L’Homme au masque de fer

Chapitre 4LA PROMESSE DE CASTEL-RAJAC

Le temps passa. Les jours formèrent des mois,puis des années…

Castel-Rajac, ses deux amis et le bambinvivaient toujours dans leur village pyrénéen. Quelque temps,Navailles était resté dans la région. Puis, certain enfin que lesprotégés du cardinal ne couraient plus aucun risque, il avaitrejoint Paris, non sans venir faire, de temps à autre, uneincursion jusqu’à Bidarray. Il avait revu de la sorte legentilhomme gascon et ses amis, et avait reçu, au vieux manoir,chaque fois un accueil aussi franc qu’enthousiaste. Mais il n’avaitjamais dévoilé à Castel-Rajac la raison pour laquelle il revenaitainsi de temps à autre. Le marquis de Navailles était à la fois leplus loyal et le plus discret des serviteurs.

Puis ses visites s’espacèrent à mesure qu’ilacquérait la certitude que ses amis n’avaient plus rien àcraindre.

Peu de temps avant la dernière crise quidevait l’emporter, Richelieu partit pour Pau, espérant que leclimat rétablirait sa santé chancelante.

Il se souvint alors que Pau n’est pastellement éloigné de la Gascogne, et que dans cette provincevivaient le chevalier de Castel-Rajac et son fils.

Le cardinal n’avait nullement été dupe del’habile subterfuge employé par le défenseur deMme de Chevreuse.

Le petit Henry resterait donc officiellementle fils de Castel-Rajac, alors que le premier ministre aurait donnésa tête à couper que le garçonnet était bien celui dont la reineavait accouché clandestinement, quatre ans auparavant.

Le cardinal envoya un de ses officiers auprèsde Castel-Rajac, avec ordre de le ramener près de lui, ainsi queson fils.

Afin de donner toute sécurité à Gaëtan,l’émissaire du cardinal n’était autre que le marquis de Navailles.Il était porteur d’un sauf-conduit qui donnait toutes garanties àCastel-Rajac et à l’enfant.

Tout d’abord, le Gascon hésita. Il sedit :

– Si c’était un piège ?

Avec sa franchise habituelle, il ne se gênanullement pour faire part de ses soupçons àM. de Navailles.

– Monsieur, lui dit-il, j’ai charged’âme. Je respecte Son Éminence. Mais je ne puis oublier que j’aiété appelé à jouer vis-à-vis d’Elle un rôle qu’elle ne m’apeut-être pas encore pardonné…

– Chevalier, répondit le marquis deNavailles avec non moins de franchise, si cette invitation était unguet-apens, jamais Son Éminence n’aurait osé m’envoyer commeémissaire !

Cette fière réponse décida Castel-Rajac.

– Si vous le désirez, ajouta Navailles,je puis vous donner ma parole d’honneur que les intentions ducardinal sont pleines de bienveillance, et que vous n’avez àredouter aucune traîtrise.

– Monsieur le marquis, votre paroled’honneur est plus que suffisante ! Votre première réponse mesatisfaisait déjà, et je suis prêt à partir avec mon fils quand ilvous plaira !

Dès le lendemain, ils se mirent en route. Lepetit Henry était alors un délicieux bambin de quatre ans, déjàsolide et éveillé.

Richelieu les reçut dans une grande salle duchâteau où était né Henri IV.

Déjà marqué par la mort, le visage amaigri,les mains osseuses et quasi squelettiques, l’œil toujours aussilumineux, il semblait, au seuil du tombeau, plus grand encore qu’ausommet de sa vie.

Malgré son audace naturelleGaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac se sentit tout à coupdominé par la majesté de celui qui, depuis tant d’années, était levéritable roi de France.

Au regard bienveillant que « l’hommerouge » lui adressa, et à l’appel affectueux de la main qu’ilfit au petit Henry qui le contemplait d’un air un peu effarouché,mais respectueux, comme si, d’instinct, il devinait qu’il setrouvait en face d’une des plus grandes forces humaines qui eussentjamais existé, l’ami de la duchesse de Chevreuse comprit queM. de Navailles lui avait dit la vérité, et qu’il avaitbien fait de ne point se dérober à l’appel ducardinal-ministre.

Celui-ci, d’une voix grave, lui dit :

– Monsieur le chevalier, si je vous aimandé près de moi, ce n’est point dans un sentiment de curiosité,et encore moins de rancune ; c’est parce que je voulais, avantde mourir, avoir de votre bouche toute la vérité.

Et, attirant l’enfant près de lui, il lesregarda successivement avec beaucoup d’attention, puis ilreprit :

– Je voudrais vous parler seul uninstant.

Gaëtan prit le petit par la main et,l’emmenant au bout d’une vaste salle, près d’une grande fenêtre quidonnait sur la cour d’honneur, il lui dit :

– Regarde tous ces cavaliers… regarde-lesbien, afin d’être un jour comme eux !

L’enfant s’absorba dans la contemplation desofficiers et des gardes qui cavalcadaient sur le pavé. Le Gasconrevint alors vers Richelieu, qui se disait :

– Il n’est pas encore tranquille,puisqu’il n’a pas voulu emmener le petit hors de sa présence. Celaprouve qu’il est aussi prudent que brave et cela n’est point pourme déplaire.

Castel-Rajac, qui s’était approché deRichelieu, attendait, dans une attitude pleine de déférence, quecelui-ci daignât lui adresser la parole. Après l’avoir considérépendant un instant l’homme rouge reprit :

– Savez-vous, monsieur le chevalier, quevous avez été mêlé à une aventure qui aurait pu vous coûter latête ?

– Je le sais, Éminence !

– Sans doute, vous êtes-vous étonnéqu’après la tuerie du château de Montgiron, je n’eusse point songéà châtier ceux qui avaient massacré mes gardes ?

Avec sa netteté habituelle, Gaëtanrépondait :

– J’ai supposé que Votre Éminence avaitperdu ma trace, ainsi que celle de mes amis !

– Il n’en était rien, monsieur ! Àpeine un mois après votre rébellion, je connaissais le lieu devotre retraite, et si je vous ai épargné, c’est que j’ai appris quevous aviez agi en très bonne foi, et que si vous aviez pourfenduplusieurs de mes meilleurs soldats c’était uniquement pour tenir leserment d’honneur que vous aviez fait à la duchesse de Chevreuse,de défendre jusqu’à la mort l’enfant qu’elle vous avait confié.

Tout en s’inclinant légèrement, Gaëtanrépondait :

– Je constate que Votre Éminence estadmirablement renseignée !

– Maintenant, monsieur, j’ai une questiontrès grave à vous poser. Elle est même la vraie raison pourlaquelle je vous ai fait venir ici.

Tout en fixant dans les yeux le Gascon, quisoutint son regard avec la tranquille énergie d’une âme sincère, ildit :

– Connaissez-vous le père et la mère decet enfant ?

Spontanément, l’amant de la belle Marierépliquait :

– Le père… je m’en doute un peu…

– Il est inutile de me dire que c’estvous, coupait Richelieu, car je ne vous croirais pas, bien que vousl’eussiez déclaré sur le registre de baptême de l’église deSaint-Marcelin. D’ailleurs, cela n’a que peu d’importance… Mais lamère… Connaissez-vous la mère, ou plutôt, le nom de lamère ?

– Non, Éminence…

– La duchesse de Chevreuse n’a jamaislaissé échapper devant vous aucune parole qui fût de nature àéveiller vos soupçons ?

– Jamais, Éminence !

– Et vous, n’avez-vous même point cherchéà pénétrer ce secret qui doit être d’importance, puisqu’on a faitautour de lui un si grand mystère ?

– Non, Éminence…

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure…

Le cardinal garda un moment le silence. Puisil reprit :

– Êtes-vous ambitieux,chevalier ?

Castel-Rajac sourit.

– Oh ! pas du tout ! J’aime monpays, son soleil, ses paysages ; cette vie simple me suffit,et je ne demande ni la richesse, ni la gloire.

– Cependant, vous me paraissez doué dequalités telles qu’il est dommage de penser qu’elles demeurerontstériles… Vous n’êtes guère fortuné, mais vous êtes de bonnesouche. J’ai là, dans cette cassette, un brevet de colonel. Quediriez-vous si je le signais ?

Le chevalier s’inclina.

– Éminence, je serais pénétré envers vousde la plus profonde reconnaissance…

Et, avec finesse, il ajouta :

– Il va donc y avoir la guerre ?

Richelieu répliqua :

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Mais, Éminence, parce que s’il n’y apoint de guerre, il n’y a pas lieu de me nommer colonel !

– Et s’il y a la guerre ?

– Eh ! mordiou, je me battrai ensoldat !

Le grand cardinal dissimula un rapide sourire.Cette verve gasconne l’amusait. Il étendit la main pour saisir lacassette et mettre sa promesse à exécution. Mais le chevalierl’arrêta respectueusement.

