L’Homme au masque de fer

Chapitre 5DURBEC RÉAPPARAÎT

Les jours qui suivirent s’écoulèrent sanshistoire. Castel-Rajac et le bambin avaient regagné leur vieillegentilhommière, où les attendaient le gros d’Assignac et deLaparède.

Durbec semblait avoir disparu. À vrai dire, ilattendait le moment propice, mais n’avait point encore abandonnéses projets de vengeance.

Il avait appris le fait d’armes queCastel-Rajac avait accompli en sauvant la vie du cardinal-ministre,et cette nouvelle l’avait rempli d’une sombre fureur. Il comprenaitbien que maintenant, plus que jamais, le seul fait de porter lamain sur le Gascon déchaînerait des représailles dont lui, Durbec,supporterait les conséquences. Aussi, avec un froid sourire, ils’était dit :

– Attendons !

Durbec n’était pas pressé. Il était sûrd’avoir son heure !

Moins d’un an après ces événements, Richelieumourut. Et Louis XIII, comme s’il n’avait pu survivre à celui quiavait fait sa grandeur et sa puissance, le suivit dans la tombe àquelques mois de distance.

Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, à peineâgé de cinq ans, fut nommée régente, pendant la minorité du roi.Son premier acte fut de nommer Mazarin premier ministre.

Peu de temps après, Castel-Rajac recevait lavisite de Mme de Chevreuse.

Mais, cette fois, ce n’était pas seulementpour consacrer à son ami quelques rares instants de liberté qu’elles’efforçait de conquérir sur ses obligations, mais pour luiannoncer que, désormais, il n’avait plus rien à craindre depersonne au sujet du petit Henry.

– En quoi la mort de Sa Majesté et cellede Son Éminence le cardinal peuvent-elles changer le sort de cetenfant ? questionna le Gascon, peut-être faussement naïf. Jesuis persuadé que Richelieu, depuis que j’ai eu l’occasion de luisauver la vie, ne me voulait que du bien…

Mais Mme de Chevreusen’était pas de celles que l’on prend sans vert.

– Certes, répliqua-t-elle avec vivacité.Mais le père véritable de ce bambin était un favori de Sa Majesté,et pour lui être agréable, le roi n’aurait pas hésité à sévir…Rappelez-vous que le cardinal lui-même le ménageait.

Puis, sans laisser à Gaëtan le temps des’appesantir sur cette réponse, elle reprit :

– D’ailleurs, je suis heureuse de voirque vous aurez enfin une situation digne de vos mérites…

Castel-Rajac dressa l’oreille.

Marie de Chevreuse ouvrit une cassette, poséeprès d’elle, en tira un rouleau cacheté et le remit en souriant àson amant.

– Ceci est le brevet de lieutenant auxmousquetaires du Roi, dit-elle.

Un tressaillement de joie et d’orgueil secouale jeune homme. Servir dans ce corps d’élite avait toujours été sonambition et son rêve.

– Et l’enfant ? interrogea-t-ilpourtant.

– C’est à mon tour de m’en charger !Mais soyez tranquille, mon cher Gaëtan, vous n’en serez paslongtemps séparé, et vous pourrez le voir chaque fois que vous ledésirerez.

» Je vais l’installer dans cette maisonde Chevreuse où il est né, et que j’ai fait restaurer entièrementpour lui. Sa mère tient en effet à ce qu’il demeure non loind’elle. Mais il est bien entendu que pour lui et pour tous, vousresterez son père. Vous avez trop dignement conquis ce titre pourque personne ne songe à vous l’enlever. »

Castel-Rajac mit un genou en terre devant sabelle amie et lui baisa la main.

– Comment puis-je m’acquitter envers lagracieuse Providence qui m’accable sous ses bienfaits ?murmura-t-il tendrement.

La belle duchesse eut un sourire exquis, etcomme Castel-Rajac avait déjà répondu au cardinal quelques moisplus tôt sur la route de Bordeaux, elle répliqua :

– Mais vous vous êtes déjà acquitté, monami !

Il attira son amie sur sa poitrine, et unbaiser fervent vint récompenser cet aveu.

Une seule chose chagrinait Gaëtan en pensant àcette nouvelle et brillante situation qui l’attendait. L’enfant, ille verrait fréquemment… d’ailleurs, confié aux soins de la duchessede Chevreuse, il était tranquille… Mais ses deux inséparables,Assignac et Laparède, avec lesquels il avait vécu de nombreuses ettranquilles années… Il allait falloir les quitter !

Cependant, il ne se tenait pas encore pourbattu. Dès qu’il fut en possession de ses nouvelles fonctions, sonpremier soin fut d’aller rendre visite au nouveau premier ministre.Celui-ci le reçut d’une façon fort affable.

– Charmé de vous revoir, chevalier !s’écria-t-il. Voici longtemps que je ne vous ai vu…

– Que Votre Éminence daigne m’excuser…J’avais, ainsi que vous le savez, des obligations précises quim’absorbaient fort…

Mazarin eut un gracieux sourire.

– Nous ne les avons pas oubliées,chevalier, et je suis heureux de cette occasion pour vous remercierdu zèle et du soin que vous avez mis à vous en acquitter…

– Éminence, cet enfant a fait monbonheur… C’est moi qui serai éternellement reconnaissant àMme la duchesse de Chevreuse d’avoir bien voulufaire appel à moi…

– Je suis heureux, chevalier, de voirqu’aujourd’hui, vos mérites vous ont fait accéder à une situationdigne de vous.

– Ah ! soupira benoîtement leGascon, j’ai fait de mon mieux pour élever cet enfant dans lesprincipes les plus élevés. D’ailleurs, mes amis dévoués m’ont étédans cette tâche d’un précieux secours, et c’est aussi grâce à euxsi, aujourd’hui, je peux affirmer que le petit Henry fera plus tardun gentilhomme accompli.

Mazarin avait dressé la tête.

– Vos amis ? Quels amis,chevalier.

– Mais MM. d’Assignac et deLaparède, deux braves et loyaux gentilshommes, que je regrette fortde savoir restés dans les Pyrénées.

– Il faut les faire venir à Paris !Nous leur trouverons un emploi.

– Ah ! Éminence ! continua àsoupirer le rusé chevalier. Il n’y a qu’une seule chose qui lescomblerait, mais je ne sais…

– Dites toujours ! On verra si onpeut satisfaire leur désir !

– Oh ! peu de chose ! Entrercomme mousquetaires dans le corps où je suis lieutenant.

– Hé ! monsieur le chevalier,savez-vous que les mousquetaires sont un corps d’élite ?

– Je le sais, Éminence !

– On n’accepte pas n’importequi !

– Ah ! Éminence, mes amis sont desgentilshommes de bonne souche gasconne !

– Je n’en doute pas… Enfin monsieur deCastel-Rajac, je verrai… je tâcherai d’en toucher deux mots àMonsieur de Guissancourt, votre capitaine…

Le nouvel officier s’inclina jusqu’à terre etsortit, rayonnant. Il était certain d’avoir gagné la partie.

En effet, quelques jours plus tard, Assignacet Laparède, au fond de leur retraite méridionale, apprenaient, àleur vive joie, qu’ils étaient incorporés dans cette glorieusephalange des mousquetaires, sous les ordres directs de leur ami,Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac. À cette nouvelle, ilscommencèrent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Puis,bondissant chacun vers leur appartement respectif, ils se mirent endevoir de préparer leur départ avec toute la célérité dont ilsétaient capables.

Il y avait à peine une semaine qu’ils étaientarrivés à Paris, lorsque l’atmosphère politique commença à segâter.

Le nouveau cardinal-ministre avait commencépar augmenter les charges que supportait le bon peuple de France,ce qui, du premier coup, ne l’avait point rendu populaire. LeParlement prit le parti des mécontents. Or le Parlementreprésentait une puissance avec laquelle il fallait compter.

Il parla haut et fort. La réponse ne se fitpas attendre : le lendemain même, les chefs les pluspopulaires et les plus influents furent arrêtés. Carton,Blancmesnil et Broussel furent incarcérés.

Ce fut, de la part du rusé Italien, un pas declerc. Le peuple, qui grognait ou chantait lorsqu’on l’accablaitd’impôts, se révolta carrément. Des barricades s’élevèrent.

Anne d’Autriche, fort effrayée, manda en hâteson ministre auprès d’elle.

