul. Ce fut, vois-tu, unelutte acharnée, non-seulement un combat de soldat à soldat, mais uncombat de deux races fatalement ennemies&|160;! Scanvochpressentait que la descendance de Neroweg serait funeste à lanôtre, et il voulait pour cela le tuer… Le sort des armes en aautrement décidé. Les pressentiments de mon aïeul ne l’ont pastrompé… Voici la seconde fois que nos deux familles se rencontrentà travers les âges… Tu as fait torturer mes deux fils&|160;; tudevais aujourd’hui les livrer au supplice…

–&|160;Assez, chien&|160;!… Et pour empêcherma noble race de mettre, dans l’avenir, le pied sur la gorge à tarace asservie, tu veux me tuer&|160;?

–&|160;Je veux te tuer… Ton frère a péri de tamain fratricide&|160;; ta famille sera éteinte en toi&|160;!…

Un éclair de joie sinistre illumina les yeuxdu Frank&|160;; il répondit&|160;:

–&|160;Tue-moi…

–&|160;Ôtez-lui ses liens…

–&|160;C’est fait, Karadeuk&|160;; mais nousle tenons, et nos mains valent les liens qui le garrottaient.

–&|160;Je propose, moi, qu’il soit, avant samort, mis à la torture, ainsi qu’il nous y faisait mettre au burg,nous autres esclaves…

–&|160;Oui, oui… à la torture&|160;! à latorture&|160;!…

–&|160;Et après, coupé en quatrequartiers.

–&|160;Haché à coups de hache&|160;!

–&|160;Mes Vagres&|160;! cet homme est à moi…c’est ma part du butin&|160;!

–&|160;Il est à toi, vieux Karadeuk…

–&|160;Laissez-le libre.

–&|160;Tu le veux&|160;?

–&|160;Laissez-le libre&|160;; mais formezautour de lui un cercle qu’il ne puisse franchir…

–&|160;Voici un cercle de pointes d’épées, defer, de piques et de tranchants de faux qu’il ne franchira pas…

–&|160;Un prêtre&|160;! – s’écria soudain lecomte avec un accent d’angoisse mortelle, – un prêtre&|160;! je neveux pas mourir sans un prêtre&|160;! j’irais en enfer… Toi qui esassis là-bas, ermite laboureur, le saint évêque Cautin, mon patron,te traitait de renégat&|160;; mais enfin comme moine tu es toujoursun peu prêtre, toi… veux-tu m’assister&|160;? et me promettre queje n’irai pas en enfer, mais en paradis&|160;?… Ces chiens, tescompagnons, m’ont volé mes colliers d’or et les sacs que je n’avaispas jetés dans la citerne&|160;; il ne me reste que cet anneaud’or… je te le donne… mais promets-moi, sur ton salut, leparadis…

–&|160;Mon père&|160;! – s’écria Loysik, – monpère&|160;! vous ne tuerez pas ainsi cet homme…

–&|160;Je ne vous demande pas grâce de la vie,chiens d’esclaves&|160;! je saurai mourir&|160;; mais je ne veuxpas aller en enfer, moi&|160;! Ô mon bon patron&|160;! bienheureuxévêque Cautin, où es-tu&|160;? où es-tu&|160;? Fais un nouveaumiracle… envoie-moi un prêtre&|160;!…

–&|160;En attendant le miracle, comte Neroweg,prends cette hache.

–&|160;Quoi, Karadeuk, tu l’armes&|160;?

–&|160;Prends cette hache, comteNeroweg&|160;; j’ai la mienne, défends-toi.

–&|160;Mon père&|160;! il est fort comme untaureau sauvage&|160;; il est jeune encore et vous êtesvieux&|160;!

–&|160;Mon père&|160;! au nom de vos deux filsque vous avez sauvés, renoncez à ce combat…

–&|160;Mes enfants, ne craignez rien&|160;;cette hache ne pèse pas à mon bras… J’ai foi dans moncourage&|160;; j’éteindrai en ce Frank la race des Neroweg.

–&|160;Oh&|160;! être là, incapable de bouger…ne pouvoir me battre à ta place, ô mon père&|160;!

–&|160;Mes fils, c’est aux vieux à mourir… auxjeunes de vivre… Neroweg, défends-toi…

–&|160;Moi, de race illustre, me battre contreun gueux&|160;! un Vagre&|160;! un esclave révolté&|160;! non…

–&|160;Tu refuses&|160;?…

–&|160;Oui&|160;! chien bâtard… égorge-moi situ veux…

–&|160;Mes Vagres, qu’on le saisisse, ettondez-le comme un esclave&|160;: le tranchant d’un poignardvaudra, pour ceci, les ciseaux.

–&|160;Moi, tondu comme un vil esclave&|160;!moi, Neroweg, subir un tel outrage&|160;! moi, tondu&|160;!…

–&|160;La femme de ton glorieux roi Clovisaimait mieux voir ses petits-fils morts que tondus… je sais cela…Oui, vous autres nobles Franks, vous tenez, comme vos roischevelus, à votre chevelure, signe d’antique et illustrerace&|160;; donc, Neroweg, défends-toi, ou tu seras tondu…

–&|160;Moi, tondu&|160;!… Cette hache&|160;!cette hache&|160;!…

–&|160;La voici, comte… Et vous, mes bonsVagres, élargissez le cercle&|160;!…

–&|160;Ermite laboureur, veux tu me promettre,si ce combat me met en danger de mort, de m’envoyer enparadis&|160;? je te donnerai mon anneau…

–&|160;Si tu es en danger mortel, Neroweg, jete dirai des paroles qui te feront, je l’espère, envisagerfermement la mort.

–&|160;Ce n’est pas la mort que je crains,chien&|160;! c’est le paradis que je veux…

–&|160;Crois-nous, Karadeuk, ce lâche a moinspeur de l’enfer que de ta hache… Coupons-lui cette crinière, quiressemble à la queue d’un cheval de montagne… Allons, tondons lecomte… le seigneur frank sera tondu…

Neroweg, furieux, se précipita sur le vieuxVagre, le combat s’engagea, terrible, acharné. Loysik, Ronan,l’évêchesse et la petite Odille, pâles, tremblants, suivaient lalutte d’un œil alarmé&|160;; elle ne fut pas longue, la lutte… Levieux Vagre l’avait dit, la hache ne pesait point à son brasvigoureux, mais elle pesa fort au front de Neroweg, qui, sanglant,roula sur l’herbe, frappé d’un coup mortel…

–&|160;Meurs donc&|160;! – s’écria Karadeukavec une joie triomphante&|160;; – la race de l’Aigleterrible ne poursuivra plus la race de Joel… Meurs donc, comteNeroweg&|160;!

–&|160;Hi&|160;! hi&|160;!… j’ai un fils de maseconde femme à Soissons… et ma femme Godégisèle est enceinte,chien gaulois&|160;! – murmura le Frank avec un éclat de riresardonique. – Ma race n’est pas éteinte… j’espère qu’elleretrouvera plus d’une fois la tienne pour l’écraser…

Puis il ajouta d’une voix affaiblie,épouvantée&|160;:

–&|160;Ermite laboureur, donne-moi le paradis…bon patron, évêque Cautin, aie pitié de moi… Oh&|160;!l’enfer&|160;! l’enfer&|160;! les diables&|160;!… j’ai peur…l’enfer&|160;!…

Et Neroweg expira, la face contractée par uneterreur diabolique. Son dernier regard s’arrêta sur les ruines deson burg fumant au loin sur la colline.

Les leudes du comte s’apercevant de sadisparition, durent le croire enseveli sous les décombres du burg,ou enlevé… S’ils l’ont cherché au dehors, ces fidèles, ils auronttrouvé le corps du comte vers la lisière de la forêt, mort, la têtefendue d’un coup de hache, étendu au pied d’un arbre dont on avaitenlevé la première écorce et sur lequel étaient ces mots tracésavec la pointe d’un poignard&|160;:

«&|160;Karadeuk le VAGRE,descendant du Gaulois Joel, le brenn de la tribu de Karnak, atué ce COMTE frank, descendant de Neroweg l’Aigleterrible… Vive la vieille Gaule&|160;!…&|160;»

**

*

Ici finit le récit de RONAN LE VAGRE, fils deKARADEUK LE BAGAUDE, Karadeuk, mon frère à moi, Kervan, fils aînéde Jocelyn, et petit-fils d’Araïm. À cette histoire, j’ai ajoutéles lignes suivantes, ce soir, jour du départ de mon neveu Ronan,qui retourne près des siens, en Bourgogne, après deux jours passésdans notre maison, toujours située non loin des pierres sacrées dela forêt de Karnak. Mon neveu Ronan m’ayant confié ses penséesdurant son séjour ici, j’ai pu, en ce qui le touche, écrire, ainsiqu’il aurait écrit lui-même.

À propos de la forme nouvelle adoptée par luidans ses récits, Ronan m’a dit, non sans raison&|160;:

«&|160;– Le vœu de notre aïeul Joel, endemandant à ceux de sa descendance d’ajouter tour à tour à notrelégende l’histoire de leur vie, a été de perpétuer d’âge en âgedans notre famille l’amour de la Gaule et la haine de la dominationétrangère. Nos aïeux, jusqu’ici, ont raconté leurs aventures sousforme de mémoires&|160;; moi, j’ai agi différemment&|160;; mais lamême pensée patriotique qui inspirait nos aïeux m’a inspiré&|160;;tous les faits cités par moi sont vrais, et les scènes auxquellesje n’ai pas assisté m’ont été racontées par des gens qui ont étéacteurs dans ces événements. Il en a été ainsi, entre autres faits,de l’entrevue secrète de Neroweg et de Chram au burg du comte, dansla chambre des trésors. Chram rapporta cet entretien à Spatachair,l’un de ses favoris&|160;; un esclave entendit ce récit&|160;; etplus tard, après l’incendie du burg, cet esclave s’étant joint ànous pour courir la Vagrerie jusqu’en Bourgogne, c’est de lui quej’ai tenu ces détails. Peu importe donc la forme de ces légendes,pourvu que le fond soit vrai&|160;; il nous faut, avant tout,donner à notre descendance un tableau très-réel des temps oùchacune de nos générations a vécu et vivra, le tout dit avecsincérité. Ces enseignements, transmis de siècle en siècle à notrerace, rempliront ainsi le vœu suprême de notre aïeulJoel.&|160;»

Moi, Kervan, je dis comme mon neveu Ronan leVagre&|160;: Peu importe la forme de ces récits, pourvu qu’ilsreproduisent fidèlement les temps où nous vivons. Je compléteraidonc, ainsi qu’il suit, et jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de monfrère Karadeuk et de ses deux fils, Ronan et Loysik.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer