L’Hirondelle sous le toit

Chapitre 11LA MALAISÉE

Depuis plusieurs jours, Nanand ne venait plusà l’école. Nanette le cherchait en vain, des yeux, dans la GrandeRue, à l’heure où, d’habitude, elle le rencontrait. Bougeaille, enpassant à côté d’elle, lui jetait un mauvais regard, et il étaitentouré de camarades qu’elle n’osait pas interroger. Elle craignaitde s’attirer une réponse injurieuse et d’être encore obligée de sebattre. Elle avait eu beau promettre àMme Chévremont de ne pas faire attention à ce quepourraient lui dire « les mauvais sujets », ses petitspoings se crispaient à l’idée seulement qu’elle s’entendait appelerBanban. Il semblait que le gars Bougeaille lui eût révélé sadisgrâce. Elle en était malheureuse. Elle s’observait en marchant.Elle boitait davantage en ne sautillant plus pour paraître boitermoins.

Comment faire pour savoir ce que devenaitNanand ?

Elle s’avisa soudain de s’adresser àMlle Chantoiseau. Sa directrice,Mme Faverol, n’avait qu’à demander à son mari quiétait le maître d’école des garçons. Était-ce bête de n’y avoir passongé plus tôt !

Mlle Chantoiseau s’acquittavolontiers de la commission.

– Fernand Servais est malade,rapporta-t-elle à Nanette.

– Qu’est-ce qu’il a ?

– On ne sait pas. Il est alité : ledocteur Chazey va le voir.

Le docteur, en effet, après avoir examinél’enfant, qui ne se plaignait pas, mais qui demeurait prostré, à lasuite d’un abondant saignement de nez, le docteur réservait sondiagnostic. Il le formula enfin : l’enfant faisait une fièvremuqueuse bénigne. Si aucune complication ne survenait, il en seraitquitte pour garder la chambre pendant six semaines.

– C’est bien, ditMme Boussuge, on le soignera.

Justin était, à cette époque, sur la Somme, oùl’on se battait. Les Boussuge s’inquiétaient lorsqu’ils étaientplus de quatre ou cinq jours sans recevoir de ses nouvelles, car ilécrivait d’habitude régulièrement. Mme Boussuges’alarmait surtout le soir, quand Nanand, dont elle prenait latempérature, avait quelques dixièmes de plus. On eût dit que lethermomètre la renseignait autant sur la santé de son fils que surcelle du petit réfugié. Elle établissait mentalement un rapportentre la dernière lettre de Justin, le communiqué et l’élévation dela température du malade. Elle ne se rendait pas compte elle-mêmedes effets de sa superstition. Elle ne l’avouait pas. Ellesubissait ce vague malaise que cause un pressentiment. Lorsque ledocteur lui avait apporté, le lendemain matin, une lettrerassurante de Justin, elle ne s’étonnait pas que Nanand eût passéune meilleure nuit et que sa fièvre fût tombée d’un degré.

Zénaïde couchait à côté de lui, sur unmatelas. Elle était d’une humeur de dogue. Elle attribuait lamaladie de l’enfant à la scène que lui avait faite dans la rue lefils de la Bougeaille.

– Son cerveau a trop travaillé là-dessus,disait-elle ; c’est là qu’est le mal ; mais le médecinn’en conviendra pas, parce qu’il n’y a pas de drogues pour guérirça.

– Vous dites des bêtises, Zénaïde,tranchait Mme Boussuge. Une fièvre typhoïde est unefièvre typhoïde et rien de plus. Un chagrin d’enfant ne suffit paspour la lui donner.

– C’est votre idée, j’ai la mienne,répondait la servante.

Elle avait une sourde irritation contre lethermomètre. Elle le regardait sur la cheminée, haussait lesépaules et bougonnait :

– On ne sait plus quoi inventer !J’en fais autant avec ma main.

Aussi bien, quand elle avait posé sa main surle front de l’enfant ou touché ses mains, ma foi ! elle savaittout ce que le thermomètre allait apprendre au docteur ou àMme Boussuge.

Celle-ci fit un jour la réflexionsuivante :

– Si sa mère n’était pas dans les paysenvahis, notre devoir serait de l’avertir. Elle viendrait ou neviendrait pas : en tout cas, elle serait avertie.

Zénaïde grogna :

– Laissez-la donc. Elle est bien où elleest.

– Si pourtant l’état du petits’aggravait, objecta Boussuge.

Palmyre se retourna furieuse contre lui. Ellepensait à Justin ; elle dit :

– En voilà une supposition !

– Sa mère ne s’embarrasse guère de lui,reprit la Malaisée.

C’était son cerveau à elle qui avait travaillédepuis l’allusion faite à la conduite deMme Servais. Zénaïde avait commencé par ne pasajouter créance aux caquets de la Ferme Bourrue. Que Nanand fûtséparé de sa mère, n’était-ce pas assez pour son malheurprésent ?… Et puis, à mesure qu’elle s’attachait davantage àl’enfant, son affection était devenue plus exclusive, et elle enarrivait à se réjouir de tout ce qui rabaissait la famillevéritable à laquelle insensiblement elle se substituait.

Elle s’imaginait acquérir sur Nanand lesdroits que s’ôtaient les parents. Elle gagnait le terrain qu’ilsperdaient en se désintéressant de lui et en se dégradant dansl’estime publique. Mais cette affaire la regardait seule… Il étaitbien trop jeune pour réfléchir sur des choses de cette gravité. Ilavait le temps de savoir et de comprendre.

Pour le moment, elle épiait son sommeil etprêtait une oreille attentive aux mots sans suite qui luiéchappaient dans le délire. Elle faisait comme un apprentissage dela maternité. L’enfant entrait en elle au lieu d’en sortir. Elleétait mère au rebours des mères.

– Depuis que cet enfant est malade,disait Mme Boussuge, Zénaïde est insupportable,comme si c’était le sien.

La Malaisée, qui n’avait jamais mieux méritéson sobriquet, ne montait plus dans sa chambre, même le dimanche.Dès qu’elle avait un instant de liberté, elle venait le passerauprès du petit. Pour elle aussi, il était l’hirondelle sous letoit : il en éloignait les fléaux.

Il y a plusieurs sortes de vieilles filles.Celle qui a aimé, qui a cru être aimée, qui l’a été, est bien pluslongue qu’une autre à se racornir et à se dessécher. Elle vit deprofondes racines qui ne veulent pas mourir. Elle n’attend pourreverdir qu’un rayon de soleil et des larmes de joie. Elle n’a pasrenoncé à jouer à la poupée. Un amour est toujours, grâce à cela,en puissance dans son cœur, et sa chair qui n’a pas tressailli à lanaissance d’un enfant, peut en adopter un qui lui fasse mal dansses plus secrètes fibres. C’est véritablement la faiseused’anges : ils passent en elle de la vie à la mort. Quand parhasard son rêve a l’occasion de s’incarner, quelle précipitation desa tendresse à rattraper le temps perdu !

Nanand incarnait le rêve de Zénaïde.

Le docteur Chazey ne s’était pas trompé :la fièvre typhoïde ne s’aggrava pas et le petit réfugié fut bientôthors de danger.

Dans le même temps, l’offensive à laquelleJustin avait participé s’arrêta et son régiment fut envoyé aurepos.

Mme Boussuge ne manqua pasd’observer la coïncidence.

– J’espère que vous allez maintenant nousfaire meilleur visage, dit Mme Boussuge à saservante.

La Malaisée ne répondit pas ; mais cejour-là, vers le soir, un miracle s’accomplit dans la chambre del’enfant : on entendit Zénaïde chanter ! Telle fut lasurprise du ménage, que Boussuge et sa femme, sortant chacun d’unepièce du rez-de-chaussée, se rencontrèrent au pied de l’escalier,l’oreille tendue.

– Tu distingues ce qu’elle chante,toi ? demanda Palmyre.

– Je distinguerais si tu ne parlais pas,fit-il. Écoute donc.

Le fait est que la Malaisée chantait chez sesmaîtres pour la première fois. Et que chantait-elle ?Ceci :

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

– Elle devient folle, ditMme Boussuge. Après qui en a-t-elle ? Tu lesais, toi ?

– C’est un refrain populaire de sajeunesse… le seul qu’elle ait retenu… et encore ! expliquaBoussuge. Je m’en souviens. C’est l’histoire d’une famille quin’avait qu’un billet de loterie, rien qu’un billet… et qui a gagnéle gros lot. On a chanté ça à Paris… il y a bellelurette !

Au premier étage, cependant, Zénaïde répétaità satiété, de sa forte voix inassouplie :

Tra la la la, la la, la la,

Sont-ils veinards,

Tous ces Bidards !

– Dieu me pardonne ! je croisqu’elle danse en chantant !

– Elle est contente.