– Qu’allons-nous faire ? s’écria larégente. Voyez ce qui se passe…

– Madame, répondit le Florentin,lorsqu’on n’est pas les plus forts, il faut céder. Donnez l’ordred’élargir les prisonniers, en feignant d’agir par clémence pure. Lepeuple en saura gré à Votre Majesté, s’apaisera, et les messieursdu Parlement vous seront également reconnaissants de ce geste pleinde mansuétude.

– Comment ? s’emporta la reine, dontl’orgueilleux sang espagnol se révoltait à l’idée des concessions.Ce seront donc les factieux qui auront raison ?

– Que non. Madame ! souritl’Italien. Ce sera chacun son tour de chanter la canzonetta…

Cependant, le ministre avait vu juste. Dès queles parlementaires furent élargis, le peuple mua ses menaces enclameurs d’enthousiasme, voulut porter Broussel en triomphe, etcria vive la reine et vive le premier ministre. Un vent depopularité soufflait.

Il ne dura pas longtemps.

Mazarin était patient. Lorsqu’il crutfavorable l’occasion, il agit.

Le prince de Condé était un de ces grandsseigneurs turbulents, actifs, pleins de feu et de courage, qui nedemandent qu’à dépenser leur ardeur. Il pouvait devenir un ennemidangereux, car il commandait les troupes et était fort populairedans l’armée.

Mazarin, par des promesses, le gagna à lacause royale. Mais Condé n’était pas seul. Longueville, Conti,Beaufort, Elbeuf, s’estimèrent lésés par cette brusque faveur, et,faisant cause commune avec le Parlement qui n’avait point désarmé,ameutèrent si bien l’opinion qu’un beau matin, la situation devinttout à fait menaçante pour la Cour.

– Nous pendrons ce faquin deMazarin ! affirmait-on tout haut.

Mazarin tenait à son cou ; la régentetenait à Mazarin, pour des raisons qui n’étaient pas toutesd’État.

Aussi fallut-il aviser sans retard. Leministre fit mander tout de suite dans son cabinet le lieutenant deCastel-Rajac, dont il connaissait le dévouement à la cause royale,et qu’il savait aussi homme de bon conseil.

– Mordious, Éminence, répliqua vivementle Gascon lorsqu’il fut mis au courant de la situation, il n’y apas à hésiter ! Il faut mettre en sûreté Sa Majesté la Régenteet le jeune Roi ! Espérons que tout ceci se réduira à uneéchauffourée, mais on ne sait jamais jusqu’à quelles extrémitéspeuvent se porter tous ces excités !

– J’y avais pensé, chevalier ! Jevais conseiller à Sa Majesté de fuir à Saint-Germain, où elleattendra avec le roi son fils la fin de cette ridicule aventure…Car ce n’est qu’une aventure, n’est-ce pas, monsieur lechevalier ?

– Naturellement, Éminence !

– Puis-je compter sur vous pour escorterle carrosse royal et le faire parvenir coûte que coûte et sansrisque jusqu’à Saint-Germain ?

Castel-Rajac étendit la main.

– Sur le nom que je porte, Éminence, ilen sera ainsi !

– C’est bien ! La Cour se mettradonc sous la protection des mousquetaires que vous commandez,chevalier. Nous partirons aussitôt que possible, aujourd’huimême…

Deux heures plus tard, quatre carrosses, danslesquels avaient pris place la Reine, le Dauphin,Mme de Chevreuse, quelques personnes de lasuite et Mazarin, partaient au grand galop dans la direction deSaint-Germain, entourés par un détachement de mousquetaires dontCastel-Rajac avait pris la tête.

Il avait sous sa protection non seulement cequi représentait la tête de la France, mais encore celle pourlaquelle il avait un véritable culte : sa chère Marie.

Elle se trouvait dans la voiture de la reine.Gaëtan chevauchait avec d’Assignac d’un côté du carrosse ; lecapitaine de Guissancourt occupait l’autre portière avec Laparède.Les autres mousquetaires galopaient à l’avant et à l’arrière.

Il y eut quelques murmures au passage ducortège. Quelqu’un hurla :

– Au feu, le Mazarin !

L’Italien, tout pâle, se rejeta au fond de lavoiture.

– Eh ! mordiou, Éminence ! luidit Castel-Rajac sans façon, ne vous montrez pas, ou je ne répondsplus de rien, moi !

Quelques exaltés firent mine de vouloirarrêter les chevaux. Mais le Gascon, à grands coups de plat d’épée,déblaya le chemin. Il clama :

– Gare, sangdiou ! la prochainefois, ce sera avec le fil, que je frapperai !

