L’Hirondelle sous le toit

Chapitre 21LE DÉPART DES HIRONDELLES

Palmyre Boussuge n’était pas heureuse. Sonfils avait la vie sauve ; elle ne redoutait plus rien pourlui ; son retour de Salonique, elle l’attendait d’une semaineà l’autre… et elle n’était pas heureuse. Le voisinage de la Poste,si agréable naguère à ses loisirs, lui était devenu insupportable,à cause d’une jeune employée qu’elle ne voyait jamais pour ainsidire, mais qu’elle se figurait prête à bondir aussitôt que la portede sa cage s’ouvrirait.

Mme Boussuge avait décidé queThérèse Paulin était « une petite pas grand’chose »,depuis l’ébauche de ses projets de mariage avec Justin. Et Justinallait revenir, se rapprocher d’elle, renouer fortement le fil deleurs relations. Cette idée empoisonnait l’existence de sa mère etle bureau de la poste était sous ses yeux comme l’instrument d’unsupplice quotidien. Boussuge, lui-même, n’y mettait plus les piedset achetait ses timbres chez le marchand de tabac. Quand il fallaitrecommander un colis, Zénaïde y pourvoyait.

Deux fois seulement depuis l’armistice, et àquelques semaines d’intervalle, Palmyre avait rencontréMme Lefouin.

– Ne vous faites donc pas de bile, luiavait dit la receveuse. Le sort de la petite Paulin sera régléavant le retour de M. Justin. Si ses parents ne la rappellentpas, l’administration saura bien lui signifier qu’on n’a plusbesoin d’elle. De toute façon, cette épée de Damoclès ne resterapas suspendue sur votre repos.

– Vous croyez qu’il n’y a plus decorrespondance entre eux, demandaitMme Boussuge.

– La surveillance à laquelle j’ai soumisThérèse m’autorise à l’affirmer.

Vaine assurance. Par le canal de la petitefactrice, Thérèse continuait à recevoir des lettres de Justin et àlui en adresser ; mais elle en recevait et en adressait moinsqu’au début de la guerre. Il y avait de part et d’autre un peu delassitude. Justin, en s’éloignant pour conserver sa foi intacte,l’avait ébranlée chez lui et chez son amie ; mais ses parentsn’en savaient rien. Et parce que ses lettres ne faisaient aucuneallusion à l’attachement qu’il avait, le père et la mère étaientconvaincus que l’intrigue durait toujours. Trop de finesse d’espritnuit. La vérité nous déconcerte surtout quand elle nous apparaîtdans sa simplicité.

Une diversion fut offerte au souci desBoussuge par la lettre qu’ils reçurent en mars deMme Servais. Elle avait été, après l’armistice,deux mois sans donner de ses nouvelles. Au début de 1919 seulement,elle avait enfin écrit pour dire qu’elle se proposait de venirchercher Fernand dès que son père serait démobilisé. Elle datait salettre d’un village de l’Aisne dont le nom n’était pas familier àl’enfant.

– Je vois ce que c’est, ditBoussuge ; la conduite déplorable de cette malheureuse pendantla guerre l’a bannie de son domicile. On ne saura jamais le fin motde cette histoire.

Un mois encore s’écoula.

On demandait aux Boussuge :

– Et votre petit réfugié, qu’enfaites-vous ?

Ils répondaient sans humeur :

– Nous sommes soumis au bon plaisir deses parents. Ce n’est point que nous ayons hâte de nous séparer delui, mais comme il ne montre des dispositions pour rien de biendéfini et qu’il aura bientôt quinze ans, il serait temps que sonpère lui choisît un métier et lui en fît commencerl’apprentissage.

– Rien ne presse, bougonnaitZénaïde ; il travaillera toujours assez tôt.

L’école lui avait été peu profitable. Il n’yavait pas fait les mêmes progrès que Nanette. Son intelligencedemeurait engourdie. Il n’avait aucun goût pour l’étude. C’était levase fêlé dont parle Michelet : tout ce qu’on versait dedanss’écoulait goutte à goutte.

– On dirait même qu’il rend plus qu’iln’a pris, plaisantait Boussuge, après d’inutiles efforts pourancrer quelque chose dans l’esprit de l’élève.

– Il en saura toujours assez pour faireun honnête homme, grommelait Zénaïde.

Jamais la Malaisée n’avait mieux mérité sonsobriquet que depuis qu’elle appréhendait le départ de Nanand. Elleavait maintenant une fluxion perpétuelle dont elle s’autorisaitpour répéter du matin au soir qu’elle ne moisirait plus longtempsdans ce sale pays humide. Elle faisait de plus en plus songer audélicieux personnage d’un roman bien oublié de Walter Scott :Rob Roy.

« Voilà vingt-cinq ans, disait lejardinier Fairservice, que je veux quitter ma place ; maisquand vient l’heure de donner congé, il y a toujours quelque choseà semer que je voudrais voir semé, quelque chose à faucher que jevoudrais voir fauché, quelque chose à mûrir que je voudrais voirmûr. Bref, d’un bout de l’année à l’autre, toujours quelquenouvelle raison de ne pas changer de maître. Je vous dirais bienque je m’en irai irrévocablement à la Chandeleur ; mais il y avingt-quatre ans que je le dis, et je suis encore là à remuer monterreau. »

Zénaïde ne supportait plus aucune observation.Plusieurs fois par jour elle quittait brusquement la cuisine pourmonter dans sa chambre et s’y enfermer.

Boussuge et sa femme se chamaillaient sanscesse à son sujet.

– Un de ces jours, disait-elle, elle s’enira pour tout de bon.

– Elle ? répondait Palmyre. Allonsdonc ! C’est l’âge qui la travaille. Pas de danger qu’ellenous abandonne. Zénaïde est d’autrefois. Les serviteurs d’à présentne menacent pas de partir : ils partent. On regrettera ceuxqui ronchonnaient toujours et ne partaient jamais. Ils étaientattachés à la maison par leur mauvaise humeur.

Boussuge pontifia :

– Vauvenargues a dit que la servitudeavilit l’homme au point de s’en faire aimer. Il a dit aussi :Qui serait né pour obéir obéirait jusque sur le trône.

– Comme c’est vrai ! Autrefois, onnaissait esclave ; tandis qu’on naît indépendant. Est-ce unbien ?

– Pour les esclaves, oui. Il ne paraîtpas, néanmoins, que la nature ait fait les hommes pour êtreindépendants. C’est encore Vauvenargues qui l’affirme.

– Tu m’agaces avec ce monsieur !s’écria Palmyre. Tu dois l’inventer pour lui prêter tout ce qui tepasse par la tête. Explique-moi donc plutôt une chose. La raisonpour laquelle les serviteurs d’autrefois ne s’en allaient pas, estexactement celle qui détermine ceux d’aujourd’hui à déguerpirsur-le-champ.

– Quelle raison ?

– Laisser Madame dans l’embarras.

– L’animosité à ce degré inférieur estune mauvaise herbe de la civilisation… mais d’où est venul’exemple ?

– Tu as déjà vu, toi, des maîtresdétester leurs domestiques ?

– Les détester, non ; mais lesregarder du haut en bas.

– Et comment veux-tu les regarder ?De bas en haut ?

– En face.

– Oui ? Eh bien ! le résultat,tu le vois… On n’est plus servi, ou bien les serviteurs seconsidèrent comme des, employés qui ont pour nous les sentimentsqu’inspire n’importe quel patron. Veux-tu me dire ce qu’on ygagne ?

– Peut-être rien ; mais le serviteurgagne davantage, et voilà pour lui l’essentiel.

Mme Boussuge haussait lesépaules et rompait les chiens.

– Que Zénaïde voie avec regret Nanandpartir, c’est possible. Peu importe. Justin le remplacera. Elleaime beaucoup Justin qu’elle a vu naître et pour lequel elle avaitautrefois les yeux qu’elle a maintenant pour le petit. La présencede Justin la radoucira. Il est certain que l’on ne toléreraitd’elle nulle part ce que nous endurons. Elle se croit toutpermis.

Quand elle ne montait pas dans sa chambre,Zénaïde quittait tout à coup son ouvrage pour se mettre à larecherche de Nanand. Lorsqu’elle l’avait trouvé, elle luidisait :

– Que fais-tu donc qu’on ne t’entendpas ?

