L’Homme au masque de fer

Chapitre 6ÉCHEC AU CARDINAL

Le château de Montgiron était situé à deuxlieues du village de Saint-Marcelin.

Il faisait partie du domaine royal et, commeil se trouvait fort loin de la capitale, jamais encore aucunsouverain ne l’avait honoré de sa visite. Il ne possédait, pourtout hôte, qu’un vieil officier qui en avait la garde et se donnaitencore l’illusion d’être un chef, parce qu’il commandait à quelquesgardes forestiers et à trois jardiniers chargés d’entretenir laforêt et les jardins qui s’étendaient autour du vieux manoir.

Ce vieillard qui répondait au nom deJean-Noël-Hippolyte-Barbier de Pontlevoy, était un cardinalisted’autant plus enragé qu’il devait cette agréable retraite àRichelieu, beaucoup plus désireux de se débarrasser d’un quémandeurqu’il rencontrait sans cesse dans ses antichambres, que derécompenser les services d’un brave mais obscur soldat qui n’avaitjamais réussi qu’à récolter quelques blessures au service duroi.

M. de Durbec, muni d’un blanc-seingdu cardinal, était donc devenu le maître de céans et avait déclaréà M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à sesinstructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.

Le digne homme qui, au fond, ne demandait pasmieux, accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait siénergiquement le mandataire du cardinal et, après avoir partagé lesouper de ce dernier, il prit le sage parti de se retirer dans sesappartements, de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormiravec la même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui ala conscience nette et la digestion facile.

Vers dix heures du soir, le capitaine desgardes pénétrait dans le salon où M. de Durbec attendaitsa venue en dégustant un verre de vin d’Espagne. Il étaitaccompagné de la duchesse de Chevreuse, qui portait dans ses brasl’enfant mystérieux.

M. de Durbec se leva et saluaMme de Chevreuse, qui ne daigna pas luirépondre.

M. de Savières attaqua :

– Mme la duchesse deChevreuse a consenti à me suivre librement et à vous remettre,monsieur, l’enfant que j’étais chargé de lui réclamer.

Durbec ajouta, insistant particulièrement surces mots :

– De la part de Son Éminence le cardinalde Richelieu.

Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa surla table l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblaittoujours reposer aussi profondément. Puis, impassible, elleattendit.

M. de Durbec écarta les voiles quienveloppaient le nourrisson. Aussitôt, un cri de rage luiéchappa :

– Madame, vous nous avez joués.

– Qu’est-ce à dire ? s’exclamaitMarie de Rohan, d’un air hautain.

L’émissaire du cardinal, comprimant avec peinela rage qui s’était emparée de lui, scanda :

– Ce n’est pas un enfant, mais unmannequin.

– Vous me surprenez fort, ditironiquement Mme de Chevreuse.

– Regardez, madame, et constatezvous-même.

– En effet, reconnut la duchesse, c’estbien un véritable mannequin que j’ai sous les yeux, et fortadroitement arrangé, n’est-ce pas, monsieur le capitaine desgardes, puisque vous-même, qui l’avez pris dans son berceau, vousne vous êtes aperçu de rien ? Alors, comment voulez-vous,monsieur le représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dansune pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cettesubstitution ?

Les sourcils froncés, le regard mauvais,M. de Durbec attaqua d’un ton acerbe :

– Madame, je vous engage vivement…

Mais pressentant que l’explication allait êtreextrêmement importante et risquait fort de dévoiler, devant unetierce personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître,il ajouta :

– Monsieur le capitaine, je vous prie devous retirer.

Le baron de Savières s’empressa de quitter lapièce, fort vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et trèsinquiet des conséquences que pouvait avoir pour lui son manque deperspicacité.

Durbec lança àMme de Chevreuse un regard de défi quiexprimait clairement :

– Et maintenant, à nous deux !

Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parutnullement intimidée, et elle demeura debout à la même place,attendant vaillamment le choc de l’adversaire.

Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta surun meuble.

Puis, revenant vers la duchesse, il luidit :

– Madame, désirez-vous que je vouscommunique le blanc-seing de Son Éminence ?