Cette menace eut le don de faire refluer lafoule immédiatement, et l’équipage, au grand galop de ses chevaux,passa sans encombre.

Ils arrivèrent sains et saufs au château. Làla Cour était en sûreté. L’orage s’apaiserait tout seul et, dansquelque temps, rien ne s’opposerait à un retour dans lacapitale.

Pourtant, les choses durèrent plus longtempsque prévu.

– Cela ne peut continuer ainsi !s’écria un jour la bouillante Autrichienne, alors qu’avec son amieinséparable, elles causaient des derniers événements qui lesforçaient à rester à l’écart de la capitale. Il faut prendre unparti !

– Je n’en vois qu’un ! répondit labelle duchesse. Il faut appeler les Espagnols à notreaide !

Anne d’Autriche eut un haut-le-corps.

– C’est un parti dangereux !

– Mais nécessaire ! Les Espagnols nevous refuseront certainement pas leur aide !

– Marie, il n’y faut pas compter !Ce serait introduire l’ennemi en France !

– Que faire, lorsque vos propres amisvous trahissent ?

La reine hésita.

– Si nous déclenchons la guerre civile,les événements peuvent nous entraîner très loin…

– Anne ! préférez-vous resteréloignée de votre capitale longtemps encore ? Les factieux ontbesoin d’une punition ! Les armées du roi d’Espagne sauront laleur donner !

– J’en parlerai au cardinal, dit enfin laRégente, partagée entre le désir de se montrer la plus forte dansce duel engagé avec le Parlement et les mécontents, et la sagessequi lui déconseillait une telle entreprise.

Mais lorsque Mazarin fut mis au courant del’idée de la duchesse, il s’y montra catégoriquement opposé.

Certes, le Florentin avait bien desdéfauts ; il était cupide, avare et rusé, mais il était douéd’un grand bon sens, et soit attachement fidèle à la Régente et aupetit Roi, soit parce que, devenu premier ministre, il sentaittoute la responsabilité qui lui pesait aux épaules et entendaitremplir sa tâche loyalement et au plus grand profit du peuple dontil avait la sauvegarde, il se refusa à entrer dans cettecombinaison qui pouvait avoir pour la France les plus funestes etles plus dangereuses conséquences.

Le projet de la duchesse de Chevreuse fut doncrepoussé et on n’en parla plus.

Pendant ce temps, Condé, qui avait pris latête du mouvement insurrectionnel, s’occupait activement à leverdes troupes dans le Midi. Il rencontra les troupes royales àBléneau et les battit. Alors, il entra en maître dans Paris, à lagrande fureur d’Anne d’Autriche.

Cependant, tous les maréchaux n’étaient pashostiles à la royauté. Le brave Turenne se porta en hâte à larencontre du prince victorieux. Parmi ses troupes se trouvait lerégiment des mousquetaires, dont faisaient partie Castel-Rajac etses deux amis.

Le choc eut lieu au faubourg Saint-Antoine. Etles troupes royales auraient été victorieuses, si la GrandeMademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, n’avait fait tirer lecanon de la Bastille sur l’armée régulière. Prise entre deux feux,celle-ci dut se retirer, à la grande fureur du Gascon et de sescompagnons.

– Sangdiou ! hurlait Castel-Rajac,est-ce donc que nous n’avons plus de sang dans les veines, que nousnous laissons battre comme des femmelettes, nous, lesmousquetaires ?

Laparède, le voyant en cet état d’excitation,lui frappa amicalement sur l’épaule.

– Ce n’est pas ta faute, ni la nôtre, nicelle du corps où nous servons… La fatalité l’a voulu. Soistranquille : quelque chose me dit que cela ne durerapas !

Cependant, en ces heures troubles, unpersonnage qui s’était fait un peu oublier pendant ces dernierstemps reparut. C’était Durbec.

Après la bataille du faubourg Saint-Antoine,Condé s’était installé à Paris.

Durbec, avec sa souplesse coutumière, avaitréussi à se glisser dans l’entourage du puissant du jour. Iltressaillit de joie lorsque, peu de temps après, un officier de latroupe de Condé lui dit :

– Monsieur le Prince a pris uneexcellente résolution : il va purger la capitale de tous lespartisans du Mazarini… Il a déjà fait exécuter les bourgeoisréfugiés à l’Hôtel de Ville…

À ces mots, Durbec tressaillit d’aise.

