L’Hirondelle sous le toit

Chapitre 4LA PREMIÈRE JOURNÉE

Le lendemain de l’arrivée des réfugiés, ausaut du lit, Chévremont et sa femme examinèrent la situation.

– Je n’ai pas voulu te réveiller cettenuit pour te communiquer mes impressions, dit le vétérinaire, je nete cacherai pas, maintenant, que je te trouve un peu imprudented’avoir pris cette petite… sur le tas, quoi ! sanst’apercevoir de son infirmité.

C’était aussi l’opinion d’Agathe, quiregrettait déjà son inattention ; mais il n’eût pas fallu queson mari revînt là-dessus. En insistant, il réveillait chez ellel’esprit de contradiction qui se trahit aussitôt.

– Tu aurais mieux fait à ma place, jen’en disconviens pas.

Il s’excusa :

– Je n’en sais rien… Je ne t’adresse pasde reproche. C’est tout de même ennuyeux.

– C’est grave ce qu’elle a… ce piedbot ?

– Oui et non. Ça s’opère. C’est affaireaux parents. Nous ne la connaissons pas… et voilà surtoutl’inconvénient de ces choix hasardeux. L’enfant n’est pasresponsable des tares héréditaires qu’il apporte, c’estentendu ; il ne les apporte pas moins.

– C’est désagréable, reprit Agathe. Cettepetite est gentille et n’a pas l’air malade.

– Non… mais tu avoueras que nous nerecueillons pas un réfugié pour lui donner des soins… je veux direles soins du chirurgien. Et s’il y a un traitement à suivre…

– Tu n’as pas l’intention, à présentqu’elle est ici, de la renvoyer, fitMme Chévremont.

Il protesta faiblement.

– Oh ! c’est seulement un échangeque j’envisageais. Tous les réfugiés débarqués ne doivent pas êtreplacés définitivement.

– Non ; mais je te prie de croireque le Patronage Jeanne-d’Arc aurait vite fait d’accaparer cettepetite infirme pour nous donner l’exemple des perfectionsmorales.

– Ça… c’est possible, déclara Évaristeaverti du danger.

Agathe redoubla :

– Vis-à-vis de tout le monde, voyons, dequoi aurions-nous l’air ? Je ne parle pas de la cruauté qu’ily aurait maintenant de notre part à repousser cette enfant aprèsl’avoir réclamée. Et puis, sous quel prétexte ? En as-tuun ? Moi, je n’en imagine pas. Elle n’est ici, somme toute,que pour peu de temps. Cette guerre finira bientôt. En attendant,je te répète qu’il ne saurait être question de mettre cette petitedehors, tandis que ton ami Boussuge se fera gloire de songamin… ; car il va s’en faire gloire, tu n’en doutes pas.

Elle avait touché le point sensible, quitte àtravestir spontanément un mouvement du cœur, pour mieux lecommuniquer.

C’était une petite femme ronde, fraîche etpotelée, pleine de désordre et de vivacité. Elle contrastait par làavec son amie Palmyre, imposante personne un peu sèche et dont laressemblance, de profil, avec le cheval, au jeu d’échecs, ajoutaitostensiblement à l’autorité qui lui venait de son caractère. Ce quiétait fossettes chez Agathe était salières chez Palmyre. Celle-cise préoccupait avant tout de bien tenir sa maison, tandis que leménage du vétérinaire était sans direction. Agathe laissait traînertout ce que l’autre rangeait… ; mais il n’y a pas qu’une façond’aimer son intérieur… Mme Chévremontrachetait sa négligence domestique par une grande générosité etpeut-être était-ce parce que les convives s’attardaient à sa tableouverte qu’elle n’avait pas le temps de faire faire le ménage.

Elle avait beaucoup d’influence sur son mariet passait pour le retourner comme un gant… ce qui paraissaitdifficile et drôle lorsqu’on la voyait si petite, à côté de cetambour-major. C’est le système des compensations que la naturepratique le plus communément.

Les Chévremont étaient, au fond, de bravesgens pris à l’un de ces pièges que la vie tend aux bonnes actionscomme aux vilaines. La première idée d’Évariste en apprenant que laville allait recevoir des réfugiés avait été d’en réclamer un, parcharité sans doute, mais aussi pour donner une leçon aux Boussugequi s’abstiendraient, selon toute apparence, de même que le maire.Chévremont se réjouissait de prendre cet avantage sur eux. Toutechose qui part d’un bon naturel n’arrive pas toujours à son butsans avoir fait des crochets en route.

Et voilà que l’événement contrariait cesprévisions… Les Boussuge, non sans dessein préconçu, offraientl’hospitalité, eux aussi, à un petit réfugié. Ils paraient le coup.Les anciens amis étaient à deux de jeu. La rivalité avait beaun’être pas étrangère à leur bienfaisance, ils méritaient les mêmesfélicitations. Partie nulle. Une autre commençait. Agathe avait étébien inspirée en s’inquiétant du Patronage et des Boussuge ;ils allaient dicter sa conduite au vétérinaire, comme il leur avaitprobablement dicté la leur.

L’hirondelle avait couché sous le toit, dansla chambre de Rose, petite bonne rouge de teint et rouge decheveux, laquelle, avec l’inconscience de sa jeunesse etl’indifférence de sa condition, ne voyait qu’un amusement dansl’irruption des fugitifs. Agathe la fit venir et luidemanda :

– La petite est levée ?

– Oui, madame.

– Elle a bien dormi ?

– Très bien. Mais elle manque de tout. Cequ’il y avait dans son paquet et rien, c’est la même chose :des chiffons, une paire de chaussures percées, une vieillecouverture de coton qui enveloppait sa poupée, et une miche depain… à quoi elle n’a pas touché depuis son départ, vu qu’elle aété nourrie partout où elle passait. Dans ces conditions-là Madamedoit penser si cette petite se trouve bien ici.

– Elle s’habille toute seule ?

– Oui. Je n’ai pas eu besoin de l’aider.Son pied abîmé ne l’empêche pas de courir, je vous en prie. Uneseule chose la tourmente…

– Quelle chose ?

– « Croyez-vous qu’on megardera ? » qu’elle m’a dit.

– Et qu’est-ce que tu lui asrépondu ?

– J’ai répondu : « Bien sûr.Monsieur et Madame ne t’ont pas prise pour te laissertomber. » Mais elle n’est tout de même qu’à moitiérassurée.

– Pourquoi ?

– Elle ne l’avoue pas, mais avec son piedde travers, elle a peur de ne pas faire honneur à Madame, et queMadame ne change d’avis.

– Tu es bête. Il fallait lui dire que lesréfugiés nous font honneur du moment qu’ils sont malheureux et nonpas parce qu’ils sont beaux.

– C’est égal, ça flatte plus qu’ilssoient beaux.

– Fais-la descendre dans la salle àmanger ; elle déjeunera avec nous.

La salle à manger était au rez-de-chaussée.Marie-Anne y fit son entrée cinq minutes après et vint, sansembarras, tendre son front à ses hôtes.

– Regarde-moi, dit Agathe. Es-tubelle !

Débarbouillée et peignée, la petite était pourle moins charmante dans sa pâleur que réchauffaient les grands yeuxbleus humides et d’une eau admirable, vers lesquelsMme Chévremont s’était sentie attirée la veille. Aubout de deux modiques nattes, Rose avait noué, « pour fairecoquet », des faveurs de boîtes de dragées : mais la robeélimée, les bas troués et les godasses à clous rappelaient toujoursle village et la misère.

– Tu la conduiras tantôt chez Sireux ettu lui achèteras tout ce qui lui manque, dit le vétérinaire à safemme.

– C’est bien ce que je pensais faire,répondit-elle ; mais n’a-t-elle pas besoin, pour son pieddroit, d’une chaussure spéciale ?

– Tu la commanderas au cordonnier sur lemodèle de celle-ci.

– Le crois-tu capable de ?…

– S’il ne l’est pas et s’il n’y a pointd’orthopédiste à Chartres, je m’adresserai à Paris, voilà tout.

Son parti était pris ; mais la menace duPatronage ne l’avait pas plus décidé, à la vérité, qu’une de cesvagues de fond qui soulèvent les cœurs tendres.

– Eh bien ! Nanette, dit-il àMarie-Anne, vas-tu te plaire avec nous ?

L’enfant avait le nez dans son bol de lait,mais ses oreilles ne perdaient rien de ce qui se disait. Ellelaissa éclater sa joie plus vivement encore dans ses yeux que dansson cri : « Oh ! oui, monsieur ! »

– Alors, viens m’embrasser !

Elle obéit. Chévremont, père d’un fils unique,regrettait souvent de n’avoir pas eu une petite fille à gâter.

– Tu vas aller retrouver Rose,reprit-il ; elle te montrera la maison et te mettra au courantde nos habitudes.

Nanette sortit. Il l’avait suivie duregard.

– Elle est mignonne, ajouta-t-il, etvraiment elle ne boite presque pas.

– Oui, dit Agathe, elle paraît boiterdans la maison beaucoup moins que dehors.

Dans l’après-midi elle emmena Nanette chezSireux, le marchand de nouveautés de la Grande-Rue. Elle yrencontra Mme Boussuge qui venait, de son côté,habiller de neuf son petit réfugié. Les enfants se sourirent. Lesdeux anciennes amies à présent « en froid » eurent uneseconde d’hésitation. Palmyre rompit la première un silencegênant.

– Ta fillette est logée à la mêmeenseigne que mon petit garçon, qui est dépourvu de tout.

– Oh ! de tout absolument ! ditAgathe, il faut la rhabiller des pieds à la tête. On ne s’imaginepas un dénuement pareil.

– En plein hiver.

– Les pauvres gens ! Ils sont partisavec ce qu’ils avaient sur le dos.

Mme Boussuge baissa lavoix :

– Avaient-ils seulement autre chose à semettre ? L’invasion montre au grand jour bien des misèrescachées.

La glace entre elles fondait. Agathe etPalmyre tombèrent tacitement d’accord pour l’empêcher de sereformer.

– Justin va bien ? demandaMme Chévremont.

– Oui, il est dans l’Est, du côté deVerdun. Et toi, tu as de bonnes nouvelles d’Octave ? dit, parréciprocité, Mme Boussuge.

– Bonnes, oui, merci. Dans la région del’Aisne où il se trouve en ce moment, le front est assezcalme ; mais la tranchée, la nuit, quand il pleut ou quand ilgèle, n’est guère plus drôle pour les enfants élevés comme l’ontété les nôtres, n’est-ce pas ?

– Te rappelles-tu quand nous leurdisions, pour leur faire manger le gras : « On ne vousdemandera pas si vous l’aimez, quand vous serezsoldat ! » Ils le sont…

Et elles s’occupèrent côte à côte de leursemplettes.

Nanette et Nanand cependant, après s’êtresouri, se parlaient à l’écart.

– Tu es bien, toi ? s’informacelui-ci.

– Oh ! oui, répondit-elle. Et cheztoi, c’est beau ?

– C’est riche. Je couche dans une chambrede maître, la chambre du monsieur qui est soldat. Et toi ?

Nanette ne voulut pas, par amour-propre,avouer qu’elle partageait, au grenier, la chambre de la bonne. Ellementit.

– Moi aussi.

– Il y a chez toi aussi un filssoldat ?

– Tiens, bien sûr ! fit-elle,empressée à racheter, en disant la vérité, la moitié de sonmensonge.

Il reprit :

– Tu vas, ce soir, à la messe deminuit ?

– Je ne sais pas.

– Moi j’y vais, dit Nanand en serengorgeant.

– J’irai peut-être aussi.

Et Nanette présuma sur-le-champ que c’était envue de la messe qu’on venait pourvoir à son ajustement.

Mme Chévremont l’appela pourprendre quelques mesures de vêtements et de linge et faire essayerà la fillette un béret.

– Ma foi, pour l’hiver, c’est, en effet,plus pratique, déclara Mme Boussuge. Donnez-m’en unaussi pour mon petit.

Les deux amies achetèrent encore, pourl’école, des tabliers noirs pareils.

– Allons au plus pressé,disaient-elles ; le reste viendra en son temps.

Elles sortirent ensemble du magasin ; lesdeux enfants marchaient devant elles, coiffés de leurs bérets neufsdont l’un des pompons était rouge et l’autre blanc.

– Pas si vite ! fitMme Chévremont à Nanand : elle ne peut pas tesuivre.

Nanette se retourna.

– Oh ! que si ! dit-elle. Quandnous jouons, il ne peut jamais m’attraper.

Et elle entraîna son petit compagnon.

– N’est-ce pas malheureux ! fitAgathe. Il y a certainement de la faute des parents. Ils ont laissés’aggraver une faute corrigible.

– Tu sais quelque chose sur eux ?interrogea Mme Boussuge.

– Non. Comment veux-tu ? Nousn’avons pas eu le temps hier soir. Si nous allions voir cette femmeLouvois qui accompagnait aussi ton petit réfugié. On ferait d’unepierre deux coups.

– Tu sais où la trouver ?

– Non, mais on va nous le dire. Une mèreet trois enfants, c’est plus difficile à caser qu’un orphelin.

