L’Homme au masque de fer

Chapitre 1UN ORAGE PROVIDENTIEL

Le coup d’épée envoyé par Castel-Rajac àDurbec était magistral, car le blessé dut rester alité plus detrois semaines avant de reprendre une vie normale et obtenir dupraticien l’autorisation de se lever.

Mais pendant cette retraite forcée, la rancunequ’il éprouvait pour le chevalier gascon ne fit que croître,alimentée qu’elle était par le dépit qu’il éprouvait à s’êtrelaissé vaincre par cet adversaire. Il se jura qu’il aurait sarevanche, sa vie entière devrait-elle y être consacrée.

Il lui tardait de pouvoir repartir, afin demettre lui-même le cardinal de Richelieu au courant. Déjà, le baronde Savières avait dû lui raconter ce qui s’était passé au châteaude Montgiron. Mais Durbec connaissait le capitaine des gardes.C’était un rude soldat, qui ne saurait pas présenter l’histoire defaçon que le ministre conçoive pour ses adversaires une de ceshaines terribles qui ne désarment pas. Tandis que lui, Durbec,saurait y glisser quelques perfidies propres à exciter la colère dugrand cardinal.

Enfin, ce jour tant attendu arriva. Aprèsavoir visité sa blessure une dernière fois, le médecin qui lesoignait lui déclara :

– Votre plaie est cicatrisée. Je croisque vous pourrez repartir lorsque vous le désirerez.

Il y avait longtemps que l’espion du cardinalattendait cette nouvelle. Aussi poussa-t-il un profond soupir dejoie à cette annonce. Mais lorsque le brave Barbier de Pontlevoyapprit que son pensionnaire forcé allait repartir, il leva les brasau ciel :

– Je vous regretterai !affirma-t-il. Avec qui donc vais-je pouvoir faire ma partie depiquet, désormais ?

– Bast ! répondit Durbec, qui semoquait bien de la partie de son amphitryon, vous engagerez l’un devos hommes, ce brave Sans-Plumet, ou bien Passe-Poil, pour vousservir de partenaire !

Le lendemain matin, l’homme du cardinal putenfourcher le cheval que le gouverneur lui prêta. Et après undernier échange de compliments, le cavalier piqua des deux vers lacapitale, un peu étourdi par le grand air, mais complètementguéri.

Sa monture était excellente ; néanmoins,il lui semblait qu’elle piétinait. Il labourait les flancs de lapauvre bête, penché sur l’encolure. Toute sa vigueur lui étaitrevenue. Le démon de la vengeance le portait en avant.

Enfin, après quatre jours de marche forcenée,il distingua les murs de la capitale ! Il poussa un soupird’aise : dans deux heures, il serait auprès ducardinal-ministre.

Celui-ci était dans son cabinet de travaillorsque Durbec se fit annoncer. Il leva sa tête, que la maladie etles soucis creusaient, et répondit simplement, en reposant sa plumed’oie :

– Qu’il entre !

Quelques secondes plus tard, le personnageétait introduit. Il s’avança d’un pas rapide vers Richelieu, puis,à quelques pas, s’immobilisa dans un profond salut, attendant queson maître veuille bien le questionner.

Celui-ci le considéra un instant, sans grandebienveillance. Il connaissait le Durbec depuis longtemps, et, s’ill’utilisait, ne pouvait guère concevoir de l’estime pour lui.

– Eh bien ! monsieur ! dit-ilenfin, en lui faisant signe d’approcher, quelles nouvellesm’apportez-vous ?

– Votre Éminence doit les connaître déjà,répondit Durbec. M. de Savières a dû vous lescommuniquer…

– Vous devez vouloir parler de l’attaque,du château de Montgiron ?

– Oui, Éminence ! Suivant vosordres, la duchesse de Chevreuse et l’enfant…

Richelieu l’interrompit.

– Je sais… je suis au courant… Avouez,monsieur, que vous n’avez pas eu le beau rôle ?

Le ton était sarcastique. Durbec blêmit decolère.

