L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 11Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui paraîtrontanciennes à mes lecteurs.

 

Parmi les personnes présentes à cette scène,il n’y en avait pas une seule qui eût vu des résurrections. Je vouslaisse à penser la surprise et la joie qui éclatèrent dans lelaboratoire. Une triple salve d’applaudissements mêlés de cris,salua le triomphe du docteur Nibor. La foule, entassée dans lesalon, dans les couloirs, dans la cour et jusque dans la rue,comprit à ce signal que le miracle était accompli. Rien ne put laretenir, elle enfonça les portes, surmonta les obstacles, culbutatous les sages qui voulaient l’arrêter, et vint enfin déborder dansle cabinet de physique.

– Messieurs ! criait Mr Nibor, vousvoulez donc le tuer !

Mais on le laissait dire. La plus féroce detoutes les passions, la curiosité, poussait la foule enavant ; chacun voulait voir au risque d’écraser les autres. MrNibor tomba, Mr Renault et son fils, en essayant de le secourir,furent abattus sur son corps ; Mme Renault fut renverséeà son tour aux genoux du colonel et se mit à crier du haut de satête.

– Sacrebleu ! dit Fougas en se dressantcomme par ressort, ces gredins-là vont nous étouffer, si on ne lesassomme !

Son attitude, l’éclat de ses yeux, et surtoutle prestige du merveilleux, firent un vide autour de lui. On auraitdit que les murs s’étaient éloignés, ou que les spectateurs étaientrentrés les uns dans les autres.

– Hors d’ici tous ! s’écria Fougas, de saplus belle voix de commandement.

Un concert de cris, d’explications, deraisonnements, s’élève autour de lui ; il croit entendre desmenaces, il saisit la première, chaise qui se trouve à sa portée,la brandit comme une arme, il pousse, frappe, culbute lesbourgeois, les soldats, les fonctionnaires, les savants, les amis,les curieux, le commissaire de police, et verse ce torrent humaindans la rue avec un fracas épouvantable. Cela fait, il referme laporte au verrou, revient au laboratoire, voit trois hommes deboutauprès de Mme Renault, et dit à la vieille dame en adoucissantle ton de sa voix :

– Voyons, la mère, faut-il expédier cestrois-là comme les autres ?

– Gardez-vous en bien ! s’écria la bonnedame. Mon mari et mon fils, monsieur. Et Mr le docteur Nibor, quivous a rendu la vie.

– En ce cas, honneur à eux, la mère !Fougas n’a jamais forfait aux lois de la reconnaissance et del’hospitalité. Quant à vous, mon Esculape, touchez là !

Au même instant, il s’aperçut que dix à douzecurieux s’étaient hissés du trottoir de la rue jusqu’aux fenêtresdu laboratoire. Il marcha droit à eux et ouvrit avec uneprécipitation qui les fit sauter dans la foule.

– Peuple ! dit-il, j’ai culbuté unecentaine de pandours qui ne respectaient ni le sexe ni lafaiblesse. Ceux qui ne seront pas contents, je m’appelle le colonelFougas, du 23ème. Et vive l’empereur !

Un mélange confus d’applaudissements, de cris,de rires et de gros mots répondit à cette allocution bizarre. LéonRenault se hâta de sortir pour porter des excuses à tous ceux à quil’on en devait. Il invita quelques amis à dîner le soir même avecle terrible colonel, et surtout il n’oublia pas d’envoyer un exprèsà Clémentine.

Fougas, après avoir parlé au peuple, seretourna vers ses hôtes en se dandinant d’un air crâne, se mit àcheval sur la chaise qui lui avait déjà servi, releva les crocs desa moustache, et dit :

– Ah çà, causons. J’ai donc étémalade ?

– Très malade.

– C’est fabuleux. Je me sens tout dispos. J’aifaim, et même en attendant le dîner, je boirais bien un verre devotre schnick.

Mme Renault sortit, donna un ordre etrentra aussitôt.

– Mais, dites-moi donc où je suis !reprit le colonel. À ces attributs du travail, je reconnais undisciple d’Uranie ; peut-être un ami de Monge et deBerthollet. Mais l’aimable cordialité empreinte sur vos visages meprouve que vous n’êtes pas des naturels de ce pays de choucroute.Oui, j’en crois les battements de mon cœur. Amis, nous avons lamême patrie. La sensibilité de votre accueil, à défaut d’autresindices, m’aurait averti que vous êtes Français. Quels hasards vousont amené si loin du sol natal ? Enfants de mon pays, quelletempête vous a jetés sur cette rive inhospitalière ?

– Mon cher colonel, répondit Mr Nibor, si vousvoulez être bien sage, vous ne ferez pas trop de questions à lafois. Laissez-nous le plaisir de vous instruire tout doucement etavec ordre, car vous avez beaucoup de choses à apprendre.

Le colonel rougit de colère et réponditvivement :

– Ce n’est toujours pas vous qui m’enremontrerez, mon petit monsieur !

Une goutte de sang qui lui tomba sur la maindétourna le cours de ses idées :

– Tiens ! dit-il est-ce que jesaigne ?

– Cela ne sera rien ; la circulations’est rétabli, et votre oreille cassée…

Il porta vivement la main à son oreille etdit :

– C’est pardieu vrai. Mais du diable si je mesouviens de cet accident-là !

– Je vais vous faire un petit pansement, etdans deux jours il n’y paraîtra plus.

– Ne vous donnez pas la peine, mon cherHippocrate ; une pincée de poudre, c’est souverain !

Mr Nibor se mit en devoir de le panser un peumoins militairement. Sur ces entrefaites, Léon rentra.

– Ah ! ah ! dit-il au docteur, vousréparez le mal que j’ai fait.

– Tonnerre ! s’écria Fougas ens’échappant des mains de Mr Nibor pour saisir Léon au collet. C’esttoi, clampin ! qui m’as cassé l’oreille ?

Léon était très doux, mais la patience luiéchappa. Il repoussa brusquement son homme.

– Oui, monsieur, c’est moi qui vous ai cassél’oreille, en la tirant, et si ce petit malheur ne m’était pasarrivé, il est certain que vous seriez aujourd’hui à six pieds sousterre. C’est moi qui vous ai sauvé la vie, après vous avoir achetéde mon argent, lorsque vous n’étiez pas coté plus de vingt-cinqlouis. C’est moi qui ai passé trois jours et deux nuits à fourrerdu charbon sous votre chaudière. C’est mon père qui vous a donnéles vêtements que vous avez sur le corps ; vous êtes cheznous, buvez le petit verre d’eau-de-vie que Gothon vousapporte ; mais pour Dieu ! quittez l’habitude dem’appeler clampin, d’appeler ma mère la mère, et de jeter nos amisdans la rue en les traitant de pandours !

Le colonel, tout ahuri, tendit la main à Léon,à Mr Renault et au docteur, baisa galamment la main deMme Renault, avala d’un trait un verre à vin de Bordeauxrempli d’eau-de-vie jusqu’au bord, et dit d’une voixémue :

– Vertueux habitants, oubliez les écarts d’uneâme vive mais généreuse. Dompter mes passions sera désormais maloi. Après avoir vaincu tous les peuples de l’univers, il est beaude se vaincre soi-même.

Cela dit, il livra son oreille à Mr Nibor, quiacheva le pansement.

– Mais, dit-il, en recueillant ses souvenirs,on ne m’a donc pas fusillé ?

– Non.

– Et je n’ai pas été gelé dans latour ?

– Pas tout à fait.

– Pourquoi m’a-t-on ôté mon uniforme ? Jedevine ! Je suis prisonnier !

– Vous êtes libre.

– Libre ! Vive l’empereur ! Maisalors, pas un moment à perdre ! Combien de lieues d’ici àDantzig ?

– C’est très loin.

– Comment appelez-vous cettebicoque ?

– Fontainebleau.

– Fontainebleau ! En France ?

– Seine-et-Marne. Nous allions vous présenterle sous-préfet lorsque vous l’avez jeté dans la rue.

– Je me fiche pas mal de tous lessous-préfets ! J’ai une mission de l’empereur pour le généralRapp, et il faut que je parte aujourd’hui même pour Dantzig. Dieusait si j’arriverai à temps !

– Mon pauvre colonel, vous arriveriez troptard. Dantzig est rendu.

– C’est impossible ? Depuisquand ?

– Depuis tantôt quarante-six ans.

– Tonnerre ! Je n’entends pas qu’on se…moque de moi !

Mr Nibor lui mit en main un calendrier, et luidit :

– Voyez vous-même ! Nous sommes au 17août 1859 ; vous vous êtes endormi dans la tour de Liebenfeldle 11 novembre 1813 ; il y a donc quarante-six ans moins troismois que le monde marche sans vous.

– Vingt-quatre et quarante-six ; maisalors j’aurais soixante-dix ans, à votre compte !

– Votre vivacité montre bien que vous en aveztoujours vingt-quatre.

Il haussa les épaules, déchira le calendrieret dit en frappant du pied le parquet :

– Votre almanach est une blague !

Mr Renault courut à sa bibliothèque, prit unedemi-douzaine de volumes au hasard, et lui fit lire, au bas destitres, les dates de 1826, 1833, 1847, 1858.

– Pardonnez-moi, dit Fougas en plongeant satête dans ses mains. Ce qui m’arrive est si nouveau ! Je necrois pas qu’un humain se soit jamais vu à pareille épreuve. J’aisoixante-dix ans !

La bonne Mme Renault s’en alla prendre unmiroir dans la salle de bain et le lui donna en disant :

– Regardez-vous !

Il tenait la glace à deux mains et s’occupaitsilencieusement à refaire connaissance avec lui-même, lorsqu’unorgue ambulant pénétra dans la cour et joua :

« Partant pour la Syrie ! »

Fougas lança le miroir contre terre encriant :

– Qu’est-ce que vous me contiez donc là ?J’entends la chanson de la reine Hortense !

Mr Renault lui expliqua patiemment, tout enrecueillant les débris du miroir, que la jolie chanson de la reineHortense était devenue un air national et même officiel, que lamusique des régiments avait substitué cette aimable mélodie à lafarouche Marseillaise, et que nos soldats, chose étrange ! nes’en battaient pas plus mal. Mais déjà le colonel avait ouvert lafenêtre et criait au Savoyard :

– Eh ! l’ami ! Un napoléon pour toisi tu me dis en quelle année je respire !

L’artiste se mit à danser le plus légèrementqu’il put, en secouant son moulin à musique.

– Avance à l’ordre ! cria le colonel. Etlaisse en repos ta satanée machine !

– Un petit chou, mon bon mouchu !

– Ce n’est pas un sou que je te donnerai, maisun napoléon, si tu me dis en quelle année nous sommes !

– Que ch’est drôle, hi ! hi !hi !

– Et si tu ne me le dis pas plus vite que ça,je te couperai les oreilles !

Le Savoyard s’enfuit, mais il revint tout desuite, comme s’il avait médité au trot la maxime : Qui nerisque rien, n’a rien.

– Mouchu ! dit-il d’une voix pateline,nous chommes en mil huit chent chinquante-neuf.

– Bon ! cria Fougas. Il chercha del’argent dans ses poches et n’y trouva rien. Léon vit son embarras,et jeta vingt francs dans la cour. Avant de refermer la fenêtre, ildésigna du doigt la façade d’un joli petit bâtiment neuf où lecolonel put lire en toutes lettres :

AUDRET, ARCHITECTE

MDCCCLIX.

Renseignement parfaitement clair, et qui necoûtait pas vingt francs.

Fougas, un peu confus, serra la main de Léonet lui dit :

– Ami, je n’oublierai plus que la confianceest le premier devoir de la reconnaissance envers la bienfaisance.Mais parlez-moi de la patrie ! Je foule le sol sacré où j’aireçu l’être, et j’ignore les destinées de mon pays. La France esttoujours la reine du monde, n’est-il pas vrai ?

– Certainement, dit Léon.

– Comment va l’empereur ?

– Bien.

– Et l’impératrice ?

– Très bien.

– Et le roi de Rome ?

– Le prince impérial ? C’est un très belenfant.

– Comment ! un bel enfant ! Et vousavez le front de dire que nous sommes en 1859 !

