L’Homme au masque de fer

Chapitre 5UNE GASCONNADE

Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac avaitquitté l’hôtel du Faisan d’Or et s’était dirigé vers lepresbytère.

C’était une petite maison qui se dressait àl’entrée du pays, au milieu d’un grand jardin, aux allées bordéesde buis, où s’épanouissaient, çà et là, dans un désordrepittoresque, de belles fleurs qui embaumaient les airs de leurparfum et parmi lesquelles bourdonnaient joyeusement lesabeilles.

Après avoir poussé la petite barrière, Gaëtanlongea l’allée principale, contourna la maison et s’en fut sur unepetite terrasse ombragée de tilleuls d’où l’on découvrait unpanorama magnifique sur la vallée de la Garonne.

Un vieux prêtre à cheveux blancs, un peu cassépar l’âge, le nez chevauché par une énorme paire de besicles, étaiten train d’émietter du pain, qu’il jetait aux moineaux. L’arrivéedu chevalier fit envoler les gentils oiseaux et provoqua unmouvement d’humeur du vénérable prêtre qui se traduisit par cesmots :

– Ah ça ! qu’est-ce qui vient medéranger et faire peur ainsi à mes petits amis ?

– Excusez-moi, monsieur le curé, lançaCastel-Rajac. Mais rassurez-vous, vos petits amis ne tarderont pasà revenir.

– Je ne me trompe pas, c’est bien toi,mon cher Gaëtan, s’exclama le prêtre.

Et, d’un ton un peu chagrin, ilajouta :

– Décidément, ma vue baisse de plus enplus, mon pauvre enfant ; je ne t’aurais pas reconnu ;j’ai bien peur que, d’ici peu, je ne devienne complètementaveugle.

Et, avec un accent de résignation ilajouta :

– Si le bon Dieu le veut, qu’il en soitainsi. Mais ne nous attardons pas à ces pénibles pensées.

Après avoir serré affectueusement la main deson ancien élève, l’abbé Murat reprit :

– Je te croyais parti pour un longvoyage.

– Mais oui, monsieur le curé.Malheureusement, il m’est arrivé en route un accident plutôtfâcheux.

– Aurais-tu été détroussé par desvoleurs ?

– Non point, monsieur le curé.

– Alors ?

– J’ai commis un gros péché.

– Lequel ? grand Dieu !s’effarait l’abbé Murat.

– Je suis papa !

– Seigneur, s’exclamait le vieux prêtre,en joignant les mains. Que me dis-tu là ? Père, tu es père… endehors des saintes lois de l’Église !

– Oui, monsieur le curé.

– Ah ça ! tu as donc oublié uncommandement de Dieu, qui dit : « Œuvre de chairaccompliras, en mariage seulement ? »

– Hélas, oui, monsieur le curé, je l’aicomplètement oublié.

– Malheureux !

– Mais je me repens amèrement.

Et, tout en affectant un chagrin qui, à toutautre que le bon vieux curé de Saint-Marcelin, aurait pu apparaîtresingulièrement exagéré, Gaëtan, qui avait soigneusement préparé sonrécit, poursuivit :

– Monsieur le curé, je ne suis pas venuseulement vous demander une absolution, mais je suis venu aussivous prier de bien vouloir baptiser ce petit innocent dans le plusbref délai.

– Comment ? il est ici ?

– Oui, monsieur le curé, à l’hostelleriedu Faisan d’Or.

– Et la mère ?

– Ah ! la mère, la pauvre, elle estmorte en donnant le jour à cet enfant.

– Dieu ait pitié de son âme !

– Oh ! oui, monsieur le curé, car,en dehors de sa faute, c’était un ange et c’est moi le seulcoupable.

En voyant ainsi son ancien disciples’humilier, l’abbé Murat sentit toute son indignation setransformer en une pitié sans bornes.

– Où demeurait cette jeunepersonne ? demanda-t-il.

– Entre Agen et Marmande, et c’était pourla retrouver que j’avais raconté que je partais en voyage.

– Encore un mensonge de plus.

– Ah ! monsieur le curé, j’ai sur ledos un bien lourd fardeau de péchés.

– Elle avait de la famille ?