Elle éprouvait les inquiétudes que donne à unemère vigilante le silence d’un enfant turbulent ou malade. Et l’onpouvait penser aussi qu’elle multipliait les occasions de voirl’enfant dont elle allait être à jamais séparée.

Il se montrait peu sensible à ces marquesd’affection. Il avait du chat l’attachement aux choses avant tout.S’il venait s’asseoir sur un tabouret de paille, à la cuisine, cen’était point tant pour Zénaïde que pour la chaleur du fourneau etla bonne mine des ustensiles qui lui renvoyaient comme des miroirsson image. Il aimait à faire le douillet dans cette atmosphèrecaressante. Il s’y trouvait aussi bien sans Zénaïde qu’avec elle…,tandis que, pour la vieille servante, la cuisine n’avait saphysionomie qu’avec l’enfant sur son tabouret. Elle ne luiadressait pas la parole, mais il était là, comme un de ces traitsprononcés qu’a le visage des pièces habitées.Mme Boussuge s’étant étonnée un jour devant Zénaïdedu silence des parents de Fernand, celle-ci éclata :

– Dirait-on pas qu’on serait heureux d’enêtre débarrassé, à présent que la guerre est finie !

– Vous avez tort de parler ainsi,protesta Palmyre. Je ne mets aucune arrière-pensée dans monobservation.

– C’est son pain blanc qu’il mange ici,le pauvre mignon. Les mauvais jours pour lui reviendront assezvite.

– N’exagérons rien, repritMme Boussuge. Il n’a jamais donné l’impression d’unenfant martyr.

– Ni d’un enfant gâté. Vous voyez commeson père et sa mère se soucient de lui.

– Ce qui vous semblait naturel tout àl’heure.

– Ce qui me paraît contre nature, c’estque les enfants ne soient pas à qui les aime.

– Fernand n’a pas de mauvais parents.

Un rire amer fendilla la figure turgescente dela Malaisée.

– Parlons de ces gens-là… qui ne sont pasvenus le voir une seule fois en cinq ans !

– Des circonstances indépendantes de leurvolonté, sans doute…

– Laissez-moi donc tranquille ! Il ya six mois que l’on ne se bat plus et que l’occupation allemande acessé.

– De quoi vous plaignez-vous ? C’estautant de gagné pour Fernand et pour vous.

– Il ne s’agit pas de moi.

Zénaïde, cœur tendre et bourru, n’aimait pasque l’on fît remarquer sa prédilection. C’était comme si l’on eûtfouillé dans sa malle. Ce que les pauvres ont de secret est bienplus secret que le trésor des riches.

 

La foudre enfin tomba sur la servante.

Ce fut ce mardi d’avril où sa maîtresse vintlui dire dans la cuisine :

– Il va falloir, Zénaïde, préparer lesaffaires du petit. Sa mère nous le reprend samedi prochain.

Comme les condamnés à mort, Zénaïde attendaitsa grâce et avait fini par y croire. Les choses qui traînent enlongueur s’arrangent toujours. Peut-être les parents de Nanandétaient-ils morts… Peut-être n’avaient-ils pas l’intention deréclamer leur colis en dépôt… Zénaïde se berçait de cettealternative…

Et son pourvoi était rejeté ! Ellen’avait plus qu’à se raidir contre le destin. Son vent d’oragetomba comme par enchantement. On ne la reconnaissait plus. Elleallait et venait dans la maison, ainsi que dans une maison où il ya un malade, d’un air accablé, avec de pauvres jambes de laine. Safluxion avait fondu. Elle ne souffrait plus que d’un mal invisiblequi absorbait l’autre.

Elle ne se fâcha un peu qu’en entendant Nanandlui dire, tandis qu’elle cherchait une enveloppe pour lesvêtements, le linge et les objets qu’il emportait :

– Prends le sac que j’avais en arrivant.Il est dans ta malle.

– Pense voir !

Elle avait décidé que ce sac resterait en sapossession, avec les souvenirs précieux de son projet de mariage.Il était marqué – comme son linge nuptial. Quand elle soulevait lecouvercle de sa malle, le nom de l’épicier Damoy lui sautait auxyeux.