– Que votre Éminence daigne nousexcuser ! Mais ces endiablés…

– Oui, oui… Ce fut là un joli coup deforce ! Ces hommes sont étonnants…

– L’un d’eux, appelé Castel-Rajac, m’apourfendu d’un coup d’épée qui m’a forcé à rester étendu plus detrois semaines, Votre Éminence… C’est pourquoi je n’ai pu venirvous rendre compte plus tôt de ma mission…

– Savières m’a conté… Je regrette le coupd’épée pour vous, mais il fallait prêter plus d’attention, monsieurde Durbec…

– Ah ! Monseigneur ! Sans eux,nous obtenions enfin la vérité sur l’enfant ! La duchesse etses amis vous ont indignement joué. Monseigneur…

Une ombre de sourire erra l’espace d’uneseconde sur les lèvres du grand cardinal.

– La poupée mise à la place du bébé… Jesais… Ces Gascons ont vraiment une imagination étonnante !

Durbec manqua étouffer de rage en voyantRichelieu dans cette disposition d’esprit. Attendre des cris decolère et des sanctions terribles, et ne voir qu’un calme presqueindifférent était pour lui une surprise aussi désagréable queconsternante.

– Que Votre Éminence m’excuse !parvint-il à balbutier. Mais ne croyez-vous pas qu’en pourchassantsans pitié cette engeance…

Richelieu leva la main.

– Nenni, monsieur ! J’ai déjà euplusieurs gardes tués dans cette aventure ; j’ai besoin de lavie de mes hommes et ne veux point les exposer inutilement. Vousavez été vaincus, reconnaissez-le loyalement. Tant pis !Arrangez-vous seulement pour retrouver la piste de ce Castel-Rajacet de l’enfant.

– Monseigneur ! s’écria Durbec,tentant un dernier effort. Madame la duchesse s’est moquée de vous,et le signor Capeloni également ! Si vous ne sévissez pas, ilsne mettront plus de bornes à leur audace !

Le cardinal-ministre regarda son subordonnésévèrement.

– Depuis quand, monsieur, dois-jerecevoir vos conseils sur la conduite que je dois tenir ?Allez et ne songez qu’à exécuter mes ordres !

Le chevalier sortit fou de rage en pensant aupiètre résultat de son entrevue.

– Morbleu ! grommela-t-il endescendant les larges degrés de l’escalier du Palais-Royal. Puisquec’est ainsi je ne confierai à personne le soin d’assouvir mavengeance.

Seulement Durbec avait moins d’envergure quele grand cardinal, et si celui-ci avait les bras assez longs pourétreindre à la fois tous ses adversaires, le chevalier ne pouvaitsonger qu’à Castel-Rajac. Mme de Chevreuseétait trop grande dame pour qu’il osât s’attaquer à elle. Quant ausignor Capeloni, il avait disparu.

Il prit pension dans une auberge qu’ilconnaissait bien, et décida de s’y établir quelque temps, afin devoir venir les événements.

En guise de représailles, le cardinal secontenta de prier la duchesse de s’éloigner de nouveau de la cour,qu’elle s’était empressée de rallier dès son retour de Gascogne,autant pour revoir son illustre amie que pour lui donner desnouvelles de l’enfant confié à sa garde.

La reine avait donc appris comment son fils,adopté par un gentilhomme aussi brave que loyal, serait élevé parses soins et sous son nom.

Avant que le ministre ait pris la décisiond’exiler une fois de plus Marie de Rohan, elle avait eu le temps decauser longuement avec Anne d’Autriche, et de lui prodiguer lesplus judicieux conseils.

– Madame, lui dit-elle, alors que lesdeux femmes, dans le cabinet de la reine, causaient familièrement,tout ce qui s’est passé est bel et bon, mais cet enfant ne pourrarégner un jour.

– Hélas ! ma mie ! je lesais ! répondit Anne d’Autriche, et c’est bien ce qui medésespère, car mes ennemis disent déjà qu’il serait préférable deme répudier si je ne puis donner d’enfant à la couronne deFrance.

La duchesse s’emporta.

– Voilà une plaisante histoire ! SiSa Majesté voulait bien montrer plus… d’empressement… S’il y a uncoupable, ce n’est certainement pas vous !

