Chapitre 5La Bûche
Le salon était petit, tout enveloppé de tentures épaisses, etdiscrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feuflambait- tandis qu’une seule lampe posée sur le coin de lacheminée versait une lumière molle, ombrée par un abat-jourd’ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient.
Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs,mais un de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lissecomme un fin papier et parfumée, tout imprégnée de parfums,pénétrée jusqu’à la chair vive par les essences fines dont elle sebaigne, depuis si longtemps, l’épiderme : une vieille qui sent,quand on lui baise la main, l’odeur légère qui vous saute àl’odorat lorsqu’on ouvre une boîte de poudre d’iris florentine.
Lui était un ami d’autrefois, resté garçon, un ami de toutes lessemaines, un compagnon de voyage dans l’existence. Rien de plusd’ailleurs.
Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tousdeux regardaient le feu, rêvant à n’importe quoi, en l’un de cessilences amis des gens qui n’ont pas besoin de parler toujours pourse plaire l’un près de l’autre.
Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racinesenflammées, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancéedans le salon, roula sur le tapis en jetant des éclats de feuautour d’elle.
La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir,tandis que lui, à coups de botte, rejetait dans la cheminéel’énorme charbon et ratissait de sa semelle toutes leséclaboussures ardentes répandues autour.
Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi serépandit ; et l’homme, se rasseyant en face de son amie, laregarda en souriant : « Et voilà, dit-il, en montrant la bûchereplacée dans l’âtre, voilà pourquoi je ne me suis jamais marié.»
Elle le considéra, tout étonnée, avec cet œil curieux des femmesqui veulent savoir, cet œil des femmes qui ne sont plus toutesjeunes, où la curiosité est réfléchie, compliquée, souventmalicieuse ; et elle demanda : « Comment ça ? »
Il reprit : « Oh ! c’est toute une histoire, une asseztriste et vilaine histoire.
« Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenutout à coup entre un de mes meilleurs amis, qui s’appelait, de sonpetit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deuxintimes, deux inséparables comme nous étions, avaient pu tout àcoup devenir presque étrangers l’un à l’autre. Or, voici le secretde notre éloignement.
« Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nousquittions jamais ; et l’amitié qui nous liait semblait siforte que rien n’aurait pu la briser.
« Un soir, en rentrant, il m’annonça son mariage.
« Je reçus un coup dans la poitrine, comme s’il m’avait volé outrahi. Quand un ami se marie, c’est fini, bien fini. L’affectionjalouse d’une femme, cette affection ombrageuse, inquiète etcharnelle, ne tolère point l’attachement vigoureux et franc, cetattachement d’esprit, de cœur et de confiance qui existe entre deuxhommes.
« Voyez-vous, madame, quel que soit l’amour qui les soude l’un àl’autre, l’homme et la femme sont toujours étrangers d’âme,d’intelligence ; ils restent deux belligérants ; ils sontd’une race différente ; il faut qu’il y ait toujours undompteur et un dompté, un maître et un esclave ; tantôt l’un,tantôt l’autre ; ils ne sont jamais deux égaux. Ilss’étreignent les mains, leurs mains frissonnantes d’ardeur ;ils ne se les serrent jamais d’une large et forte pression loyale,de cette pression qui semble ouvrir les cœurs, les mettre à nu dansun élan de sincère et forte et virile affection. Les sages, au lieude se marier et de procréer, comme consolation pour les vieuxjours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bonet solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de penséesqui ne peut exister qu’entre deux hommes.
« Enfin, mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme,charmante, une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblaitl’adorer.
« D’abord j’allais peu dans la maison, craignant de gêner leurtendresse, me tenant de trop entre eux. Ils semblaient pourtantm’attirer, m’appeler sans cesse, et m’aimer.
« Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cettevie commune ; et je dînais souvent chez eux ; et souvent,rentré chez moi la nuit, je songeais à faire comme lui, à prendreune femme, trouvant bien triste à présent ma maison vide.
« Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, unsoir, Julien m’écrivit de venir dîner. J’y allai. « Mon bon,dit-il, il va falloir que je m’absente, en sortant de table, pourune affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures ;mais à onze heures précises, je rentrerai. J’ai compté sur toi pourtenir compagnie à Berthe. »
« La jeune femme sourit. « C’est moi, d’ailleurs, qui ai eul’idée de vous envoyer chercher », reprit-elle.
« Je lui serrai la main : « Vous êtes gentille comme tout. » Etje sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n’ypris pas garde ; on se mit à table ; et, dès huit heures,Julien nous quittait.