– C’est inutile. Les procédés dont vousavez usé envers moi suffisent à me révéler à la fois la nature despouvoirs dont vous êtes investi et des intentions de celui qui vousles a conférés.

– Vous êtes donc irréductible, madame laduchesse ?

– Oui, monsieur, quand il s’agit de mondroit.

– Vous admettrez donc que je le soisaussi, lorsque j’ai à défendre celui du cardinal.

– Je ne vois pas, monsieur, en quoi ledroit de votre maître est en jeu dans cette affaire.

– N’a-t-il pas le devoir de veiller,avant tout, sur l’honneur de Sa Majesté et sur la sécurité del’État ? Mais nous ne sommes point ici, madame, pour parlerpolitique, et je vous conseille de répondre catégoriquement à laquestion que je vais vous poser : Qu’est devenu l’enfant quevous avez fait baptiser cet après-midi dans l’égliseSaint-Marcelin ?

Avec un sang-froid qui semblait inaltérable,Mme de Chevreuse riposta :

– Demandez-le à son père !

– À M. de Mazarin ! coupasèchement l’émissaire du cardinal.

– Vous faites erreur, monsieur, répliquaMarie de Rohan. M. de Mazarin n’est nullement le père dece nouveau-né cause de ce litige. Il en est simplement le parrain,de même que j’en suis… la marraine.

– Alors, son père, quel est-il ?

– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequinde Castel-Rajac.

– Quelle est cetteplaisanterie ?

– Monsieur, vous êtesgentilhomme !

– Certes, et je m’en honore.

– Eh bien ! montrez-le, monsieur,d’abord en cessant de me parler sur un ton qui n’est point celuid’un homme de bonne compagnie, puis en vous abstenant désormais demettre ma parole en doute.

« Décidément, se disait l’espion deRichelieu, cette femme est encore plus forte que je ne le pensais.Je crois que, pour avoir raison d’elle, je vais être obligé de meservir des grands moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à ladernière extrémité. »

D’un ton volontairement radouci, ilreprit :

– Croyez, madame, qu’il m’est fortdésagréable, je dirai même fort pénible, d’être obligé de vousparler ainsi et de me montrer, envers vous, d’une rigueur qu’excusecependant la situation, grave entre toutes, dans laquelle vous êtesplacée. Sans doute allez-vous m’accuser encore de me montrer impoliet brutal envers vous. Mais nous en sommes arrivés à un point où ilest de toute nécessité d’abattre nos cartes.

– Soit, monsieur, acquiesça la duchesse.Je pense que vous avez beaucoup d’atouts, mais je ne vous cacheraipas que j’en ai certains, moi aussi, qui sont fort capables derivaliser avec les vôtres.

L’émissaire de Richelieu répliqua :

– Dans la nuit du 5 au 6 mai, Sa Majestéla reine Anne d’Autriche a accouché clandestinement d’un enfant dusexe masculin, dans une maison qui vous appartient et qui estsituée aux environs du château de Chevreuse. La reine vous achargée de faire disparaître cet enfant. Dans ce but, vous avez eurecours à l’un de vos amis, le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac et,tous deux, en compagnie d’une nourrice que vous aviez fait venir ensecret de province, vous avez gagné ce pays, espérant ainsi mettreà l’abri de toutes poursuites l’enfant illégitime de la reine.Voilà pourquoi, madame, au nom de la Raison d’État, une dernièrefois, je vous somme de nous restituer cet enfant ! Si vousacceptez, non seulement vous rentrerez en grâce immédiate auprès ducardinal, qui est décidé à vous combler de ses bienfaits et de sesfaveurs, mais, en son nom, je prends l’engagement solennel que cetenfant sera élevé par les soins du cardinal avec tous les égardsdus à son rang, sans que nul, cependant, ne puisse soupçonnerquelles sont ses origines. Madame, j’attends votreréponse !

– Elle est fort simple, déclara laduchesse, sans se départir un seul instant de l’attitude qu’elleavait adoptée. Allez consulter le registre de la paroisse deSaint-Marcelin, et vous y verrez que cet enfant, que vous attribuezà la reine et à M. de Mazarin, est, en réalité, celui deGaëtan de Castel-Rajac et d’une jeune fille des environs deMarmande, morte, ces jours derniers, en donnant le jour à sonfils.