– Pardonnez-moi, Éminence… Mais il existeun motif qui m’interdit l’honneur et la joie d’accepter l’immensefaveur que vous daignez me proposer…

Le cardinal prit un air interrogatif.

Alors, Castel-Rajac, désignant le petit Henryqui continuait à regarder dans la cour les évolutions descavaliers, fit, avec une profonde tendresse :

– Qui s’occuperait du petit ? Leconfier à mes parents ? Car je suis célibataire et j’entendsle rester. Ma pauvre maman est bien âgée et… je ne devrais pointdire cela devant un prince de l’Église, elle est un peu tropdévote.

De nouveau, un sourire furtif courut sur leslèvres du grand cardinal.

Encouragé par cet accueil, Gaëtancontinua :

– Le confier à des étrangers ? Je neserais pas tranquille… Je préfère être à la fois son pèrenourricier et son éducateur, et quand je le vois déjà, si ardent etsi beau, et puis quand je découvre dans sa petite âme, quis’épanouit peu à peu, de belles promesses, j’ai l’impression,Éminence, que je suis en quelque sorte le gouverneur d’un princecharmant qu’une bonne fée aurait déposé devant ma porte !

À ces mots, qu’il prit pour une transparenteallusion, Richelieu eut un imperceptible tressaillement, et sonregard aigu fouilla celui du Gascon.

Mais celui-ci resta impassible. Il acheva,avec tendresse :

– Et puis, je l’aime tant !

– Autant que s’il était vraiment votrefils ?

– Il l’est, Éminence !

Le cardinal-ministre comprit qu’avec ce finmatois, il n’aurait jamais le dernier mot. Castel-Rajac savait-ilou ne savait-il pas la vérité ? À vrai dire, le gentilhomme,s’il se doutait que son pupille était d’illustre naissance, nesoupçonnait point encore son origine royale, et sa phrase del’instant précédent était un effet du hasard. Mais Richelieu,sachant à qui il avait affaire, n’en était pas absolumentcertain.

Le prélat se recueillit quelques instants,cherchant une solution. Enfin, il prononça d’un air grave,méditatif :

– Eh bien ! gardez-le ! Mieuxvaut qu’il soit entre vos mains que dans celles de biend’autres ! Faites-en, ainsi que vous le proposez, un beaugentilhomme, dévoué à son roi et à son pays. C’est tout ce quipouvait arriver de plus heureux à cet enfant. Mais je voudrais luiparler, à lui…

Castel-Rajac, enchanté de la tournure qu’avaitprise l’entrevue, appelait déjà :

– Henry ! Henry, viens saluer SonÉminence…

L’enfant s’empressa d’accourir, et s’inclinagracieusement devant Richelieu, qui, tout en le contemplant avecune expression de douceur et de bonté que nul, peut-être encore nelui avait connue, fit, en désignant le jeune chevalier quis’efforçait de comprimer son émotion :

– Mon enfant, regarde bien ton père.C’est un vaillant gentilhomme qui ne peut que te donner de bonsexemples. Aime-le sans cesse. Imite-le toujours. Et plus tard,quand tu seras grand, tu te souviendras que peu de temps avantqu’il ne s’en fût rendre ses comptes à Dieu, le cardinal deRichelieu ne t’a pas donné sa bénédiction, parce qu’on ne bénit pasun ange, mais a imprimé sur ton front un baiser affectueux.

Le cardinal approcha ses lèvres du front quelui tendait le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche. Puis, lecontemplant encore, il murmura :

– Comme il ressemble à sonfrère !

Et tout à coup, il fit :

– Chevalier, vous pouvez vous retireravec votre fils. Veillez sur lui, car il se peut qu’un jour, degraves dangers le menacent, et ce ne sera pas trop de votre épéepour les écarter de son chemin…

Castel-Rajac s’inclina profondément devant lepremier ministre et sortit.

En emmenant l’enfant, les paroles prononcéesau cours de cet entretien lui revinrent à la mémoire. Ilsongea :

– Pour que le cardinal m’ait parlé de lasorte, et témoigné en présence de cet enfant un trouble aussiprofond, il faut que mon fils soit celui d’un bien grandpersonnage et d’une bien grande dame !

Comme il se faisait tard, le chevalier, nevoulant pas voyager de nuit, à cause du jeune Henry, auquel ilvoulait éviter les fatigues d’un déplacement nocturne, se décida àsouper et à coucher dans la ville de Pau.

