Les Mystères du peuple – Tome IV

CHAPITRE II.

Le château de Brunehaut. – Le marchandd’esclaves. – Aurélie, la pleureuse, etBlandine, la rieuse. – Ce que faisait la reineBrunehaut de ses petits-fils. – Lettre du PAPE saintGrégoire le Grand à cette sainte femme sur l’ÉDUCATIONDE SON FILS. – Childebert, Corbe,Mérovée, arrière-petits-enfants de la reine Brunehaut.– La bonne aïeule. – Arrivée de Sigebert, fils aîné du défunt roiThierry. – Le maire du palais Warnachaire. – Loysik et Brunehaut. –La reine marche à la tête de son armée pour aller combattreClotaire&|160;II, fils de Frédégonde.

&|160;

«&|160;Vive celui qui aime les Franks&|160;!que le Christ maintienne leur puissance&|160;! qu’il remplisse leurchef des clartés de sa grâce, qu’il protège l’armée, qu’il fortifiela foi, qu’il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernentsous les auspices de Notre-Seigneur Jésus-Christ&|160;!&|160;»

–&|160;Foi de vieux Vagre, ce début toutcatholique de la loi salique vous revient toujours à la penséelorsqu’il s’agit des rois franks ou de leurs reines… Entrons doncdans le repaire de Brunehaut, splendide repaire&|160;! non pasrustique comme celui du comte Neroweg, vaste burg, que nous autres,anciens de la Vagrerie nous avons vu si joyeusement réduire encendres&|160;! non, cette grande reine a le goût raffiné&|160;: unede ses passions est l’architecture&|160;; elle aime les artsantiques de la Grèce et de l’Italie, cette noble femme&|160;! oui,elle aime les arts, doux délassement des belles âmes&|160;! Voyezplutôt le magnifique château qu’elle a fait construire àChâlons-sur-Saône, capitale de la Bourgogne&|160;; ses autreschâteaux, même celui de Bourcheresse, ne sont rien auprèsde son habitation royale, dont les jardins magnifiques s’étendentjusqu’aux bords de la Saône… palais à la fois splendide etguerrier&|160;; car en ces temps de batailles incessantes les roiset les seigneurs se fortifient de plus en plus dans leurs repaires.Le palais de Brunehaut est ceint d’épaisses murailles, flanqué detours massives&|160;; on y arrive par une seule entrée, voûteprofonde fermée à ses deux extrémités par des portes énormes,renforcées de barres de fer. Sous cette voûte veillent jour et nuitles guerriers de Brunehaut, toujours armés&|160;; dans les coursintérieures sont d’autres logis pour un grand nombre de cavalierset de gens de pied. Les salles du palais sont immenses, pavées demarbre ou de mosaïque, enrichies de colonnades de jaspe, deporphyre et d’albâtre oriental, surmontées de chapiteaux de bronzedoré&|160;; ces magnificences architecturales, chefs-d’œuvre del’art, dépouilles des temples et des palais de la Gaule, ont ététransportées à grand renfort de dos d’esclaves et de chariots dansle palais de la reine. Ces salles immenses, ornées de meublesd’ivoire, d’argent ou d’or massif, de statues païennes du travaille plus rare, de vases précieux, de trépieds, précèdentl’appartement particulier de Brunehaut… Le jour est à peinelevé&|160;; déjà ces grandes salles se remplissent des esclavesdomestiques de la reine, des officiers de ses troupes, des hautsdignitaires de sa maison, chambellans, écuyers, majordomes,connétables, venant attendre les ordres de leur maîtresse.

Une pièce de forme circulaire, pratiquée dansune des tours du palais, avoisine la chambre où se tienthabituellement la reine&|160;; trois portes sont percées dans lemur&|160;: l’une conduit à la salle où se tiennent les officiers dupalais, l’autre à la chambre à coucher de Brunehaut&|160;; latroisième, simple baie fermée par un rideau de cuir doré, donne surun petit escalier tournant, pratiqué dans l’épaisseur de lamuraille. Cette pièce est somptueusement meublée&|160;: sur unetable recouverte d’un riche tapis brodé sont des parcheminspréparés pour écrire, et un grand coffret d’or, enrichi depierreries. Autour de la table sont rangés des sièges ornés decoussins d’étoffe pourpre&|160;; çà et là des fûts de colonneservent de piédouches à des vases de jaspe, d’onyx ou de bronze deCorinthe, plus précieux que l’or ou l’albâtre rose. Sur un socle devert antique est un magnifique groupe de marbre de Paros d’untravail exquis, représentant l’Amour païen caressant Vénus. Nonloin de là, deux figures en airain, verdi par les siècles, offrentl’image obscène d’un faune et d’une nymphe. Entre ces chefs-d’œuvrede l’art païen, un tableau peint sur bois, apporté à grands fraisde Byzance, représente le Christ enfant et saint Jean-Baptisteaussi enfant. Ce tableau de sainteté rappelle que Brunehaut est unefervente catholique… n’est-elle pas en correspondance réglée avecle pape de Rome, le pieux Grégoire, qui n’a pas assez debénédictions pour cette sainte fille de l’Église&|160;! Et plusloin, sur cette console d’ivoire, quel est ce riche médaillierrempli de grandes médailles romaines et gauloises en argent et enor&|160;? Parmi elles en voici une de bronze, la seule qui soit dece métal… Que représente-t-elle&|160;?

Quoi&|160;! ici&|160;! dans ce lieu&|160;! cevisage auguste et vénéré&|160;?

Ah&|160;! si le Dieu des catholiques veutfaire un miracle, jamais moment ne fut plus opportun, plussolennel, et bientôt, oui, si le Seigneur veut terrifier lesméchants, cette effigie de bronze devra, prodige effrayant,frissonner d’horreur et d’épouvante&|160;!

**

*

Une vieille femme richement vêtue et d’unephysionomie froide, sardonique, rusée, sortant de la chambre àcoucher de Brunehaut, entre dans la salle de la tour. Cette femme,de noble race franque, est Chrotechilde, confidente depuis longuesannées des crimes et des débauches de la reine&|160;; elles’approche d’un timbre, le fait vibrer et attend. Bientôt paraît àla porte, qui s’ouvre sur le petit escalier pratiqué dansl’épaisseur du mur, une autre vieille femme&|160;; son costumeannonce un rang inférieur&|160;:

–&|160;J’ai entendu le timbre, noble dameChrotechilde, me voici.

–&|160;Samuel le marchand d’esclaves est-ilvenu&|160;?

–&|160;Depuis une heure il attend dans lasalle basse avec deux jeunes filles et un vieillard à longue barbeblanche.

–&|160;Qu’est-ce que ce vieillard&|160;?

–&|160;Madame, je l’ignore&|160;; c’est sansdoute un esclave que le juif Samuel doit conduire ailleurs ensortant d’ici.

–&|160;Ordonne à Samuel d’amener à l’instantles deux filles.

La vieille femme disparaît&|160;: presque aumême instant Brunehaut sort de sa chambre&|160;; cette reine estâgée de soixante-six ou sept ans&|160;; l’on retrouve les tracesd’une beauté remarquable sur ses traits, encore moins flétris parl’âge que par la débauche, et par la dévorante ardeur de la haineou de l’ambition. Son visage blafard, ridé, semble illuminé par lesombre éclat de ses deux grands yeux, profondément caves etcernés&|160;; ils sont noirs comme ses longs sourcils, ses cheveuxseuls ont blanchi&|160;; front d’airain, lèvres impassibles, regardprofond, port de tête altier, démarche fière, superbe, car sataille s’est conservée droite et svelte, telle est Brunehaut. Àpeine entrée, elle prête l’oreille et dit à Chrotechilde&|160;:

–&|160;Qui vient là, par le petitescalier&|160;?

–&|160;Le marchand d’esclaves&|160;; il amèneles deux jeunes filles.

–&|160;Qu’il entre… qu’il entre…

–&|160;Madame, à qui voulez-vous faire don deces esclaves&|160;?

–&|160;Tu le sauras… Mais j’ai hâte d’examinerces créatures, le choix est important.

–&|160;Madame, voici Samuel.

Le marchand de chair gauloise, juif d’originecomme la plupart de ceux qui se livraient à ce trafic, entrabientôt suivi des deux esclaves qu’il amenait&|160;; elles étaientenveloppées de longs voiles blancs, assez transparents pourqu’elles pussent voir à se conduire.

–&|160;Illustre reine, – dit le juif enmettant dès la porte un genou en terre et inclinant son frontpresque à toucher le plancher, – je me rends à vos ordres&|160;;voici deux jeunes esclaves, véritables trésors de beauté, dedouceur, de grâces, de gentillesse et surtout de virginité. Votreexcellence sait que le vieux Samuel n’a qu’une qualité… celled’être honnête homme.

–&|160;Debout, debout&|160;! – dit Brunehauts’adressant aux deux esclaves qui, en présence de la terriblereine, s’étaient agenouillées comme le marchand au seuil de laporte, – debout, les filles, et ôtez vos voiles.

Les deux esclaves se hâtèrent de se relever etd’obéir à la reine&|160;; le juif, afin de mieux mettre en valeursa marchandise, avait vêtu les deux jeunes filles de tuniques àmanches courtes et dont la jupe descendait à peine au-dessus dugenou, tandis que l’échancrure du corsage découvrait à demi le seinet les épaules. L’une des esclaves, grande et svelte, portait unetunique blanche&|160;; elle avait les yeux bleus, une torsade decorail s’enroulait dans les nattes de ses cheveux noirs&|160;: onpouvait lui donner dix-huit ou vingt ans&|160;; son visage, d’unebeauté touchante et candide, était baigné de larmes, abîmée dans ladouleur et la honte, tremblant de tous ses membres, elle tenaitconstamment baissé son regard noyé de pleurs, de crainte derencontrer les yeux de Brunehaut. La vieille reine, après avoirlongtemps et attentivement examiné cette jeune fille, en la faisantse tourner et se retourner devant elle en tous sens, échangea unsigne approbatif avec Chrotechilde, non moins occupée à examinerl’esclave, et dit à celle-ci&|160;:

–&|160;De quel pays es-tu&|160;?

–&|160;Je suis de la ville de Toul, – réponditla jeune fille d’une voix altérée.

–&|160;Aurélie&|160;! Aurélie&|160;! – s’écriaSamuel en frappant du pied, – est-ce ainsi que tu te rappelles mesleçons&|160;? On répond&|160;: Glorieuse reine, je suis de la villede Toul. – Et se tournant vers Brunehaut&|160;: – Veuillez luipardonner, madame… mais c’est si naïf, si simple, que…

Brunehaut coupa d’un geste la parole au juif,et s’adressant à l’esclave&|160;: – Où as-tu été prise&|160;?

–&|160;À Toul, madame, lors du sac de cetteville par les troupes du roi de Bourgogne.

–&|160;Étais-tu de condition libre&|160;?

–&|160;Oui… mon père était maîtrearmurier.

–&|160;Sais-tu lire&|160;? écrire&|160;? As-tudes talents agréables&|160;?

–&|160;Je sais lire, écrire, et ma mèrem’avait appris à jouer du théorbe et à chanter.

Et en disant qu’elle savait chanter, lamalheureuse ne put retenir ses sanglots convulsifs… Elle songeaitsans doute à sa mère.

–&|160;Allons, pleure encore et pleuretoujours&|160;! – maugréa Samuel avec dépit, – voilà ce que tu faisde mieux… Mais, vous le savez, grande reine&|160;! on a unecertaine dose de larmes à pleurer, après quoi, c’est fini… la pocheest vide…

–&|160;Tu crois cela, juif&|160;? heureusementtu calomnies l’espèce humaine, – reprit la reine avec un cruelsourire en continuant d’examiner la jeune fille, à qui elledit&|160;: – Tu n’as été jusqu’ici esclave nulle part&|160;?

–&|160;Foi de Samuel, illustre reine, elle estaussi naïve à l’esclavage qu’un enfant dans le sein de samère&|160;! – s’écria le juif, voyant la jeune Gauloise éclater ensanglots et hors d’état de répondre. – J’ai acheté Aurélie le jourmême de la bataille de Toul, et depuis, ma femme Rebecca et moinous avons veillé sur cette chère fille comme sur notre propreenfant, sachant que nous tirerions d’elle un très-haut prix.