Les deux femmes ne purent retenir un éclat derire en pensant au poupon resté en Gascogne.

– Richelieu me hait, reprit la reine, etserait heureux de me voir en disgrâce…

Marie de Rohan avait aussi de bonnes raisonspour ne point porter dans son cœur celui qu’on nommait« l’homme rouge. »

– C’est un être de ténèbres etd’intrigues…, reprit-elle pensivement. Madame, il faut absolumentque vous donniez un héritier au roi…

– Mais comment, ma chère ? Tu saisque mon époux se targue d’être appelé « le Chaste »…

La duchesse eut un petit clin d’œilmalicieux.

– Bah ! laissez-moi faire… Il faudrabien qu’il cède à la raison d’État !

Elle pencha sa jolie tête vers son amie, et,longtemps, les deux jeunes femmes complotèrent…

*

**

À quelques jours de là, une grande chasse futdécidée dans la forêt de Saint-Germain.

Louis XIII était un passionné de cedivertissement. Toute la cour s’y rendit, et bien entendu, Anned’Autriche, accompagnée deMme de Chevreuse.

Toutes les deux montaient merveilleusement àcheval. La chasse déroula ses péripéties habituelles jusqu’au soir.Louis XIII, habituellement triste et perpétuellement ennuyé, sedérida et fut d’une humeur charmante toute la journée.

Lorsque le soir tomba, il se trouva isolé dugros de la troupe, dans un sentier écarté, avecM. de Senlis comme seul compagnon.

– Ma foi ! Monsieur, dit le roi enpiquant des deux, j’ai l’impression que nous voici égarés.

– Et la nuit tombe, ce qui ne faciliterapas notre chemin, reprit M. de Senlis.

– Entendez-vous des sonneries detrompe ?

– Nullement, Majesté. Mais ce que je voisfort bien, ce sont de gros nuages noirs qui nous font présager unorage.

– Vous avez raison, palsambleu !Pressons le pas, sinon, nous risquons d’être pris dans latempête.

M. de Senlis jeta un regard vers lesnuées qui accouraient de toutes parts, formant un épais rideausombre, et un sourire malicieux souleva sa fine moustache.

– Par la barbe du Père Éternel !murmura-t-il, si nous étions de connivence avec le Ciel, celui-cine pourrait se montrer plus propice !

Ils galopèrent un moment en silence. Maistoujours les arbres, les buissons… et le grand silenceforestier.

– Allons ! fit le roi avecdécouragement, je crois qu’il nous faudra coucher ici !

– Attendez donc, Majesté… fit tout à coupSenlis, feignant de se reconnaître soudain. Il me semble que… maisoui…

– Que voulez-vous dire,Monsieur ?

– Si mes souvenirs sont exacts. Sire,nous nous trouvons tout près d’un pavillon de chasse, où du moins,nous pourrons nous reposer un peu et laisser passer l’orage…

– Ce serait parfait ! s’écria Louis.Où est donc ce bienheureux pavillon ?

La nuit était venue, complètement, et noirecomme de l’encre.

– Il me semble que nous devons suivre cechemin, Sire, et aussitôt passé le tournant, nous l’apercevrons, sitoutefois le diable ne nous jette pas de la poix dans les yeux.

– Allons !

Ils se remirent en route. Dès le tournantfranchi, une masse sombre se profila. Une lueur brillait à traversles vitres d’une fenêtre.

– Tiens ! s’écria Sentis, feignantl’étonnement. Je crois que quelqu’un s’est trouvé dans notrecas !

– Espérons que le premier occupant voudrabien nous donner l’hospitalité.

Senlis sauta à bas de son cheval et heurtal’huis du pommeau de son épée.

– Qui est là ? dit une voix defemme.

– Le Roi !

La porte s’ouvrit aussitôt, et la figurespirituelle de Marie de Rohan parut.

– Quoi, Madame la duchesse, c’est vousqui aviez choisi ce refuge ? s’écria Senlis.

– Je ne suis pas seule, monsieur lecomte ! Sa Majesté est avec moi…

Anne d’Autriche parut à son tour.