Ses moyens, plutôt restreints, ne luipermettaient de se rendre que dans une très modeste auberge.

C’était une hostellerie où se rencontrait unmonde plutôt mélangé. Ce qui ne l’empêcha nullement de manger avecun superbe appétit, ainsi d’ailleurs que le petit Henry, qui,pendant tout le repas, se montra d’une grande gaieté.

Ce ne fut qu’à la fin du souper que ses yeuxcommencèrent à papilloter. Et Gaëtan, qui veillait sur lui avecautant de vigilance qu’une mère, l’emmena se coucher dans lachambre qu’il avait retenue au second étage de la maison.

Quand le petit fut dévêtu et endormi, comme ilétait trop tôt pour qu’il en fasse autant, Castel-Rajac descenditdans le jardin et s’en fut s’asseoir sur un banc, dans un bosquet,où il se mit à rêver à la jolie Marie de Rohan, devenue l’idoleexclusive de sa vie.

Mais bientôt, son attention fut attirée par unmurmure de voix assez rapproché.

– Mordiou ! pensa-t-il. Quels sontceux qui prennent les arbres comme confidents ? C’estquelquefois une méthode dangereuse…

Il distingua plusieurs voix d’hommes. Il prêtal’oreille. Soudain, l’un d’eux prononça un nom qui le fittressaillir.

– Sangdiou ! Serait-ce la Providencequi m’a guidé jusqu’ici ? fit-il entre ses dents.

Le chevalier n’avait plus envie de rire. Sansdoute les paroles qu’il entendait étaient-elles de la plus hautegravité, car son visage revêtit une expression d’inquiétude assezvive.

Maintenant, il s’était levé, et, à pas deloup, prenant bien garde de ne point faire craquer sous sessemelles quelque brindille, il s’était approché autant qu’ill’avait pu du groupe dont il n’était séparé que par un simplebuisson.

Retenant sa respiration, il écouta quelquesinstants de la sorte. Enfin, il se redressa lentement. Lespersonnages dont il venait de surprendre les propos s’éloignaientmaintenant dans la direction de la ville.

Castel-Rajac les laissa partir. Après quoi, ilremonta dans sa chambre.

Son fils d’adoption dormait d’un sommeil à lafois paisible et profond.

Alors, il boucla son ceinturon, enfonça sonfeutre sur sa tête, se drapa dans son manteau, et, d’un pas rapide,gagna le château de Pau.

Devant la grille, une ombre se dressa, croisason arme devant lui.

– Qui vive ? fit une voix.

– Où est le chef de poste ?

– Qui êtes-vous ?

– Un gentilhomme qui veut être introduitimmédiatement auprès de M. le capitaine des gardes de SonÉminence !

La sentinelle regarda d’un air défiant cetinconnu, puis devant l’insistance de Castel-Rajac qui s’écriaitdéjà qu’il allait entrer de gré ou de force, elle alla chercherl’officier de service.

Celui-ci comprit qu’il avait affaire à ungentilhomme. À la demande du Gascon, il s’inclina avec politesse,mais répondit que Son Éminence était partie pour Bordeaux depuisune demi-heure, et que le capitaine de ses gardes, M. le baronde Savières, l’accompagnait.

– Tiens ! philosopha Castel-Rajac,en souriant dans sa moustache, il s’en est fallu de peu que je meretrouve nez à nez avec ce sympathique capitaine…

Il laissa échapper un sonore juron gascon etgronda :

– Pourvu que je n’arrive pas troptard !

– Que se passe-t-il donc ?interrogeait l’officier, déjà inquiet.

– Je viens de découvrir un complot qui apour but d’assassiner le cardinal au cours de son retour àParis !

L’officier eut un haut-le-corps.

– Est-ce possible !

– J’en suis sûr ! Aussi, il n’y apas une minute à perdre ! Donnez-moi un cheval, un très boncheval, et je réponds de tout !

Comme son interlocuteur le regardait avec unecertaine méfiance, se demandant quel crédit il devait accorder àcet inconnu qui voulait réquisitionner un cheval appartenant auservice de Son Éminence, Gaëtan s’exclama :

– Je suis le chevalier de Castel-Rajac,et tout le monde, dans le pays, vous affirmera que je dis toujoursla vérité !

– Ça, c’est vrai ! dit un soldat ens’avançant.

– Tiens, c’est toi…Crève-Paillasse ! lançait le chevalier en reconnaissant unjeune paysan originaire de la localité pyrénéenne où il s’étaitretiré.