Redevenu nerveux, M. de Durbecs’écria :

– On peut écrire ce que l’on veut sur unregistre de baptême.

– Je vous ferai observer, monsieur, queces déclarations sont signées par Mme la duchessede Chevreuse, M. de Mazarin, M. le chevalier deCastel-Rajac, M. le baron d’Assignac, M. le comte deLaparède. Donc, si nous avons fait une fausse déclaration, ilfaudra que vous nous poursuiviez en justice.

Durbec s’écria :

– Ne nous égarons pas en vainssubterfuges. Voulez-vous, oui ou non, madame, me dire ce que vousavez fait de cet enfant ?

– Demandez-le à son père. Lui seul pourravous renseigner à ce sujet.

– C’est votre dernier mot ?

– C’est mon dernier mot.

– En ce cas, madame, vous ne vous enprendrez qu’à vous seule des conséquences regrettables que vontavoir pour vous vos façons d’agir.

– Vous devriez savoir, monsieur, que jene suis pas femme à me laisser intimider.

Cette fois, Durbec ne répondit rien. Il s’enfut simplement tirer sur le cordon d’une sonnette. L’un despanneaux de la porte s’ouvrit, et l’espion de Richelieu dit augarde qui se présenta :

– Prévenez votre capitaine que je désirelui parler.

Le garde salua et disparut. Durbec jeta unregard vers la duchesse qui n’avait pas bougé. Toujours debout,près de la table, en une attitude de sobre dignité, elle attendaitla suite des événements avec la sérénité d’une femme qui vient defaire tout son devoir et qui est décidée à le remplir jusqu’aubout.

Un instant après, M. de Savièresréapparut dans la pièce. Durbec lui dit, désignantMme de Chevreuse :

– Veuillez, capitaine, considérer, àpartir de ce moment, Mme la duchesse de Chevreusecomme votre prisonnière. Conduisez-la dans la chambre où elle doitdemeurer enfermée, jusqu’à nouvel ordre, au secret le plusabsolu.

Féru de discipline, le capitaine ne pouvaitqu’obéir.

– Suivez-moi, madame, dit-il à Marie deRohan qui, après avoir foudroyé Durbec d’un regard de mépris, s’enfut, guidée par M. de Savières, à travers les corridorssombres et déserts du vieux château de Montgiron.

Demeuré seul, l’émissaire de Richelieu grinçaentre ses dents :

– Avant demain, j’aurai bien trouvé lemoyen de faire parler cette maudite duchesse.

*

**

Le premier mouvement de Gaëtan fut de seprécipiter vers Montgiron, sans trop savoir comment il pourraitdélivrer Mme de Chevreuse.

Cette impétuosité n’était guère dans lesmanières de Mazarin qui préférait la réflexion à l’action.

– Je crois, dit-il, qu’il serait beaucoupplus sage d’employer la ruse. En effet, si nous nous avisonsd’occire une grande partie ou la totalité des gardes du cardinal,celui-ci ne nous le pardonnera pas et, à moins que nous prenions ladécision de quitter par les moyens les plus rapides le doux pays deFrance, nous ne tarderons pas, malgré tous nos efforts, à tomberentre ses mains. Je crois le connaître assez bien pour pouvoir vousdéclarer que, si nous lui infligions un pareil affront, il seraitfort capable de nous envoyer un régiment à nos trousses, tandisque, si nous arrivions à pénétrer subrepticement dans le château, àdécouvrir l’endroit où est enferméeMme de Chevreuse et à la faire s’évader sansattirer sur nous l’attention de ses geôliers, j’estime que nousaurons accompli une besogne beaucoup plus salutaire et beaucoupmoins compromettante qu’en livrant une bataille rangée aux gardesdu cardinal.

– Mais, objecta Castel-Rajac, commentferons-nous pour pénétrer dans le château ?

– Est-il donc d’un accès sidifficile ?

Gaëtan réfléchit un instant, puis ilreprit :

– Je me souviens que, du côté de laforêt, il existe une petite porte plutôt vermoulue, par laquelle ondoit pouvoir pénétrer aisément dans les communs.