Brunehaut, après avoir contemplé de nouveau lajeune fille, qui cachait à demi sa figure dans ses mains, dit àSamuel&|160;:

–&|160;Remets-lui son voile et fais approcherl’autre.

Aurélie reçut son voile des mains du juifcomme un bienfait et se hâta de s’envelopper dans les plis del’étoffe pour y cacher sa douleur, sa honte et ses larmes. Àl’ordre de la reine, l’autre esclave était prestementaccourue&|160;; mignonne et fraîche comme une Hébé, si elle avaitseize ans, c’était beaucoup&|160;: un collier de perles s’enroulaitdans les nattes épaisses de ses cheveux d’un blond doré&|160;; sesgrands yeux, d’un brun orangé, pétillaient de malice et defeu&|160;; son nez fin, légèrement relevé, ses narines roses,palpitantes, ses lèvres vermeilles, un peu charnues, ses petitesdents d’émail, son menton et ses joues à fossettes, donnaient àcette fillette la physionomie la plus vive, la plus gaie, la pluseffrontée qui fût au monde… Sa tunique de soie vert-pâle rendaitplus éblouissante encore la blancheur de son sein et de sesépaules… Oh&|160;! le juif n’eut pas besoin de lui dire à celle-làde se tourner, de se retourner, pour que la vieille reine pûtexaminer à son aise les charmes de sa taille&|160;; elle serengorgeait, se cambrait, se redressait sur la pointe de ses petitspieds, arrondissait gracieusement les bras, faisant enfin de sonmieux la belle aux yeux de Brunehaut et de Chrotechilde,qui échangeaient entre elles des regards approbatifs, tandis que lejuif, aussi inquiet de l’audace de cette esclave que del’accablement de sa compagne, lui disait à demi-voix&|160;:

–&|160;Tiens-toi donc en place, Blandine… neremue pas ainsi les jambes et les bras… Un peu de retenue, mafille, en présence de notre illustre et bien aimée reine&|160;! Ondirait que tu as du salpêtre dans les veines&|160;! Que votreexcellence l’excuse, illustrissime princesse&|160;; c’est si jeune,si gai, si fou… ça ne demande qu’à s’envoler de sa cage pour faireadmirer son plumage et son ramage. Baisseras-tu les yeux,Blandine&|160;! oser regarder ainsi en face notre augustereine&|160;!&|160;!

Blandine, en effet, au lieu de fuir le noirregard de Brunehaut, le cherchait, le provoquait d’un air malin,souriant et assuré&|160;; aussi la reine lui dit-elle après un longet minutieux examen&|160;:

–&|160;L’esclavage ne t’attriste pas,toi&|160;?

–&|160;Au contraire, glorieuse reine, car pourmoi l’esclavage a été la liberté.

–&|160;Comment cela, effrontée&|160;?

–&|160;J’avais une marâtre, quinteuse,revêche, grondeuse&|160;; elle me faisait passer sur le froidparvis des basiliques tout le temps que je n’employais pas à manierl’aiguille&|160;; cette vieille furie me battait, lorsque parmalheur, levant le nez de dessus ma couture, je souriais auxgarçons par ma fenêtre&|160;; aussi, grande reine, quel sort que lemien&|160;! mal nourrie, moi si friande&|160;! mal vêtue, moi sicoquette&|160;! sur pied au chant du coq, moi si amoureuse de medorloter dans mon lit&|160;! de sorte que grande a été ma joiequand votre invincible petit-fils, ô reine illustre&|160;! estapproché l’an passé de Tolbiac, où j’habitais.

–&|160;Pourquoi ta joie&|160;?

–&|160;Pourquoi, glorieuse reine&|160;?Oh&|160;! je savais, moi, que les guerriers franks ne tuent jamaisles jolies filles&|160;; aussi, me disais-je&|160;:«&|160;Peut-être je serai prise par un baron de Bourgogne, un comteou même un duk, et une fois esclave, si je m’en crois, jedeviendrai maîtresse… car l’on a vu des esclaves…&|160;»

–&|160;Devenir reine, comme Frédégonde,n’est-ce pas, ma mie&|160;?

–&|160;Pourquoi donc pas, quand elles sontgentilles&|160;? – répondit audacieusement cette fillette sansbaisser les yeux devant Brunehaut qui l’écoutait et la contemplaitd’un air pensif. – Mais, hélas&|160;! – reprit Blandine avec undemi-soupir, – je n’ai pas eu cette fois le bonheur de tomber auxmains d’un seigneur. Un vieux leude, à moustaches blanches et desmoins amoureux, m’a eue pour sa part du butin, et il m’a venduetout de suite au seigneur Samuel&|160;; mais enfin peut-être unechance heureuse me viendra-t-elle&|160;? Que dis-je&|160;! – ajoutaBlandine en adressant à Brunehaut son plus gracieux sourire, –n’est-ce pas déjà un grand, un inespéré bonheur que d’avoir étéconduite en votre présence, ô reine illustre&|160;!

Brunehaut, après avoir réfléchi pendantquelques instants, dit au marchand&|160;: – Juif, je t’achèteraiune de ces deux esclaves.

–&|160;Illustre reine&|160;! laquelle des deuxprenez-vous, Aurélie ou Blandine&|160;?

–&|160;Je ne sais encore… elles resteront aupalais jusqu’à ce soir… On va les conduire dans l’appartement demes femmes.

Chrotechilde, à un signe de la reine, frappale timbre&|160;; la vieille femme reparut&|160;; la confidente deBrunehaut lui dit&|160;: – Emmenez ces deux esclaves…

–&|160;Illustre reine&|160;! choisissez-moi… –dit Blandine en se retournant une dernière fois vers Brunehaut,tandis que le juif enveloppait soigneusement de son voile cettepetite diablesse. – Oh&|160;! choisissez-moi, glorieusereine&|160;! vous ferez une bonne œuvre… je voudrais tant rester àla cour…

–&|160;Tais-toi donc, effrontée, – disait toutbas Samuel en poussant doucement Blandine vers la porte de lachambre à coucher de la reine que Chrotechilde désignait du geste.– Trop est trop, ces familiarités peuvent déplaire à notreredoutable souveraine&|160;!

Les deux jeunes filles, l’une toute joyeuse,l’autre chancelante et accablée, entrèrent dans l’appartement de lareine, tandis que, après avoir une dernière fois humblement saluéBrunehaut, le juif quitta la salle en refermant sur lui le rideaude cuir qui masquait la baie de l’escalier tournant.

Brunehaut et sa confidente restèrentseules.

**

*

(Et maintenant, ô vous&|160;! descendants deJoel, qui en ce moment allez continuer de lire ce récit, le dégoût,l’horreur, l’épouvante que vous éprouverez n’égalera jamais ledégoût, l’horreur, l’épouvante dont je suis saisi en écrivant lascène sans nom qui va se passer entre ces deux exécrablesvieilles.)

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*

–&|160;Madame, – dit Chrotechilde à Brunehaut,– à qui donc destinez-vous celle des deux esclaves que vous voulezacheter&|160;?

–&|160;Tu me le demandes&|160;?

–&|160;Oui, madame…

–&|160;Chrotechilde… l’âge affaiblit tapénétration habituelle… c’est fâcheux…

–&|160;Madame, expliquez-vous&|160;!…

–&|160;Il faut que j’éprouve jusqu’où peutaller ce manque d’intelligence si nouveau chez toi…

–&|160;En vérité, madame, je m’y perds…

–&|160;Dis-moi, Chrotechilde, lorsque mon filsChildebert est mort assassiné par Frédégonde, il m’a laissé,n’est-ce pas, la tutelle de mes deux petits-fils Thierryet Theudebert&|160;?

–&|160;Oui… madame… mais moi je vous parlaisde ces esclaves…

–&|160;Justement… mais écoute… À quel âge monpetit-fils Theudebert était-il père&|160;?…

–&|160;À TREIZE ANS, madame[77]&|160;; car à cet âge il eut un fils deBilichilde, cette esclave brune aux yeux verts, que vousavez payée si cher… Je vois encore son regard fauve, étrange commesa beauté… Du reste, une taille de nymphe, des cheveux crépus d’unnoir de jais traînant jusqu’à terre… Je n’ai de ma vie vu pareillechevelure…

–&|160;Cette esclave… qui la mit un soir dansle lit de mon petit-fils, alors à peine âgé de douzeans&|160;?…

–&|160;Vous, MADAME[78]&|160;;je vous accompagnais… Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! j’en ris desouvenir… Il avait d’abord une peur, cet innocent&|160;; mais commevous voilà devenue sombre…

–&|160;Cette vile esclave&|160;! cetteBilichilde, malgré les autres concubines que nous avons données àmon petit-fils Theudebert, n’avait-elle pas pris sur lui un funesteascendant&|160;?

–&|160;Si funeste, madame, qu’elle nous a faittoutes deux chasser de Metz et conduire prisonnières jusqu’àArcis-sur-Aube, confins de la Bourgogne, royaume de votre autrepetit-fils Thierry. Mais c’est là, madame, une vieillehistoire&|160;: cette Bilichilde n’a-t-elle pas été, l’an dernier,étranglée par votre petit-fils[79], cefarouche idiot ayant passé de l’amour à la haine, et lui-même,après la bataille de Tolbiac, vaincu par son frère, que vous aviezdéchaîné contre lui, n’a-t-il pas été, selon vos ordres, tonsuré,puis poignardé&|160;? Enfin son fils, âgé de cinq ans, n’a-t-il paseu la tête brisée contre une pierre[80]&|160;?que voulez-vous de plus&|160;?…

–&|160;Chez moi la haine survit à lavengeance, comme le poignard survit au meurtre.

–&|160;Et vous n’êtes point, madame, en ceci,raisonnable… Haïr au delà de la tombe, c’est naïf pour notreâge.

–&|160;Mais passons… Ainsi, ce que nous venonsde dire ne t’ouvre point l’esprit…

–&|160;À l’endroit de ces deux joliesesclaves&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Non, madame…

–&|160;Poursuivons… Puisque ton intelligenceest à ce point devenue obtuse… dis-moi, avant que nous n’ayons miscette Bilichilde dans son lit, quel était le caractère de monpetit-fils Theudebert&|160;?

–&|160;Violent, actif, déterminé, opiniâtre etsurtout fort glorieux… À dix ans ou onze ans, il sentait déjàl’orgueilleuse ardeur de son sang royal, et disait fièrement&|160;:«&|160;Je suis roi d’Austrasie, moi&|160;!&|160;»

–&|160;Et deux ans… un an même après qu’il aeu possédé cette esclave brune aux yeux verts et aux cheveuxcrépus, si judicieusement choisie par toi, Chrotechilde, quel étaitle caractère de mon petit-fils&|160;?

–&|160;Oh&|160;! madame, Theudebert étaitméconnaissable… Énervé, indécis, languissant, il n’avait plus quela volonté d’aller du lit à la table avec ses concubines… Car nousavions donné des compagnes à la Bilichilde… C’est à peine s’ilavait le courage de chasser au faucon, divertissement defemme&|160;; la chasse aux bêtes fauves était pour lui tropfatigante. Cela ne m’étonnait point&|160;; né robuste, pétulant,aimant dans sa première enfance les jeux bruyants, le grand air, ilétait devenu chétif, pâle, étiolé, recherchant le demi-jour, commesi l’éclat du soleil eût blessé sa vue&|160;; enfin, il annonçaitdevoir être de grande taille, et il est mort tout rabougri, presqueimberbe&|160;!

–&|160;Mes vœux s’accomplissaient,Chrotechilde… Les débauches précoces énervent l’âme autant que lecorps, et la postérité de Theudebert n’est pas née viable…

–&|160;De fait, je n’ai jamais vu d’enfants sichétifs… Quelle race, d’ailleurs, pouvait laisser un père nabot etpresque idiot&|160;?