– Orpheline, monsieur le curé, déclaraGaëtan, qui jugeait utile de simplifier les choses, elle demeuraitchez une de ses parentes qui, d’ailleurs, la rendait trèsmalheureuse.

Le vieux prêtre réfléchit pendant un instant,puis il reprit :

– Est-ce que tes parents sont au courantde ce grand malheur ?

– Je ne leur en ai point parléencore.

– Il faudra leur dire toute lavérité.

– C’était bien mon intention.

– Cela va bien amener du trouble dansleur existence.

– Certes, reconnaissait le chevalier, monpère va pousser des hauts cris, me maudire, je le crains… Maman vase lamenter et invoquer le bon Dieu, j’en suis sûr. Mais, quand ilsverront le petit, tout rose, tout frais, tout mignon, ne demandantqu’à vivre, ah ! je les connais tous les deux, mon cher pèreet ma chère mère, ils seront immédiatement désarmés, ils semettront à aimer ce petit bâtard de Castel-Rajac, tout autant ques’il eût été mon fils légitime. Monsieur le curé, je suis un grandcoupable, je l’avoue, mais aidez-moi à faire de ce petit d’abord unbon chrétien, puis un bon chevalier.

De grosses larmes apparaissaient au bord desyeux de l’excellent prêtre qui reprit d’une voix tremblanted’émotion :

– Jésus a dit : laissez venir à moiles petits enfants. Je ne puis que me conformer à la parole duDivin Maître. Quand veux-tu, mon cher fils, que je baptise tongarçon ?

– Dès que vous le voudrez. Le tempsd’aller chercher les deux témoins qui doivent signer sur leregistre de la paroisse. Il est deux heures de l’après-midi,voulez-vous que, vers quatre heures, nous nous présentions àl’église ?

– À quatre heures moins le quart, jeferai donner le premier son de cloche. Auparavant, tu vas veniravec moi, à l’église, car il faut que je reçoive ta confession.

– Ah ! monsieur le curé, répliquaitle jeune Gascon, vous venez de l’entendre et je ne pourrais,hélas ! que vous répéter les mêmes paroles. Ne suffirait-ilpas que je m’agenouillasse devant vous, pour que vous traciezau-dessus de mon front le signe qui purifie ?

Le curé de Saint-Marcelin regarda son élève etpénitent avec un air de bonhomie affectueuse qui montrait quecelui-ci l’avait déjà entièrement désarmé, puis il fit :

– Allons, qu’il en soit ainsi.

Tandis que le jeune Gascon se courbait devantlui, le digne ecclésiastique, à cent lieues de soupçonner queGaëtan, pour sauver l’honneur d’une femme et assurer l’avenir d’unenfant aussi dangereusement exposé, s’était cru le droit de leberner, murmura les paroles sacramentelles, qui allaient laverl’intrépide chevalier d’un péché qu’il n’avait pas commis.

Se relevant, Castel-Rajac s’écria :

– Monsieur le curé, je ne puis que vousremercier du fond du cœur de votre bonté et de votre évangéliqueindulgence. Donc, à quatre heures précises, nous serons tous àl’église.

Il s’en fut, enchanté du succès qu’il venaitde remporter, et il regagna prestement l’hostellerie du Faisand’Or.

En franchissant le seuil, une exclamation dejoie lui échappa : il venait d’apercevoir, attablé devant unpichet de vin frais et choquant cordialement le gobelet d’étainplein jusqu’au bord, deux gentilshommes aux allures de campagnards,l’un, un énorme gaillard taillé en hercule, aux moustaches et à labarbiche conquérantes, l’autre, mince, bien découplé, nerveux, etformant avec son compagnon le plus frappant des contrastes.

– Assignac, Laparède ! s’exclamaCastel-Rajac de sa voix sonore.

Les deux buveurs se retournèrent et,apercevant Gaëtan qui s’avançait la main tendue, ils eurentsimultanément un cri de joie.

L’énorme Assignac secoua le bras de Gaëtanavec une force capable de déraciner un jeune peuplier. Quant àM. de Laparède, il la serra avec toute la distinctiond’un homme de cour.

Hector d’Assignac attaquait avec un gros rirequi faisait tressauter sa bedaine :

– Heureux coquin, joyeux drille, coureurde guilledou !

Il accompagnait chacune de ces épithètes d’unvigoureux coup du plat de la main sur ses cuisses monumentales.