– Bien. C’est plus qu’il nous en faut,déclara Mazarin, qui devait s’être déjà tracé dans l’esprit un planbeaucoup plus arrêté qu’il ne voulait bien le dire.

Et il reprit, d’un air entendu :

– En ce cas, messieurs, il ne nous resteplus qu’à monter à cheval et, afin d’éviter d’attirer l’attentiondes espions qui pourraient très bien rôder aux alentours, choisirdes chemins de traverse que vous devez connaître mieux quepersonne.

» Une fois arrivés là-bas, par la porte,nous nous efforcerons de pénétrer dans la place que vient de nousindiquer M. de Castel-Rajac, et nous rechercherons alorsle moyen d’exploiter ce premier avantage. »

Cinq minutes après, les quatre cavalierschevauchaient sur un sentier étroit, entre deux haies drues ethautes. Gaëtan servait de guide.

Après avoir abouti à une sorte de piste àpeine tracée qui longeait de vastes prairies bordées de peupliersils atteignirent une forêt dans laquelle ils s’engagèrent et,protégés ainsi par les hautes futaies, ils arrivèrent à l’autrelisière d’où, à la clarté de la lune, ils aperçurent, se détachantsur un petit mamelon qui surmontait la Garonne, la silhouette dumanoir de Montgiron.

Pour l’atteindre, il restait à peine un quartde lieue. Mazarin fit, toujours sur un ton decamaraderie :

– Je crois que nous ferions bien delaisser ici nos chevaux.

Les trois Gascons sautèrent en bas de leurmonture. Utilisant fort habilement tous les replis de terrains, lesfossés garnis de hautes fougères et les arbres qui se dressaient çàet là, ils atteignirent ainsi les fossés du château. Celui-ci neprésentait pour ainsi dire plus de défense. Quelques annéesauparavant, Richelieu, qui craignait toujours un retour offensif dela féodalité, l’avait fait entièrement démanteler. Les douveslarges et profondes qui l’entouraient avaient été comblées.

D’un rapide coup d’œil, Mazarin se renditcompte de la situation et il murmura entre ses dents :

– Décidément, M. de Richelieun’a pas prévu le bon tour qu’il va se jouer à lui-même.

Se tournant vers Gaëtan, il ajouta :

– Voulez-vous, mon cher chevalier, meconduire jusqu’à la porte que vous nous avez signalée tout àl’heure ?

– Très volontiers, mon cher comte.

Entouré des trois autres conjurés,Castel-Rajac contourna le château et, au pied d’une tour il désignaune petite excavation fermée par un simple pan de bois quiparaissait si peu résistant, qu’un simple coup d’épaule étaitcapable d’en venir à bout.

– Allons, fit sobrement Mazarin.

Gaëtan, le premier, s’élança vers la porte,qui ne portait aucune serrure apparente. Il allait la heurter d’uncoup de pied, lorsque Mazarin le retint en disant :

– Oh ! pas de bruit, surtout, moncher. Voulez-vous me permettre ?

Docilement, Gaëtan s’effaça pour le laisserpasser. Mazarin appuya de la paume de sa main droite sur la porte,qui résista. Elle était fermée à l’intérieur.

– Maintenant, dit-il à Castel-Rajac,poussez, mais très doucement.

Gaëtan s’exécuta. Un craquement seproduisit.

Vivement, Mazarin avança la main et retint uneplanche au moment où, détachée de son cadre, elle allait choir surle seuil. Il plongea son bras à l’intérieur, tâtonna un instant et,trouvant un loquet, il le fit glisser avec précaution.

La porte s’ouvrit en grinçant légèrement surses gonds rouillés. Mazarin s’avança. Il se trouvait dans un étroitréduit qui, par un soupirail, prenait jour sur la cour des communs,un petit escalier de pierre en forme de vis, donnant accès àl’étage supérieur. Après avoir recommandé à ses amis de faire lemoins de bruit possible, Mazarin commença à gravir les marches etse trouva bientôt en face d’une porte qui, fort heureusement, étaitouverte, ce qui prouvait que l’excellent Barbier de Pontlevoy,quelque peu amolli par les délices d’une oisive retraite, avaitcessé de surveiller, même sommairement, les entrées et sorties duchâteau dont il avait la garde.

Les quatre conjurés se trouvaient dans unecour étroite et obscure. Elle semblait complètement inhabitée etétait entourée de bâtiments bas qui devaient autrefois former lesécuries du château.

Au travers d’une grille délabrée, rouillée etdemeurée ouverte, on apercevait une seconde cour, qui paraissaitplus importante que celle-ci.

Mazarin, indiquant l’un des bâtiments auxtrois Gascons, leur dit :

– Cachez-vous là, pendant que je vais enreconnaissance.

Tandis que, toujours dociles, Castel-Rajac,Assignac et Laparède se dissimulaient dans l’ombre, Mazarin, avecla souplesse d’un chat, se glissait jusque dans l’autre cour, d’oùil pouvait examiner très attentivement les aîtres du château.

Le principal corps de logis formait l’un descôtés de la cour. À droite, la cuisine, le cellier. À gauche, uncorps de garde, dans lequel quelques chandelles de résineachevaient de se consumer, et où régnait un profond silence.

Mazarin s’y faufila, et aperçut, étendus surla planche d’un lit de camp et ronflant côte à côte à poingsfermés, quatre des gardes du cardinal, dont les manteaux, leschapeaux et les épées étaient jetés pêle-mêle à leurs pieds.

Mazarin esquissa cet énigmatique sourire quimarquait chacune de ses joies intérieures puis, s’emparant desquatre chapeaux, des quatre manteaux et des quatre épées, il s’enfut à pas de loup les déposer dans la cuisine, légèrement éclairée,elle aussi, par quelques chandelles qui achevaient de se consumerdans leurs chandeliers.

Cela fait, il rejoignit les trois Gascons quil’attendaient avec une fébrile impatience.

– Décidément, leur annonça-t-il, ledestin nous est favorable. Je viens de surprendre dans un profondsommeil quatre gardes de Son Éminence, qui avaient cru bon de sedévêtir à moitié et de se désarmer tout à fait.

» Je me suis emparé de leurs défroques etde leurs épées. J’ai transporté le tout dans une cuisine, où nousserons à merveille pour endosser les uniformes de cesmessieurs. »

Il les entraîna tous les trois jusqu’à lacuisine et, là, ils commencèrent à se déshabiller.

Déjà, Castel-Rajac et Laparède avaient mis basleur justaucorps et, pleins d’ardeur et d’entrain, ilss’apprêtaient tous quatre à jouer consciencieusement leur rôle dansla tragi-comédie dont Mazarin était le metteur en scène, lorsquetout à coup, il leur sembla entendre un bruit de pas précipités surles pavés de la cour.

Instinctivement, ils saisirent leurs épées. Àpeine venaient-ils de s’en emparer que huit gardes du cardinal seprécipitaient dans la cuisine, l’épée à la main.

Cédant un moment au nombre, ils durent battreen retraite et se réfugier dans le cellier, où ils allaient trouverun champ plus facile pour se défendre.

– Quatre contre huit, s’écria Gaëtand’une voix éclatante, c’est une bonne mesure.

Et il fonça sur ses adversaires, en mettantpour commencer deux à bas, tandis que, de leur côté, Mazarin,Assignac et Laparède en tuaient et en blessaient trois autres.

Les trois gardes qui étaient restés indemnesprirent le parti de rallier la cour et de donner l’alarme à ceux ducorps de garde, qui se réveillèrent aussitôt et s’en vinrent à leurrescousse. Mais ils ne pouvaient pas être d’une grande utilité dansla bataille : ils étaient sans armes et encore tout alourdisde sommeil.

Castel-Rajac qui, d’emblée, avait repris lecommandement de la bataille, profitant de la panique qui régnaitparmi ses adversaires se précipita sur eux avec ses amis.

Au même moment, une fenêtre du château, qui setrouvait au premier étage, s’ouvrait, et une voixretentissait :

– Tenez bon ! Sus à ces bandits, àces misérables, sus aux ennemis du cardinal !

C’était le capitaine de Savières quiencourageait ses hommes.

Mettant, lui aussi, l’épée en main, il seprécipita à travers le vestibule, les couloirs, dégringolal’escalier et se précipita dans la cour.

