L’Hirondelle sous le toit

Chapitre 6UN TRAIN PASSE

La gare est une des distractions de la petiteville. Elle occupe l’esprit. Elle participe à la vie quotidienne.On dit : l’heure de la gare. Elle faitautorité : elle est la bonne. L’heure de l’église et l’heurede l’école, qui se contrarient, n’existent pas pour elle. On noteles gens qui vont à la gare et ceux qui en reviennent. On lesaccompagne en personne ou par la pensée. On imagine les raisons desdéparts et des retours. On évalue le poids des bagages. Les malleset les valises acheminées laissent un sillage que ceux qui nevoyagent pas suivent des yeux.

Au début de la guerre Édouard Boussuge allaitsouvent voir passer les trains de blessés, les trains deprisonniers (après la première bataille de la Marne), les trainsenfin qui transportaient des troupes ou du matériel. Presque tousles trains roulaient lentement, chenillaient, disaitBoussuge, et s’arrêtaient un moment à Bourg. On avait le tempsd’échanger quelques mots avec les voyageurs. Le peu qui tombait deswagons formait toujours un petit fagot que l’ancien fonctionnairerapportait pour alimenter la conversation. Il ne faut pasgrand’chose pour vivre, en province. On s’y nourrit de n’importequoi. Les habitants de loisir allaient attendre impatiemment, pours’en repaître, les journaux de Paris qui arrivaient à deux heures.Ils revenaient de la gare en croquant les rubriques. Ils digéraientles nouvelles à six heures, au café, ou bien de porte en porte.

Boussuge emmenait quelquefois son petitréfugié à la gare. Nanand regardait le coin de la salle d’attenteoù Mme Boussuge l’avait déniché.

– Hein ! tu peux dire que tu as eude la chance, observait alors Édouard.

Et les yeux de l’enfant, levés sur son hôte,répondaient affirmativement.

Un jeudi, dans l’après-midi, ils se trouvaientà la gare, en quête des journaux, lorsque le chef de gare abordantBoussuge, pour lequel il avait beaucoup de considération, lui ditque le train avait un retard de quarante minutes parce qu’il devaitcéder la voie à un train militaire venant de Bretagne.

– J’ai donc le temps, pensa Boussuge,d’aller chez le fumiste, qui n’en finit pas de réparer le fourneaude la cuisine. Il est vrai que son unique ouvrier est mobilisé etqu’on remplace difficilement la main-d’œuvre accaparée… Viens-tuavec moi, Nanand ?

Mais Nanand avait rencontré le fils dubourrelier, avec lequel il échangeait des billes.

– C’est bon, reprit Boussuge,attendez-moi là en jouant… et soyez sages.

Il était absent depuis un quart d’heurelorsque le train militaire fut signalé. Aussitôt, et pour mieux levoir passer, les deux enfants se glissèrent sur le quai. Il venaitlentement… Il s’arrêta en gare, bien qu’il n’y eût point affaire.Comme tous les convois de cette nature, il avait du temps à perdreen route et chenillait sur les parcours, tel un train deplaisir. Des soldats mirent le nez aux portières et, voyant qu’onne repartait pas tout de suite, en profitèrent pour remplir leurbidon à la fontaine ou pour s’approvisionner à la buvette. Entasséscomme bestiaux en leurs wagons, les hommes étaient pour la plupartdébraillés, nu-tête, en manches de chemise. Ils appartenaient à unrégiment de territoriale et n’avaient plus la gaieté des jeunesgens. Dépouillés de l’uniforme, avec leur teint basané, leurstempes dégarnies ou grisonnantes, leurs épaules et leurs reinsalourdis par des années de glèbe, on eût dit des ouvriers agricolesémigrant, plutôt que des soldats allant au feu. Ils ne sentaientque la terre et ses sueurs, pas encore la poudre et le carnage.

L’un d’entre eux, vêtu seulement de sa chemiseet de son pantalon, sauta sur le quai devant Nanand. Quelquesbidons pendus à son épaule s’entre-choquaient. Il se dirigea versla fontaine pour renouveler sa provision d’eau. Et Nanand, saisid’étonnement, reconnut son père.

– Papa ! dit-il, sans presque éleverla voix, non pas qu’il craignît de se tromper, mais parce qu’ilétait décontenancé.

L’homme abaissa les yeux sur l’enfant et ditégalement avec simplicité :

– Tiens, c’est toi…

Il n’embrassa pas son fils ; il semblaitl’avoir vu la veille.

– Qu’est-ce que tu fais ici ?demanda-t-il.

– C’est Bourg-en-Thimerais, ditl’enfant.

– Ah ! fit le père. Je ne savaispas. Ils n’avaient déjà plus rien à se dire.

– Viens m’aider à remplir ça, repritpourtant le territorial.