– Qu’est-ce qu’il a, mon cherHenri ? demanda Castel-Rajac à M. de Laparède.

– Nous savons tout… déclara l’élégantHenri.

– Quoi, qu’est-ce que voussavez ?

– Que tu as ramené de voyage une fortjolie femme avec un délicieux poupon, et voilà pourquoi noust’adressons nos félicitations les plus vives.

– Qui vous a raconté ça ? interrogeaCastel-Rajac en feignant le mécontentement.

– Ah ! voilà !

– Cette bavarde deMme Lopion !

Et, simulant la colère, le chevaliers’écria :

– Elle va me le payer cher, cette satanéecommère.

Mais, se ravisant tout à coup, ilfit :

– Après tout, non, car mon intentionétait bien, mes chers amis, de vous mettre au courant de l’aventurequi m’arrive. J’ai en effet ramené de voyage une fort jolie femmeet un délicieux poupon, mais si je suis le père de cet enfant, ladame n’en est que la marraine… car, la vraie maman…

Gaëtan s’arrêta, comme pour donner plusd’importance à ces paroles, puis sur un ton grave etmystérieux :

– Au nom de l’honneur, je vous demande dene point m’interroger à ce sujet.

– Nous serons discrets, affirma lecolossal Hector.

– Nous nous tairons, enchaîna le trèsaimable Henri.

Castel-Rajac reprit :

– J’ai un autre service à vousdemander.

– Lequel ? firent ensemble les deuxamis.

– Tout à l’heure, je vais faire baptisermon fils. Je ne puis pas vous demander à l’un ou à l’autre d’êtreson parrain, mais je vous prie de bien vouloir signer sur le livrede baptême.

– Très volontiers, acceptèrent les deuxgentilshommes.

– Alors, rendez-vous à l’église à quatreheures précises.

– Nous y serons.

Ils échangèrent de nouvelles poignées de mainet, tandis qu’Hector réclamait un nouveau pichet, Gaëtan rejoignitMme de Chevreuse et Mazarin, qui avaient eutout le loisir de s’entretenir d’une façon plus directe desévénements qui venaient de se dérouler et de ceux dont ilsattendaient la venue, non sans inquiétude.

La figure réjouie de Castel-Rajac lesréconforta un peu.

– Tout va bien, annonça-t-il, tout s’estmême passé admirablement. Mon bon vieux curé a été magnifique. Lebaptême est fixé pour quatre heures. D’ici là, je vais avoir letemps de m’occuper du petit.

Et, se tournant vers Mazarin, ilajouta :

– Il est toujours bien entendu, mon chercomte, que vous lui servez de parrain ?

– Mais certainement.

Avec un éclair de joie dans le regard, leGascon demanda :

– Cela ne vous contrarie pas trop que jeme fasse passer pour le papa du petit ?

– Non, répliqua l’amant d’Anned’Autriche, car je suis sûr que vous en ferez un vrai gentilhommedont son véritable père ne pourra que s’enorgueillir un jour.

– Je m’en porte garant, affirma laduchesse.

– Je vous quitte pour aller prendretoutes mes dispositions, déclara Castel-Rajac.

Sans doute ménageait-il à ses adversairesfuturs un nouveau tour de sa façon, car ses yeux pétillaient demalice.

*

**

Ainsi que l’avait annoncé le bon curé deSaint-Marcelin, à quatre heures moins le quart, la cloche del’église commença à tinter.

Dans le pays, le bruit s’était répandu que lechevalier Castel-Rajac allait faire baptiser son fils.

Cette nouvelle avait provoqué dans tout levillage un mouvement de curiosité qui avait précipité vers l’églisetoutes les commères du pays.

Lorsque le cortège pénétra sous la voûte, tousles bancs étaient occupés. Précédée du bedeau,Mme de Chevreuse, qui portait elle-même sur uncoussin enveloppé dans des flots de dentelles le précieuxnourrisson, s’avançait, ayant à ses côtés le comte Capeloni ouplutôt M. de Mazarin.

Derrière eux, suivait le chevalier, plusvibrant que jamais et semblant défier à la fois du regard et dusourire tous ceux qui se seraient permis de blâmer sa conduite.