Quand il arriva, les trois Gascons etl’Italien avaient achevé de mettre ses gardes à la raison. Tousjonchaient le sol, morts ou blessés. C’était un véritablecarnage.

N’écoutant que son courage, M. deSavières voulut s’élancer sur les vainqueurs. Mais, du revers deson épée rouge de sang, Castel-Rajac, qui était décidément l’un desescrimeurs des plus redoutables qu’il fût possible d’imaginer,envoyait promener en l’air l’arme du capitaine, sur lequel sejetaient Assignac et Laparède, qui l’immobilisaientinstantanément.

Castel-Rajac s’avançait vers Savières et,approchant son visage du sien, lui demandait, les yeux dans lesyeux :

– Qu’avez-vous fait deMme de Chevreuse ?

– Je n’ai pas à vous répondre, répliqual’officier désarmé.

– Vous êtes notre prisonnier.

À peine le Gascon avait-il prononcé ces motsqu’un cri déchirant partait du château.

Castel-Rajac eut un grand sursaut : illui sembla que c’était la duchesse qui appelait au secours.

Bondissant à l’intérieur, escaladantl’escalier quatre à quatre, il parvint jusqu’au troisième étage etse heurta à un homme vêtu de noir, l’épée à la main, qui semblaitdécidé à lui barrer le passage.

Le Gascon fonça sur lui.

Durbec – car c’était lui – essaya vainement dese mettre en garde et de parer cette foudroyante attaque.Lourdement, il retomba sur le sol, le corps traversé de part enpart par la lame du chevalier.

Sautant par-dessus lui, Castel-Rajac franchiten quelques bonds les marches de l’escalier qui donnait accès augrenier et d’où continuaient à s’échapper les appels désespérés deMme de Chevreuse.

Il se trouva devant une porte entrebâillée surle seuil de laquelle, le dos tourné, se tenait un homme.

D’un coup de poing formidable, il l’écarta et,comme une trombe, il pénétra dans la pièce. Deux autres hommess’apprêtaient à étrangler, à l’aide d’un lacet, la duchesse deChevreuse, qui se débattait avec l’énergie du désespoir.

Lardés de grands coups d’épée, les deuxbandits durent lâcher prise et, poursuivis par le Gascon, qui, d’unviolent coup de botte, avait à demi écrasé la figure du troisièmehomme qui cherchait à se relever, ils s’élancèrent vers une lucarnequi donnait sur les toits. Mais, dans leur affolement, ils avaientmal pris leur élan et, glissant sur les tuiles, ils s’en furents’aplatir sur les dalles de la cour à côté des autres victimes dela fureur gasconne.

Comme Mme de Chevreuse,brisée d’émotion, chancelait, Castel-Rajac dut la retenir dans sesbras ; mais, se ressaisissant, la vaillante femmes’écria :

– Non, je suis trop heureuse, maintenant,pour m’évanouir.

Gaëtan l’entraînait vers la sortie.

– La victoire est complète, disait-il,allons rejoindre nos amis !

Tout en tenant son épée d’une main etsoutenant la marche de la duchesse de l’autre, il regagna la cour,sans remarquer que le corps du chevalier de Durbec n’était plus àl’endroit où il était tombé.

Rejoignant Mazarin, Assignac et Laparède, illeur annonça d’une voix triomphante :

– La chasse a été bonne. Il y a douzepièces au tableau !

M. d’Assignac lui désignait le baron deSavières, qui gisait, ligoté, sur le sol.

– Celui-là, fit-il, est encore en assezbon état.

Mazarin, qui s’était précipité versMme de Chevreuse, lui dit :

– Maintenant, il s’agit de vous mettrerapidement en sécurité, car, après ce qui vient de se passer ici,je ne réponds plus de la tête de personne.

– Le mieux, déclara Castel-Rajac, est degagner le plus rapidement possible la frontière espagnole. Je croisque je ferais bien d’emmener aussi mon petit garçon. N’est-ce pointvotre avis, madame la duchesse ?

– Certes !

– Et vous, comte Capeloni ?

– Tout à fait.