–&|160;Et dès l’âge de douze ou treize ans,Theudebert disait-il encore fièrement&|160;: «&|160;Je suis roid’Austrasie, moi&|160;!&|160;»

–&|160;Non, certes, madame… car s’il nousarrivait par manière d’épreuve de lui parler des affaires del’État, sous prétexte qu’il était roi, l’enfant vous répondait desa voix alanguie et les yeux à demi fermés&|160;:«&|160;Grand’mère, je suis roi de mes femmes, de mes amphores devin vieux et de mes faucons&|160;! Régnez pour moi, grand’mère…régnez pour moi si cela vous plaît&|160;!&|160;»

–&|160;Et cela m’a plu, Chrotechilde… Et defait, j’ai régné en Austrasie, pour mon petit-fils Theudebert,jusqu’au jour où cette vile esclave Bilichilde, usant de sonascendant sur cet idiot, m’a chassée de Metz… m’a chassée, moi,Brunehaut&|160;!

–&|160;Encore ce souvenir, encore l’orage survotre front, encore des éclairs dans vos yeux&|160;! Mais pourDieu, madame, l’esclave a été étranglée, l’idiot et son fils tués…j’oubliais même, pour compléter l’hécatombe de ces animauxmalfaisants… j’oubliais Quintio, maire du palais, duk deChampagne, qui, s’étant incongrûment mêlé de l’affaire de Metz, aété mis à mort par vos ordres[81]&|160;!Que vouliez-vous de plus&|160;? et d’ailleurs, est-ce que pour uneAustrasie perdue vous n’avez pas retrouvé une Bourgogne&|160;? SiTheudebert vous a chassée de Metz, ne vous êtes-vous pas réfugiéeici, à Châlons, auprès de votre autre petit-fils Thierry&|160;?Hébété, énervé par les femmes que nous lui choisissions, nel’avez-vous pas, par vengeance, poussé à une guerre implacablecontre son frère qu’il a vaincu à Toul, à Tolbiac, et qui, aprèscette défaite, a été mis à mort lui et son fils, comme je vous lerappelais tout à l’heure&|160;? Ainsi vengée de l’exil de Metz,n’avez-vous point dominé Thierry et régné à sa place&|160;?Aegila, maire du palais, vous inquiétait par son influencesur votre petit-fils, vous vous défaites d’Aegila et vous leremplacez par votre amant Protade, qui devient ainsi mairedu palais, juste récompense des services de ce beau garçon.

–&|160;Ils me l’ont tué… Chrotechilde&|160;!ils me l’ont tué… mon Protade[82]&|160;!

–&|160;Allons, madame, entre nous, avouezqu’il n’est pas qu’un Protade au monde&|160;; une reine ne chômejamais d’amoureux&|160;! Vous n’avez qu’à choisir parmi les plusbeaux, les plus jeunes et les plus fringants de la cour deBourgogne&|160;; et puis, madame, sans reproche, s’ils vous ont tuéProtade, vous leur avez tué l’évêque Didier[83].

–&|160;Il ne méritait pas son sort,peut-être&|160;?

–&|160;Lui&|160;! madame&|160;! jamaispunition n’a été plus légitime&|160;! Astucieux prélat&|160;!vouloir nous supplanter dans notre commerce amoureux&|160;!Imaginer de faire épouser cette princesse d’Espagne à votrepetit-fils, afin de l’arracher, disait ce Didier, auxfangeuses débauches dont nous étions les pourvoyeuses[84]. Aussi, qu’est-il arrivé&|160;?… lesflots de la Chalaronne ont emporté le corps de l’évêque. CetteEspagnole, sur laquelle il comptait pour vous évincer et dominerpar elle Thierry, et par Thierry la Bourgogne&|160;; cetteEspagnole, répudiée par votre petit-fils, est retournée dans sonpays au bout de six mois de mariage, et nous avons mis la main sursa dot[85]&|160;; enfin, Thierry est mort cetteannée de la dysenterie (dites donc, madame, – ajouta la vieilleavec un sourire affreux, – mort de la dysenterie&|160;?)&|160;; desorte que par la grâce de cette bienheureuse dysenterie, vous voiciaujourd’hui maîtresse et reine souveraine de ce pays de Bourgogne,puisque Sigebert, le plus âgé des fils de Thierry, vosarrière-petits-enfants, n’a pas encore onze ans… Il ne faut pasqu’ils meurent, ces roitelets, car par leur mort, le fils deFrédégonde deviendrait l’héritier de leurs royaumes… Il fautseulement qu’ils vivotent, afin que vous régniez à leur place… Ehbien, madame, ils vivoteront… mais, j’y songe, nous oublionsl’esclave que vous voulez acheter à Samuel.

–&|160;Au contraire, Chrotechilde, cetentretien nous ramène à l’esclave…

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Il n’y a plus à en douter, l’âgeamortit ton intelligence&|160;; autrefois si prompte à mecomprendre, depuis un quart d’heure tu me donnes la preuve de cefâcheux affaiblissement de ton esprit.

–&|160;Moi, madame&|160;?

–&|160;Oui, autrefois au lieu de me demanderce que je compte faire d’une de ces deux esclaves de Samuel, tum’aurais devinée&|160;; mais je viens de me convaincre tout à monaise de la lenteur sénile de ta perception… cela est triste,Chrotechilde.

–&|160;Triste… autant pour moi que pour vous,madame… Mais… expliquez-vous… Je vous en prie…

–&|160;Quoi&|160;! cervelle appesantie&|160;!Tu sais que j’ai la tutelle de mes arrière-petits-enfants, etsottement tu me demandes ce que je compte faire de ces joliesesclaves&|160;? devines-tu, maintenant&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, madame, je devine, maisvos reproches sont injustes&|160;! Comment imaginer que voussongiez à cela… Sigebert n’a pas onze ans&|160;!

–&|160;Tant mieux&|160;!

–&|160;C’est vrai, – reprit l’autre monstreavec un éclat de rire épouvantable, – c’est vrai, tantmieux&|160;!

Pendant cet horrible entretien, l’augustemasque de bronze, toujours immobile dans son médaillier sur laconsole d’ivoire, ne sourcilla pas… Sa bouche d’airain ne fit pasentendre un cri de malédiction, retentissant comme les clairons dudernier jugement. Non&|160;; ces monstruosités se direntimpunément… Où était-il donc le Dieu des catholiques, qui semanifestait par de si grands miracles en faveur de Clotaire, letueur d’enfants&|160;?

L’entretien des deux matronescontinua&|160;:

–&|160;Donner une concubine à votrearrière-petit-fils Sigebert, – avait dit Chrotechilde à lareine&|160;; – mais il n’a pas onze ans&|160;!

–&|160;Tant mieux&|160;! – repritBrunehaut&|160;; – seulement, vois-tu, Chrotechilde, l’exemple decette infâme Bilichilde me donne à réfléchir, et je ne saislaquelle préférer de ces deux esclaves… Qu’en pense tonexpérience&|160;?

–&|160;Madame, la chose est délicate… Lagrande brune qui pleure toujours ne sera jamais dangereuse&|160;;c’est doux, candide et bête comme une brebis… Il n’y a point àcraindre que cette innocente donne jamais à Sigebert de méchantespensées contre vous.

–&|160;Aussi je penche fort pour cettepleureuse&|160;; l’autre me paraît une petite commère par tropeffrontée… As-tu remarqué cette impudente&|160;? elle n’a pasbaissé les yeux devant moi, dont le regard fait baisser les plusfermes, les plus audacieux regards&|160;!

–&|160;Il se peut, madame, que cettefrétillante petite diablesse ait trop de ce que la grande pleureusen’a point assez… ou point du tout&|160;; mais ce sera peut-être unmal pour un bien. Examinons en experts le vrai des choses. Sigebertn’a pas onze ans, il est très-enfant, ne songe qu’à la toupie ouaux osselets, il est de plus doux et timide, c’est un véritableagneau&|160;; or, cette grande innocente étant de son côté unemanière de sotte brebis… vous m’entendez, madame&|160;? D’un autrecôté, cette petite endiablée pourrait effaroucher notre agneau… Jeme rappelle toujours la peur de Theudebert, à la vue de l’esclaveaux yeux verts et aux cheveux crépus… Aussi je vous le répète,madame, ceci demande réflexion… D’ailleurs, rien ne presse…Sigebert est en Germanie avec le duk Warnachaire, maire du palaisde Bourgogne.

–&|160;Ils peuvent être de retour d’un momentà l’autre… Je les attends…

–&|160;Quoi&|160;! déjà&|160;?

–&|160;Oui, peut-être arriveront-ils iciaujourd’hui&|160;; aussi j’ai d’autant plus hâte d’acheter uneesclave pour Sigebert, que je crains que pendant ce voyage enGermanie, Warnachaire n’ait pris une certaine influence surSigebert&|160;; or, cette influence serait bientôt perdue au milieudu trouble et des curiosités du premier amour de cet enfant.

–&|160;Puisque vous vous défiez du duk,madame, pourquoi lui avoir confié Sigebert&|160;?

–&|160;Excepté en toi, peut-être, en qui ai-jeconfiance ici&|160;? Ne fallait-il pas faire accompagner Sigebert…La vue de cet enfant roi, d’une douce figure, aura intéressé leschefs de tribus germaines d’au delà du Rhin, dont ce Warnachaireest allé rechercher l’alliance… Leurs troupes doubleront mon armée…Oh&|160;! dans cette guerre suprême, sans merci entre moi etClotaire&|160;II… ce fils de Frédégonde sera écrasé… Il le faut… ille faut…

–&|160;Et cela sera, madame. Jusqu’ici vosennemis ont toujours tombé sous vos coups… La mort du fils deFrédégonde couronnera l’œuvre… cependant ce duk Warnachairem’inquiète… Tenez, madame… ces maires du palais qui ont, il y aquarante ou cinquante ans, sous le règne des fils du vieuxClotaire, commencé par être intendants des maisons royales… et qui,peu à peu, sont devenus gouvernants des peuples, ces maires dupalais finiront par manger les rois si les rois ne les mangentpoint. Ces habiles gens disent aux princes&|160;: «&|160;Ayez desconcubines, buvez, jouez, chassez, dormez, prodiguez l’argent dontnous remplirons vos coffres, tenez-vous en joie, ne prenez pointsouci de régner, nous nous chargeons de ce fardeau.&|160;» Ce sontlà, madame, de dangereuses scélératesses&|160;; qu’une mère, qu’uneaïeule, agisse ainsi envers ses fils et ses petits-fils, c’estchose concevable&|160;; mais chez les maires du palais, ceci touchefort à l’usurpation, et ce Warnachaire, à qui vous avez laissé sonoffice de maire après la mort de Thierry, me semble vouloir dominerSigebert et vous évincer, madame… Je sais que nous aurons la petiteou la grande esclave… pour nous maintenir contre le duk. Maissouvenez-vous, madame, de votre exil de Metz&|160;!

–&|160;Tu prêches une convertie… j’aidernièrement écrit à Aimoin, qui revient avec Warnachaire,de le tuer en route.

–&|160;Eh&|160;! madame, que neparliez-vous&|160;! je vous aurais épargné ma rhétorique.

–&|160;Malheureusement Aimoin n’a pas exécutémes ordres.

–&|160;Quel serviteur&|160;!… et pourquoin’a-t-il pas obéi&|160;?

–&|160;Je l’ignore encore&|160;; je le sauraiaujourd’hui peut-être.

–&|160;Du reste, il ne faut point nous hâterde penser mal de cet Aimoin. Une favorable occasion lui aurapeut-être manqué&|160;; qui sait si vous n’allez pas le voirrevenir seul avec le petit Sigebert&|160;! En cas contraire, unefois ici, à Châlons, dans ce château, il en sera, madame, ce qu’ilvous plaira de Warnachaire… et croyez-moi, ces maires dupalais&|160;! oh&|160;! ces maires du palais me semblent menaçantspour les royautés. Aussi, madame, les rois ne seront tranquillessur leurs trônes que lorsqu’ils sauront se délivrer de cesdangereux rivaux toujours grandissants.