Elle se mit en quête d’une valise légère. Iln’y en avait pas au bazar ; elle en fit venir une deChartres.

– Quand tu voyageras, dit-elle à Nanandqui la regardait ranger ses affaires propres et visitéesminutieusement, tu penseras à moi.

Une question douloureuse gonflait son cœur.Elle finit par dire avec effort :

– Si… si on te donnait le choix… entret’en aller avec ta mère ou demeurer avec nous… qu’est-ce que tuaimerais mieux ?

Il n’hésita pas, il répondit :

– Oh !… m’en aller avec maman.

Zénaïde était trop simple pour comprendre quel’enfant manifestait non pas une préférence du cœur, mais le désirsurtout de revoir les lieux où, tout petit, il avait joué. Il netenait plus en place. Il comptait les jours. « Encore combienjusqu’à samedi ? » Il n’avait qu’une excuse en enfonçantces clous dans la chair de la patiente : comme elle saignaiten dedans, il ne sentait pas le mal qu’il lui faisait.

Huit jours d’absence, et il regretteraitBourg, la maison de bon repos, la cuisine pareille à une boule auxpieds, les cuivres reluisants… et le visage que penchait sur luiZénaïde en lui disant : « Bonsoir… dors bien… ne tedécouvre pas… »

Il n’avait pas même encore la vocation dusouvenir : il allait en faire l’apprentissage. Zénaïde, elle,n’était pas prise au dépourvu. Elle savait déjà, par expérience,combien est lourde au cou la pierre d’un beau jour sans lendemain.Et elle en traînerait deux maintenant ! Elle souffraitd’avance dans ses illusions cariées, et son cœur commençait unefluxion qui ne finirait pas.

– M’écriras-tu, au moins ?demanda-t-elle au petit.

– Bien sûr.

– Souvent ?

– Quand j’aurai quelque chose à tedire.

– Nous verrons si tu te souviens de tavieille Nède.

 

Mme Servais arriva enfin lesamedi, dans la matinée. C’était encore bien plus l’étrangère quene se l’imaginait la servante jalouse. Le fils n’avait aucun destraits de la paysanne dont le teint recevait sa patine d’une viemisérable plutôt que des travaux au grand air. On se demandait,sachant ce que la rumeur publique reprochait à cette femme, quelcharme des hommes de guerre, aux abois, c’est vrai, avaient putrouver à une créature osseuse et fanée, qui portait ses quaranteans comme un pauvre des fagots d’épines. Peut-être, plus jeune,avait-elle eu des yeux bleus, un sourire, une fraîcheur deblonde ; aux régions dévastées de son visage et de son corps,rien de tout cela n’existait plus qu’à l’état de ruines. Et quellesruines ! La robe et le chapeau les pavoisaient, comme unvillage du front qui attend des visites.

Zénaïde n’eut pas plutôt aperçuMme Servais qu’elle sentir sa fureur odontalgiquese réveiller. Elle ne lui adressa pas la parole et la servit, àtable, avec brusquerie, les Boussuge ayant insisté pour qu’elle nerepartît que le lendemain dimanche.

Une chose entre toutes exaspéra la vieillebonne : elle n’avait pas pensé que Fernand coucherait dans lamême chambre que sa mère, elle eût voulu, pour la dernière fois,border son lit et sans doute lui faire de suprêmes recommandations.Elle réussit, après le dîner, à l’attirer dans la cuisine où tantde soirs il avait été son compagnon auprès de l’eau qui chantaitsur le feu pour remplir les moines. Ils n’étaient plus nécessairesdepuis deux mois. Elle en eut du regret.

– Tu vas monter tout de même avec moifaire les couvertures, dit-elle, tandis queMme Servais s’attardait à causer avec ses hôtesdans la salle à manger.

Il obéit. Il ne s’était pas jeté dans les brasde sa mère et elle n’avait, de son côté, manifesté aucune émotionen le revoyant après cinq ans de séparation.

– Le trouvez-vous grandi ? demandaitMme Boussuge.

– Il est d’une bonne taille pour son âge,avait répondu l’autre, réfractaire, comme le sont les paysans, à lalouange et au remerciement.

– Vous paraît-il, du moins, avoir« profité » chez nous ? insistait Palmyre.

– Il n’a pas mauvaise mine, mais il n’estpoint gras. Et ce fut tout ce que la reconnaissance inspira àMme Servais Elle ne s’étendit pas davantage,d’ailleurs, sur ce que faisait son mari démobilisé. Il avait reprisson ancien métier, et elle ne disait pas lequel.

Boussuge risqua :

– Avez-vous souffert beaucoup chez vousde l’occupation allemande ?

Elle répondit :

– Ils n’ont rien détruit… ; mais,dame !… ils ne plaisantaient pas !

– Ils se montraient exigeants ?

– Des fois. On n’avait pas toujours lesmêmes, et puis, ils ne pouvaient pas nous prendre ce qu’on n’avaitpoint.

– Vous ne regrettez pas l’endroit quevous avez quitté ?

– Mon mari n’y avait plus d’ouvrage.

Boussuge, renonçant aux feintes, porta un coupdroit :

– Qu’est-ce que vous avez l’intention defaire du petit ?

– Son père ne sait pas. On verra. Nousconnaissons un peintre en bâtiment qui le prendrait bien commeapprenti, mais au pair… ; tandis que comme garçon épicier, àSoissons ou à Laon, il gagnerait tout de suite… pas des mille etdes cents, assez tout de même pour nous venir en aide.

Il y eut un silence après lequel elle demanda,sans liaison d’idées :

– Est-il fort en arithmétique ?

– Il sait tout juste ses quatrerègles ; encore avons-nous, l’instituteur et moi, quelquepeine à les lui apprendre, dit Boussuge. Il ne mordait pas beaucoupplus au français.

Mme Servais prit l’air pincédes mères susceptibles pour observer :

– C’est drôle, l’institutrice de cheznous était très contente de lui.

Nanand, cependant, avait suivi la Malaiséedans la chambre de ses maîtres, d’abord, et puis dans la chambre de« monsieur » Justin, où il couchait en l’absence de cedernier. C’était le moment des adieux ; le lendemain, ilserait trop tard. Zénaïde cueillit la fleur qui doit parfumer lesouvenir.

– Écoute, murmura-t-elle à l’oreille dupetit réfugié qu’elle avait pris sur ses genoux et qu’elleentourait de ses bras… ; écoute, et retiens bien ce que jevais te dire. Si… pour une raison ou pour une autre, enapprentissage chez un patron ou même chez toi… tu es malheureux… tumanques de quelque chose… promets-moi de m’écrire… J’iraiimmédiatement te joindre et je resterai auprès de toi comme àprésent.

Il leva les yeux sur elle avec étonnement.

– Mais tu n’es pas riche, Nède ; tutravailles pour vivre…

– J’ai mis un peu d’argent de côté depuisle temps que je suis ici… Pense voir : vingt-cinq ans !Je me replacerai n’importe où.

– Tu ne seras nulle part aussi bienqu’ici.

– Tu veux dire que je ne retrouverainulle part cette maudite forêt qui m’a déchaussé les dents et garniles doigts de gros nœuds comme en ont les arbres… Non, non,n’hésite pas. Où tu m’appelleras, j’irai avec joie, mon mignon.Embrasse ta vieille Nède et jure-moi de me confier toutes tespeines… J’ai aussi entendu dire que les apprentis n’étaient pastoujours bien nourris… Si c’est vrai, avertis-moi et je t’enverraide quoi te payer les bouchées de chocolat que tu aimes… ou autrechose… Tu es à l’âge où l’on a besoin de fortifiants. C’est commedu linge… Tu n’en manques pas pour l’instant, mais celui que tu asn’est pas inusable ; ménage-le, et si tes parents n’ont pasles moyens de t’en acheter d’autre, n’oublie pas que je suislà : tu me feras plaisir.

Elle répéta : « Tu veux bien mefaire plaisir ?… »

Il dit oui, non pas des lèvres, mais despaupières, en les fermant et en les rouvrant… Et elle fut peut-êtreplus sensible à ce battement de cils qu’à une bonne parole. Elleembrassa Nanand et garda une minute contre sa joue enflée la petitetête qui avait seule le pouvoir d’apaiser ses souffrances.

Mais elle avait encore une recommandation àlui faire :

– J’espère bien que tu iras, avant departir, dire au revoir à Marie-Anne qui a toujours été gentillepour toi… As-tu parlé d’elle à ta mère ?

– Non, dit-il.

– Tu as eu tort. Penses-y. Tu aurasencore le temps, demain matin, avec ou sans elle, d’aller chezM. Chévremont… En attendant, va retrouver Monsieur etMadame.

Elle ne dit pas : « Va retrouver tamère. » Le mot lui écorchait la bouche. Elle en voulait àcette femme d’être cause que l’enfant n’était plus orphelin.Zénaïde perdait l’enfant que l’autre avait retrouvé. Sa destinéeétait décidément de vieillir dans l’attente. Elle avait attendul’inconstant fiancé ; elle allait avoir maintenant pour raisonde vivre l’espérance d’une lettre, d’un mot de Nanand tirant sur lefil qu’il lui laissait malgré tout à la patte.

La guerre, qui a fait tant d’orphelins, arévélé ainsi à quelques-uns la tendresse maternelle d’uneétrangère. Les véritables marraines conscientes de leur devoirfurent peut-être celles dont le filleul était non pas un homme,mais un oisillon tombé du nid.

Le lendemain, Boussuge, avec un peu desolennité, réunit dans sa champignonnière Palmyre,Mme Servais et son fils. Ceux-ci étaient prêts àpartir. Dans la valise neuve, Zénaïde avait glissé le goûter del’enfant.

– Qui t’a fait ce cadeau ? demandaMme Servais en montrant la valise.

– Nède.

– Ça ne tient pas beaucoup de choses,remarqua la paysanne avec ambiguïté.

– Ça en contient moins qu’une maison,bien sûr, répartit la Malaisée, hargneuse.

Et ce furent les seules paroles que les deuxfemmes échangèrent.

Assis devant son bureau, dans son largefauteuil de cuir vert, entouré de ses fichiers, de ses tubes àessai, verres d’expériences, cloches pour microscope, assiettesplates et creuses, vases divers où d’étranges fœtus baignaient dansle liquide de Lutz, l’eau formolée, l’alcool pur et les colorantsphéniqués, Boussuge avait un prestige que le ruban rouge à laboutonnière ne lui eût pas conféré et que découvrait Nanandlui-même tout à coup intimidé. On eût dit, à la façon dont ilregardait ces appareils d’analyse et de précision, qu’il pénétraitpour la première fois dans le laboratoire de l’alchimiste. Il avaitrécité trop de leçons, les yeux baissés et la mémoire au supplice,pour faire attention à tous ces témoins. Ils ne lui étaient pasdevenus familiers comme les cuivres de la cuisine. Il n’étaitordinairement distrait, à la dérobée, que par les cartes murales oùles champignons avaient, comme les rois de France, à l’école, leurportrait et leurs appellations. Le mycologue ayant renoncé à luiseriner les noms et qualités des champignons couronnés, Nanandn’était pas obligé de les savoir. Rien ne lui gâtait sacontemplation. Qu’il y en eût de dangereux dans le nombre… c’étaità ne pas croire ! À tous, le coloris et le vernis prêtaienttant de fraîcheur et d’attrait !… Et il ne les verraitplus…

Boussuge, cependant, placé entre sa femme etMme Servais, achevait de tout mettre en œuvre pourfrapper l’imagination de l’enfant qui allait prendre sa volée.

… Monsieur Boussuge, en touchant d’une règlecarrée la tirelire verte qui voisinait sur votre bureau avec unpresse-papier convexe plein d’une eau tranquille et fleurie…monsieur Boussuge, vous aviez un peu l’air d’un prestidigitateur etl’on pouvait se demander lequel vous vous disposiez à fairedisparaître, du presse-papier avec son liquide ou de la tirelireavec son contenu.

C’était la tirelire. Il le dit avec uneonction qui n’avait rien de ridicule, car elle partait d’un cœurexcellent.

– C’est toi-même qui vas la casser,Fernand. Ce qui est dedans t’appartient. Tu l’as gagné. Combien ya-t-il ? Je n’en sais rien. C’est la surprise. Tous tesefforts ont été récompensés. Tu vas en faire l’addition. C’est madernière leçon. Je voudrais que tu ne l’oublies pas. Petit à petit,l’oiseau fait son nid. Tu avais fait le tien ici : tul’emportes. La maison va nous sembler vide jusqu’au retour deJustin…

– Oui, appuyaMme Boussuge, il eût mieux valu qu’il te trouve icien rentrant.