« Aussitôt qu’il fut parti, une sorte de gêne singulière naquitbrusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encorejamais trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaquejour, le tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Jeparlai d’abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes donton emplit les silences embarrassants. Elle ne répondit rien etrestait en face de moi, de l’autre côté de la cheminée, la têtebaissée, le regard indécis, un pied tendu vers la flamme, commeperdue en une difficile méditation. Quand je fus à sec d’idéesbanales, je me tus. C’est étonnant comme il est difficilequelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je sentais dunouveau dans l’air, je sentais de l’invisible, un je ne sais quoiimpossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vousprévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d’une autrepersonne à votre égard.
« Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit : «Mettez donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu’il vas’éteindre. » J’ouvris le coffre à bois, placé juste comme levôtre, et je pris une bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai enpyramide sur les autres morceaux de bois aux trois quartsconsumés.
« Et le silence recommença.
« Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façonqu’elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi sesyeux, des yeux qui me parurent étranges. « Il fait trop chaud,maintenant, dit-elle ; allons donc là-bas, sur le canapé.»
Et nous voilà partis sur le canapé.
Puis tout à coup, me regardant bien en face :
– Qu’est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu’ellevous aime ? »
Je répondis, fort interloqué : « Ma foi, le cas n’est pas prévu,et puis, ça dépendrait de la femme. »
Alors, elle se mit à rire, d’un rire sec, nerveux, frémissant,un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, etelle ajouta :
– Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins. » Elle se tut,puis reprit :
– Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul ? »
Je l’avouai : – oui, j’avais été amoureux.
– Racontez-moi ça », dit-elle.
Je lui racontait une histoire quelconque. Elle m’écoutaitattentivement, avec des marques fréquentes d’improbation et demépris ; et soudain :
– Non, vous n’y entendez rien. Pour que l’amour fût bon, ilfaudrait, il me semble, qu’il bouleversât le cœur, tordît les nerfset ravageât la tête ; il faudrait qu’il fût – commentdirai-je ? – dangereux, terrible même, presque criminel,presque sacrilège, qu’il fût une sorte de trahison ; je veuxdire qu’il a besoin de rompre des obstacles sacrés, des lois, desliens fraternels ; quand l’amour est tranquille, facile, sanspérils, légal, est-ce bien de l’amour ? »
Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cetteexclamation philosophique : ô cervelle féminine, te voilàbien !
Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, saintenitouche ; et, appuyée sur les coussins, elle s’étaitallongée, couchée, la tête contre mon épaule, la robe un peurelevée, laissant voir un bas de soie rouge que les éclats du foyerenflammaient par instants.
Au bout d’une minute : « Je vous fais peur », dit-elle. Jeprotestai. Elle s’appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans meregarder : « Si je vous disais, moi, que je vous aime, queferiez-vous ? » Et avant que j’eusse pu trouver ma réponse,ses bras avaient pris mon cou, avaient attiré brusquement ma tête,et ses lèvres joignaient les miennes.
« Ah ! ma chère amie, je vous réponds que je ne m’amusaispas ! Quoi ! tromper Julien ? devenir l’amant decette petite folle perverse et rusée, effroyablement sensuelle sansdoute, à qui son mari déjà ne suffisait plus ! Trahir sanscesse, tromper toujours, jouer l’amour pour le seul attrait dufruit défendu, du danger bravé, de l’amitié trahie ! Non, celane m’allait guère. Mais que faire ? imiter Joseph ! rôlefort sot et, de plus, fort difficile, car elle était affolante ensa perfidie, cette fille, et enflammée d’audace, et palpitante, etacharnée. Oh ! que celui qui n’a jamais senti sur sa bouche lebaiser profond d’une femme prête à se donner, me jette la premièrepierre…
… Enfin, une minute de plus… vous comprenez, n’est-ce pas ?Une minute de plus et… j’étais… non, elle était… pardon, c’est luiqui l’était !… ou plutôt qui l’aurait été, quand voilà qu’unbruit terrible nous fit bondir.
La bûche, oui, la bûche, madame, s’élançait dans le salon,renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan deflamme, incendiant le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu’elleallait infailliblement flamber.
Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dansla cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s’ouvrit !Julien, tout joyeux, rentrait. Il s’écria : « Je suis libre,l’affaire est finie deux heures plus tôt ! »
Oui, mon amie, sans la bûche, j’étais pincé en flagrant délit.Et vous apercevez d’ici les conséquences !
Or, je fis en sorte de n’être plus repris dans une situationpareille, jamais, jamais. Puis je m’aperçus que Julien me battaitfroid, comme on dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié ;et peu à peu il m’éloigna de chez lui ; et nous avons cessé denous voir.
« Je ne me suis point marié. Cela ne doit plus vous étonner.»