–&|160;Je le sais, mais il faut du temps pourabattre leur puissance&|160;; ils ont rallié à eux tous cesseigneurs bénéficiers enrichis par la générosité royale&|160;!Oh&|160;! le temps&|160;! le temps&|160;! ah&|160;! que la vie estcourte, lorsque l’on sent en soi vouloir, pouvoir et force&|160;!Ce temps qu’il me faut, c’est un long règne, je l’aurai&|160;; lestribus barbares, de l’autre côté du Rhin, ont répondu à monappel&|160;; elles se joindront à mon armée. Grâce à ce renfort,les troupes de Clotaire&|160;II écrasées, il tombe en monpouvoir&|160;! lui, Chrotechilde, lui… le fils de Frédégonde&|160;!Oh&|160;! la frapper dans son fils&|160;! puisque du fond de satombe elle brave ma haine&|160;! oh&|160;! faire lentement expirerle fils dans les tortures que je rêvais pour la mère&|160;! vengerainsi le meurtre de ma sœur Galeswinthe et de mon épouxSigebert&|160;! m’emparer des royaumes de Clotaire et régner seulesur la Gaule entière durant de longues années, car, malgré messoixante ans passés, je me sens pleine de vie, de force et devolonté&|160;!…

–&|160;Je vous l’ai souvent dit, madame, vousvivrez cent ans et plus.

–&|160;Je le crois, je le sens&|160;; oui, jesens en moi un vouloir, une vitalité indomptables. Oh&|160;!régner&|160;! ambition des grandes âmes&|160;! régner commerégnaient les empereurs de Rome, mes modèles&|160;! Oui, je veuxles imiter dans leur toute-puissance souveraine&|160;! compter parmillions les instruments de mes volontés&|160;! d’un signe redoutéfaire obéir les multitudes&|160;! d’un geste pousser mes arméesd’un bout à l’autre du monde&|160;! agrandir mes royaumes àl’infini&|160;! et dire&|160;: Ces contrées des plus voisines auxplus lointaines, c’est à moi&|160;! c’est à moi&|160;! Courber centpeuples divers sous un même joug&|160;! toutes ces forces éparsesles concentrer dans ma main, ainsi que faisaient les empereurs deRome… Dire je veux, et voir tant de populationsdifférentes soumises à une loi unique, la mienne&|160;! dire jeveux, et voir s’élever sur toute la Gaule ces merveilles del’art, dont j’ai déjà couvert la Bourgogne&|160;; châteaux forts,palais splendides, basiliques aux nefs d’or, chaussées immenses,prodigieux monuments, qui diront aux siècles futurs le grand nom deBrunehaut&|160;! et pour arriver à de si grandes choses quelquesscrupules m’arrêteraient&|160;! Voyons&|160;? ces enfants quej’énerve&|160;! ces hommes que je tue parce qu’ils me gênent&|160;!pourraient-ils accomplir ou seulement concevoir mes desseinsgigantesques&|160;? de quel prix est la vie de ces obscuresvictimes&|160;? Leurs os seront poussière, leur nom oublié depuisdes siècles, tandis que d’âge en âge mon nom continuera d’étonnerle monde&|160;! Mes victimes&|160;! eh&|160;! s’il en estquelques-unes dont la mémoire survive, c’est qu’elles auront étéfrappées par Brunehaut&|160;! on les plaint… je lesimmortalise…

–&|160;Voilà, madame, une raison que sauraientfaire pieusement, pour votre salut, ces prêtres cupides et rusésqui vous assiègent de demandes de terres et d’argent&|160;!

–&|160;Ne médis pas des prêtres, ils traînentmon char triomphal…

–&|160;L’attelage, madame, est ruineux.

–&|160;Pour qui&|160;? les dons que je leurfais afin qu’ils enseignent aux peuples à vénérer Brunehaut, cesdons m’appauvrissent-ils&|160;? n’est-ce pas le superflu de monsuperflu&|160;? ne vais-je pas rétablir les impôts autrefoisdécrétés par les empereurs, et remplir ainsi incessamment mescoffres&|160;? Les peuples crieront&|160;! ils m’appelleront laRomaine&|160;! Peu m’importe, si mon fisc atteint à lafois les plus pauvres et les plus riches&|160;! et puis queveux-tu, Chrotechilde&|160;? Il est du devoir d’une grande reine depayer royalement ceux qui l’amusent… quand ils l’amusent.

–&|160;Que trouvez-vous donc, madame, dedivertissant chez ces mendiants hypocrites&|160;?

–&|160;Tiens… prends cette clef, ouvre cecoffret qui est sur la table, et cherches-y un parchemin noué d’unruban pourpre.

–&|160;Le voici.

–&|160;Baise-le.

–&|160;Allons, madame, vous voulez rire.

–&|160;Baise ce parchemin, te dis-je, femme depeu de foi&|160;; il est écrit de la main d’un pape… d’un papevivant, du pieux Grégoire, en un mot.

–&|160;Je comprends, mais je ne baiserai pointle parchemin, madame, s’il vous plaît… Ainsi le pieux Grégoire,détenteur des clefs du paradis, vous promet de vous ouvrir toutesgrandes les portes du séjour éternel&|160;?

–&|160;N’est-ce pas justice&|160;? ne lesai-je pas assez richement dorées les clefs de leur paradis&|160;?…Ah&|160;! tu me demandes ce que je trouve d’amusant chez cesprêtres que je rémunère royalement&|160;? lis tout haut ce quecontient ce parchemin&|160;; je me sens en gaieté aujourd’hui…Allons, lis.

–&|160;Madame, voici&|160;:«&|160;Grégoire, à Brunehaut, reine des Franks. – La manièredont vous gouvernez le royaume et l’éducation de votre filsattestent les vertus de votre excellence…&|160;» Chrotechildene put continuer&|160;; elle poussa un éclat de rire diabolique enregardant Brunehaut qui fit chorus d’hilarité avec saconfidente&|160;; celle-ci reprit, se contenant à peine&|160;: –Par ma foi, madame, vous avez raison, lire de telles choses écritesde la main du pape, le pieux Grégoire, c’est là un divertissementque l’on ne saurait payer trop cher… Je continue, nous en étions,je crois, madame, à vos vertus…

–&|160;Nous en étions à mes vertus…

–&|160;Donc je reprends&|160;: «&|160;…L’éducation que vous donnez à votre fils atteste les vertus devotre excellence, vertus que l’on doit louer et qui sont agréablesà Dieu&|160;; vous ne vous êtes point contentée de laisser intacteà votre fils la gloire des choses temporelles, vous lui avez aussiamassé les biens de la vie éternelle, en jetant dans son âme lesgermes de la vraie foi avec une pieuse sollicitudematernelle[86].&|160;»

Et les deux vieilles de rire de nouveau, derire tant et tant, ces deux monstres, que les larmes leur vinrentaux yeux, après quoi Brunehaut dit à sa confidente&|160;: – Va,Chrotechilde… je me suis fait lire souvent les comédies satiriquesdes Romains… jamais celles de Plaute et deTérence ne vaudront celles que jouent chaque jour devantmoi ces odieux hypocrites pour gagner les richesses dont je lescomble.

–&|160;C’est la vérité, madame, ce sont defières comédies que les leurs&|160;; ils mettent Dieu enscène&|160;!

–&|160;Et quelle scène&|160;! le ciel, leparadis, l’enfer, l’éternité… Ah&|160;! comédie, te dis-je,comédie&|160;! royale comédie&|160;!…

À cette nouvelle saillie de la reine, les deuxvieilles recommencèrent de rire aux éclats&|160;; mais soudaincette hilarité fut interrompue par le bruit de cris joyeux etenfantins, partant de la chambre voisine&|160;; presque au mêmeinstant les trois frères de Sigebert, alors en voyage, entrèrentsuivis de leurs gouvernantes et coururent entourer leur bisaïeule.Childebert, le moins jeune de ces arrière-petits-fils de Brunehaut,avait dix ans, Corbe neuf ans, Mérovée, le dernier, six ans&|160;;nées d’un père presque épuisé avant son adolescence par laprécocité des excès de toutes sortes où sa grand’mère Brunehautl’avait plongé par une infernale prévoyance, ces trois petitescréatures, délicates, frêles, étiolées déjà, faisaient peine àvoir&|160;; leur gaieté même attristait&|160;; au lieu d’êtrerondes, fermes et roses, leurs joues creuses, d’une pâleurmaladive, semblaient rendre plus grands encore leurs yeux caves etcernés&|160;; leur longue chevelure, symbole de la royauté franque,tombait fine et rare sur leurs épaules&|160;; ils portaient depetites dalmatiques d’étoffes d’or ou d’argent. La gouvernante,après avoir respectueusement fléchi le genou à l’entrée de lasalle, se tint auprès de la porte, tandis que les enfantsentouraient leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune, se tenaitdebout auprès d’elle&|160;; Corbe et Mérovée, les deux plus petits,avaient grimpé sur ses genoux, tandis qu’elle leurdisait&|160;:

–&|160;Vous voici très-gais ce matin, chersenfants&|160;!

–&|160;Grand’mère, c’est Corbe, notre frère,qui nous faisait rire…

–&|160;Voyons, qu’a donc dit Corbe de siplaisant&|160;?

–&|160;Tu sais bien, grand’mère, satourterelle blanche&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Il lui a arraché toutes les plumes, etelle criait… et elle criait…

–&|160;Et vous de rire… et de rire…démons&|160;!…

–&|160;Oui, grand’mère&|160;; seulement à lafin notre petit frère Mérovée a pleuré&|160;!

–&|160;Tant il riait, ce garçonnet&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, moi j’ai pleuré, parcequ’à la fin l’oiseau était tout saignant.

–&|160;Alors, moi, j’ai dit à mon frèreMérovée&|160;: Tu n’as donc pas de courage, que le sang te faitpeur&|160;? Et quand nous irons à la bataille, cela te fera doncpleurer, de voir le sang couler&|160;? N’est-ce pas, Childebert,que j’ai dit cela&|160;?

–&|160;C’est vrai, grand’mère&|160;; et moi,pendant que Corbe parlait ainsi à Mérovée, j’ai pris un couteau etj’ai coupé le cou à la colombe… Ah&|160;! c’est que je n’ai paspeur du sang, moi&|160;; et quand j’aurai l’âge, j’irai à laguerre, n’est-ce pas, grand’mère&|160;?

–&|160;Ah&|160;! mes enfants, vous ne savezpas ce que vous désirez&|160;! On peut bien, voyez-vous, cherspetits, s’amuser à couper le cou à des colombes, sans pour cela secroire obligé d’aller un jour à la guerre. Figurez-vous donc que laguerre, mes enfants, c’est chevaucher jour et nuit, souffrir de lafaim, du chaud, du froid, coucher sous la tente, et qui plus est,risquer de se faire tuer ou blesser, ce qui cause une grandedouleur&|160;; ne vaut-il pas mieux, chers enfants, se promenertranquillement en char ou en litière&|160;? coucher dans un litdouillet&|160;? manger des friandises tout son soûl&|160;? s’amusertant que la journée dure&|160;? satisfaire aux moindres fantaisiesqui nous viennent&|160;? Dites, n’est-ce, point préférable auxvilaines fatigues de la guerre&|160;? Le sang des races royales esttrop précieux pour l’exposer ainsi, mes jolis roitelets&|160;; vousavez vos leudes pour combattre l’ennemi à la bataille, vosserviteurs pour tuer les gens qui vous déplaisent ou vousoffensent, vos prêtres pour vous faire obéir de vos peuples et vousabsoudre de vos crimes, si vous en commettez. Vous n’avez donc qu’àvous amuser, qu’à jouir des délices de la vie, heureux enfants,sans autre souci que de dire&|160;: Je veux.Comprenez-vous bien mes paroles, chers petits&|160;? Dis,Childebert, toi l’aîné de vous trois&|160;? toi un garçon déjàraisonnable&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, grand’mère, moi je nesuis pas plus soucieux qu’un autre d’aller à la guerre attraper debons coups, je préfère m’amuser et faire ce qui me plaît&|160;;mais alors, pourquoi donc notre frère Sigebert s’en est-il allé àcheval, suivi de guerriers, en compagnie du dukWarnachaire&|160;?

–&|160;Votre frère est maladif, mesenfants&|160;; les médecins m’ont conseillé de lui faireentreprendre, pour le bien de sa santé, un long voyage…

–&|160;Et reviendra-t-il bientôt&|160;?

