L’Hirondelle sous le toit

Chapitre 13LA PETITE AIDE

La poste est le bureau de renseignements despetites villes. Ils y ont leur source. Une lettre qui part ou quiarrive est gonflée de secrets. Une suscription devenue familièreparle aux yeux dont elle a appelé l’attention. La receveuse et lefacteur n’ont pas besoin d’une vive imagination pour en tirer desconséquences. Ils sont au courant de tout : ils pénètrent dansla vie intime sans effort. On ne cache rien au facteur rural. Àl’impatience avec laquelle on le guette, il devine combien lalettre qu’il distribue est désirée. Il rend volontiers des petitsservices et quand on les lui demande, il est depuis longtemps prêtà obliger. Célérité, discrétion.

Mme Philbert, la petitefactrice de Bourg, était ainsi au courant de bien des choses. Elleavait une intuition que les hommes n’ont pas. Les mains et levisage tendus la fixaient sur l’importance d’une lettre : ellen’avait plus qu’à attendre, du destinataire lui-même souvent,confirmation de ses pressentiments.

Mme Philbert savait donc queMlle Chantoiseau avait un ami aux armées, depuisque l’intérimaire se faisait remettre sa correspondance militaireen mains propres ; et elle savait aussi que la petite aide dela poste, Thérèse Paulin, recevait clandestinement des lettres deJustin Boussuge. Celui-ci ne déguisait pas son écriture, et le mêmecourrier apportait fréquemment de ses nouvelles à ses parents et àla petite employée.

Thérèse dînait une ou deux fois par mois chezles Boussuge, mais elle y était également invitée à chacune despermissions de leur fils. Ils lui ménageaient cette distractionpendant son séjour. Au dessert, le gramophone épandait sonrépertoire. Les Boussuge ne s’apercevaient pas du plaisirqu’éprouvaient les jeunes gens à l’entendre… à entendre lesNoces de Jeannette et la valse de Faust et d’autresvalses, notamment celle de la Veuve joyeuse, que Thérèseredemandait toujours, si peu de saison qu’elle fût.

Libre le dimanche après-midi, pendant deux outrois heures, la jeune fille allait se promener en forêt avec lesBoussuge, leur fils et le petit réfugié. Une fois, Palmyre et sonmari, fatigués, n’avaient point accompagné Justin et Thérèse :mais Nanand était avec eux. Tandis que l’enfant cherchait deschampignons, pour montrer qu’il avait profité des leçons deBoussuge, Thérèse et Justin s’étaient assis auprès l’un de l’autre,à l’ombre. Quand il revint, il ne les trouva plus à la place où illes avait laissés. Il appela. Ils ne répondirent pas tout de suite,et quand ils répondirent, leur voix venait de loin et résonnaitdans les futaies.

Il cria :

– Où êtes-vous ?

Il eut de la peine à les rejoindre. Ilsavaient l’air de jouer à cache-cache. Il les vit enfin au bout d’unsentier. Ils marchaient lentement côte à côte en se donnant lamain. Quand il les rattrapa, leurs mains se désunirent.

Nanand avait son tablier plein de girolles etde pieds de mouton.

– N’est-ce pas que ceux-là sont bons àmanger ? demanda-t-il à Justin.

Ce dernier les regarda à peine etdit :

– Oui… mais il n’y en a pas assez.

– M. Boussuge m’a promis de mettredix sous dans la tirelire, si je ne m’étais pas trompé.

– Rapporte-m’en encore autant, et jedouble la somme.

Mais Nanand manifesta aussitôt la mauvaisevolonté des enfants lorsqu’on les sollicite.

– Je suis fatigué, dit-il. J’aime mieuxrester avec vous.

– Tu as tort de ne pas faire ce queM. Justin te demande, insista Thérèse. Tu n’es pas gentil.

Il répéta :

– Puisque je suis fatigué.

– C’est bon, c’est bon… Je t’aurais portéta récolte, tu préfères en être chargé… À ton aise. Marchedevant.

– Allons, tu as entendu : va devant,reprit Justin d’un ton brusque.

Nanand obéit. Derrière lui le couple setaisait.

À quelques pas de là, l’enfant seretourna : entre Thérèse et Justin, les mains avaient rétablila passerelle.