– Oui, monsieur le chevalier !répondait le soldat. Il y a justement à l’écurie un pur-sang qui nedemande qu’à galoper un train d’enfer !

– Eh bien ! amène-le-moi vite !commandait déjà l’amant de la duchesse de Chevreuse.

Mais l’officier de service intervenait ànouveau.

– Minute ! Il me faut d’autresgaranties !

Castel-Rajac fronça les sourcils.

– Prenez garde, monsieur l’officier,s’écria-t-il. Vous assumez là une lourde responsabilité !Chaque minute que vous me faites perdre risque de coûter la vie àSon Éminence ! Et s’il arrive malheur au cardinal deRichelieu, je ne manquerai point de dire très haut que c’est parvotre faute !

Ce dernier argument dissipa les scrupules dumilitaire.

– Va chercher le cheval ! lança-t-ilà Crève-Paillasse qui partit aussitôt.

Moins de cinq minutes après, Gaëtan sautait enselle et partait au triple galop sur la route de Bordeaux.

Crève-Paillasse avait dit vrai. Sa monture,une bête admirable, avait véritablement des ailes.

Castel-Rajac galopa environ pendant deuxlieues à francs étriers. Puis, à un détour du chemin, il aperçutdes lueurs de torches, en même temps que son ouïe, très fine,percevait un cliquetis d’armes, révélateur d’un proche combat.

– Sangdiou ! grommela-t-il. Est-ceque j’arriverais trop tard, déjà ?

En quelques bonds de sa monture, il arriva surle théâtre de la lutte. Et il aperçut, entourant le carrosse ducardinal, une bande d’hommes masqués qui ferraillait contre lesgardes de Son Éminence.

Il était hors de doute que l’escorte allaitsuccomber sous le nombre, et qu’aussi valeureux que soit l’appuique le Gascon était décidé à leur donner, les conspirateurs nepouvaient manquer d’avoir le dessus.

Mais Castel-Rajac, une fois de plus, allaitleur prouver que l’esprit d’un Gascon est capable de triompher despires situations.

Sautant à bas de son cheval, et profitant dece que les combattants, acharnés dans une bataille sans mercin’avaient point remarqué sa présence, il grimpa sur un arbre, aupied duquel le carrosse était arrêté.

Il le fit si doucement et si prestement quepersonne ne s’aperçut de rien. Les gardes du cardinal combattaienten braves, mais visiblement, ils commençaient à faiblir, ce quiencourageait les sacripants à attaquer de plus belle.

– Il est temps d’intervenir,mordiou ! se dit le chevalier après avoir prudemment observéles phases de la lutte.

Il tira son épée, qu’il plaça entre ses dents.Puis, sans hésitation, il se laissa tomber sur la toiture duvéhicule.

Le cardinal, effaré, mit la tête à laportière, persuadé que c’était un de ses ennemis qui allaitl’égorger ; mais déjà, Castel-Rajac s’était dressé, et d’unevoix vibrante, qui domina le tumulte, il clama :

– À moi, mes amis ! À bas lestraîtres et vive le cardinal !

Les assaillants, surpris par ce renfortinopiné, levèrent la tête. Ils aperçurent le Gascon, debout sur lecarrosse, brandissant son épée. Bondissant comme un diable, Gaëtansauta sur le dos de l’adversaire le plus proche, qui s’étalaaussitôt en poussant un cri d’agonie : l’épée l’avait traverséde part en part.

– En avant, en avant ! hurlaCastel-Rajac derechef.

Et il se jeta avec furie au milieu de lamêlée.

Convaincus qu’une troupe importante arrivaitau secours de Son Éminence, les conjurés eurent un mouvementd’hésitation, suivi d’un léger recul. Les gardes en profitèrentpour les contre-attaquer aussitôt avec succès. Castel-Rajac,sautant à la gorge d’un des conspirateurs qui le menaçait de sonarme, roula avec lui à terre en hurlant :

– Sangdiou ! Je vais t’apprendrecomment on étrangle les gens, en Gascogne !

Et il le fit avec un tel brio que lesconspirateurs, persuadés qu’un renfort de plusieurs hommes venaitde leur tomber sur le dos, s’empressèrent de rejoindre leurschevaux, qu’ils avaient laissés à la lisière d’un champ voisin, etde s’enfuir dans une galopade effrénée.