Elle était contente. Longtemps comprimé, lestupide refrain n’en finissait pas de se dérouler dans sa mémoire,comme dans la mémoire d’une nourrice un refrain qui l’a elle-mêmebercée.

Une chose pourtant inquiétait encoreZénaïde.

Nanand demeurait un peu hébété ; elle luiparlait et il ne semblait pas l’entendre ; il n’avait pasenvie de jouer ; on eût dit qu’il dormait éveillé.

– Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?Je te le donnerai.

À cette question réitérée, l’enfant réponditenfin :

– Je voudrais voir Marie-Anne.

La Malaisée, de l’index, se grattait lessourcils, ce qui était chez elle le signe d’une grande perplexité.Elle n’ignorait pas que ses maîtres, malgré la réconciliation desdeux amies, évitaient de se demander aucun service. Bonjour,bonsoir. Les deux petits réfugiés se rencontraient dehors ou àl’église : c’était suffisant.

– Ah ! tu voudrais voirMarie-Anne…

– Oui.

« Il a bon cœur, pensait laservante : il n’oublie pas que cette petite a pris sa défense.On ne peut pas lui refuser ce qu’il demande… Mais c’est les uns etles autres qui va nous mettre des bâtons dans les roues… C’est bienplus simple de se passer de leur consentement. »

Le lendemain, elle s’attarda aux commissionset guetta Nanette à la sortie de l’école. Quand elle la vit venir,elle l’appela :

– Marie-Anne !

La petite s’arrêta. Zénaïde lui dit :

– Tu sais que ton petit camarade, FernandServais, va maintenant tout à fait bien. Il ne tardera plus àretourner à l’école.

– Ah !… Tant mieux, fit la petitedont les beaux yeux s’animèrent.

– Il parle souvent de toi. Il teréclame.

– Je serais contente aussi de levoir.

– Il ne tient qu’à toi. Veux-tu monterl’embrasser ? C’est l’affaire de deux minutes.

La petite eut une courte hésitation.

– Vous n’avez pas peur que…

– Quoi ? Qu’on ne trouve àredire ? Je prends ça sur moi. Personne ne te grondera, je tele promets.

Elle entraîna Nanette.

Dans le couloir de la maison, elles seheurtèrent contre Mme Boussuge, qui rangeait toutet rien.

– J’amène à notre petit de la visite, fitdélibérément la Malaisée. Marie-Anne passait… Elle se faisait prierpour rentrer… ; mais c’est une trop bonne surprise pour enpriver Nanand… On ne peut pas lui administrer de meilleurremède.

La plus embarrassée des trois étaitPalmyre.

– Si vous croyez…, dit-elle. Va, mapetite.

Et elle s’effaça pour dégager l’escalier.

Lorsque Zénaïde et Marie-Anne entrèrent dansla chambre de Nanand, celui-ci, assis sur son lit, regardaitvaguement les images d’un vieux tome du Magasinpittoresque, qu’il appuyait au pupitre de ses genoux. Lacorpulence de la servante cacha d’abord Nanette à son petitami.

– Devine qui vient te dire bonjour, monfieu ?

Le convalescent ne paraissait pas curieux dele savoir.

Alors, la Malaisée ne le fit pas languirdavantage : elle s’écarta et découvrit Nanette qui s’avançavers le lit, la main et les yeux grands ouverts.

Nanand prit la main tendue, sans élan, maisson visage refléta un peu de joie intérieure.

– Qu’est-ce que tu lis de beau ?demanda Nanette, continuant à faire tous les frais.

Il ne répondait pas ; elle se pencha surle livre et lut la légende d’une gravure : Les cèdres duLiban.

– C’est amusant ?

Il dit oui d’un signe de tête.

Elle crut avoir trouvé, dans une associationd’idées, le mot pour rire.

– Quand tu vas sortir, tu verras commentils ont arrangé les tilleuls de l’avenue de la Gare…

Elle faisait allusion à la taille rigoureuseque ces arbres avaient subie à la veille de Pâques. On n’avaitlaissé aux tilleuls que leur fût terminé par l’éventail d’une mainnoire aux doigts déformés, comme ils le sont chez les goutteux.Quelques mains n’avaient que trois ou quatre doigts, et celles quien alignaient cinq ne les présentaient pas dans leur ordrenaturel…

C’était plus fantastique encore le soir.L’avenue exposait en bordure une double haie de chimpanzéscrucifiés, aux membres tordus et pelucheux, aux têtes grimaçantesdans l’agonie. Toutes ces têtes ne demeuraient pas droites, commeau bout d’une pique, ou penchées sur une épaule ; quelquespatients décapités portaient leur tête sur les bras, jusqu’au jouroù le printemps finissait par cacher ces hideurs en les gantant defeuilles.