Nanand présenta l’un après l’autre au robinetles bidons que lui passait son père ; et celui-ci s’informaplus avant :

– Tu es toujours bien, ici ?

– Oui, papa.

– Tu ne manques de rien ?

– Oh ! non.

– C’est vrai que tu as bonne mine. Tu negrandis pas, par exemple.

Il y avait encore un bidon à remplir ; letemps de demander :

– Tu vas à l’école ?

– Pas aujourd’hui, parce que c’estjeudi.

Un employé courait le long du train.

– En voiture les pépères… Vous nevoudriez pas qu’on parte sans vous.

Le mobilisé remit ses bidons à l’épaule etretourna, de son pas pesant, vers le wagon. Au moment d’y remonter,il se pencha enfin vers son fils et lui tendit la râpe d’une barbede huit jours. Nanand l’embrassa.

– Eh bien, au revoir. Porte-toi bien.

Le train démarrait en douceur. Débarrassé deson attirail, le père Servais, le buste hors de la portière pours’assurer qu’elle était bien fermée, se rappela tout à coup quelquechose qu’il avait oublié.

– Au fait… je n’ai point de nouvelles dela mère… Et toi ?

– Elle a écrit le mois dernier.

– Elle va bien ?

– Oui.

– Tu lui souhaiteras le bonjour de mapart.

Et l’homme se rencogna. L’enfant suivit desyeux, un moment, le compartiment qui emportait son père, et puis,quand il ne distingua plus ce compartiment des autres, il restaencore une minute béant au bord de la voie. Il ne s’étonnait plusde rien. La rencontre seule de son père l’avait pris au dépourvu.Celui-ci, somme toute, était toujours aussi peu démonstratif :bonjour, bonsoir. Du nouveau-né qu’il avait laissé au pays, pas unmot. Sa barbe ne piquait ni plus ni moins qu’en tempsordinaire.

– Avec qui causais-tu tout àl’heure ?

Nanand se retourna en sursaut ;M. Boussuge l’avait rejoint.

L’enfant répondit :

– Avec papa.

– Tu es sûr ? fit sottementBoussuge, qui n’en revenait pas.

– Oh ! Je l’ai bienreconnu !

– Où va-t-il ?

– Il ne me l’a pas dit. Il est avec lesautres.

– J’aurais bien voulu le voir.

Nanand, lui, n’en sentait pas la nécessité.Son père n’était pas bavard. Une présentation n’eût donné rien deplus.

– T’a-t-il questionné au moins sur ce quetu fais… sur nous ?

L’enfant répondit évasivement :

– Il n’a pas eu le temps…

– Il a promis de t’écrire, enfin, surtouts’il change de secteur postal ?

Nanand répéta :

– Il n’a pas eu le temps. Le trainrepartait.

« J’ai été mal inspiré en m’absentant, sereprochait tout haut Boussuge. Allez donc retrouver, à présent, uneoccasion pareille. »

Et jusqu’à la maison, il revint opiniâtrementà la charge.

– Alors, il ne t’a pas dit autrechose ? C’est tout de même extraordinaire… Tu as une langue…Vous vous êtes embrassés, je présume…

– Oh ! oui, fit vivement l’enfant,sauvant héroïquement tout ce qui pouvait être sauvé du sentiment dela famille, à l’égard d’un étranger.

Il n’en dit pas davantage àMme Boussuge qui l’interrogea à son tour, enéchangeant avec son mari des regards navrés. Mais le soir,lorsqu’il monta se coucher et tandis que Zénaïde bordaitmaternellement son lit, à l’accoutumée, il lui raconta mot pourmot, en étouffant sa voix, la scène de l’après-midi. Oh ! ilne songeait pas à l’apitoyer sur lui ; mais il se sentait plusen confiance auprès d’elle qu’auprès des maîtres. Ils étaient pourlui, quoi qu’ils fissent, « le monsieur et la dame ».Zénaïde, elle, était Zénaïde, au-dessus de tout, même d’une mère, –hors concours. Il y avait entre eux une sorte de conformitéd’abandon. Et voilà pourquoi elle n’avait pas besoin de lequestionner pour tout savoir.

Elle l’écoutait sans l’interrompre et feignaitde s’absorber dans son occupation et de bougonner sans raison, parhabitude.

Quand il eut fini, elle se contenta dedire :

– C’est bon… dors… et ne fais pas demauvais rêves.

Puis, comme il s’y attendait le moins, ellelui prit la tête à deux mains sur l’oreiller et l’embrassagoulûment, pour la première fois, scellant ainsi, sans mot dire,une adoption décidée dans son cœur et qui ne souffrait plus dedélais.

Chaque soir, à compter de celui-là, laMalaisée ne manqua point d’embrasser son petit réfugié en luisouhaitant bonne nuit. Elle aussi avait du poil sur lafigure ; mais un poil qui ne piquait pas.

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