– C’est en effet un projet digne del’énergie et de la volonté que montre Monseigneur à assainir lacapitale et faire entendre raison à la Régente…

L’officier baissa un peu la voix.

– Le Mazarin n’en a plus pour longtemps…Monsieur le Prince se fera nommer ministre à sa place, et onobligera Sa Majesté à renvoyer son Italien à sa bonne ville deFlorence, qu’il n’aurait jamais dû quitter !

– Dites-moi, mon cher, interrogeadoucereusement Durbec, savez-vous les noms de ceux que Monseigneurcompte supprimer de sa route ?

– Il m’en fit dresser la liste voici àpeine deux heures !

– Quoi ! Serait-ce vous qui êteschargé de nommer tous les suspects ?

– Je les note, en effet, car dès ce soir,ils seront exécutés… Ce sera une petite Saint-Barthélémy !

Il fit un geste.

– C’est triste… Mais peut-on faireautrement ?

– Certainement que non ! s’écriaDurbec, et j’approuve Monseigneur de toutes mes forces… Lui seul,par sa naissance, son intelligence et son énergie, est digned’administrer la France à la place de ce rustre d’Italien que lareine protège, on sait pourquoi ! Mais je pourrais peut-êtrevous donner une indication utile à ce sujet… Je connaispersonnellement trois individus, fort dangereux, entièrementdévoués à la cause de Mazarin, et qui devraient figurer en premiersur votre liste noire.

– S’il en est ainsi, ils y figurentsûrement ! affirma l’officier. Dites-moi leurs noms ?

– Il s’agit du chevalier de Castel-Rajac,Hector d’Assignac et Henri de Laparède !

– Non, je n’ai pas ces noms-là, c’estvrai, convint l’officier. Et vous dites que ce sont des fidèles dusignor Mazarini ?

– Dites qu’ils se feraient tuer pourlui ! affirma l’espion.

– Que font-ils ? Oùsont-ils ?

– Ils font partie du corps desmousquetaires du roi !

L’autre fit une grimace.

– Très dangereux… murmura-t-il.

– Très dangereux surtout pourMonseigneur. Ces hommes ont le diable au corps, mon cher !Croyez-moi : n’hésitez pas !

– Ils sont probablement à Saint-Germain.Nous ne pouvons aller jusque-là ! Notre action se borne à lacapitale !

– Ce soir, ils seront à Paris, oupresque : j’ai aussi ma police, et je sais qu’ils doiventcoucher à l’auberge du Vieux-Bacchus,la première tavernesitôt passées les fortifications, en se dirigeant versVincennes !

– En ce cas, concéda l’officier,peut-être pourrons-nous agir, en effet. Je vous remercie durenseignement, j’espère que nous pourrons en débarrasser Monsieurle Prince…

Ils se séparèrent après s’être serré la main,et partirent chacun de leur côté : l’officier pour ajouter àsa liste le nom des trois gentilshommes gascons, et le chevalier deDurbec, jubilant et se frottant les mains, à l’idée que grâce à cetévénement, il verrait enfin sa vengeance assouvie sans risque pourlui !

Les trois amis avaient bien formé le projet depasser la nuit dans l’auberge qu’il avait désignée au frondeur. Laroute était longue, du faubourg Saint-Antoine jusqu’àSaint-Germain ; et après avoir attendu quarante-huit heuresafin de savoir s’il n’y aurait pas contre-attaque, ils avaientdécidé de rentrer à la Cour en attendant les nouveaux événements.Mais, cette nuit encore, ils coucheraient auVieux-Bacchus, qu’ils avaient élu comme gîte.

Tandis que les autres mousquetaires campaientavec l’armée royale, un peu plus loin, les trois Gascons avaientpréféré une bonne table au menu incertain de la troupe.

De plus, la fille de l’aubergiste, une joliefille de seize ans, assurait le service, ce qui n’était point faitpour déplaire aux convives, qui trouvaient le vin plus parfumé etla poularde plus dorée lorsque c’étaient les jolies mains deGuillemette qui les servaient.

La petite n’avait d’yeux que pour Gaëtan, tantet si bien que Laparède, mi-riant, mi-vexé de voir que tout lesuccès allait à son ami, s’écria :

– Tu perds ton temps, ma belle !Notre ami n’aime que les blondes !