– Un vrai jeu de massacre ! ditNanette, sans parvenir à dérider son petit camarade.

– Eh bien ! quoi, Nanand, tu asperdu ta langue ? Moi qui croyais te faire plaisir, ditZénaïde avec un peu de désappointement.

L’excuse, ce fut encore Nanette qui laproposa.

– Il ne s’attendait pas… N’est-ce pas,Fernand, que tu ne t’attendais pas à me voir ?

Il leva enfin les yeux sur elle avecreconnaissance.

Elle poursuivit :

– Je reviendrai un jour que j’aurai plusde temps… bientôt… Je te promets… Je vais être en retard pourdéjeuner.

Elle prit sur le drap la main de Nanandtoujours muet, la lui serra et redescendit l’escalier enclopinant.

Et de l’entendre ainsi, telle que son oreillela lui représentait, Nanand était encore plus charmé qu’à la vue desa petite amie.

– Sais-tu que tu n’as pas été aimableavec elle ? dit Zénaïde en remontant.

Il répondit la tête baissée sur sonlivre :

– C’est pas ceux qui chantent qui est leplus heureux.

Quelques jours après, Nanand se leva etrecommença d’aller et venir dans la maison. Il était seul admisdans la chambre de Zénaïde ; il l’y suivait quelquefois, parceque, de sa fenêtre, la vue embrassait Bourg et ses toits couvertsde tuiles, par-dessus lesquels la forêt déployait sa ceinture. Sonregard se perdait sur tout cela et n’aimait à distinguer quel’habitation des Chévremont, où se trouvait Nanette. Il la repéraitaisément, sur l’avenue de la Gare, grâce aux tilleuls qui traçaientdeux lignes parallèles terminées par le point d’exclamation del’église.

Derrière Nanand, la Malaisée virait,bricolait, ravaudait… Jamais elle n’avait ouvert devant lui safameuse malle au couvercle velu, contenant tout ce qui appartenaità la servante. Large, haute et lourde, la malle faisait l’office decommode dans un coin et ne se déplaçait pas sans effort.

Or, ce dimanche-là, Nanand, de son posted’observation à la croisée, entendit Zénaïde tirer la malle aumilieu de la chambre. Il se retourna, curieux du spectacle nouveauqui semblait s’annoncer.

– Tu cherches quelque chose ?demanda-t-il.

– Non, répondit-elle. C’est pour mettreun peu d’ordre.

Elle avait ouvert le cadenas, soulevé lecouvercle. Nanand aperçut avec étonnement l’affreux sac deJulien Damoy, Café en grains, qui avait été son sac devoyage, dans sa fuite.

– Tu le reconnais ? interrogeaZénaïde en souriant autant que le lui permettait une fluxionfinissante.

– Oui… mais pourquoi gardes-tuça ?

Elle hésita une seconde et dit :

– Pour garantir le dessus de mesaffaires…, tu comprends ?

– Tu me le rendras, quand je m’enirai ?

– Nous n’en sommes pas encore là,fit-elle vivement.

La malle était à compartimentssuperposés ; dans chaque compartiment, il y avait du lingebien rangé, et à mesure qu’on pénétrait plus avant, le lingeparaissait avoir moins servi. Tout au fond, il était neuf, et unerobe blanche s’étalait.

Zénaïde la regarda un moment en silence.

– Tu l’as portée ? demandaNanand.

– Non, répondit sourdement la Malaiséesans lever la tête.

Il reprit, avec l’insistance indiscrète desenfants :

– Pourquoi que tu ne l’as pasportée ?

– Un deuil. Quand je l’ai quitté, ellen’était plus de mode.

– Alors, tu ne la mettrasjamais ?

– Il y a des chances.

Comme elle demeurait la tête basse, sa fluxionsemblait s’être reformée et la défigurait étrangement. Derrière lajoue énorme, le nez avait disparu, comme une borne dans unmouvement de terrain. On eût dit que la bonne femme ramenait sajoue sur son visage pour cacher quelque chose. L’instinct del’enfant ne s’y méprit pas. Sans raison apparente, il jeta ses brasau cou de sa servante, l’obligeant ainsi à détourner son attentionsur lui… Et les deux êtres sevrés d’affection connurent ensemble lajoie de rompre le jeûne.

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