– D’autant plus qu’il ne saurait tardermaintenant, reprit Boussuge. Enfin, nous ne nous disons pas adieu,n’est-ce pas ? Mous nous disons au revoir. L’hirondelle s’enva, le toit reste pour qu’elle y revienne.

Il ferma la parenthèse en mettant la règledans la main de l’enfant et en lui présentant la tirelire.

– Tape dessus… fort ! N’aie paspeur…

Nanand s’amusait. D’un coup bien appliqué, ilbrisa la tirelire, dont le contenu sonnant et trébuchant, argent etbillon, se répandit… Il n’y en avait plus dans lacirculation ; les pièces blanches cachées là depuis le débutde la guerre semblaient éblouies de revoir le jour.

– Compte-les, dit Boussuge.

Mais l’enfant s’embrouillait.

– Pas brillant en arithmétique,décidément… Allons, je vais t’aider…

Il y avait quatre-vingts francs vingt-cinqcentimes. Boussuge dit à Mme Servais :

– Je vais vous remettre cette somme,après toutefois l’avoir arrondie, si vous n’y voyez pasd’inconvénients.

Il prit dans son portefeuille un billet decent francs et le tendit à Mme Servais quil’empocha en bredouillant un vague remerciement. Boussuge, enremplaçant la belle monnaie par un chiffon de papier, avaitdispensé instantanément la paysanne de toute reconnaissance. Pourcette femme, il y gagnait.

Tant il est difficile de peser le bien sansfausser la balance.

Boussuge et sa femme voulurent accompagnerNanand et sa mère à la gare. Zénaïde les suivait en portant lavalise. Elle avait la joue enflée et l’air agressif, comme le soiroù elle était allée au-devant de sa maîtresse ramenant un réfugié.Il y avait encore, au mur de la salle d’attente, à demi arrachée,l’affiche inspirée à Forain par une œuvre de guerre. Ellereprésente un soldat qui écrit sur ses genoux, le front dans lamain, pour demander Quoi ? des vêtements, du linge, desprovisions… ou peut-être tout simplement une lettre… qui luiparviendra trop tard…

Mme Boussuge dit à sonmari :

– Je n’ai jamais pu regarder cetteaffiche pendant la guerre sans avoir à écarter unpressentiment.

À ce moment, Nanette, toute rouge d’avoirtraversé la place en courant, rejoignit le groupe. Nanand l’avaitoubliée ; mais sachant qu’il partait, elle avait demandé àAgathe Chévremont la permission d’aller jusqu’à la gare. Elles’approcha de son petit ami.

– Alors, tu nous quittes ?dit-elle.

– Maman est venue me chercher.

Nanette reprit :

– Bonjour, madame Servais. Vous ne mereconnaissez pas ?

– Si, répondit celle-ci, je t’ai reconnueen te voyant traverser la place. Tu boites toujours autant.

La Tite Bote avait eu toute la matinée le cœurgros en pensant à l’autre hirondelle qui retournait au nid de leurenfance… ; l’observation de la mère Servais rompit le charmeet Nanette n’eut plus le cœur gros que de sa disgrâceconfirmée.

Le train n’était pas loin ; on en voyaitla fumée balancer son panache sur les premiers arbres de la forêt.Successivement, Zénaïde, Nanette et Boussuge embrassèrent Nanand…Et puis ce fut Palmyre qui l’étreignit à son tour avec unemportement auquel il ne comprenait rien, même à travers ces motssaccadés :

– Merci… pour nous… et pour Justin…

On eût dit que la mère conjurait une menace dedanger renouvelée par le départ du petit réfugié…Mme Boussuge le remit enfin aux mains de Zénaïdequi se contenta de l’embrasser à la grâce de Dieu.

Les gens du Bourg, qui virent ensuite repasserdevant leur porte le vieux ménage, trouvèrent qu’il avait l’air derevenir du cimetière.

Il n’en revenait pas : il y allait.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer