L’homme à l’oreille cassée

Chapitre 4La victime.

 

– Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens deme rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté tadissertation comme on écoute le discours latin du professeur derhétorique ; il y a toujours dans l’auditoire une majorité quin’y apprend rien et une minorité qui n’y comprend rien. Mais toutle monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront àla suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiseret de son digne élève, Mr Pouchet ; tu en as donc trop dit situ as cru parler à notre adresse ; tu n’en as pas dit assezpour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien auxdiscussions pendantes sur le vitalisme et l’organicisme : Lavie est-elle un principe d’action qui anime les organes et les meten jeu ? N’est-elle, au contraire, que le résultat del’organisation, le jeu des diverses propriétés de la matièreorganisée ? C’est un problème de la plus haute importance, quiintéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardimentdevant elles. Il suffirait de leur dire : « Nouscherchons s’il y a un principe vital, source et commencement detous les actes du corps, ou si la vie n’est que le résultat du jeurégulier des organes ? Le principe vital, aux yeux de Meiseret de son disciple, n’est pas ; s’il existait réellement,disent-ils, on ne comprendrait point qu’il pût sortir d’un homme etd’un tardigrade lorsqu’on les sèche, et y rentrerlorsqu’on les mouille. Or, si le principe vital n’est pas, toutesles théories métaphysiques et morales qu’on a fondées sur sonexistence sont à refaire. » Ces dames t’ont patiemment écouté,c’est une justice à leur rendre ; tout ce qu’elles ont pucomprendre à ce discours un peu latin, c’est que tu leur donnaisune dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais onte pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer ;ouvre la boîte du colonel !

– Nous l’avons bien gagné ! s’écriaClémentine en riant.

– Et si vous alliez avoir peur ?

– Sachez, monsieur, que je n’ai peur depersonne, pas même des colonels vivants !

Léon reprit son trousseau de clefs et ouvritla longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couverclesoulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait unemagnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée desoie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrentles flambeaux et les bougies, et le colonel du 23ème deligne apparut comme dans une chapelle ardente.

On eût dit un homme endormi. La parfaiteconservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier.C’était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir lacomparaison avec les plus belles momies européennes décrites parVicq d’Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787.

La partie la mieux conservée, comme toujours,était la face. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâleet fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté àl’ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l’homme aupremier coup d’œil.

Sans doute le nez avait la pointe un peu pluseffilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat dudos un peu moins prononcé que vers l’année 1813. Les paupièress’étaient amincies, les lèvres s’étaient pincées, les coins de labouche étaient légèrement tirées vers le bas, les pommettesressortaient trop en relief ; le cou s’était visiblementrétréci, ce qui exagérait la saillie du menton et du larynx. Maisles yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins cavesqu’on n’aurait pu le supposer ; la bouche ne grimaçait pointcomme la bouche d’un cadavre ; la peau, légèrement ridée,n’avait pas changé de couleur : elle était seulement devenueun peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte lacouleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elleles recouvrait d’une manière immédiate. Elle avait même pris uneteinte rosée qu’on n’observe pas d’ordinaire sur les cadavresmomifiés. Mr le docteur Martout expliqua cette anomalie en disantque, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules dusang ne s’étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dansles vaisseaux capillaires du derme et des tissussous-jacents ; qu’ils avaient donc conservé leur couleurpropre, et qu’ils la laissaient voir plus facilement qu’autrefois,grâce à la demi-transparence de la peau desséchée.

L’uniforme était devenu beaucoup troplarge ; on le comprend sans peine ; mais il ne semblaitpas à première vue que les membres se fussent déformés. Les mainsétaient sèches et anguleuses ; mais les ongles, quoique un peurecourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Leseul changement très notable était la dépression excessive desparois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous desdernières côtes ; à droite, une légère saillie laissaitdeviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses partiesdu corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis queLéon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait leshonneurs de sa momie, il déchira maladroitement l’ourlet del’oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau decolonel.

Cet accident sans gravité aurait pu passerinaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tousles gestes de son amant, n’avait laissé tomber sa bougie enpoussant un cri d’effroi. On s’empressa autour d’elle ; Léonla soutint dans ses bras et la porta sur une chaise ; MrRenault courut chercher des sels : elle était pâle comme unemorte et semblait au moment de s’évanouir.

Elle reprit bientôt ses forces et rassura toutle monde avec un sourire charmant.

– Pardonnez-moi, dit-elle, un mouvement deterreur si ridicule ; mais ce que Mr Léon nous avait dit… etpuis… cette figure qui paraît endormie… il m’a semblé que ce pauvrehomme allait ouvrir la bouche en criant qu’on lui faisait mal.

Léon s’empressa de refermer la boîte de noyer,tandis que Mr Martout ramassait le fragment d’oreille et le mettaitdans sa poche. Mais Clémentine tout en continuant à s’excuser et àsourire, fut reprise d’un nouvel accès d’émotion et se mit à fondreen larmes. L’ingénieur se jeta à ses pieds, se répandit en excuseset en bonnes paroles, et fit tout ce qu’il put pour consoler cettedouleur inexplicable. Clémentine séchait ses larmes, puis repartaitde plus belle, et sanglotait à fendre l’âme, sans savoirpourquoi.

« Animal que je suis ! murmuraitLéon en s’arrachant les cheveux. Le jour où je la revois aprèstrois ans d’absence, je n’imagine rien de plus spirituel que de luimontrer des momies ! »

Il lança un coup de pied dans le triple coffredu colonel en disant :

– Je voudrais que ce maudit colonel fût audiable !

– Non ! s’écria Clémentine avec unredoublement de violence et d’éclat. Ne le maudissez pas, monsieurLéon ! Il a tant souffert ! Ah ! pauvre !pauvre malheureux homme !

Mlle Sambucco était un peu honteuse. Elleexcusait sa nièce et protestait que jamais, depuis sa plus tendreenfance, elle n’avait laissé voir un tel excès de sensibilité. Mret Mme Renault qui l’avaient vue grandir, le docteur Martoutqui remplissait auprès d’elle la sinécure de médecin, l’architecte,le notaire, en un mot, toutes les personnes présentes étaientplongées dans une véritable stupéfaction. Clémentine n’était pasune sensitive : ce n’était pas même une pensionnaireromanesque. Sa jeunesse n’avait pas été nourrie d’AnneRadcliffe ; elle ne croyait pas aux revenants ; ellemarchait fort tranquillement dans la maison à dix heures du soir,sans lumière. Quelques mois avant le départ de Léon, lorsque samère était morte, elle n’avait voulu partager avec personne letriste bonheur de veiller en priant dans la chambre mortuaire.

– Cela nous apprendra, dit la tante, à restersur pied passé dix heures ; que dis-je ! il est minuitmoins un quart. Viens, mon enfant ; tu achèveras de teremettre dans ton lit.

Clémentine se leva avec soumission, mais aumoment de sortir du laboratoire elle revint sur ses pas, et, par uncaprice encore plus inexplicable que sa douleur, elle voulutabsolument revoir la figure du colonel. Sa tante eut beau lagronder ; malgré les observations de Mlle Sambucco et de tousles assistants, elle rouvrit la boîte de noyer, s’agenouilla devantla momie et la baisa sur le front.

– Pauvre homme ! dit-elle en serelevant ; comme il a froid ! Monsieur Léon,promettez-moi que s’il est mort, vous le ferez mettre en terresainte !

– Comme il vous plaira, mademoiselle. Jecomptais l’envoyer au musée anthropologique, avec la permission demon père ; mais, vous savez que nous n’avons rien à vousrefuser.

On ne se sépara pas aussi gaiement à beaucoupprès qu’on ne s’était abordé. Mr Renault et son fils reconduisirentMlle Sambucco et sa nièce jusqu’à leur porte et rencontrèrent cegrand colonel de cuirassiers qui honorait Clémentine de sesattentions. La jeune fille serra tendrement le bras de son fiancéet lui dit :

– Voici un homme qui ne me voit jamais sanssoupirer. Et quels soupirs, grand Dieu ! Il n’en faudrait pasdeux pour enfler les voiles d’un vaisseau. Avouez que la race descolonels a bien dégénéré depuis 1813 ! On n’en voit plusd’aussi distingués que notre malheureux ami !

Léon avoua tout ce qu’elle voulut. Mais il nes’expliquait pas clairement pourquoi il était devenu l’ami d’unemomie qu’il avait payée vingt-cinq louis. Pour détourner laconversation, il dit à Clémentine :

– Je ne vous ai pas montré tout ce quej’apportais de mieux. S.M. l’empereur de toutes les Russiesm’a fait présent d’une petite étoile en or émaillé qui se porte aubout d’un ruban. Aimez-vous les rubans qu’on met à laboutonnière ?

– Oh ! oui, répondit-elle, le ruban rougede la Légion d’honneur ! Vous avez remarqué ? Le pauvrecolonel en a encore un lambeau sur son uniforme, mais la croix n’yest plus. Ces mauvais Allemands la lui auront arrachée lorsqu’ilsl’ont fait prisonnier !

– C’est bien possible, dit Léon.

Comme on était arrivé devant la maison de MlleSambucco, il fallut se quitter. Clémentine tendit la main à Léon,qui aurait mieux aimé la joue.

Le père et le fils retournèrent chez eux,bras-dessus, bras-dessous, au petit pas, en se livrant à desconjectures sans fin sur les émotions bizarres de Clémentine.

Mme Renault attendait son fils pour lecoucher : vieille et touchante habitude que les mères neperdent pas aisément. Elle lui montra le bel appartement qu’onavait construit pour son futur ménage, au-dessus du salon et del’atelier de Mr Renault.

– Tu seras là dedans comme un petit coq enpâte, dit-elle en montrant une chambre à coucher merveilleuse deconfort. Tous les meubles sont moelleux, arrondis, sans aucunangle : un aveugle s’y promènerait sans craindre de seblesser. Voilà comme je comprends le bien-être intérieur ; quechaque fauteuil soit un ami. Cela te coûte un peu cher ; lesfrères Penon sont venus de Paris tout exprès. Mais il faut qu’unhomme se trouve bien chez lui, pour qu’il n’ait pas la tentationd’en sortir.

Ce doux bavardage maternel se prolongea deuxbonnes heures, et il fut longuement parlé de Clémentine, vous vousen doutez bien. Léon la trouvait plus jolie qu’il ne l’avait rêvéedans ses plus doux songes, mais moins aimante.

« Diable m’emporte ! dit-il ensoufflant sa bougie ; on croirait que ce maudit colonelempaillé est venu se fourrer entre nous ! »

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