–&|160;Peut-être demain… peut-êtreaujourd’hui.

–&|160;Oh&|160;! tant mieux, grand’mère, tantmieux, sa place ne restera pas vide dans notre chambre, il nousmanque…

–&|160;Ne vous réjouissez pas trop quant àcela, chers roitelets&|160;; désormais Sigebert aura sa chambre àpart… Oh&|160;! c’est que c’est déjà un petit homme, lui&|160;!

–&|160;Il n’a pourtant qu’un an de plus quemoi.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! mais dans un an tuseras aussi un homme, toi, mon petit Childebert, – réponditBrunehaut en échangeant avec Chrotechilde un épouvantable regard, –alors, comme ton frère, tu auras ta chambre à part et… et tout cequi s’en suit&|160;; n’est-ce pas, Chrotechilde&|160;?

–&|160;Certainement, madame… il ne faut pointfaire de jaloux.

–&|160;Qu’est-ce que j’aurai donc, grand’mère,de plus que ma chambre à part&|160;?

–&|160;Eh&|160;! mais, tes chambellans, tesécuyers, tes serviteurs, tes esclaves, tous gens soumis à tescaprices, comme les chiens à la houssine.

–&|160;Oh&|160;! que je voudrais donc êtreplus vieux d’un an&|160;!

–&|160;Et moi aussi, je te voudrais voir plusvieux d’un an… et Corbe aussi, et toi aussi, petit Mérovée, jevoudrais vous voir tous de l’âge de Sigebert.

–&|160;Patience, madame, – dit Chrotechilde enéchangeant de nouveau un regard diabolique avec Brunehaut, –patience, cela viendra… Mais quel est ce bruit dans la grandesalle… De nombreux pas approchent… si c’était le seigneurWarnachaire…

Chrotechilde ne se trompait pas, c’était eneffet le maire du palais de Bourgogne, accompagné deSigebert&|160;; cet enfant, à peine âgé de onze ans, était commeses frères chétif et pâle&|160;; cependant l’animation du voyage,la joie de revoir ses frères coloraient légèrement son doux visage,car, ainsi que l’avait dit Chrotechilde à Brunehaut, ce pauvreenfant, malgré les exécrables conseils de sa bisaïeule, conservaitjusqu’alors un caractère angélique&|160;; il courut dès qu’il entraembrasser la vieille reine, puis il répondit aux caresses et auxquestions empressées de ses frères qui l’entouraient&|160;; àchacun d’eux il remit de petits présents rapportés de son voyage etrenfermés dans un coffret qu’il avait voulu prendre des mains d’undes serviteurs de sa suite, afin d’offrir plus tôt à ses frères cestémoignages de son souvenir. Chrotechilde, s’approchant alors de lareine, lui dit tout bas&|160;: – Madame… si vous m’en croyez,gardons les deux esclaves jusqu’à ce soir&|160;; d’ici là nousaviserons…

–&|160;Oui, c’est le meilleur parti à prendre,– répondit Brunehaut&|160;; et s’adressant à l’enfant&|160;: – Vate reposer… tu raconteras ton voyage à tes petits frères&|160;;j’ai à causer avec le duk Warnachaire…

Chrotechilde emmena les enfants, la reineresta seule avec le maire du palais de Bourgogne, homme de grandetaille, d’une figure froide, impénétrable et résolue&|160;; ilportait une riche armure d’acier rehaussée d’or à la moderomaine&|160;; sa large épée pendait à son côté, son long poignardà sa ceinture. Brunehaut, après avoir attaché longtemps son noir etprofond regard sur Warnachaire, toujours impassible, lui fit signede s’asseoir auprès de la table, s’y assit elle-même, et luidit&|160;: – Quelles nouvelles&|160;?

–&|160;Bonnes… et mauvaises, madame…

–&|160;Les mauvaises d’abord.

–&|160;La trahison des duks Arnolfe et Pépin,ainsi que la défection de plusieurs autres grands seigneursd’Austrasie, n’est plus douteuse&|160;; ils se sont rendus au campde Clotaire&|160;II avec leurs hommes.

–&|160;Depuis longtemps je soupçonnais cettetrahison. Ah&|160;! seigneurs enrichis, rendus si puissants par lagénérosité des rois, vous poussez à ce point l’ingratitude&|160;!Soit&|160;; je préfère la franche guerre à la guerre sourde&|160;;les domaines, terres saliques ou bénéfices de ces traîtres,retourneront à mon fisc. Continue…

–&|160;Clotaire&|160;II a levé son campd’Andernach, et il est entré au cœur de l’Austrasie. Sommé derespecter les royaumes de ses neveux, dont vous avez, madame, latutelle, il a répondu qu’il s’en remettrait au jugement des grandsd’Austrasie et de Bourgogne.

–&|160;Le fils de Frédégonde espère soulevercontre moi les peuples et les seigneurs de mes royaumes&|160;; ilse trompe&|160;; des exemples prompts, prochains, terribles,épouvanteront les traîtres… tous les traîtres, entends-tu,Warnachaire&|160;?

–&|160;Oui, madame.

–&|160;Tous les traîtres, quel que soit leurrang, leur puissance, quel que soit le masque dont ils se couvrent,entends-tu, Warnachaire&|160;? maire du palais de Bourgogne…

–&|160;J’entends, madame… J’entends même ceque vous ne me dites pas…

–&|160;Tu lis dans ma pensée&|160;?

–&|160;Oui, vous me croyez un traître… Vous mesoupçonnez surtout depuis votre récent retour de Worms&|160;?

–&|160;Je soupçonne toujours…

–&|160;Votre soupçon, madame, s’est changé encertitude&|160;; vous avez écrit à Aimoin, un homme à vous, de mepoignarder.

–&|160;Je ne fais poignarder… que mesennemis…

–&|160;Je suis donc pour vous un ennemi,madame&|160;? Voici les morceaux de la lettre écrite de votre mainà Aimoin pour lui ordonner de me tuer[87].

Et le duk déposa sur la table plusieursmorceaux de parchemins déchirés&|160;; la reine regarda le maire dupalais d’un œil défiant.

–&|160;Ainsi Aimoin t’a livré malettre&|160;?

–&|160;Non, madame, le hasard a mis en mapossession ces morceaux de parchemin.

–&|160;Et pourtant… tu reviens ici&|160;?

–&|160;Pour vous prouver l’injustice de vossoupçons.

–&|160;Ou pour mieux me trahir.

–&|160;Madame, si j’avais voulu vous trahir,je me serais rendu, comme tant d’autres seigneurs de Bourgogne,auprès de Clotaire&|160;II&|160;; je lui aurais donné votrepetit-fils en otage, et je serais resté dans le camp de votreennemi avec les tribus que j’ai ramenées de Germanie.

–&|160;Ces tribus me sont dévouées… elles net’auraient pas suivi, elles viennent ici pour renforcer monarmée…

–&|160;Ces tribus, madame, viennent ici pourpiller, peu leur importe que ce soit comme auxiliaires de Brunehautou de Clotaire&|160;II&|160;; pays de Soissons, de Bourgogne oud’Austrasie, ces Franks n’ont pas de préférence pourvu, qu’aprèss’être vaillamment battus et avoir aidé à la victoire, ils puissentravager la contrée vaincue, faire un gros butin, et emmener denombreux esclaves de l’autre côté du Rhin, tels sont les Franks queje vous ramène.

–&|160;Je te dis, moi, que la vue de monpetit-fils, ce roi enfant, venant demander par ta bouche aide etforce aux Germains, a intéressé ces barbares.

–&|160;Si vous n’aviez, madame, expressémentpromis à ces tribus le pillage des territoires vaincus, ilsseraient demeurés, croyez-moi, insensibles à la jeunesse deSigebert&|160;; ils sont aussi sauvages que l’étaient nos pères,les premiers compagnons de Clovis&|160;; il m’a fallu de grandsefforts pour les empêcher de tout ravager sur notre route, dansleur farouche impatience ils se croyaient déjà en paysconquis&|160;; chaque jour leurs chefs me demandaient à grands crisla bataille, afin d’être de retour en Germanie avec leur butin etleurs esclaves avant la saison d’hiver qui rend périlleuse latraversée.

–&|160;Et ces tribus où sont-elles&|160;?

–&|160;Je les ai laissées vers Montsarran.

–&|160;Pourquoi si loin de Châlons&|160;?

–&|160;Malgré mes recommandations, cesbarbares ont volé et tué sur leur passage&|160;; les conduire ici,au cœur de la Bourgogne, puis les renvoyer ensuite en une autrecontrée, selon les besoins de la guerre, c’était exposer à desdésastres inutiles les populations qu’ils auraient traversées… Cesnouveaux malheurs pouvaient augmenter l’irritation&|160;; or, vousle savez, madame… de ce côté-ci de la Bourgogne une certaineagitation fermente dans la populace esclave.

–&|160;Oui… à l’instigation de ces traîtresqui ont rejoint le fils de Frédégonde, ils tentent de soulever lepeuple contre moi, contre la Romaine, comme ilsm’appellent&|160;; oh&|160;! seigneurs et populace sauront ce quepèse le bras de Brunehaut.

–&|160;Les ennemis de Brunehaut trembleronttoujours devant elle, mais j’ai craint d’augmenter leur nombre enrendant nos populations victimes de la barbarie de vos nouveauxalliés&|160;; le territoire où j’ai fait camper ces tribus seradévasté sans doute, mais ce ravage sera du moins limité. De plus,la position est assez centrale pour que ces auxiliaires soientdirigés partout où il le faudra selon les mouvements de l’armée deClotaire&|160;II&|160;; j’ai donc agi, je crois, madame, avecsagesse et prévoyance.

–&|160;Et l’armée&|160;? quelles sont sesdispositions&|160;?

–&|160;Elle est pleine d’ardeur, ne demandeque la bataille&|160;; le souvenir des deux dernières victoires deToul et de Tolbiac, et surtout l’immense butin, le grand nombred’esclaves que les troupes ont enlevés, redoublent leur désir decombattre le fils de Frédégonde… Ce sont là, madame, les bonnesnouvelles qui, selon moi, balancent les mauvaises. Brunehautcroit-elle encore que Warnachaire ait agi en traître&|160;?

–&|160;Qui sait&|160;?

–&|160;Moi, je le sais, madame.

–&|160;Un homme dont on a voulu se défaire,qui l’apprend, et qui revient à vous&|160;; ah&|160;! Warnachaire,Warnachaire&|160;! cela donne à penser&|160;!

–&|160;Brunehaut est prompte au soupçon et auchâtiment&|160;; mais elle est magnifique envers qui la sertfidèlement.

–&|160;Tu as donc quelque chose à medemander&|160;?

–&|160;Oui, madame, mais seulement après laguerre, ou plutôt, je l’espère, après la victoire… si je laremporte sur Clotaire&|160;II, si je parviens à vous l’amenerprisonnier…

–&|160;Warnachaire&|160;! – s’écria la reine,frémissant d’une joie féroce à la pensée de tenir en son pouvoir lefils de Frédégonde… – si tu m’amènes Clotaire prisonnier, je tedéfierai alors de former un vœu qui ne soit accompli par Brunehaut,et… – Mais se ravisant, elle jeta un sombre regard sur le maire dupalais, et ajouta&|160;: – Si c’est un piège que tu me tends pourdétourner mes soupçons, Warnachaire, il est habile…

–&|160;Soit, madame, je suis un traître&|160;;vous frappez sur ce timbre, à l’instant vos chambellans, vosécuyers accourent, et me tuent là&|160;! sous vos yeux&|160;; mevoilà mort&|160;!… Mais quel est l’homme que vous ne soupçonnezpas&|160;? Voyons&|160;? Qui prendrez-vous pour général&|160;?est-ce le duk ALÉTHÉE&|160;! Est-ce le duk ROCCON&|160;?

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Est-ce le duk SIGOWALD&|160;?

–&|160;Lui&|160;? tu railles&|160;!

–&|160;Est-ce le duk EUBÉLAN&|160;?