Environ six semaines après la dernièrepermission de Justin, vers la fin d’octobre,Mme Boussuge cousait comme d’habitude derrière sacroisée en donnant de temps en temps un coup d’œil au mouvement dela rue. Il y passait peu de monde. L’hiver commençait de bonneheure. Une humidité pénétrante tombait du ciel voilé à trois heuresde l’après-midi, et trempait le sol. Tout provoquait à la tristesseet l’entretenait dehors et dans les maisons. La guerre a parulongue à toutes les mères ; mais celles qui vivaient sous lecouvercle de la province et tiraient l’aiguille pour passer letemps, étaient peut-être plus absorbées que les autres dansl’inquiétude. L’eau qui dort est plus noire que l’eau courante.

Mme Boussuge finissait unourlet en pensant à Justin, lorsqu’elle leva les yeux et vitMme Lefouin, un châle écossais sur la tête et surles épaules, traverser la rue et venir sonner à la porte.

Palmyre elle-même alla ouvrir, tant elle étaitsurprise et vaguement alarmée. Depuis la guerre et le départ deJustin la poste cultivait ses transes. Elle ne pouvait pas voir unedépêche sortir du bureau aux mains d’un porteur ou d’une porteuse,sans un battement de cœur. Elle appréhendait une mauvaise nouvellepour la maison. Elle répétait à Thérèse Paulin, quand celle-cidînait chez eux :

– Ne nous faites jamais rien attendre dece qui arrivera pour nous, surtout !

– Oh ! vous pouvez être tranquille,madame, protestait la petite.

Et voilà que la receveuse en personne sedérangeait, sans doute pour remettre à ses voisins un pli dissimulésous son châle. Il fallait que ce fût sérieux.

– Qu’y a-t-il ? demanda Palmyreanxieusement. Rien de grave, j’espère.

– Non, réponditMme Lefouin. Je dispose d’un moment… voulez-vousm’accorder cinq minutes ?…

– Je crois bien ! Entrez donc.

Elle introduisit la receveuse dans la salle àmanger où Mme Boussuge recevait ses visites sansquitter le coin de la fenêtre ; maisMme Lefouin ne s’assit pas en face d’elle, car oneût pu la voir du dehors… Elle recula sa chaise dans une ombrecomplice.

– Alors ?… interrogeaMme Boussuge, avidement encore, mais un peurassurée déjà du fait que la receveuse avait enlevé son châleécossais sans qu’un papier en tombât.

– Eh bien, voilà, commençaMme Lefouin. J’hésite depuis plusieurs jours à vousparler d’une découverte que j’ai faite… bien par hasard… et quin’est pas sans intérêt pour vous… ni pour moi.

– Vous m’intriguez, madame, ditPalmyre.

Mme Lefouincontinua :

– J’avais remarqué chezMme Paulin, ma petite aide… qui m’aide si peu, desdistractions, des absences, que j’attribuais à l’étourderie et dontle service en tout cas, souffrait. C’est mon mari qui, endépouillant le courrier à sa place, pour la soulager, a éventé lamèche. Il s’est aperçu que cette jeune fille… presque une enfantencore, recevait assez souvent des lettres qu’elle faisaitdisparaître en classant le courrier. Deux de ces lettres attirèrentmon attention, grâce à un rapprochement fortuit. La même main avaitécrit leur adresse – et la vôtre, et l’expéditeur bénéficiait de lafranchise militaire. Dès lors, plus de doute possible, n’est-cepas ?…

Mme Boussuge, cependant,regardait son interlocutrice sans comprendre ; celle-ci dutmettre les points sur les i.

– L’écriture de M. Justin m’est bienconnue. Il vous envoie tous les trois jours au moins une lettre ouune carte. Eh bien ! en même temps qu’avec vous, il correspondavec Mlle Paulin.

– Et vous croyez que c’est lui qui lapréoccupe ? dit Mme Boussuge.

– J’en suis sûre. C’est pourquoi j’aipensé qu’il était de mon devoir de vous avertir.

– Vous avez bien fait, et je vousremercie.

– Vous avez témoigné à cette petite laplus entière confiance en lui ouvrant votre maison, et elle menaced’y jeter le trouble.

Mme Boussuge posa avecembarras une question difficile.

– Et… vous ne savez pas, naturellement…ce que contiennent les lettres de Justin àMlle Paulin ?

La receveuse déclara vivement :

– Oh ! pas le moins du monde !Vous oubliez que nous avons prêté serment. Le secret de lacorrespondance est inviolable… Mlle Paulin n’estpas ma fille pour que je cède à la tentation de lire ses lettres…Mais j’ai néanmoins charge d’âme, du moment qu’elle vit sous montoit. Je voudrais éviter un éclat… ne pas même avoir à demander lechangement de Mlle Paulin…

– Pourtant… objecta Palmyre.

Mme Lefouinl’interrompit :

– Non, réfléchissez… Ils continuerontd’autant plus à s’écrire qu’ils pourront le faire sans danger, horsde ma surveillance.

– C’est vrai.

– Je suis convaincue, d’ailleurs, repritla bonne pièce, que c’est une simple amourette à laquelle il nefaut pas attacher plus d’importance qu’elle en a… pour le moment.Si je pouvais me permettre de vous donner un conseil…

– Donnez, madame Lefouin, je vous enprie…

– À votre place, et aussi bien à l’égardde Mlle Paulin que vis-à-vis de M. Justin, jefeindrais de tout ignorer. Je me contenterais d’espacer les visitesde cette petite, afin de ne point paraître encourager sesespérances… ses illusions… si elle en a.

– Vous avez raison.

– Si elle ne comprend pas, mon Dieu, ilsera toujours temps pour vous d’avoir une explication avecM. Justin, la première fois qu’il viendra en permission.

– Vous nous rendez un véritable service,dit sincèrement Mme Boussuge.

– J’en rends un à ces enfants, surtout,fit la receveuse modestement. Cette petite n’est pas un parti pourMonsieur votre fils… Alors, ne vaut-il pas mieux leur épargner àtous deux les déceptions, les chagrins qui résulteraient d’une miseen demeure tardive ? M. Justin parle-t-il deMlle Paulin dans les lettres qu’il vousécrit ?

– Quelquefois, oui. Il demande si nousl’avons vue.

– Ne répondez pas. Laissez-la tomber.

– Comment ?

Mme Lefouin eut ce sourire quienlaidit les méchants :

– Ne vous méprenez pas sur le sens de cemot. C’en est encore un que la guerre a détourné de son acceptioncourante. Laisser tomber signifie à présent négliger, traiter avecindifférence… Avant la guerre, on disait semer…

– Ah ! bon… J’y suis.

– C’est mon mari qui m’apprend tout cela.Je l’ai consulté avant de venir vous trouver. Si je l’écoutais, oubien je renverrais la petite à ses parents ou bien je demanderaisson déplacement. Mais ce sont des réfugiés… assez à plaindre commeça, les pauvres gens ! Ils ont du moins la chance d’êtreremplacés auprès de leur enfant par quelqu’un qui la maintiendradans le droit chemin. Après, dame ! je ne réponds plus derien.

La receveuse s’était levée.Mme Boussuge lui saisit les mains et les serra aveceffusion.

– Je ne sais comment vous remercier de ceque vous faites pour nous, madame Lefouin. Je vais prendre conseilde M. Boussuge, naturellement ; mais je ne doute pasqu’il ne se range à votre avis : ne rien brusquer. Il estinutile d’ajouter une contrariété aux épreuves de notre cher fils.Le temps remet de l’ordre dans tout.

Et elle reconduisit la receveuse jusqu’à laporte.

La vraie méchanceté est désintéressée. La« peste de la poste », comme on appelaitMme Lefouin, n’avait aucune raison, en réalité, des’armer de rigueur contre sa petite aide ; et la tranquillitédes Boussuge lui était par ailleurs profondément indifférente. Maisles médiocres sont jaloux ; le bonheur et la chance d’autruine peuvent les effleurer, même du bout de l’aile, sans crever lapoche à fiel qu’ils portent en eux.

Instruit de ce qui s’était passé, Boussuge enéprouva un vif mécontentement. La poste était une habitude àlaquelle il lui coûtait de renoncer. Chaque fois qu’il avaitaffaire au guichet, il s’y attardait à causer un moment, soit avecl’ancien maître d’armes, soit avec sa femme, ou bien avec cettepetite Thérèse, qui lui demandait, l’hypocrite :

– Toujours de bonnes nouvelles deM. Justin, monsieur Boussuge ?

Comme si elle ne lui en eût pas plutôt donné,des nouvelles !

Il ne pouvait, à part cela, que sourire auplan de Palmyre. Il fallait éviter entre eux et Justin tout sujetde mésintelligence. À la longue, et leur silence aidant, ilcomprendrait sans doute. Ils cessèrent donc de recevoirMlle Paulin : et Boussuge s’abstint sansaffectation, de tailler des bavettes avec elle, à la poste.

Mais la jeune fille était une fine mouche.Elle remarqua le changement et le fit remonter au jour oùMme Lefouin avait rendu visite à ses voisins. Pasde doute : la peste de la poste était au courant de sacorrespondance avec Justin. Elle en avertit ce dernier et ilsprirent des précautions pour déjouer la surveillance dont ils sesentaient l’objet. Le soldat, déguisant son écriture, adressa sesbillets doux sous double enveloppe à Mme Philbert,la petite factrice qui avait reçu les confidences de Thérèse, etcelle-ci usa du même intermédiaire pour faire partir seslettres.

Au bout d’un mois de ce manège,Mme Boussuge dit à son mari :

– Tu ne trouves pas drôle que Justin nenous parle plus de la petite postière ?

– Il pourrait te répondre qu’il imitenotre réserve.

– Tu ne crois pas qu’ils continuent decorrespondre ?

– Rien d’impossible à cela.

– Sous le couvert de quelqu’un,alors ?

– Peut-être.

– C’est extraordinaire : tu as l’aird’en prendre ton parti.

– Je n’empêche que ce que je peuxempêcher.

À la vérité, cette histoire ennuyait Boussuge.Les observations qu’il lui eût semblé naturel de faire à son filsen temps de paix, n’étaient pas de saison du moment que celui-cicourait chaque jour un danger mortel. Beaucoup de parents ontraisonné ainsi pendant la guerre et donné leur approbation à desprojets dont ils ne voulaient pas avoir éventuellement l’abandonsur la conscience.

– Renseigne-toi donc auprès deM. Lefouin, quand tu le rencontreras au café ou ailleurs, ditPalmyre.

– Soit, répondit-il ; mais Justinest loin ; nous n’avons pas perdu son affection… Que veux-tude plus ?

L’ancien maître d’armes questionné, accorda àBoussuge une marque insigne de sympathie et de confiance.

– Mme Lefouin vous estencore plus dévouée que vous ne pensez, dit-il. Promettre et tenir,c’est tout un pour elle. Aucun fait nouveau n’aurait échappé à savigilance. Il y a tout lieu de croire à présent que vous en serezquittes pour la peur. La petite n’est plus nerveuse ni distraitecomme nous la voyions quand ma femme a découvert le pot aux roses.Fini et bien fini, le beau rêve ! Ne vous tourmentez plus.

– Vous êtes sûr ?…

– J’ai de la peine à vous convaincre…Faut-il tout vous dire ? Bon, je prends ça sur moi, car siÉlodie se doutait… Apprenez donc qu’elle a… fureté dans la chambrede cette petite… Les amoureux laissent toujours traîner quelquechose… Ma femme n’a rien trouvé…

– Peut-être parce queMlle Paulin a détruit…

– Allons donc ! Une tête de linottecomme elle ne songe pas à tout… Encore une fois, dormez tranquille…Ce n’était qu’un commencement d’incendie… ; grâce à nous, lespompiers sont arrivés à temps pour l’éteindre.

– Je vous remercie, dit Boussuge. Vousenlevez à ma femme une belle épine du pied.

– À vous aussi, avouez-le.

– Non. Un père est moins jaloux qu’unemère des affections de son fils. Quant à l’avenir des amourettes etdes liaisons nées de la guerre, il n’est pas entre nos mains. Riende plus vain, en ce cas, que les conseils de l’expérience. Ils sont« inopérants », comme on dit dans le langaged’aujourd’hui. Le meilleur moyen de désarmer les parents,voyez-vous, c’est encore d’appeler leurs fils aux armes : ilsles retournent contre nous.

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