Il était escorté d’Hector d’Assignac, imposantet solennel, et d’Henri de Laparède, souple et désinvolte.

Après s’être agenouillés devant lemaître-autel et avoir été bénis par le curé qui, assisté de deuxenfants de chœur, s’était avancé vers eux, ils gagnèrent lachapelle latérale où se trouvaient les fonts baptismaux.

La cérémonie s’accomplit suivant le ritehabituel, puis toujours précédé par le curé, le cortège se rendit àla sacristie ; le parrain, la marraine et les deux témoinsapposèrent au-dessous de la déclaration de naissance et de baptême,qui était alors le seul acte officiel reconnu par la loi, leursignature et leur paraphe. Mazarin signa naturellement : comtede Capeloni et la duchesse : Antoinette de Lussac ; puis,le cortège regagna l’église qu’il traversa sur toute salongueur.

En arrivant sous le porche, la duchesse deChevreuse, qui portait toujours l’enfant sur son coussin, pâlitlégèrement. Elle venait d’apercevoir, debout sur les marches del’église, revêtus de leurs manteaux marqués d’une croix blanche,plusieurs gardes du cardinal qui la considéraient d’un airgoguenard. Mazarin, qui s’en était aperçu, lui aussi, ne bronchapas et murmura à l’oreille de la duchesse :

– Ils sont arrivés, mais trop tard ;maintenant, nous n’avons plus rien à craindre.

– Qu’en savez-vous ? soupira Mariede Rohan.

– J’ai confiance en votrechevalier !

Quant à Castel-Rajac, il s’était contenté detoiser les gardes de Richelieu. Quand il passa près d’eux, il seretourna pour dire à haute voix à ses amis d’Assignac et deLaparède :

– Ah ça ! que viennent donc faireces gens dans notre pays ?

Un des gardes, fort gaillard, à la figurefarouche et à l’aspect peu engageant, allait répliquer au Gascon,mais un de ses compagnons lui posa la main sur l’épaule.

Gaëtan se retournant pour dévisager encore unefois ceux qu’il considérait comme ses ennemis, le garde dit à soncamarade :

– Ce n’est pas le moment de provoquer unesclandre. Nous avons l’ordre d’agir promptement et sans tapage.Son Éminence ne nous pardonnerait pas de lui avoir désobéi.Laissons-les rentrer tranquillement à l’auberge.

Au même moment, deux hommes sortaient d’un desbas-côtés de l’église, dans l’ombre duquel ils s’étaientdissimulés. L’un, vêtu de velours noir, sur lequel tranchait lablancheur d’un col en toile blanche, n’était autre queM. de Durbec. L’autre portait l’uniforme du capitaine desgardes du cardinal. Il s’appelait le baron de Savières.

Le chevalier de Durbec fit :

– Tout est bien convenu. Vous avez biensaisi les instructions du cardinal ?

Le capitaine résuma :

– Il s’agit, d’abord, de nous emparer del’enfant, puis d’emmener la duchesse au château de Montgiron où ilfaudra qu’elle s’explique sur son rôle dans cette affaire.

– Très bien, approuva Durbec. Je vousrecommande, encore une fois, la prudence. Les gardes du corps dontelle est entourée ne sont pas nombreux, mais ils sont de taille ànous mener la vie dure. N’oubliez pas non plus que le cardinaltient essentiellement, et pour des raisons connues de lui seul, queM. de Mazarin ne soit ni molesté ni même inquiété. Quantaux autres, pas de quartier, telle est la consigne. Cela, mon chercapitaine, vous simplifiera singulièrement la tâche.

» Maintenant, vous allez immédiatement,avec vos hommes, simuler un départ. Vous aurez soin de dire à hautevoix, à l’hostellerie du Faisan d’Or, que vous partez pourToulouse préparer les appartements du cardinal qui doit se rendreprochainement dans cette ville. De cette façon, les méfiances deM. de Mazarin et de la duchesse de Chevreuse serontendormies et leur vigilance, ainsi que celle de leurs amis, nepourront que s’en atténuer. »

Le capitaine fit un signe d’acquiescement,puis il ajouta :

– Nous pourrons donc, dès la nuit venue,nous livrer à une perquisition en règle à l’hostellerie.