Mr Nibor prit la parole et expliqua enquelques mots que le souverain actuel de la France n’était pasNapoléon Ier, mais Napoléon III.

– Mais alors, s’écria Fougas, mon empereur estmort !

– Oui.

– C’est impossible ! Racontez-moi tout ceque vous voudrez, excepté ça ! Mon empereur est immortel.

Mr Nibor et les Renault, qui n’étaientpourtant pas historiens de profession, furent obligés de lui faireen abrégé l’histoire de notre siècle. On alla chercher un groslivre écrit par Mr de Norvins et illustré de belles gravures parRaffet. Il n’accepta la vérité qu’en la touchant du doigt, etencore s’écriait-il à chaque instant :

– C’est impossible ! Ce n’est pas del’histoire que vous me lisez ; c’est un roman écrit pour fairepleurer les soldats !

Il fallait, en vérité, que ce jeune homme eûtl’âme forte et bien trempée, car il apprit en quarante minutes tousles malheurs que la fortune avait répartis sur dix-huit années,depuis la première abdication jusqu’à la mort du roi de Rome. Moinsheureux que ses anciens compagnons d’armes, il n’eut pas unintervalle de repos entre ces chocs terribles et répétés quifrappaient tous son cœur au même endroit. On aurait pu craindre quele coup ne fît balle et que le pauvre Fougas ne mourût dans lapremière heure de sa vie. Mais ce diable d’homme pliait etrebondissait tour à tour comme un ressort. Il cria d’admiration enécoutant les beaux combats de la campagne de France ; il rugitde douleur en assistant aux adieux de Fontainebleau. Le retour del’île d’Elbe illumina sa belle et noble figure ; son cœurcourut à Waterloo avec la dernière armée de l’Empire, et s’y brisa.Puis il serrait les poings et disait entre ses dents :

– Si j’avais été là, à la tête du23ème, Blucher et Wellington auraient bien vu !

L’invasion, le drapeau blanc, le martyre deSainte-Hélène, la terreur blanche en Europe, le meurtre de Murat,ce dieu de la cavalerie, la mort de Ney, de Brune, de MoutonDuvernet et de tant d’autres hommes de cœur qu’il avait connus,admirés et aimés, le jetèrent dans une série d’accès de rage ;mais rien ne l’abattit. En écoutant la mort de Napoléon, il juraitde manger le cœur de l’Angleterre ; la lente agonie du pâle etcharmant héritier de l’Empire lui inspirait des tentationsd’éventrer l’Autriche. Lorsque le drame fut fini et le rideau tombésur Schoenbrunn, il essuya ses larmes et dit :

– C’est bien. J’ai vécu en un instant toute lavie d’un homme. Maintenant, montrez-moi la carte deFrance !

Léon se mit à feuilleter un atlas, tandis queMr Renault essayait de résumer au colonel l’histoire de laRestauration et de la monarchie de 1830. Mais Fougas avait l’espritailleurs.

– Qu’est-ce que ça me fait, disait-il, quedeux cents bavards de députés aient mis un roi à la place d’unautre ? Des rois ! j’en ai tant vu par terre ! Sil’Empire avait duré dix ans de plus, j’aurais pu me donner un roipour brosseur !

Lorsqu’on lui mit l’atlas sous les yeux, ils’écria d’abord avec un profond dédain :

– Ça, la France !

Mais bientôt deux larmes de tendresseéchappées de ses yeux arrosèrent l’Ardèche et la Gironde. Il baisala carte et dit avec une émotion qui gagna presque tous lesassistants :

– Pardonne-moi ma pauvre vieille, d’avoirinsulté à ton malheur ! Ces scélérats que nous avions rosséspartout, ont profité de mon sommeil pour rogner tesfrontières ; mais petite ou grande, riche ou pauvre, tu es mamère, et je t’aime comme un bon fils ! Voici la Corse, oùnaquit le géant de notre siècle, voici Toulouse où j’ai reçu lejour ; voilà Nancy, où j’ai senti battre mon cœur, où celleque j’appelais mon Églé m’attend peut-être encore !France ! tu as un temple dans mon âme ; ce brast’appartient ; tu me trouveras toujours prêt à verser mon sangjusqu’à la dernière goutte pour te défendre ou te venger !

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