L’Homme au masque de fer

Chapitre 2LE TEMPS DES PÉRILS

À quelques jours de là, un cavalier, âgé dequarante à quarante-cinq ans environ, à la petite moustachegrisonnante, droit en selle et cambré comme un jeune homme,galopait à toute allure sur la route qui conduisait de Paris àSaint-Germain.

Le chevalier de Castel-Rajac duts’interrompre, car son cheval, fatigué par une course longue etrapide, venait de broncher. D’un énergique rappel de bride, leGascon l’empêcha de tomber sur les genoux et le força à seredresser. Puis, silencieusement, il continua sa route.

Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettaitautrefois que le gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Ques’était-il donc passé ? Quelle catastrophe avait bouleverséleur existence jusque-là si paisible ?

La veille même, ainsi qu’il le faisait presquejournellement, Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-troisans, à la fière allure et aux traits virils, avait manifesté ledésir de monter à cheval.

Excellent écuyer, le fils de la reine Anned’Autriche parcourait de longues distances, par champs et par bois,trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus oumoins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.

Ce jour-là, précisément, le soleil brillaitdans un ciel sans nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeunehomme sauta en selle et piqua des deux.

En quelques instants, il fut hors de vue duchâteau de Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Illui tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.

Ce fut enfin le couvert, les branchesfeuillues des grands arbres qui étaient pour lui des amis.

Il mit son cheval au trot, afin de pouvoirmieux jouir de la délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseauxse faisait entendre, étourdissant ; une mousse épaisse, où lessabots de sa monture enfonçaient profondément, garnissait le sold’un somptueux tapis naturel.

Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeuneprince aperçut alors un homme couché au pied d’un chêne.

Henry avait bon cœur. Il crut le malheureuxblessé, et s’approcha.

– Qu’avez-vous, brave homme ?questionna-t-il. Êtes-vous souffrant ? Puis-je quelque chosepour vous ?

– J’ai été attaqué par des bandits,geignit l’inconnu. Ils m’ont frappé…

Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir,et désirant lui porter remède, Henry mit pied à terre et s’approchade l’homme afin de l’examiner.

Mais dès qu’il fut près de lui, le« blessé », se jetant aux jambes du cavalier, lesemprisonna, l’empêchant de faire un pas. Au même instant, plusieursindividus sortaient de derrière les troncs d’arbres qui lesdissimulaient et se précipitaient sur leur victime avant quecelle-ci ait le temps de tirer son épée. Henry se trouva assailli,désarmé par cette bande de furieux.

Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’euxétait un gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’étaitM. de Saint-Mars, gouverneur de la forteresse de l’îleSainte-Marguerite, qui avait été mandé d’urgence à Paris. Il avaitl’air peu satisfait et se tourna vers son compagnon pour luiexprimer son mécontentement.

– Voilà de la vilaine besogne, monsieur,et qui ne me plaît guère ! dit-il avec sa franchise d’anciensoldat. Cette attaque ressemble furieusement à un guet-apens. Jen’aime pas cela !

– C’est évidemment regrettable, mais nousn’avions pas le choix des moyens ! répliqua le chevalier deDurbec.

Il tenait à la main un engin bizarre. C’étaitun masque, mais un masque de fer, percé de deux trous pour lesyeux, un autre pour le nez, un autre pour la bouche.

Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidementdu jeune homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin surle visage.

Henry eut beau clamer son indignation et safureur, le masque était mis et bouclé.

– Vous me rendrez raison de cetteviolence ! s’écria le fils adoptif du chevalier gascon. Pourquel motif me traitez-vous ainsi ?

– Monsieur, répondit Durbec avec unepolitesse exquise qui dissimulait mal son triomphe, nous avons desordres et les exécutons !

– C’est indigne ! Je n’ai commisaucun crime !

– Nous ne pouvons vous donner aucuneexplication !

Cependant, le masque fermé, les soldats, touten maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui permirentde se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui attendaitdans une allée parallèle, et l’y firent monter.

Aussitôt, on verrouilla soigneusement laportière, non sans que M. de Saint-Mars et Durbeclui-même soient montés tenir compagnie au prisonnier.

La voiture se mit en branle, entourée parl’escorte des cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et quine se doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivitéperpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.

