L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 13Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même.

 

« N’espérez pas que j’émaille mon récitde ces fleurs plus agréables que solides, dont l’imagination separe quelquefois pour farder la vérité. Français et soldat,j’ignore doublement la feinte. C’est l’amitié qui m’interroge,c’est la franchise qui répondra.

« Je suis né de parents pauvres, maishonnêtes, au seuil de cette année féconde et glorieuse qui éclairale Jeu de Paume d’une aurore de liberté. Le Midi fut mapatrie ; la langue aimée des troubadours fut celle que jebégayai au berceau. Ma naissance coûta le jour à ma mère. L’auteurdes miens, modeste possesseur d’un champ, trempait son pain dans lasueur du travail. Mes premiers jeux ne furent pas ceux del’opulence. Les cailloux bigarrés qu’on ramasse sur la rive et cetinsecte bien connu que l’enfance fait voltiger libre et captif aubout d’un fil, me tinrent lieu d’autres joujoux.

« Un vieux ministre des autels, affranchides liens ténébreux du fanatisme et réconcilié avec lesinstitutions nouvelles de la France, fut mon Chiron et mon Mentor.Il me nourrit de la forte moelle des lions de Rome etd’Athènes ; ses lèvres distillaient à mes oreilles le mielembaumé de la sagesse. Honneur à toi, docte et respectablevieillard, qui m’a donné les premières leçons de la science et lespremiers exemples de la vertu !

« Mais déjà cette atmosphère de gloireque le génie d’un homme et la vaillance d’un peuple firent flottersur la patrie, enivrait tous mes sens et faisait palpiter ma jeuneâme. La France, au lendemain du volcan de la guerre civile, avaitréuni ses forces en faisceau pour les lancer contre l’Europe, et lemonde étonné, sinon soumis, cédait à l’essor du torrent déchaîné.Quel homme, quel Français aurait pu voir avec indifférence cet échode la victoire répercuté par des millions de cœurs ?

« À peine au sortir de l’enfance, jesentis que l’honneur est plus précieux que la vie. La mélodieguerrière des tambours arrachait à mes yeux des larmes mâles etcourageuses. Et moi aussi, disais-je en suivant la musique desrégiments dans les rues de Toulouse, je veux cueillir des lauriers,dussé-je les « arroser de mon sang ! » Le pâleolivier de la paix n’obtenait que mes mépris. C’est en vain qu’oncélébrait les triomphes pacifiques du barreau, les molles délicesdu commerce ou de la finance. À la toge de nos Cicérons, à lasimarre de nos magistrats, au siège curule de nos législateurs, àl’opulence de nos Mondors, je préférais le glaive. On aurait ditque j’avais sucé le lait de Bellone. « Vaincre oumourir » était déjà ma devise, et je n’avais pas seizeans !

« Avec quel noble mépris j’entendaisraconter l’histoire de nos protées de la politique ! De quelregard dédaigneux je bravais les Turcarets de la finance, vautréssur les coussins d’un char magnifique, et conduits par un automédongalonné vers le boudoir de quelque Aspasie ! Mais sij’entendais redire les prouesses des chevaliers de la Table ronde,ou célébrer en vers élégants la vaillance des croisés ; si lehasard mettait sous ma main les hauts faits de nos modernesRolands, retracés dans un bulletin de l’armée par l’héritier deCharlemagne, une flamme avant-courrière du feu des combatss’allumait dans mes yeux juvéniles.

« Ah ! c’était trop languir, et monfrein rongé par l’impatience allait peut-être se rompre, quand lasagesse d’un père le délia.

« – Pars, me dit-il, en essayant, mais envain, de retenir ses larmes. Ce n’est pas un tyran qui t’aengendré, et je n’empoisonnerai pas le jour que je t’ai donnémoi-même. J’espérais que ta main resterait dans notre chaumièrepour me fermer les yeux, mais lorsque le patriotisme a parlé,l’égoïsme doit se taire. Mes vœux te suivront désormais sur leschamps où Mars moissonne les héros. Puisses-tu mériter la palme ducourage et te montrer bon citoyen comme tu as été bonfils !

« Il dit et m’ouvrit ses bras. J’ytombai, nous confondîmes nos pleurs, et je promis de revenir aufoyer dès que l’étoile de l’honneur se suspendrait à ma poitrine.Mais hélas ! l’infortuné ne devait plus me revoir. La Parque,qui dorait déjà le fil de mes jours, trancha le sien sans pitié. Lamain d’un étranger lui ferma la paupière, tandis que je gagnais mapremière épaulette à la bataille d’Iéna.

« Lieutenant à Eylau, capitaine à Wagramet décoré de la propre main de l’empereur sur le champ de bataille,chef de bataillon devant Almeida, lieutenant colonel à Badajoz,colonel à la Moskowa, j’ai savouré à pleins bords la coupe de lavictoire. J’ai bu aussi le calice de l’adversité. Les plainesglacées de la Russie m’ont vu seul, avec un peloton de braves,dernier reste de mon régiment, dévorer la dépouille mortelle decelui qui m’avait porté tant de fois jusqu’au sein des bataillonsennemis. Tendre et fidèle compagnon de mes dangers, déferré paraccident auprès de Smolensk, il dévoua ses mânes eux-mêmes au salutde son maître et fit un rempart de sa peau à mes pieds glacés etmeurtris.

« Ma langue se refuse à retracer le récitde nos hasards dans cette funeste campagne. Je l’écrirai peut-êtreun jour avec une plume trempée dans les larmes… les larmes, tributde la faible humanité. Surpris par la saison des frimas dans unezone glacée, sans feu, sans pain, sans souliers, sans moyens detransport, privés des secours de l’art d’Esculape, harcelés par lesCosaques, dépouillés par les paysans, véritables vampires, nousvoyions nos foudres muets, tombés au pouvoir de l’ennemi, vomir lamort contre nous-mêmes. Que vous dirai-je encore ? Le passagede la Bérésina, l’encombrement de Wilna, tout le tremblement detonnerre de nom d’un chien… mais je sens que la douleur m’égare etque ma parole va s’empreindre de l’amertume de ces souvenirs.

« La nature et l’amour me réservaient decourtes mais précieuses consolations. Remis de mes fatigues, jecoulai des jours heureux sur le sol de la patrie, dans lespaisibles vallons de Nancy. Tandis que nos phalanges s’apprêtaientà de nouveaux combats, tandis que je rassemblais autour de mondrapeau trois mille jeunes mais valeureux guerriers, tous résolusde frayer à leurs neveux le chemin de l’honneur, un sentimentnouveau que j’ignorais encore se glissa furtivement dans monâme.

« Ornée de tous les dons de la nature,enrichie des fruits d’une excellente éducation, la jeune etintéressante Clémentine sortait à peine des ténèbres de l’enfancepour entrer dans les douces illusions de la jeunesse. Dix-huitprintemps formaient son âge ; les auteurs de ses joursoffraient à quelques chefs de l’armée une hospitalité qui, pourn’être pas gratuite, n’en était pas moins cordiale. Voir leur filleet l’aimer fut pour moi l’affaire d’un jour. Son cœur novice sourità ma flamme : aux premiers aveux qui me furent dictés par lapassion, je vis son front se colorer d’une aimable pudeur. Nouséchangeâmes nos serments par une belle soirée de juin, sous unetonnelle où son heureux père versait quelquefois aux officiersaltérés la brune liqueur du Nord. Je jurai qu’elle serait ma femme,elle promit de m’appartenir ; elle fit plus encore. Notrebonheur ignoré de tous eut le calme d’un ruisseau dont l’onde puren’est point troublée par l’orage, et qui, coulant doucement entredes rives fleuries, répand la fraîcheur dans le bocage qui protègeson modeste cours.

« Un coup de foudre nous sépara l’un del’autre, au moment où la loi et les autels s’apprêtaient à cimenterdes nœuds si doux. Je partis avant d’avoir pu donner mon nom àcelle qui m’avait donné son cœur. Je promis de revenir, elle promitde m’attendre, et je m’échappai de ses bras tout baigné de seslarmes, pour courir aux lauriers de Dresde et aux cyprès deLeipzig. Quelques lignes de sa main arrivèrent jusqu’à moi dansl’intervalle des deux batailles : « Tu seras père »me disait-elle. Le suis-je ? Dieu le sait ! M’a-t-elleattendu ? Je le crois. L’attente a dû lui paraître longueauprès du berceau de cet enfant qui a quarante-six ans aujourd’huiet qui pourrait à son tour être mon père !

« Pardonnez-moi de vous entretenir silongtemps de l’infortune. Je voulais passer rapidement sur cettelamentable histoire, mais le malheur de la vertu a quelque chose dedoux qui tempère l’amertume de la douleur !

« Quelques jours après le désastre deLeipzig, le géant de notre siècle me fit appeler dans sa tente etme dit :

« – Colonel, êtes-vous homme à traverserquatre armées ?

« – Oui, sire.

« – Seul et sans escorte ?

« – Oui, sire.

« – Il s’agit de porter une lettre àDantzig.

« – Oui, sire.

« – Vous la remettrez au général Rapp, enmain propre.

« – Oui, sire.

« – Il est probable que vous serez prisou tué.

« – Oui, sire.

« – C’est pourquoi j’envoie deux autresofficiers avec des copies de la même dépêche. Vous êtes trois, lesennemis en tueront deux, le troisième arrivera, et la France serasauvée.

« – Oui, sire.

« – Celui qui reviendra sera général debrigade.

« – Oui, sire.

« Tous les détails de cet entretien,toutes les paroles de l’empereur, toutes les réponses que j’eusl’honneur de lui adresser sont encore gravés dans ma mémoire. Nouspartîmes séparément tous les trois. Hélas ! aucun de nous neparvint au but de son courage, et j’ai appris aujourd’hui que laFrance n’avait pas été sauvée. Mais quand je vois des pékinsd’historiens raconter que l’empereur oublia d’envoyer des ordres augénéral Rapp, j’éprouve une funeste démangeaison de leur couper… aumoins la parole.

« Prisonnier des Russes dans un villageallemand, j’eus la consolation d’y trouver un vieux savant qui medonna la preuve d’amitié la plus rare. Qui m’aurait dit, lorsque jecédai à l’engourdissement du froid dans la tour de Liebenfeld, quece sommeil ne serait pas le dernier ? Dieu m’est témoin qu’enadressant du fond du cœur un suprême adieu à Clémentine, je ne meflattais plus de la revoir jamais. Je te reverrai donc, ô douce etconfiante Clémentine, toi la meilleure de toutes les épouses etprobablement de toutes les mères ! Que dis-je ? Je larevois ! Mes yeux ne me trompent pas ! C’est bienelle ! La voilà telle que je l’ai quittée !Clémentine ! dans mes bras ! sur mon cœur ! Ahçà ! qu’est-ce que vous me chantiez donc, vous autres ?Napoléon n’est pas mort et le monde n’a pas vieilli de quarante-sixans, puisque Clémentine est toujours la même !

La fiancée de Léon Renault venait d’entrerdans le salon, et elle demeura pétrifiée en se voyant si bienaccueillie par le colonel.

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