–&|160;Peut-être… et encore ses anciennesliaisons avec Arnolfe et Pépin… ces deux traîtres&|160;! Non,jamais je ne me fierai à Eubélan&|160;!

–&|160;Ceux-là seuls pourtant, madame, sontcapables de commander l’armée&|160;; ceux-là seuls sont des hommesde guerre.

–&|160;Oui, mais je n’ai voulu faire tueraucun d’eux… ou du moins ils l’ignorent… tandis que j’ai voulu tamort, Warnachaire.

–&|160;Madame, raisonnons froidement…

–&|160;Peux-tu raisonner autrement, hommeimpassible… homme impénétrable…

–&|160;Impénétrable à la trahison, madame…

–&|160;Des mots… des mots…

–&|160;Voici des faits&|160;: vous me croyezanimé contre vous d’un ressentiment de haine, parce que vous avezvoulu ma mort&|160;? L’espoir de la vengeance me ramène,dites-vous, ici&|160;? Alors, madame, qui m’empêche de mettre lamain sur ce timbre pour vous empêcher d’appeler aide&|160;?

Et le duk fit ce qu’il disait.

–&|160;Qui m’empêche de tirer cepoignard&|160;?

Et le duk fit briller cette arme aux yeux deBrunehaut, dont le premier mouvement fut de se rejeter en arrièresur le dossier de son siège.

–&|160;Qui m’empêche enfin de vous tuer d’unseul coup de ce fer empoisonné comme l’étaient les poignards despages de Frédégonde&|160;?

Et en disant ces derniers mots, Warnachaires’était tellement rapproché de Brunehaut qu’il pouvait la frapperavant qu’elle eût poussé un cri… La reine, sauf un premiermouvement de crainte ou plutôt de surprise, n’avait passourcillé&|160;; son regard indomptable était resté hardiment fixésur les yeux du maire du palais&|160;; elle écarta d’un geste dedédain la lame du poignard, demeura quelques instants pensive, etreprit comme à regret&|160;: – Il faut pourtant croire à quelquechose&|160;; tu aurais pu me tuer, c’est vrai&|160;; tu ne l’as pasfait… je ne peux nier l’évidence. Tu ne veux donc pas te venger demoi… à moins que tu me réserves un sort selon toi plus terrible quela mort&|160;; pourtant, non, un homme qui hait fermement, tombepeu dans ces raffinements hasardeux. L’avenir n’appartient àpersonne&|160;; on trouve une belle occasion pour frapper sonennemi, on le frappe tôt et vite… Donc, je te crois sans hainecontre moi&|160;; tu conserveras le commandement de l’armée.Écoute, Warnachaire, tu l’as dit&|160;: Brunehaut est implacabledans ses soupçons et sa haine&|160;; mais elle est magnifique pourqui la sert fidèlement… Que par toi le fils de Frédégonde tombeentre mes mains, et ma faveur dépassera tes espérances… Oublions lepassé.

–&|160;Il est oublié, madame.

–&|160;Vrai&|160;?

–&|160;Vrai…

–&|160;Et puis, il faut, vois-tu, Warnachaire,aller au fond des choses. J’ai voulu te faire tuer… Eh&|160;! monDieu&|160;! c’est vrai&|160;! j’en ai fait tuer tantd’autres&|160;! Mais ce n’est pas, je t’en assure, par amour dusang. Que veux-tu&|160;? il faut se mettre à la place des gens… Onm’a tué ma sœur Galeswinthe, on m’a tué mon mari, on m’a tué monfils, on m’a tué mes plus fidèles serviteurs&|160;; seule j’ai eu àdéfendre les royaumes de mon fils et de mes petits-fils contre desrois acharnés à ma perte&|160;; toute arme m’a été bonne, et, aprèstout, j’ai remporté de brillantes victoires, j’ai accompli,avoue-le, Warnachaire, de grandes choses. Et pourtant l’on me hait,les seigneurs franks me jalousent… cette vile plèbe gauloise,esclave ou populace, sourdement excitée contre moi… se rebelleraitpeut-être sans la terreur que je lui inspire… Et… mais, cethomme&|160;! quel est cet homme&|160;? – s’écria Brunehaut ens’interrompant. Et se levant brusquement, elle indiqua du gesteLoysik, qui, debout au seuil de la porte donnant sur l’escaliertournant pratiqué dans l’épaisseur de la muraille, soulevait d’unemain le rideau qui l’avait jusqu’alors tenu caché aux yeux de lareine et du maire du palais de Bourgogne. Warnachaire fit quelquespas à l’encontre du vieil ermite-laboureur qui s’avançait lentementet dit&|160;:

–&|160;Moine, comment te trouves-tu là&|160;?Ton audace est grande de t’introduire dans l’appartement de lareine… Qui es-tu&|160;?

–&|160;Je suis le supérieur du monastère de lavallée de Charolles.

–&|160;Tu mens, – dit Brunehaut, – j’ai envoyél’un de mes chambellans à cette abbaye pour s’assurer de lapersonne de ce Loysik.

–&|160;Votre chambellan, – reprit le moined’une voix moins assurée, – votre chambellan, ainsi quel’archidiacre et vos hommes de guerre, sont à cette heureprisonniers dans le monastère.

Venir annoncer soi-même, supérieur de lacommunauté, une nouvelle non moins improbable qu’offensante pourl’orgueil despotique de Brunehaut, venir l’annoncer à cette femmeimplacable, et s’exposer ainsi à une mort certaine, cela paruttellement exorbitant à la reine qu’elle n’y crut pas&|160;; ellehaussa les épaules d’un air de pitié dédaigneuse et dit au maire dupalais&|160;: – Duk… ce vieillard est fou… Mais comment ce mendiants’est-il introduit ici&|160;?

D’autres circonstances devraient bientôtaugmenter la créance de Brunehaut à l’insanité de la raison dumoine. Loysik avait continué de s’avancer lentement vers lareine&|160;; mais malgré cette fermeté d’âme, dont il avait donnétant de preuves durant sa longue vie, à mesure qu’il s’approchaitde cette femme épouvantable, il perdit peu à peu son assurance, sonesprit se troubla, ses lèvres se refusèrent à la parole, il sentitses genoux vaciller, il fut obligé de s’arrêter et de s’appuyer uninstant sur une console d’ivoire à sa portée&|160;; cette émotionprofonde, insurmontable était encore moins causée par l’horreurqu’inspirait la reine au vieux moine, que par la conscience de laterrible position où il se trouvait&|160;; peu lui importait lavie, il en avait fait le sacrifice en se rendant chezBrunehaut&|160;; mais il voulait sauver ses frères de la valléed’un horrible désastre, quel que fût l’héroïsme de leurrésistance&|160;; et quoiqu’il eût une ferme confiance dans lemoyen qu’il espérait employer pour arriver à ses fins, son troublelui faisait momentanément perdre le fil de ses idées&|160;; la têtepenchée sur sa poitrine il tâchait, déplorant sa faiblesse, deraffermir ses esprits, de relier ses pensées… En réfléchissantainsi, son regard s’arrêta par hasard sur le médaillier quesoutenait la console d’ivoire où il s’appuyait. La grande médaillede bronze attira d’autant plus facilement les yeux du moine, quecelle là seule était de ce métal, au milieu d’autres effigies en oret argent. D’abord Loysik la contempla machinalement, puis peu àpeu attiré malgré lui par un intérêt indéfinissable, il se baissa,observa de plus près l’empreinte, et lut une inscription placéeau-dessous du visage auguste qui semblait jaillir du bronze… Levieillard tressaillit, éprouva une impression soudaine,extraordinaire, mélangée d’enthousiasme, de stupeur etd’espoir&|160;; le trouble de son esprit cessa, il se sentitrassuré, réconforté, comme s’il eût trouvé un appui aussi inattenduque puissant&|160;; il voyait enfin quelque chose de providentieldans ce rapprochement formidable&|160;: – L’image de Victoriadans le palais de Brunehaut. – Oui, cette médaille, c’étaitcelle de la mère des camps&|160;; au-dessous de son effigie onlisait&|160;: VICTORIA EMPEREUR.

Loysik s’était courbé, afin de contempler deplus près les traits de l’héroïne gauloise&|160;; lorsqu’il l’eutreconnue il fléchit un genou, et levant ses deux mains vers l’imageauguste, il murmura&|160;:

–&|160;Ô Victoria… sainte guerrière de laGaule&|160;! ta présence en cet horrible lieu raffermit mon espritet mon espoir&|160;; il me semble qu’elle me donnera la force desauver la descendance de Scanvoch, ce fidèle soldat que tu appelaiston frère, et qui fut un de mes aïeux&|160;!… Oui, je le sauverailui et tous nos frères de cette vallée, où ta mémoire auguste estencore glorifiée.

Brunehaut et Warnachaire, stupéfaits del’étrangeté de ce vieillard, qui n’avait d’ailleurs riend’offensif, tantôt le suivaient des yeux, tantôt se regardaient ensilence durant le peu d’instants qui suffirent à Loysik pourreconnaître l’effigie de Victoria. La reine, de plus en plusconvaincue que ce moine était fou, perdit patience, frappa du piedet s’écria&|160;:

–&|160;Duk, appelle mes pages, qu’ils chassentd’ici à coups de houssine ce vieux fou qui se dit abbé du monastèrede Charolles, et qui vient s’agenouiller devant mes médaillesantiques, en leur adressant je ne sais quelles invocationsinsensées&|160;; mais je ferai rudement châtier ceux qui ont laisséce vagabond s’introduire ici.

Brunehaut parlait encore lorsqu’un de sespages entra par la porte de la grande salle, et après avoir fléchile genou lui dit&|160;:

–&|160;Glorieuse reine… un messager arrive àl’instant de l’armée, il est porteur de lettres urgentes pour leseigneur Warnachaire.

–&|160;Cela est important, duk, va recevoir cemessager, reviens promptement m’instruire des nouvelles qu’ilapporte. – Puis s’adressant au page et lui montrant Loysik qui, lefront haut, le regard ferme, s’avançait vers elle&|160;: – Vachercher quelques-uns de tes compagnons et chasse d’ici, à coups dehoussine, ce vieux moine fou&|160;; la perte de sa raison luiépargne un autre châtiment. – La reine se levant alors se dirigeavers sa chambre à coucher, disant au maire du palais&|160;: –Warnachaire, reviens au plus tôt m’instruire des nouvellesapportées par le messager.

–&|160;Je vais, madame, le recevoir àl’instant&|160;; mais ce fou…

–&|160;Cela regarde mes pages… Allons, auxhoussines… aux houssines&|160;!

Le maire du palais sortit&|160;; au moment oùla porte se trouvait ainsi ouverte, le page, sans quitter la salle,appela plusieurs de ses compagnons rassemblés dans la piècevoisine. Loysik voyant la reine, sans s’occuper plus de lui quel’on ne s’occupe d’un insensé, rentrer dans sa chambre, Loysikcourut vers Brunehaut, et lui présentant un parchemin qu’il venaitde tirer de sa robe, il lui dit d’une voix forte&|160;: – Je nesuis pas fou… Cette charte du feu roi Clotaire&|160;Iervous prouvera que je suis le supérieur du monastère de Charolles,où votre chambellan et ses soldats sont à cette heure, je vous lerépète, retenus prisonniers par mon ordre.

–&|160;Loysik&|160;! – s’écria l’un des jeunespages qui venaient d’accourir à la voix de leur compagnon, – lefrère Loysik ici&|160;?

–&|160;Quoi&|160;! ce moine&|160;! – s’écriaBrunehaut stupéfaite, – c’est Loysik&|160;?… l’abbé du monastère deCharolles&|160;?

–&|160;Oui, glorieuse reine&|160;!

–&|160;D’où le connais-tu&|160;?

–&|160;On me l’a montré et nommé au derniermarché d’esclaves&|160;; il achetait des captifs pour lesaffranchir&|160;; ce matin je l’ai vu traverser une des cours dupalais en compagnie du juif Samuel, que tout le monde connaît àChâlons.

Brunehaut fit signe aux pages de sortir, etaprès un instant de réflexion, s’adressant à l’un d’eux&|160;: – Vadire à l’ami Pog de se rendre dans sa cave avec ses garçons&|160;;il allumera son brasier, ses lanternes et il attendra.

Le page s’inclina en pâlissant&|160;; maisavant de s’éloigner il jeta sur le vieillard un regard decommisération et d’épouvante. La reine, restée seule avec Loysik,marcha quelques instants silencieuse et d’un pas agité&|160;; puiselle dit à l’ermite laboureur d’une voix sourde et brève&|160;: –Donc, tu es Loysik, toi&|160;?

–&|160;Je suis Loysik, supérieur du monastèrede Charolles.

–&|160;Et d’abord, comment as-tu pénétréici&|160;?

–&|160;J’ai rencontré ce matin aux abords dece château un marchand d’esclaves nommé Samuel&|160;; dernièrementencore je lui avais acheté plusieurs captifs&|160;: il m’a apprisqu’il se rendait ici&|160;; sachant que l’on entrait difficilementdans ce palais, j’ai demandé à Samuel de l’accompagner&|160;; il ad’abord hésité, deux pièces d’or l’ont décidé.

–&|160;Ces juifs&|160;! Et comme les gardiensdes portes avaient l’ordre d’introduire Samuel et des esclaves, tuas passé avec sa marchandise&|160;?

–&|160;C’est la vérité.

–&|160;De sorte que pendant que le juif m’aamené ici les deux jeunes filles, tu attendais dans la sallebasse&|160;?

Loysik fit un signe de tête affirmatif.

–&|160;Mais ensuite, lorsque Samuel a quittéle palais&|160;?

–&|160;Le juif m’ayant dit que de la sallebasse on montait ici par cet escalier, j’y suis monté tout àl’heure, et, caché derrière le rideau, j’ai entendu votre entretienavec une de vos femmes.

Brunehaut bondit sur son siège, puis regardantle moine d’un air de doute effrayant&|160;: – Ainsi, cet entretientu l’as entendu&|160;?

–&|160;Oui&|160;; j’allais entrer, vouscroyant seule&|160;; les premiers mots de votre conversation avecvotre confidente m’ont frappé… j’ai écouté&|160;; ailleurs je ne meserais jamais permis cette action basse et déloyale… mais…

–&|160;Mais dans le palais de Brunehaut, toutest permis, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Le palais de Brunehaut est hors del’humanité&|160;; lorsqu’on met le pied ici, l’on sort du mondeconnu&|160;; ses lois n’existent plus. Lorsque je me suis approchéde cette porte, il m’a semblé entendre deux damnées dans l’enferdes catholiques… Cette rencontre est rare… j’ai écouté.

–&|160;Vieillard… j’aime ton courage, tusupporteras vaillamment la torture, elle durera plus longtemps. Tuconnais l’ami Pog et ses garçons, que j’ai tout à l’heure faitavertir par un de mes pages&|160;?

–&|160;Le bourreau et ses aides, jesuppose…

–&|160;Justement… Dis-moi… quel âgeas-tu&|160;?

–&|160;L’âge d’un homme qui va mourir.

–&|160;Tu t’attendais à la mort&|160;?

Loysik haussa les épaules sans répondre.

–&|160;C’est juste, – reprit Brunehaut avec unsourire affreux, – apporter de pareilles nouvelles, c’était courirau-devant du supplice…

–&|160;Je suis venu ici de mon plein gré,votre chambellan et ses hommes sont restés prisonniers dans lemonastère&|160;; il ne leur sera fait aucun mal.

–&|160;Vieillard, tu te trompes… Oh&|160;! unchâtiment terrible les attend. Infamie… lâcheté… honte ettrahison&|160;! Un officier, des hommes de guerre de Brunehautprisonniers d’une poignée de moines&|160;! L’ami Pog et ses garçonsauront plus de besogne que je ne le croyais.

–&|160;Vos hommes de guerre n’ont pas étélâches&|160;; eussent-ils été deux fois plus nombreux, ilsn’auraient pu résister aux gens du monastère et de la vallée deCharolles…

–&|160;Vraiment…

–&|160;Non, car mes frères ont résolu de vivreou de mourir libres. Si vous méconnaissez les droits que leurgarantit une charte du feu roi Clotaire&|160;Ier.

–&|160;Et cette charte… tu l’invoques auprèsde moi&|160;?…

–&|160;Pourquoi non&|160;?

–&|160;Tu le demandes&|160;? Une charte dupère du mari de Frédégonde&|160;? une charte de l’aïeul deClotaire&|160;II, fils de Frédégonde, mon plus mortel ennemi.Moine, je te croyais un homme dangereux et subtil, je metrompais&|160;; tu viens ici me parler d’une charte signée del’aïeul de l’homme que je poursuivrai jusqu’à la tombe… Mais,vieillard insensé&|160;! un arbre qui aurait prêté son ombrage aufils de Frédégonde, je le ferais brûler, cet arbre&|160;! Unesource où cet homme se serait désaltéré… je la ferais empoisonner,cette source… Et il s’agit, non plus d’objets inanimés, maisd’hommes, de femmes, d’enfants qui doivent leur liberté à l’aïeuldu fils de Frédégonde&|160;! Je peux, ces affranchis deClotaire&|160;Ier, les faire souffrir dans leur âme,dans leur chair et dans leur race&|160;! Oh&|160;! merci&|160;!moine, merci&|160;; dès demain tous les habitants de cette valléeseront envoyés comme esclaves à ces farouches tribus qui meviennent de Germanie… Ce sera une avance sur le pillage promis.

–&|160;Soit, vous allez envoyer de nombreusestroupes dans la vallée&|160;; elles y pénétreront de vive force,elles écraseront nos habitants malgré leur résistancehéroïque&|160;: hommes, femmes, enfants sauront mourir. Vossoldats, après un combat acharné, entrant dans la vallée n’ytrouveront que cendres et cadavres&|160;; c’est dit&|160;;maintenant, écoutez ceci. La guerre est déclarée entre vous et lefils de Frédégonde&|160;; le moment est suprême, vous avez besoinde toutes vos forces. Exécrée du peuple, exécrée des grands, dontles plus considérables sont déjà dans le camp de Clotaire&|160;II,soupçonnant vos généraux, ne rêvant que trahison&|160;; à peineêtes-vous certaine de la fidélité de votre armée, puisqu’il vousfaut appeler comme auxiliaires des tribus barbares et leurpromettre le pillage… Écoutez encore… Notre malheureux peuple esténervé par l’esclavage, je le sais&|160;; mais, guidé par soninstinct et voyant s’accroître de jour en jour la grandeur desmaires du palais, il fait des vœux pour eux&|160;; songez-y, à leurvoix il se soulèvera, parce que il voit en eux les ennemis des roisfranks&|160;; et cette lutte sanglante nous profitera tôt ou tard,à nous peuple conquis&|160;!

–&|160;Ah&|160;! tu sais bien que l’on nepérit qu’une fois dans les tortures, de là vient ton audace, – ditBrunehaut frappée, malgré sa fureur, des paroles de Loysik. –Continue… je veux voir jusqu’où ira ton insolence&|160;!

–&|160;Nos gens de la vallée, malgré leurrésistance héroïque, seront écrasés… Cependant, voyons&|160;!croyez-vous que les populations voisines, si hébétées, sicraintives qu’elles soient devenues, resteront impassibleslorsqu’elles auront vu des hommes de leur race, défendant leurliberté, se faire exterminer jusqu’au dernier&|160;? Savez-vous quel’horreur de la conquête, la haine de la servitude, l’excès de lamisère, ont souvent poussé à d’indomptables révoltes des peuplesencore plus abâtardis que le nôtre&|160;! Savez-vous que demain…demain&|160;! une insurrection terrible peut éclater contre vous àla voix des grands qui vous abhorrent&|160;!

–&|160;Insensé&|160;! est-ce que ces grands nesont pas autant que nous les ennemis de ta vile raceconquise&|160;!

–&|160;Oui, leur but atteint, votre perteaccomplie, ces grands écraseront ce peuple comme vous l’écrasiezvous-même, c’est le droit qu’ils vous disputent&|160;; oui, aprèsl’explosion de sa colère, ce malheureux peuple reprendra son jougavec docilité… car les temps, hélas&|160;! ne sont pas encorevenus&|160;! Mais qu’importe&|160;! Cette révolte au cœur de votreroyaume en ce moment où votre implacable ennemi menace vosfrontières, en ce moment où la trahison vous enveloppe… cetterévolte serait aujourd’hui votre perte… et vous livrerait vous, vosroyaumes, au fils de Frédégonde&|160;!

À ce nom Brunehaut tressaillit de fureur…Puis, le front penché, le regard fixe, elle parut plus attentiveencore aux paroles de Loysik, qui continua avec un amerdédain&|160;:

–&|160;La voilà donc cette reine si fameusepar l’effrayante audace de sa politique&|160;! Pour assurer sonempire elle a commis des crimes qui feront un jour douter de lavérité de l’histoire… Et elle va risquer ses royaumes, sa vie, parhaine d’une poignée d’hommes inoffensifs&|160;! L’avaient-ils doncoutragée&|160;? Non, ils lui étaient inconnus jusqu’ici&|160;; sonattention a été attirée sur eux par la cupidité d’un évêque envieuxde posséder leurs biens. Mais ces hommes qu’elle veut réduire àl’héroïsme du désespoir&|160;! ces hommes, si elle les épargnait,seraient-ils pour elle de dangereux ennemis&|160;? Non, ils nedemandent qu’à continuer de vivre libres, paisibles,laborieux&|160;; s’ils peuvent devenir redoutables, c’est parl’exemple de leur martyre… et cette femme n’a qu’une idéefixe&|160;: leur martyre… Il peut provoquer des soulèvements dontelle sera la première victime… Elle les brave… pourquoi&|160;? Pourse venger de ce que la liberté de ces hommes a été garantie par unroi mort il y a un demi-siècle… Oh&|160;! vertige du crime&|160;!avec quelle joie je te verrais pousser cette femme aux abîmes, sile pied ne devait lui glisser dans le sang de mes frères&|160;!

Brunehaut, après avoir écouté Loysik avec uneattention profonde, garda un moment le silence et reprit&|160;: –Moine… il est fâcheux que tu aies l’âge des gens qui vont mourir…tu serais devenu mon conseiller le plus écouté&|160;; je ne raillepas, je suivrai tes avis. Cette vallée sera épargnée pour leprésent… Tu dis vrai&|160;; en ce moment où la guerre menace… oùles grands n’attendent que l’occasion de se rebeller contre moi,réduire les habitants de cette vallée au désespoir, au martyre,serait de ma part une folie.

–&|160;Mon but est rempli&|160;; je ne vousdemande pas de promesse au sujet du monastère et des habitants dela vallée de Charolles, votre intérêt est pour moi la meilleuregarantie. Maintenant je voudrais une feuille de parchemin pourécrire…

–&|160;À qui&|160;?

–&|160;À mon frère… et à mes moines… quelqueslignes seulement&|160;; vous pourrez les lire… Ce sont des adieux àma famille&|160;; je désire aussi prier les membres de macommunauté de laisser libres votre chambellan, l’archidiacre et voshommes de guerre&|160;; un de vos messagers portera ma lettre.

–&|160;Il y a là sur cette table ce qu’il fautpour écrire. Assieds-toi…

Loysik s’assit et se mit à écrire avecsérénité&|160;; cependant sa joie était si grande d’avoirheureusement réussi dans cette difficile occurrence, que sa mainvacillait un peu&|160;; Brunehaut l’observait, sombre etsilencieuse&|160;; elle lui dit&|160;: – Tu trembles…vieillard&|160;?

–&|160;C’est vrai, mais excusable&|160;; lasatisfaction d’avoir épargné tant de maux à mes frères m’émeut etma main tremble.

–&|160;As-tu fini&|160;?

–&|160;Voici la lettre… Lisez.

Brunehaut lut, et reprit en roulant leparchemin&|160;: – Ces adieux sont simples, dignes ettouchants&|160;; je comprends de mieux en mieux la puissante etdangereuse influence que tu exerces sur ces gens-là… Ils sont lebras, tu es la tête. Tout à l’heure ils ne seront plus qu’un corpssans tête… et, après la guerre, je les réduirai plus facilement. Tun’as rien à me demander&|160;?