L’équipage sortit de la forêt, et prit laroute du sud. Ce fut un vrai voyage, car le carrosse dut traversertoute la France pour rejoindre l’île Sainte-Marguerite, quiparaissait offrir, tant par son isolement maritime que par lessolides fortifications de son château, toutes les garanties desécurité qu’exigeait la garde d’un prisonnier d’État.

Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeuneHenry s’il parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à sedébarrasser de son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiterl’homme au masque de fer avec les plus grands égards.

Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de lapart de ses deux compagnons, l’objet des attentions les plusgrandes.

Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, àplusieurs reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de cetraitement aussi barbare qu’imprévu.

– Nous ne pouvons rien vous dire !telle fut la réponse qu’il obtint.

– Cependant, on n’arrête pas les genssans leur en fournir le motif ! gronda le jeune homme !Et pourquoi ce masque ! Ôtez-le ! Il me gêne !

– Monsieur, répondit Durbec de sa voixdoucereuse, ce que vous me demandez-là est tout à faitimpossible ! Je dois même ajouter que si vous manifestez, aucours de ce voyage, la moindre envie de nous quitter, ou si vouscherchez à intéresser des étrangers à votre sort par une façonquelconque, nous n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçul’ordre formel !

Cependant, tandis que le carrosse fermégalopait ainsi sur la route de Marseille, emportant le fils de lareine vers une destination qu’il ne soupçonnait pas encore,d’autres événements se passaient au château de Chevreuse.

Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de sonmaître, s’était mis tranquillement à brouter les jeunespousses ; toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans lecarrosse et que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatrechevaux, la bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux outrois hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elles’était décidée à reprendre tout doucement le chemin del’écurie.

Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que lecheval revenait seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que samonture revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait étévictime d’un accident !

Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot,dès que le jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonnades recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève étaitvictime d’une chute. À son idée, il devait être resté par là,évanoui sans doute, et privé de secours.

Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs,malgré son âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-visde la duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.

Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent leschamps et la forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent.Nul ne put leur donner un renseignement.

Cependant, au moment où ils commençaient àdésespérer de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères quise souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois etqui purent même leur indiquer par quel chemin.

Les gens du château et l’abbé se dirigèrentaussitôt vers cet endroit. Il avait plu la nuit, et les traces defer du cheval étaient aisément reconnaissables.

Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu del’attentat. Le jardinier se pencha, examina les herbes, foulées,piétinées, et il s’exclama :

– Monsieur l’abbé, regardez donc !Voici les roues d’un carrosse ! On dirait qu’il y a eulutte !

Les indices étaient évidents. L’abbé essuyason front baigné de sueur.

– Que Dieu le protège !murmura-t-il. Le malheureux enfant a été enlevé !

Ils revinrent au château en toute hâte. Aupassage, les bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoirremarqué un carrosse clos qui était sorti au grand galop de laforêt, entouré d’une escorte de soldats armés.

L’enlèvement se confirmait.

La petite troupe, consternée, rentra en grandehâte au château.

Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit àson écritoire, traça un billet pour Castel-Rajac, le scella, etappela un domestique qu’il savait dévoué au chevalier :

– Colin, dit-il, cours à Paris sansperdre un instant. Tu remettras ce billet de toute urgence àM. le lieutenant de Castel-Rajac ! En ces circonstances,lui seul peut faire quelque chose !

Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pasrépéter la commission.

Il fit si bien diligence qu’il arriva à Parisdans le minimum de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parlerd’urgence à M. le chevalier de Castel-Rajac.

Celui-ci accourut, pressentant un malheur.

Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figurese crispa. Il proféra un sonore : « Mordiou ! »et courut chez M. de Guissancourt.

– Capitaine, dit-il d’une voix altérée,je vous prie de me donner congé tout de suite. Un événement gravevient de se passer chez moi, on me mande d’urgence.

– Allez, lieutenant, répondit l’officier,qui savait que Gaëtan ne solliciterait pas une permission durantson service sans un motif important.

Castel-Rajac ne se fit pas répéterl’invitation. Il courut chercher sa monture, et revint à francsétriers avec le jeune valet.

Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot luiconfirma ce qu’il lui disait dans sa lettre, et les explicationsque Colin lui avait déjà fournies.

– Les misérables ! gronda-t-il entortillant nerveusement sa moustache. Oh ! mais cela ne sepassera pas ainsi ! je le sauverai ou je levengerai !

Une seule chose importait avant tout :mettre la duchesse au courant.

Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allaitporter à Saint-Germain à Mme de Chevreuse.

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