Elles finirent, en prenant langue à droite età gauche, par apprendre que le docteur Chazey avait recueilli lafamille nombreuse dans une dépendance inhabitée depuis que lecocher et la cuisinière couchaient dans le principal corps delogis.

– C’est bien, dit Palmyre. J’y vais.Viens-tu avec moi ?

– Non, ditMme Chévremont, par égard pour son mari dont lemaire était la bête noire.

– Tu as tort, cela ne t’engage à rien,insista Mme Boussuge conciliante.

– Non… je préfère… Rien ne t’empêche dela questionner sur les deux en même temps. Tu me communiqueras tesrenseignements.

– C’est entendu.

Et elles se séparèrent à cent mètres del’habitation du maire.

 

Mme Louvois était déjàinstallée au fond du jardin, dans deux pièces de plain-pied où lesmeubles indispensables, lits, table et chaises, armoire, fourneauavaient été rapportés.

– Va jouer dans le jardin, ditMme Boussuge à Nanand, afin de pouvoir causer pluslibrement.

Mais elle tira de l’accompagnante peu dechose, soit que celle-ci se méfiât soit que son caractère ne fûtpas expansif. Dans le grand manteau gris rapiécé qui lui tombaitjusqu’aux chevilles, elle gardait son air pastoral et contrairementaux femmes de village, parlait peu. Si elle connaissait les parentsde Fernand, les Servais ? Oui. Des gens comme les autres… quine s’entendaient pas bien en ménage. Le père était parti, à lamobilisation, en laissant vingt francs à la mère « pour seretourner ». Elle avait accouché le mois d’après. Ellen’aurait pas demandé mieux que de suivre les femmes du pays dansleur fuite… ; mais elle était encore mal remise de sescouches… et puis, elle avait un petit champ, une bicoque etquelques meubles auxquels elle tenait et qu’elle craignait de neplus retrouver en revenant. C’était à la dernière minute seulementet par inspiration, qu’elle avait décidé le départ du petitFernand. « Il me serait utile sans doute, disait-elle ;mais qui le nourrira si je ne peux pas travailler ? Tandisqu’une mère allaitant son enfant, les Allemands eux-mêmes en aurontpitié. »

– Enfin, chacun est maître chez soi,conclut Mme Louvois.

– M. Servais, depuis qu’il estparti, a donné de ses nouvelles, naturellement, demanda encoreMme Boussuge.

– Non. Il ne sait pas écrire…

– Il aurait pu charger un camarade…

– Il ne l’a pas fait.

– De sorte que l’on ne sait pas où ilest… ce qu’il est devenu… s’il est mort ou vivant…

– Non.

Sur Marie-Anne, dont il fut question ensuite,Mme Louvois avait tout dit la veille à la dame quil’avait emmenée. Une orpheline presque… « La mère est morted’épuisement, il y a un an. C’est bien dommage : son père luiaurait moins manqué. »

– Pourquoi ?

– Il boit… et quand il a bu, il ne seconnaît plus. Autrement, pas méchant, une tête légère, voilà tout.Il écrit de temps en temps un mot, lui… On a son adresse. C’estégal, la petite était plus heureuse chez moi que chez elle. Je n’aipas voulu la laisser derrière moi à cause des Allemands, vouscomprenez… Gentille comme elle est…

– Vous avez bien fait.

Le pâtre enjuponné regarda dans l’espace, puischercha des yeux, autour d’elle ses trois mioches, comme pourprendre sur eux une assurance.

– Oui, je croîs que j’ai bien fait,répéta-t-elle.

– Si vous avez des sentiments religieux,reprit Mme Boussuge, vous avez attiré sur votrepetite famille toutes les bénédictions.

– Je n’y ai pas pensé quoique j’en aiebesoin, comme tout le monde, dit la réfugiée.

– Votre mari à vous… ?

– Eh bien ! quoi, mon mari… il asuivi les autres, continua la femme, d’une voix rauque. On avaitune vie difficile, trois gosses à élever, avec le salaire d’uncharron… À son retour… s’il revient… il ne trouvera rien dechangé.

– Il reviendra, fitMme Boussuge, j’ai moi-même un fils qui est aufront ajouta-t-elle, pour consoler l’autre d’y avoir son mari.Quelque chose, voyez-vous, doit fortifier notre espérance :tout ce que nous faisons pour les petits, je suis convaincue queDieu nous en tiendra compte en nous rendant les grands.

Elle appela le petit Fernand, qui jouait dansle jardin.

Elle avait l’air de s’être coupé un bâton entraversant les bois, pour faire le chemin.

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