–&|160;Rien… sinon de hâter mon supplice.

–&|160;Je serai généreuse&|160;; toninébranlable fermeté me plaît&|160;; je te fais grâce de latorture, et te laisse le choix de ta mort…

–&|160;Faites-moi simplement couper lagorge…

–&|160;De quelle manière&|160;?

–&|160;Avec un rasoir&|160;; j’indiquerai lebon endroit à l’ami Pog&|160;; je suis assez chirurgien pourrenseigner votre bourreau.

–&|160;Tu seras content… Allons, cherche bien,moine… Tu n’as rien de plus à me demander&|160;?

–&|160;Si, – répondit Loysik en se dirigeantlentement vers la console d’ivoire où était le médaillier, – jevoudrais emporter cette grande médaille de bronze&|160;; je lagarderais seulement pendant le peu de temps qui me reste à vivre…Il me serait doux de mourir les yeux attachés sur cette glorieuseeffigie.

–&|160;Quoi&|160;! cette médaille à laquelleen entrant ici tu as adressé je ne sais quelle invocation, qui m’afait te prendre pour un fou&|160;? Voyons-la donc, cette médaille…Ce sont de ces choses antiques que l’on a par curiosité. Vraiment…cette femme est belle et fière sous son casque de guerrière… Qu’ily a-t-il de gravé au-dessous&|160;: Victoria, empereur.Une femme empereur&|160;? Qu’est-ce à dire&|160;?

–&|160;Ce titre souverain lui fut décernéaprès sa mort…

–&|160;C’était tard… Et pendant sa vie, quefaisait-elle donc&|160;?

–&|160;Elle aimait son fils…

–&|160;Ah&|160;! elle avait un fils&|160;?Elle était sans doute de race royale&|160;?

–&|160;Elle était de race plébéienne.

–&|160;Mais sa vie… quelle fut savie&|160;?

–&|160;Simple… austère, illustre&|160;! Sagrande âme se lisait dans ses traits, d’une sérénité grave… Figureauguste que le bronze a reproduite pour la postérité.

–&|160;Moine… assez sur sa figure… Quelle futsa vie&|160;?…

–&|160;Sa vie fut celle d’une chaste épouse…d’une mère sublime… d’une vaillante Gauloise. Elle ne quittait samodeste demeure que pour suivre son fils à la guerre ou aux camps.Les soldats l’adoraient&|160;; ils l’appelaient leur mère. Elleélevait virilement son fils dans le saint amour de la patrie, etlui donnait l’exemple des plus hautes vertus. Son ambition…

–&|160;Cette femme austère étaitambitieuse&|160;!

–&|160;Autant qu’une mère peut l’être pour sonfils&|160;; elle avait l’ambition de faire de ce fils un grandcitoyen, l’ardent désir de le rendre digne d’être un jour élu chefde la Gaule par le peuple et par l’armée.

–&|160;Élevé par une mère… si incomparable, ilfut élu&|160;?

–&|160;Citoyens et soldats l’acclamèrent d’uneseule voix. En le choisissant, ils glorifiaient encore Victoria…Victoria, sa mâle éducatrice&|160;! Ces qualités brillantes qu’ilshonoraient en lui, c’était son œuvre à elle&|160;! L’élection dufils consacrait l’influence souveraine de la mère… Oh&|160;!véritablement souveraine par le courage, le génie, la bonté. Alorscommença pour le pays une ère de gloire et de prospérité.S’affranchissant du joug de Rome, la Gaule libre, forte, refoulales Franks hors de ses frontières, et jouit enfin des bienfaits dela paix&|160;! Aussi d’un bout à l’autre du territoire un nom étaitidolâtré&|160;! Ce nom&|160;! le premier que les mères apprenaientà leurs enfants, après celui de Dieu… Ce nom si populaire, ce nomentouré de tant de vénération, de tant d’amour, c’était celui deVictoria&|160;!

–&|160;Enfin, moine… cette femme… quedis-je&|160;? cette divinité régnait pour son fils&|160;!

–&|160;Oui… comme la vertu règne sur lemonde&|160;! Invisible aux yeux, c’est aux cœurs qu’elle serévèle&|160;; Victoria la Grande, aussi modeste dans ses goûts quela plus obscure matrone, fuyait l’éclat et les honneurs. Retiréedans son humble maison de Trèves ou de Mayence, elle jouissait dela gloire de son fils, de la prospérité de la Gaule… Mais pourrégner en reine… non… non… elle méprisait trop les royautés.

–&|160;Et la cause de ce dédainsuperbe&|160;!

–&|160;Victoria disait sagement que le pouvoirroyal héréditaire se transmettant avec la possession des peuplescomme un domaine avec ses esclaves est une usurpation monstrueuse.Victoria disait encore que ce pouvoir presque sans bornes finit tôtou tard par dépraver les meilleurs naturels et par rendre lesméchants l’exécration du monde… Fidèle à ses principes, elle refusade rendre le pouvoir héréditaire pour son petit-fils&|160;!

–&|160;Il eût été dommage qu’une si glorieuserace s’éteignît… Ah&|160;! elle avait un petit-fils.

–&|160;Oui, comme vous… Victoria étaitaïeule…

Et Loysik regarda fixement la reine. Dans lamanière dont le vieux moine accentua ces mots adressés àBrunehaut&|160;: – Comme vous, Victoria était aïeule il yavait quelque chose de si souverainement écrasant&|160;! unecondamnation si flétrissante des épouvantables moyens employés parce monstre pour dépraver, énerver, tuer moralement ses petits-filsdont elle était forcée de respecter la vie pour régner en leur nom…que Brunehaut, livide de rage, mais se contenant toujours, decrainte de laisser voir les blessures saignantes de son orgueilinfernal, ne put soutenir le regard du vieillard et baissa les yeuxdevant lui. Loysik poursuivit&|160;:

–&|160;Oui, Victoria était aïeule, et tout enrégnant sur la Gaule par son génie, dont le renom s’étendaitjusqu’aux nations voisines, Victoria la Grande filait sa quenouilleauprès du berceau de son petit-fils&|160;; elle veillait sur luicomme elle avait veillé sur le père de cet enfant, avec une mâlesollicitude&|160;; son espoir était de faire de lui un bon citoyen,un brave soldat&|160;; cet espoir fut détruit, une trameépouvantable enveloppa le fils et le petit-fils de cette femmeauguste&|160;; ils périrent dans un soulèvement populaire.

–&|160;Ha&|160;! ha&|160;! – s’écria Brunehautavec un éclat de rire sardonique et joyeux, comme si sa hainecontre l’héroïne gauloise eût été assouvie. – Elle a dû biensouffrir… Telle est donc, moine, la justice de Dieu&|160;!

–&|160;Telle est la justice de Dieu… car cecrime permit à Victoria de léguer à l’admiration des siècles unnoble exemple d’abnégation et de patriotisme&|160;! Après la mortde son fils et de son petit-fils, Victoria, suppliée par le peuple,par l’armée, par le sénat, de gouverner la Gaule… refusa. Oui, –ajouta Loysik, répondant à un geste de surprise échappé àBrunehaut, ce monstre qui pour régner avait dépassé les limites descrimes connus, – oui, Victoria refusa par deux fois&|160;; elledésigna ceux qu’elle croyait les plus dignes d’être élus chefs dupays, leur offrant le tout-puissant appui de sa popularité, lesconseils de sa haute sagesse, pour le bien de l’État&|160;; il enfut ainsi&|160;; Victoria continua de vivre modestement dans saretraite, et tant que dura sa vie la Gaule vécut grande etprospère. Victoria mourut…

–&|160;Enfin… elles meurent ces héroïnes…Continue, maître.

–&|160;La mort de Victoria couronnait unesérie de crimes dont son fils et son petit-fils avaient étévictimes… Cette femme illustre mourut par le poison.

–&|160;Ha&|160;! ha&|160;! – s’écria Brunehautavec un nouvel éclat de rire sardonique… – Moine… moine… tu vois…toujours la justice de Dieu&|160;!…

–&|160;Toujours la justice de Dieu… car lamort des plus grands génies qui aient illustré le monde n’a jamaisété pleurée comme fut pleurée la mort de Victoria&|160;! On eût ditles funérailles de la Gaule&|160;! Dans les plus grandes cités,dans les plus obscurs villages, les larmes coulaient partout.Partout on entendait ces mots entrecoupés de sanglots&|160;: Nousavons perdu notre mère… Les soldats, ces rudes guerriers deslégions du Rhin, bronzés par cent batailles, les soldats pleuraientavec les enfants… C’était un deuil universel, imposant comme lamort. À Mayence, où Victoria mourut, ce fut un spectacle de douleursublime&|160;!

–&|160;Assez, moine… – murmura Brunehaut lesdents serrées de rage, – oh&|160;! assez…

–&|160;Ce fut, disais-je, un spectacle dedouleur sublime&|160;; Victoria, couchée sur un lit d’ivoirerecouvert de drap d’or, fut exposée pendant huit jours&|160;;hommes, femmes, enfants, l’armée, le sénat, encombraient les abordsde son humble maison&|160;; chacun venait une dernière foiscontempler dans un pieux recueillement les traits augustes de cellequi fut la gloire la plus chérie, la plus admirée de la Gaule…

–&|160;Moine… – s’écria Brunehaut ensaisissant le bras du vieillard et voulant l’entraîner avec elle, –les bourreaux attendent… Viens… viens… Oh&|160;! je serai là…

Loysik n’employa qu’une force d’inertie pourrésister à la reine, resta immobile, et continua d’une voix calmeet solennelle&|160;:

–&|160;Les restes de Victoria la Grande,portés sur le bûcher, disparurent dans une flamme pure, brillante,radieuse comme sa vie&|160;; enfin, pour honorer son génie viril àtravers les âges, le peuple des Gaules, lorsqu’il eut perdu samère, lui décerna ce titre souverain que toujours elle avaitrefusé, par une modestie sublime&|160;; oui, il y a plus de quatresiècles, ce bronze fut frappé à l’immortelle effigie deVictoria, empereur&|160;!

En disant ces derniers mots, Loysik avait prisla médaille entre ses mains. Brunehaut, dont la rage était arrivéeà son paroxysme, arracha l’auguste image des mains du vieillard, lajeta sur le sol, et foula ce bronze sous ses pieds avec une fureuraveugle.

–&|160;Oh&|160;! Victoria… Victoria&|160;! –s’écria Loysik, la figure rayonnante d’enthousiasme, – ô femmeempereur&|160;! héroïne des Gaules&|160;! je peux mourir&|160;! tavie aura été pour Brunehaut le châtiment de ses crimes&|160;; – etse tournant vers la reine toujours possédée de son vertigefrénétique&|160;: – Va… ainsi que ce bronze que tu foules auxpieds, elle défie ta rage impuissante, la gloire immortelle deVictoria la Grande&|160;!

Soudain Warnachaire entra dans la salle ens’écriant&|160;:

–&|160;Madame… madame… désastreuse nouvelle…Un second messager arrive à l’instant de l’armée… Clotaire&|160;II,par une manœuvre habile, a enveloppé nos tribus germaines&|160;;l’espoir d’un prompt pillage les a réunies à ses troupes&|160;; ils’avance à marches forcées sur Châlons. Votre présence et celle desjeunes princes au milieu de l’armée est indispensable en un momentsi grave. Je viens de donner les ordres nécessaires pour votreprompt départ. Venez, madame, venez&|160;; il s’agit du salut devos états, de votre vie peut-être… Car, vous le savez, le fils deFrédégonde est implacable…

Brunehaut, frappée de stupeur à cette brusquenouvelle, resta d’abord pétrifiée… tenant encore son pied sur lamédaille de Victoria&|160;; puis ce premier saisissement passé,elle s’écria d’une voix retentissante comme le rugissement d’unelionne en furie.

–&|160;À moi, mes leudes&|160;! un cheval… uncheval… Brunehaut se fera tuer à la tête de son armée&|160;! ou lefils de Frédégonde trouvera la mort en Bourgogne. Qu’on amène lesprinces… et, à cheval&|160;! à cheval&|160;!…

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