La jeune fille avait rougi jusqu’à sachevelure, dont les boucles noires et lustrées cascadaient sur sesépaules, et s’éclipsa sans rien dire.

Enfin, lorsqu’ils eurent copieusement soupé,ils remontèrent dans leur chambre. Au passage, ils croisèrentGuillemette, et ses beaux yeux noirs se posèrent avec admirationsur le chevalier. Celui-ci s’en aperçut. Au passage, il lui tapotala joue.

– Tu sais, dit-il en souriant, une brunecomme toi ferait oublier toutes les blondes !

Le naïf intérêt que la fillette témoignaitpour lui l’avait à la fois touché et flatté, et il pensait quecette attention valait bien un compliment, même s’il n’en pensaitpas le premier mot !

Paroles bienheureuses, qui allaient avoir surles événements à venir une influence décisive !

Guillemette, oubliant l’heure, s’était mise àsa fenêtre, dissimulée par le feuillage d’un gros marronnier. Cettecirconstance lui permit d’entrevoir une troupe de cavaliers quis’approchait silencieusement. Devant l’auberge, ils mirent pied àterre.

La jeune fille, croyant qu’il s’agissait devoyageurs, allait descendre et s’informer de ce qu’ils désiraient,lorsque, soudain, un nom saisi au vol l’arrêta tout net :

– Vous êtes bien sûr, capitaine, que ceCastel-Rajac est lieutenant aux mousquetaires ?

– Mais oui ! Commencez par lui.Allez à sa chambre et dès qu’il ouvrira, frappez-le sansexplications. Vous exécuterez ensuite ses deux compagnons.

L’homme qui avait parlé s’approcha de l’huiset heurta du poing, tandis que Guillemette cherchait un moyen desoustraire Gaëtan au danger qui le menaçait.

Comme, en bas, on cognait de nouveau, elle sepencha et cria :

– Qui va là ?

– Ouvrez !

– Je passe un cotillon et jedescends !

– Dépêche-toi, la fille ! Noussommes pressés !

Guillemette avait déjà quitté la fenêtre. Sansprendre le temps d’enfiler un jupon, pour la bonne raison qu’ellene s’était pas encore déshabillée, elle courut à la chambre deCastel-Rajac et frappa de toutes ses forces.

– Monsieur ! Monsieur !cria-t-elle d’une voix étouffée : Ouvrez ! Ouvrezvite !

Gaëtan, qui venait juste de s’endormir,s’éveilla en sursaut, bondit hors du lit et alla tirer leverrou.

– Que se passe-t-il ? s’écria-t-il,étonné.

– Il y a en bas une bande d’hommes armésqui demande à entrer… Ils viennent vous assassiner, vous et vosdeux amis ! Fuyez !

– Mordiou ! On ne nous assassine pascomme cela, la belle ! s’écria le Gascon en courant éveillerses deux compagnons.

Un conseil rapide fut tenu.

– Il faut montrer à ces coquins qu’on estcapable de soutenir la lutte un contre dix ! affirma Gaëtanavec sa superbe intrépidité.

Mais Laparède, qui avait glissé un coup d’œilpar la fente des volets, secoua la tête.

– Mon ami, il y a des moments où la fuiteest une nécessité. Songe que tu as des responsabilités. Tu risquesde te faire tuer sans profit. La reine compte sur toi ; lesmousquetaires sont ses derniers fidèles…

– Fuir comme des lâches ?Jamais ! Guillemette, va ouvrir la porte !

– Partez, Monseigneur ! implora lajeune fille. Je les ai vus ; ils sont au moins trente !Que voulez-vous faire contre cette troupe ? Sautez par lafenêtre de la chambre de votre ami ; elle donne dans lejardin. À droite, il y a l’écurie ; vous sortirez par laporte, au fond. Elle ouvre sur la campagne. Pendant ce temps, jeles retiendrai avec des balivernes…

– Cette enfant a raison ! s’écriaAssignac. Le courage est louable, mais la témérité, surtout quandon est chargé de responsabilités comme toi, est blâmable. Songe àHenry.

Le Gascon finit par se laisser persuader. Ilss’élancèrent dans le jardin au moment où le verrou tiré, une banded’hommes armés envahissait l’auberge du Vieux-Bacchus…

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