Tandis que M. de Durbec quittaitl’église par une petite porte qui donnait sur la campagne, lecapitaine des gardes en sortait ostensiblement et, après avoirrallié ses hommes, il les entraîna jusqu’au Faisan d’Or oùil leur dit à haute voix :

– Restaurez-vous copieusement, car nousallons faire cette nuit une rude étape.

Les gardes s’installèrent devant des tablesinoccupées et se commandèrent un copieux repas.

Lorsqu’ils achevèrent leurs agapes, la nuitétait venue. Un appel de trompettes retentit : c’était lesignal du départ.

Tous se levèrent de table et regagnèrent lacour où leur chef, déjà en selle, les attendait. Enfourchant à leurtour leurs montures, ils gagnèrent aussitôt la grand-route deToulouse, suivis du regard par Mazarin et Castel-Rajac quidissimulés dans l’ombre, avaient assisté à leur départ.

Tous deux, en effet, avaient entendu dire parMme Lopion que les gardes du cardinal partaientpour Toulouse, mais ils n’en avaient pas cru un mot, persuadés quece n’était qu’une feinte et qu’ils n’allaient point tarder àrevenir.

M. de Durbec en était donc pour saruse, d’ailleurs cousue de fil blanc. Plus que jamais, les deuxalliés allaient se tenir sur leurs gardes.

Quelques instants après, ils étaient rejointspar Hector d’Assignac et Henri de Laparède, auxquels déjà Gaëtanavait raconté qu’on voulait lui voler son fils.

Cela avait suffi pour enflammer l’ardeur deses deux amis, enchantés de se trouver mêlés à une aventure à lafois mystérieuse, galante et chevaleresque.

M. de Mazarin, tout en saisissantGaëtan par le bras, lui dit :

– Je crois que cette nuit nous allonsavoir à en découdre…

Le colossal Hector s’écria :

– À la bonne heure, moi, j’aime ça.

L’ardent et subtil Laparède ajouta :

– Nous allons montrer à ces gens de Parisde quel bois se chauffent les cadets de Gascogne.

– En attendant, proposa Castel-Rajac, sinous faisions une ronde autour de la maison… car il n’y a riend’extraordinaire que ces drôles eussent laissé derrière euxquelques mouchards.

– Vous pouvez en être sûr, déclaraM. de Mazarin.

Au premier abord, ils ne remarquèrent rien desuspect. La rue était déserte. Dans la cour, en dehors d’un valetd’écurie, qui aidait à descendre de sa monture un voyageur, aucunefigure inquiétante ne se manifestait.

Il faut croire que les agents secrets deM. de Durbec possédaient l’art de se rendre invisibles, àmoins que, fatigués de leur filature, ils eussent été souper.

Malgré cela, Castel-Rajac, qui n’était qu’àmoitié rassuré, proposa à son ami de monter la garde à tour derôle, afin de prévenir toute attaque imprévue.

Et, tirant son épée, tout en appuyant lapointe de son arme contre le sol :

– Maintenant, fit-il, ils peuvent venir,ils seront bien reçus.

Quant à Mazarin, Hector d’Assignac et Henri deLaparède, ils se firent ouvrir une chambre dont une des fenêtres,placée à l’angle de l’hostellerie, leur permettait de surveillerefficacement la rue.

Une heure passa, sans le moindre incident,lorsque le chevalier Gaëtan, qui avait l’oreille aux aguets, crutentendre derrière lui un bruit de pas très léger s’avançant dans sadirection.

Brusquement, il se retourna, l’épée en avantmais il n’eut pas le temps de faire un geste.

Subitement coiffé d’un sac en drap noir,empoigné par les bras, tiraillé par les jambes et jeté à terre enun clin d’œil, il se sentit ligoté, bâillonné et dansl’impossibilité d’opposer à ses assaillants la moindrerésistance.

À l’intérieur de l’hostellerie, une autrescène se déroulait, non moins rapidement que celle que nous venonsde décrire.

Le capitaine baron de Savières, après avoirfait irruption dans la salle à la tête de douze de ses gardes,escaladait rapidement l’escalier qui conduisait à la chambreoccupée par Mme de Chevreuse et heurtait à laporte en disant :

– Ouvrez, au nom du roi !