– Madame, dit Senlis en s’inclinantprofondément, Sa Majesté s’est égarée dans le bois avec moi, etfuyant l’orage, nous sommes venus jusqu’ici…

– Soyez les bienvenus ! ditgracieusement la reine. Nous allions précisément souper. Marie etmoi… Voulez-vous partager notre modeste repas ?

Le dîner était délicat, la chère abondante etchoisie, les vins généreux. Louis XIII, affamé par la longue coursefournie, but et mangea avec l’entrain d’un vieux routier. Senlis etMme de Chevreuse furent étincelants d’esprit.Anne d’Autriche leur donna la réplique. Ce fut un souper fin commele roi n’en avait pas encore connu. Lui-même se sentait tout autre,dans cette atmosphère légère et pétillante comme le vin qu’on luiservait généreusement. Un grand feu de bois flambait dans lacheminée. Dehors, de larges gouttes de pluie claquaient sur le toitmoussu…

Cependant, l’heure s’avançait. Au loin, lesgrondements de l’orage s’éloignaient. Senlis se leva.

– Sire, dit-il en s’inclinant,permettez-moi maintenant de prendre congé.

– Hé ! quoi ! Senlis, vous nerestez pas ? Vous allez vous perdre, mon pauvre ami !

Un imperceptible sourire erra sur seslèvres.

– Ma bonne étoile me guidera. Sire !Mais je dois avertir au château que vous avez trouvé refuge ici,avec Sa Majesté, sinon, on s’inquiétera…

Marie de Rohan s’inclina à son tour.

– Que Vos Majestés me donnent le mêmecongé… Je regagne aussi Saint-Germain…

– Madame, dit le roi, je ne peuxautoriser ce départ, la nuit, par ce temps exécrable… Attendez lejour ici…

Une lueur espiègle fit briller les yeux de labelle duchesse.

– Que Votre Majesté me pardonne !Mais comme il n’y a céans qu’une seule couche…

Une rougeur soudaine parut sur les joues deLouis XIII tandis qu’un vif embarras se peignait sur son visage.Mais Marie ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

– Je suis infiniment reconnaissante àVotre Majesté de sa sollicitude… Mais sous la protection deM. de Senlis, je ne risquerai rien…

– Allez donc, et que Dieu vousgarde ! soupira le roi, peut-être moins fâché qu’il voulait lelaisser paraître de ce tête-à-tête forcé.

La duchesse et le comte de Senlis remontèrentà cheval. Puis la porte du pavillon se referma sur le coupleroyal…

Les deux cavaliers piquèrent des deux malgrél’obscurité. Ce fut sans une hésitation que le gentilhommes’orienta et se dirigea vers le château où la Cour avait éludomicile.

Lorsqu’ils furent en vue de la splendideterrasse qui domine toute la vallée de la Seine, ils ralentirent letrain. La duchesse de Chevreuse se tourna vers son compagnon.

– Monsieur de Senlis, dit-elle, vous avezaccompli votre rôle à la perfection. La reconnaissance de la reineet la mienne vous sont acquises…

– Ah ! Madame ! fit-il en serapprochant de la jeune femme, serez-vous cette nuit plus cruelleque Sa Majesté pour notre Roi ?

Marie éclata de rire.

– Doucement, monsieur le comte ! Laquestion de la postérité royale n’est pas en jeu entre nous, que jesache ! Nous en reparlerons…

Mais l’ordre du cardinal-ministre parvint à laduchesse de Chevreuse avant qu’elle ait eu le temps d’entamer unautre entretien à ce sujet avec son galant complice. Elle dutregagner ses terres, maudissant une fois de plus l’omnipotence deRichelieu.

Neuf mois plus tard, le héraut royal annonçaitla naissance d’un enfant du sexe masculin du nom de Louis, etsurnommé « Dieudonné » tant l’impatience et ledésir de sa venue furent grands.

Depuis quelque temps déjà,M. de Senlis avait obtenu un brevet de colonel dans lagarde royale, à l’instigation de la reine Anne d’Autriche…

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