Les quatre conspirateurs, qui entouraient laduchesse, quittèrent le château et rejoignirent leurs chevaux quiétaient restés dans la forêt. Bientôt, ils galopaient dans ladirection de Saint-Marcelin, et le chevalier, qui tenait, doucementserrée contre sa poitrine, la belle Marie de Rohan qui secramponnait à son cou, lui murmurait à l’oreille, entre deuxphrases brûlantes d’amour :

– Je crois que votre amie sera contentede nous.

*

**

Quelle ne fut pas la stupéfaction del’excellent Barbier de Pontlevoy, lorsque, se réveillant lelendemain matin au chant du coq, suivant son habitude, après avoirrevêtu ses chausses et son justaucorps, il commença son inspectionquotidienne.

À la vue de tous ces cadavres alignés dans lacour et de tous ces blessés qui gisaient dans les communs, àl’endroit où ils avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, enlevant les bras au ciel :

– Mille millions de gargousses, est-ceque je rêve ou bien suis-je devenu fou ?

Et il appela, avec toute la force de sespoumons, les deux invalides qui constituaient avec lui la garnisonde Montgiron :

– Passe-Poil et Sans-Plumet !

Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes devociférations stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe debois, accourut à son appel.

– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire,j’avais peur que vous eussiez été égorgé pendant votre sommeil.

– Ah ça ! que s’est-il doncpassé ?

– Je n’en sais rien, monseigneur,Sans-Plumet et moi, nous avions profité de votre permission quenous avait value la présence au château des gardes de Son Éminencepour nous rendre jusqu’à la ville.

» Tout à l’heure, quand nous sommesrentrés, nous nous sommes trouvés en face d’un véritable carnage.Nous avons commencé par relever les blessés, les panser de notremieux, puis nous avons découvert M. le capitaine de Savièresligoté et bâillonné au fond du fournil, où nous l’avonsdélivré.

– Et où est le capitaine ?

– Auprès de M. de Durbec, quiest grièvement blessé.

– Quelle aventure ! s’écria le bravehomme, qui demanda aussitôt :

» Où avez-vous transportéM. de Durbec ?

– Dans la chambre d’honneur.

– J’y vais.

Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà àgrosses gouttes, le vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, quiétait étendu sur un lit et semblait souffrir cruellement de sablessure. Le capitaine de Savières se trouvait à côté de lui, ainsiqu’un chirurgien que Sans-Plumet avait été quérir en toutehâte.

Le praticien venait de sonder la plaie et ildéclara d’un air quelque peu hésitant :

– J’espère qu’aucune complication ne seproduira, mais il faut bien compter trois semaines avant que vouspuissiez vous remettre en route.

L’espion du cardinal eut une crispation duvisage qui révélait l’impression fâcheuse que lui produisait cepronostic. Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant :

– Vous me voyez furieux, affolé ! Jene comprends rien, mais rien…

– Eh bien ! continuez, coupa Durbec,d’un ton sarcastique.

– Cependant, monsieur, permettez-moi,hasarda le colonel.

Durbec reprit :

– N’ayez aucune crainte quant auxresponsabilités que vous avez encourues. Mon intention n’estnullement de rejeter sur vous l’odieux guet-apens qui a été tenducette nuit à M. le capitaine de Savières et à ses gardes, nide la tentative d’assassinat dont j’ai été l’objet.

» Soyez donc rassuré, monsieur legouverneur, et n’ayez point souci de moi. Si Dieu le veut, jesaurai bien me tirer d’affaire… et, s’il ne le veut pas, ehbien ! il sera fait selon sa volonté.

» Retournez à vos occupations habituelleset puissiez-vous dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avezdormi la nuit dernière. »

Le vieil homme allait insister, mais, avecdéférence, M. de Savières lui dit :

– Je crois, monsieur, queM. de Durbec a besoin de m’entretenir en particulier.Monsieur le chirurgien, à bientôt, n’est-ce pas ?

Le praticien répliqua :

– Demain matin, je viendrai renouveler lepansement.

Précédé de Sans-Plumet et flanqué dePontlevoy, il descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigreharidelle et il s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge,congestionné au point qu’on aurait pu redouter pour lui uneapoplexie foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puitsqu’il semblait prendre à témoin de son désarroi :

– Je n’y comprends rien… rien… rien…

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