À peine avait-il prononcé ces mots queAssignac et Laparède apparaissaient sur le palier. Ils allaientdégainer ; ils n’en eurent pas le temps. Les gardes ducardinal se précipitaient sur eux et les refoulaient dans leurchambre, les désarmaient et leur faisaient subir le même sort qu’àleur ami.

Quant à M. de Mazarin, il avaitdisparu.

Nous revenons à la duchesse de Chevreuse, quis’était empressée d’obéir à l’injonction deM. de Savières et lui avait ouvert toute grande saporte.

– Que voulez-vous de moi ? luidit-elle, en dévisageant, d’un œil sévère, l’intrus qui seprésentait à elle d’une façon aussi cavalière.

– Je suis le baron de Savières, capitainedes gardes de Son Éminence le cardinal de Richelieu.

– Je vous reconnais fort bien, monsieur,déclara la duchesse, et je ne suppose pas que vos fonctions vousdonnent le droit de vous conduire d’une façon aussi peuchevaleresque.

– Madame la duchesse, riposta lecapitaine avec beaucoup de calme, je suis chargé d’une mission quej’ai le devoir d’accomplir jusqu’au bout.

– Et qui consiste, sans doute, à vousemparer de ma personne ?

– Non, madame la duchesse, mais à vousprier de bien vouloir vous rendre jusqu’au château deMontgiron.

– Où je serai prisonnière ?

– Madame, je l’ignore. Je suis égalementchargé de vous demander de me remettre immédiatement un enfant quevous avez amené ici.

– Ah ! vraiment, ironisa laduchesse. Arrêter une femme et s’emparer d’un enfant est un doubleexploit qui ne m’étonne point de la part de celui qui vous envoiejusqu’ici, mais qui, véritablement, est indigne du gentilhomme etdu soldat que vous êtes.

Savières eut un imperceptible frémissement. Lecoup avait porté, mais il lui était impossible de reculer. Il setut en se mordant les lèvres.

Profitant de cet avantage,Mme de Chevreuse, surprise de la carence deses amis et craignant qu’ils ne fussent tombés dans quelqueguet-apens, reprenait, pour gagner du temps :

– Je suis surprise, monsieur lecapitaine, que votre maître n’ait pas plutôt choisi, pour remplirson exploit, un des nombreux espions qu’il entretient à sasolde.

Devinant la ruse de son interlocutrice,Savîères reprit :

– Je ne suis pas ici, madame la duchesse,pour discuter avec vous des raisons qui font agir M. lecardinal, pas plus que sur les moyens qu’il a cru devoir employer àvotre égard ; je ne puis que vous répéter ce que je viens devous dire, et je vous demande instamment de ne pas me contraindre àemployer la force.

– Vous oseriez lever la main surmoi ?

– La plus noble dame de France, répliquale capitaine, cesse de l’être lorsqu’elle conspire contre sonroi !…

– Alors, s’écria Marie de Rohan enéclatant d’un rire forcé, je suis une conspiratrice. Décidément,monsieur le capitaine, vous êtes bien mal informé. J’ignore cequ’on a pu vous conter à mon sujet, ou plutôt, je m’en doute. Lavérité est tout autre. Vous avez simplement, uniquement, devantvous, une femme qui a juré de sauver à tout prix l’honneur d’une deses amies. Maintenant, je n’ajouterai plus un mot.

Et, désignant d’un geste large la porte de lachambre voisine, elle fit :

– L’enfant est là. Auriez-vous le couraged’aller le prendre ?

Savières eut un instant d’hésitation, carMme de Chevreuse lui avait parlé avec un telaccent d’indignation et de noblesse que, pour la première foisdepuis qu’il était au service du cardinal, il se demandait sivéritablement son maître ne lui avait pas ordonné de commettre unemauvaise action.

Cette pensée ne dura en lui que l’espace d’unéclair. Non point par crainte des représailles, car Savières étaitbrave, et il était de ceux qui savent prendre leursresponsabilités, mais uniquement parce qu’il avait fait au cardinalle serment de lui obéir en tout et pour tout, même au péril de savie. Il se dirigea vers la porte de la chambre et l’ouvrit toutegrande.

La pièce était à demi éclairée par la lueurd’une veilleuse placée près d’une petite table, à côté d’un grandlit qui n’était occupé par personne, et dont la couverture n’avaitpas été défaite.

Au pied du lit, un berceau au rideau ferméattira l’attention du capitaine qui, en trois enjambées, lerejoignit. Soulevant les rideaux, il aperçut un enfant tourné surle côté et qui semblait profondément endormi. Il s’en empara, leplaça sous son manteau et rejoignit la duchesse de Chevreuse, quivenait de réprimer un indéfinissable sourire.

– Maintenant, madame la duchesse,êtes-vous décidée à vous rendre au château de Montgiron ? Jetiens à vous dire que toute résistance est inutile, car mes gardesont déjà mis à la raison trois des gentilshommes qui s’étaientconstitués vos défenseurs. Quant au quatrième, c’est-à-direM. de Mazarin, il a réussi à nous échapper ; mais jedoute qu’à lui seul il soit de taille à nous mettre en déroute.

La duchesse pensa :

« Mon pauvre Gaëtan ! Pourvu qu’ilsne l’aient pas égorgé ainsi que ses amis. Enfin, Mazarin estlibre ! Tout espoir n’est donc pas perdu de remporter unerevanche sur nos ennemis. »

Et jugeant pour l’instant toute résistanceinutile, elle reprit :

– Soit, monsieur le capitaine, je vousaccompagne. Je ne vous demande qu’une grâce : rendez-moi cetenfant, car, nous autres femmes, savons beaucoup mieux les porterdans nos bras, et ce pauvre petit a grand besoin de ménagement.

Savières se laissa fléchir par cette requêteet remit le nourrisson à la duchesse qui, l’enveloppant dans un despans du manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules, l’emportatendrement contre sa poitrine, en disant :

– Heureusement qu’il ne s’est pasréveillé !

– Le fait est, déclara Savières, enchantédu succès de sa mission, que je n’ai pas encore vu un petit enfantdormir aussi profondément.

Quelques minutes après,Mme de Chevreuse, qui n’avait pas lâché sonprécieux fardeau, montait dans un carrosse, dans lequel deux gardesprirent place en face d’elle et, entourée d’une solide escorte quecommandait le capitaine, le véhicule, traîné par quatre chevauxvigoureux, disparut bientôt dans la nuit.

M. de Mazarin, descendant alors dela cheminée dans laquelle il s’était réfugié, commença par allerdélivrer Hector d’Assignac et Henri de Laparède et, après les avoirmis au courant des faits qui venaient de se dérouler, il descenditavec eux à la recherche du chevalier de Castel-Rajac.

Ils se heurtèrent aux époux Lopion qui, encoreépouvantés, se livraient aux lamentations et aux imprécations lesplus vives contre ceux qui les avaient troublés dans leur sommeilet risquaient de faire passer leur hostellerie pour une gargote malfamée et peu hospitalière.

Mazarin imposa silence à leurs criailleries.Tout de suite, il leur demanda :

– Avez-vous vu le chevalier deCastel-Rajac ?

– Non, monsieur, s’écriait l’aubergiste,et je ne tiens même pas à le revoir, car c’est bien de sa faute si,aujourd’hui, nous avons à subir tous ces désagréments.

– Assez de jérémiades, et donnez-noustout de suite des lanternes, afin que nous puissions nous mettre àla recherche de notre ami.

Tout en grognant, Mme Lopionallait s’exécuter lorsque, les vêtements en désordre, les cheveuxen broussailles, la chemise déchirée, Gaëtan de Castel-Rajac, quiavait réussi à se débarrasser des liens qui l’entouraient et àsortir du sac qui l’aveuglait, apparut, clamant d’une voixrauque :

– Les misérables viennent d’emmener laduchesse au château de Montgiron. Je les ai entendus partir. Leurcapitaine leur donnait des ordres. Il faut absolument aller là-bas,leur arracher cette malheureuse ; sans cela elle estperdue.

Et, se tournant vers Mazarin, ilajouta :

– Pour que le cardinal s’acharne avecautant de cruauté sur cette femme et cet enfant, il faut…

Il n’acheva pas. M. de Mazarin, luiprenant la main, lui dit :

– Vous avez raison, mon cher chevalier,il faut à tout prix sauver la duchesse.

– Nous la sauverons !… fit le Gasconavec une énergie que l’on devinait sans limites.

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