Le capitaine des gardes, qui était bien eneffet le baron de Savières, avait reconnu en son sauveur l’hommequi, quelques années auparavant, lui avait joué, au château deMontgiron, le tour que l’on n’a pas oublié. Il s’écria :

– Il est vraiment étrange, monsieur lechevalier, que ce soit à vous que je doive aujourd’hui lavie !

Mais déjà, une voix s’élevait ducarrosse :

– N’est-ce point le chevalier deCastel-Rajac ?

– Mais oui, Éminence !

Et l’amant de Marie de Rohan, s’avançant versl’homme d’État dit, tout en le saluant en grandecérémonie :

– Vous voyez, Éminence, qu’un bienfaitn’est jamais perdu, puisque votre indulgence à mon égard me vautl’honneur de vous délivrer aujourd’hui de ces misérables quivoulaient vous assassiner !

– Chevalier, dit le cardinal, vousn’aurez point obligé un ingrat. Je saurai vous récompenser…

– Votre Éminence l’a faitd’avance !

– Comment cela ?

– En me laissant mon fils, Éminence…

Puis, tout haut, il reprit :

– Ne nous attardons pas dans ces parageset évitons de donner à nos adversaires l’occasion d’un retouroffensif. Je vais vous accompagner par des chemins détournés que jeconnais bien, jusqu’au bourg de Saint-Parens, où cantonne, en cemoment, un régiment de cavalerie qui se chargera d’assurer lasécurité de Votre Éminence.

Et retournant vers son cheval qui, sans douteexercé aux bruits de bataille, n’en avait paru nullement effrayé ets’était mis philosophiquement à arracher les pousses d’un jeunechêne, il remonta en selle et servit de guide à Richelieu et à sessoldats.

Après être arrivé sans encombre àSaint-Parens, Castel-Rajac prit congé du ministre. Celui-ci eut unmince sourire.

– Allons, chevalier, je crois que nousfinirons par devenir de très bons amis ! dit-il.

– Je serai déjà heureux si Votre Éminenceveut bien me considérer avec la bienveillance qu’Elle accorde à sesfidèles serviteurs ! riposta finement le Gascon en s’inclinantdevant le tout-puissant prélat.

Celui-ci accentua son sourire.

– L’avenir ne m’inquiète nullement pourvous chevalier ! Vous êtes brave, loyal, chevaleresque, et cequi ne gâte rien, vous avez de l’esprit. Vous deviendrez maréchalde France !

Ce fut sur cette prophétie pleine d’espéranceque le jeune homme se retira.

Mais il n’en avait pas encore fini avec lareconnaissance que son geste avait provoquée. Dans la cour, aumoment où il allait remonter à cheval, il vit s’avancer un hommevers lui. À la lueur d’une torche que tenait un soldat, il reconnutle capitaine de Savières.

– Chevalier, fit celui-ci en lui tendantune main large comme l’épaule d’un bœuf, je sais ce que nous vousdevons tous, à commencer par Son Éminence Je ne sais pas commentnotre cardinal pense s’acquitter. Mais moi, ce que je veux vousdire, c’est que, morbleu ! je suis votre ami, et si jamaisvous avez besoin de moi, je serai là !

– Capitaine, répondit le Gascon en luirendant sa poignée de main, je suis fier qu’un homme aussi braveque vous m’appelle son ami, et heureux d’avoir pu vous rendre celéger service !

Puis, décidément réconcilié définitivementavec ses anciens ennemis, le jeune homme sauta sur son cheval etreprit la route de Pau à fond de train.

Il y arriva au petit matin. Son premier soinfut de ramener sa monture au château. L’officier de service s’ytrouvait toujours. En quelques mots, Gaëtan lui narra ce quis’était passé. L’autre manqua défaillir en pensant à laresponsabilité qu’il avait failli encourir en refusant un cheval àcet inconnu. Castel-Rajac vit son trouble.

– Ne craignez rien, monsieur ! Àl’heure actuelle, Son Éminence est saine et sauve, et le régimentde cavalerie de Saint-Parens, où je l’ai conduite, renforcera sonescorte et la conduira jusqu’à Bordeaux !

Il ne tarda pas enfin à regagner l’auberge oùil avait laissé le petit Henry. Il trouva celui-ci dormant toujoursde son sommeil de chérubin et souriant aux anges. Castel-Rajac leconsidéra un instant avec attendrissement.

– Ah ! oui ! murmura-t-il. Jesuis déjà payé au centuple de ce que j’ai fait pour le cardinal…Que serais-je devenu, sans cet enfant ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer