Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 6Le chariot du racoleur. Épisodes militaires.

Le chariot couvert vers lequel on m’ordonna demarcher était, comme j’ai dit, dans la cour de la ferme, côte àcôte avec un autre lugubre véhicule de même espèce. Tous deuxétaient assez bien remplis d’hommes que l’atroce racoleur quis’était emparé de moi avait enrôlés sous les bannières du glorieuxFrédéric ; et je pus voir à la lueur des lanternes dessentinelles, lorsqu’elles me jetèrent sur la paille, une douzainede sombres figures entassées pêle-mêle dans l’horrible prisonmouvante où j’allais être confiné. Un cri et une imprécation de monvoisin d’en face me prouvèrent qu’il devait être blessé comme jel’étais moi-même ; et durant toute cette déplorable nuit, lespauvres diables dont je partageais la captivité exécutèrent sansinterruption un douloureux chœur de gémissements et de sanglots,qui m’empêcha de chercher dans le sommeil aucun soulagement à mesmaux. À minuit (autant que j’en pus juger), les chevaux furent misaux chariots, et les lourdes et criardes machines se mirent enmouvement. Une couple de soldats armés jusqu’aux dents étaientassis sur le banc extérieur du chariot, et de temps en temps ilspassaient leurs affreux visages avec leurs lanternes à travers lesrideaux de grosse toile, afin de compter leurs prisonniers. Cesbrutes étaient à moitié ivres et chantaient des chansons d’amour etde guerre, telles que : O Gretchen mein Taübchenmein Herzenstrompet, Mein Kanon mein Heerpauk und meineMusket ; Prinz Eugen der edle Ritter, et autressemblables ; leurs cris sauvages et leurs jodelsétant en déplorable désaccord avec nos lamentations, à nous autrescaptifs, dans les chariots. Maintes fois depuis j’ai entenduchanter ces chansons-là pendant la marche, ou dans la caserne, ou,la nuit, autour du feu des bivouacs.

J’étais loin d’être aussi malheureux, aprèstout, que lors de mon premier enrôlement en Irlande. « Dumoins, me disais-je, si j’ai la honte d’être simple soldat, aucunede mes connaissances n’en sera témoin, et c’est là le point quej’ai toujours eu le plus à cœur. Il n’y aura personne pourdire : « Voilà le jeune Redmond Barry, le descendant desBarry, le jeune fashionable de Dublin, qui blanchit son ceinturonet qui porte le mousquet. »

Vraiment, n’était cette opinion du monde auniveau de laquelle il est nécessaire que tout homme de cœur semaintienne, pour mon compte, j’aurais toujours était satisfait dela plus humble part. Or ici, à tous égards, on était aussi loin dumonde que dans les déserts de la Sibérie ou dans l’île de RobinsonCrusoë. Et je raisonnais ainsi avec moi-même : « Te voilàpris, il ne sert à rien de se lamenter ; tire le meilleurparti de ta situation, et donne-toi toutes les jouissances que tupourras. Il y a mille occasions de pillage, etc., qui s’offrent ausoldat en temps de guerre, et dont tu peux tirer plaisir etprofit ; saisis-les, et sois heureux. D’ailleurs, tu esextraordinairement brave, beau et spirituel ; et qui sait situ n’obtiendras pas de l’avancement dans ton nouveauservice ? »

C’est avec cette philosophie que je considéraimes infortunes, déterminé à ne point me laisser abattre par elles,et je supportai mes maux et ma tête brisée avec une parfaitemagnanimité. Pour le moment, ma blessure ne me demandait pas deminces efforts de résignation ; car les secousses du chariotétaient terribles, et il me semblait que chaque cahot allait mefendre le crâne. Quand vint le jour, je vis que mon voisin, maigrecréature à cheveux jaunes, vêtu de noir, avait sous sa tête unoreiller de paille.

« Êtes-vous blessé, camarade ? luidis-je.

– Dieu soit loué ! dit-il ; jesuis bien mal de corps et d’esprit, et mes membres sont toutmoulus ; mais blessé, je ne le suis pas. Et vous, pauvre jeunehomme ?

– Je suis blessé à la tête, dis-je, etj’ai besoin de votre oreiller : donnez-le moi, j’ai un couteaudans ma poche ! »

Et en même temps je lui lançais un terribleregard, qui voulait dire (comme c’était bien mon intention, car,voyez-vous, à la guerre comme à la guerre, et je ne suis pas une devos poules mouillées) que, s’il ne me cédait pas son oreiller, jelui ferais tâter de mon couteau.

« Je vous l’aurais donné sans cesmenaces, mon ami, » dit l’homme aux cheveux jaunes avecdouceur ; et il me passa son petit sac de paille.

Il s’adossa alors aussi commodément qu’il putau chariot, et se mit à répéter :

« Ein fester Burg ist unserGott, » d’où je conclus que j’étais en compagnie d’unprêtre. À chaque secousse de la voiture, à chaque accident duvoyage, les gestes et les exclamations de mes compagnons montraientde quels éléments divers notre société était composée. De temps àautre un campagnard fondait en larmes ; on entendait une voixde Français dire : « Ô mon Dieu ! monDieu ! » Deux autres individus de la même nation juraientdans leur baragouin et babillaient sans relâche ; et certaineallusion à ses yeux et à ceux des autres[5], quipartait d’une robuste figure à l’autre bout, me prouva qu’il yavait certainement un Anglais dans notre bande.

Mais je fus bientôt délivré de l’ennui et desincommodités du voyage. En dépit du coussin de l’ecclésiastique, matête, qui se fendait de douleur, se trouva brusquement en contactavec la paroi du chariot : elle recommença à saigner ;j’entrai presque en délire. Je me rappelle seulement d’avoir bu del’eau de temps en temps, et qu’une fois nous nous arrêtâmes à uneville fortifiée où un officier nous compta ; tout le reste duvoyage se passa dans une stupeur somnolente ; et lorsque j’ensortis, je me trouvai dans un lit d’hôpital, ayant pourgarde-malade une religieuse en coiffe blanche.

« Ils sont dans de tristes ténèbresspirituelles, dit une voix qui partait du lit voisin du mien, quandla religieuse eut achevé ses bons offices et se fut retirée ;ils sont dans la nuit de l’erreur, et cependant il y a une lueur defoi dans ces pauvres créatures. »

C’était mon camarade du chariot, enfoncé dansses draps, et sa grosse et large face sortant seule comme d’unbrouillard de dessous son bonnet de coton blanc.

« Quoi ! vous ici, herrpasteur ! dis-je.

– Candidat seulement, monsieur, réponditle bonnet de coton. Mais le ciel en soit loué ! Vous avezrepris le dessus. Vous avez passé un terrible quart d’heure. Vousparliez en anglais (et je connais cette langue) de l’Irlande, etd’une jeune personne, et de Mick, et d’une autre demoiselle, etd’une maison en feu ; et des grenadiers anglais, sur lesquelsvous nous chantiez des fragments de ballades, et de nombre d’autreschoses relatives, sans doute, à votre histoire personnelle.

– Elle a été fort étrange, dis-je ;et peut-être il n’y a pas au monde d’homme de ma naissance dont lesinfortunes puissent se comparer aux miennes. »

Je ne fais pas difficulté d’avouer que je suisdisposé à me targuer de ma naissance et de mes autres avantages,car j’ai toujours remarqué que si un homme ne se fait pas valoirlui-même, ce ne sont pas ses amis qui le feront pour lui.

« Je suis persuadé, dit mon voisin delit, que votre histoire est étrange, et je serai charmé del’entendre bientôt ; mais, pour l’instant, il ne faut pas vouslaisser parler beaucoup, car votre fièvre a duré longtemps et vousa bien épuisé.

– Où sommes-nous ? »demandai-je ; et le candidat à la prêtrise m’informa que nousétions dans l’évêché et la ville de Fulde, présentement occupés parles troupes du prince Henry. Il y avait eu une escarmouche avec unposte avancé des Français près de la ville, et une balle, pénétrantdans le chariot, avait blessé le pauvre aspirant.

Comme le lecteur sait déjà mon histoire, je neprendrai pas la peine de la répéter ici, ni de donner les additionsdont je favorisai mon compagnon d’infortune. Mais je confesse queje lui dis que notre famille était la plus noble et notre palais leplus beau de l’Irlande, que nous étions énormément riches, parentsde toute la pairie, issus des anciens rois, etc. ; et, à magrande surprise, je m’aperçus, dans le cours de notre conversation,que mon interlocuteur en savait beaucoup plus que moi surl’Irlande. Quand, par exemple, je parlai de madescendance :

« De quelle race de rois ?dit-il.

– Oh ! dis-je (car ma mémoire enfait de dates n’était jamais très-sûre), des plus anciens de tousles rois.

– Eh quoi ! pouvez-vous suivre votreorigine jusqu’aux fils de Japhet ? dit-il.

– Oui, ma foi ! répondis-je, et mêmeplus loin, jusqu’à Nabuchodonosor, si vous voulez.

– Je m’aperçois, dit le candidat ensouriant, que vous voyez ces légendes avec incrédulité. CesPartholan et Némédian, dont vos écrivains se complaisent à fairemention, ne peuvent être considérés comme authentiques dansl’histoire. Et je ne crois pas que les récits qui les concernentaient plus de fondement que les légendes relatives à Josephd’Arimathie et au roi Brute, qui prévalaient il y a deux sièclesdans l’Île-sœur. »

Et alors il se mit à discourir sur lesPhéniciens, les Scythes ou Goths, le Tuath de Danans, Tacite, et leroi Mac Neil ; et, pour dire la vérité, c’était la premièrefois que j’entendais nommer ces personnages. Quant à l’anglais, ille parlait aussi bien que moi, et avait, en outre, disait-il, septautres langues également à sa disposition ; car lorsque jecitai le seul vers latin que je connusse, celui du poëte Homère,qui dit :

As in præsenti perfectum fumat in avi,

il se mit à me parler latin : sur quoi jefus forcé de lui dire que nous le prononcions différemment enIrlande, et me tirai ainsi d’affaire.

L’histoire de mon digne ami était curieuse, etelle peut être racontée ici pour montrer de quels éléments variésnos levées se composaient.

« Je suis, dit-il, Saxon denaissance ; mon père était pasteur du village de Pfannkuchen,où j’ai reçu les premiers rudiments de l’instruction. À seize ans(j’en ai maintenant vingt-trois), possédant les langues grecque etlatine, ainsi que le français, l’anglais, l’arabe et l’hébreu, etayant été mis en possession d’un legs de cent rixdalers, sommeamplement suffisante pour défrayer mes études à l’université,j’allai à la fameuse académie de Gottingue, où je consacrai quatreans aux sciences exactes et à la théologie. Je me donnai aussi lestalents d’agrément que je pouvais me permettre, prenant un maîtrede danse à un groschen la leçon, des leçons d’escrime d’unFrançais, et suivant un cours de science équestre au manége d’uncélèbre professeur de cavalerie. Mon opinion est qu’un homme doitsavoir autant de choses qu’il peut, qu’il doit compléter le cerclede son expérience, et qu’une science étant aussi nécessaire qu’uneautre, il lui convient, suivant sa capacité, de les acquérirtoutes. Il est maintes branches de l’enseignement corporel (en tantque distingué du spirituel, quoique je ne sois pas en mesure dedire que la distinction soit exacte), pour lesquelles je confessem’être trouvé peu de dispositions. J’essayai de la danse sur lacorde avec un artiste bohémien qui venait à notre académie ;mais je ne réussis pas, m’étant déplorablement brisé le nez dansune chute que je fis. Je voulus aussi mener une voiture à quatrechevaux qu’un étudiant anglais, Herr Graff lord Von Martingale,conduisait à l’université. J’échouai également et renversai lavoiture à la poterne, en face de la porte de Berlin, avec l’amie deSa Seigneurie, Fräulein, Mlle Kitty Coddlins quiétait dedans. Je donnais des leçons de langue allemande à ce jeuneseigneur quand ledit accident eut lieu, et à la suite de cela jefus remercié. Mes moyens ne me permettaient pas de poursuivredavantage ce curriculum (vous me pardonnerez ce jeu demots) ; autrement, je ne doute pas que je n’eusse été capablede prendre place dans n’importe quel hippodrome du monde, et demanier les guides (comme ce jeune seigneur si bien né avait coutumede le dire) en perfection.

« À l’université, je prononçai une thèsesur la quadrature du cercle, qui, je pense, vousintéresserait ; et je soutins une discussion en arabe contrele professeur Strumpff, dans laquelle, à ce qu’il fut dit, j’eusl’avantage. J’acquis, comme de raison, les langues de l’Europeméridionale ; et, pour une personne ferrée sur le sanscrit,les idiomes du Nord n’offrent aucune difficulté. Si vous avezjamais essayé du russe, vous avez dû voir que ce n’était qu’un jeud’enfant, et ce sera toujours une source de regret pour moi den’avoir aucune connaissance du chinois (aucune, du moins, quivaille la peine qu’on en parle) ; et sans l’embarras où je metrouve, mon intention était de me rendre en Angleterre à cet effet,et d’obtenir mon passage sur un des vaisseaux de la compagnieanglaise en destination pour Canton.

« Je ne suis pas très-économe :aussi ma petite fortune de cent rixdalers, qui aurait fait vivre unhomme prudent une vingtaine d’années, ne suffit qu’à mes cinq ansd’études ; après quoi elles furent interrompues, je perdis mesélèves, et je fus obligé de consacrer une grande partie de montemps à ressemeler des souliers afin de mettre de l’argent de côté,et de pouvoir, plus tard, reprendre mes travaux à l’académie.Durant cette période, je contractai un attachement (ici le candidatprêtre soupira un peu) avec une personne qui, bien qu’elle ne fûtpas belle, et qu’elle eût quarante ans, m’eût probablement renduheureux ; et un mois après, mon excellent ami et patron, leprotecteur de l’université, docteur Nasenbrumm, m’ayant informé quele Pfrarrer de Rumpelwitz était mort, me demanda si je voulais quemon nom fût mis sur la liste des candidats, et si j’étais disposé àprêcher un sermon d’épreuve. Comme l’obtention de ce bénéficedevait favoriser mon union avec Amalia, j’y consentis avec joie etpréparai mon discours.

« Si vous voulez, je vais vous leréciter. Non ? Eh bien, je vous en donnerai des extraits,quand nous serons en marche. Pour continuer, donc, cette esquissebiographique, qui maintenant touche presque à sa fin, ou, comme ilserait plus correct de dire, qui m’a presque amené à la période oùnous sommes, je prêchai ce sermon à Rumpelwitz, et je me flatte quela question babylonienne y fut vidée d’une manière assezsatisfaisante. Je le prêchai devant le herr baron et sa noblefamille, et quelques officiers de distinction qui se trouvaient àson château. M. le docteur Moser de Halle fit, après moi, lediscours du soir ; mais, quoique son exercice fût savant etqu’il eût fait justice d’un passage d’Ignace, qu’il prouva être uneinterpolation manifeste, je ne pense pas que son sermon ait produitautant d’effet que le mien, et que les Rumpelwitzers l’aient goûtébeaucoup. Après le sermon, tous les candidats sortirent ensemble del’église, et soupèrent amicalement au Cerf bleu, àRumpelwitz.

« Tandis que nous étions ainsi occupés,un garçon entra et dit qu’une personne au dehors désirait parler àl’un des révérends candidats, au grand. Ce ne pouvait être quemoi ; car j’avais la tête de plus qu’aucun des révérendsassistants. Je sortis pour voir quelle était la personne qui avaità m’entretenir, et je trouvai un individu que je n’eus aucune peineà reconnaître pour être de la religion juive.

« Monsieur, me dit cet Hébreu, j’ai sud’un ami, qui était aujourd’hui dans votre église, les principauxpoints de l’admirable discours que vous avez prononcé. Il m’aaffecté profondément, très-profondément. Il n’en est qu’un ou deuxsur lesquels je suis encore dans le doute, et, si Votre Honneurdaignait m’éclairer là-dessus, je pense… je pense que SalomonHirsch serait un converti, grâce à votre éloquence.

– Quels sont ces points, mon bonami ? » lui dis-je, et je lui énumérai les vingt-quatrepoints de mon sermon, en lui demandant sur lesquels il avait desdoutes.

« Nous nous promenions devant l’aubergependant cette conversation ; mais les fenêtres étant ouvertes,mes camarades, qui avaient déjà entendu mon discours dans lamatinée, me requirent, d’un ton assez maussade, de ne point lerecommencer en ce moment. J’allai donc plus loin avec mon disciple,et, à sa prière, je débitai sur-le-champ mon sermon, car j’ai lamémoire excellente, et je puis répéter par cœur tout livre que j’ailu trois fois.

« Je prononçai donc sous les arbres, et àla paisible lueur de la lune, ce discours que j’avais prononcé à laclarté resplendissante du midi. Mon Israélite ne m’interrompait quepar des exclamations de surprise, d’assentiment, d’admiration et deconviction croissante : « Prodigieux ! »disait-il ; « Wunderschön ! »s’écriait-il à la fin de quelque éloquent passage ; en un mot,il épuisa les formules complimenteuses de notre langue, et quelhomme est ennemi des compliments ? Je crois que nous avionsbien fait deux milles quand nous en fûmes à mon troisième point, etmon compagnon me pria d’entrer dans la maison dont nous étionsprès, et de boire avec lui un verre de bière, ce à quoi je n’eusjamais de répugnance.

« Cette maison, monsieur, était l’aubergedans laquelle vous aussi, si j’ai bien jugé, vous avez été pris. Jene fus pas plutôt dedans, que trois racoleurs se jetèrent sur moi,me dirent que j’étais un déserteur et leur prisonnier, et mesommèrent de leur remettre mon argent et mes papiers, ce que je fisen protestant solennellement de mon sacré caractère. Le tout secomposait de mon sermon manuscrit, de la lettre de recommandationdu protecteur Nasenbrumm, qui prouvait mon identité, et de troisgroschen quatre pfennigs en cuivre. Il y avait déjà vingt-quatreheures que j’étais dans le chariot, quand vous arrivâtes dans cettemaison. L’officier français qui était couché en face de vous, celuiqui cria quand vous lui marchâtes sur le pied, car il était blessé,avait été amené peu d’instants avant votre arrivée. Il avait étépris avec ses épaulettes et son uniforme, et déclina ses nom etqualités ; mais il était seul (je crois que c’était quelqueaffaire de cœur avec une dame hessoise qui l’avait empêché de sefaire accompagner), et, comme les individus aux mains desquels ilest tombé tireront plus de profit de lui comme recrue que commeprisonnier, on lui fait partager notre sort. Il n’est pas lepremier, il s’en faut de beaucoup, qu’on ait ainsi capturé. Un descuisiniers de M. de Soubise, et trois acteurs d’unetroupe qui était dans le camp français, plusieurs déserteurs de vostroupes anglaises (on entraîne les hommes en leur disant qu’on nefouette pas au service de Prusse), et trois Hollandais ont été prisen outre.

– Et vous, dis-je, vous qui étiez sur lepoint d’obtenir un bénéfice avantageux, vous qui avez tant desavoir, n’êtes-vous pas indigné de cette violence ?

– Je suis Saxon, dit le candidat, etl’indignation ne sert à rien. Voilà cinq ans que notre gouvernementest écrasé sous le talon de Frédéric, et je pourrais aussi bienespérer merci du grand Mogol. Et puis, à vrai dire, je ne suis pasmécontent de mon lot ; j’ai vécu tant d’années avec deux sousde pain, que les rations de soldat seront un luxe pour moi. Que mefait plus ou moins de coups de canne ? Tous ces maux-là sontpassagers, et par conséquent supportables. Dieu aidant, je netuerai jamais un homme ; mais j’ai quelque curiositéd’éprouver sur moi-même l’effet de la passion de la guerre, qui aexercé une si grande influence sur la race humaine. C’est pour lamême raison que je suis décidé à épouser Amalia, car un homme n’estpas un Mensch complet, tant qu’il n’est pas père defamille, ce qui est une condition de son existence, et parconséquent un devoir de son éducation. Amalia devra attendre ;elle est à l’abri du besoin, étant cuisinière de la FrauProrectorinn Nasenbrumm, femme de mon digne patron. J’ai avecmoi un ou deux livres que personne ne me prendra probablement, etun autre dans mon cœur qui est le meilleur de tous. S’il plaît auciel de terminer ici mon existence, avant que je puisse pousserplus loin mes études, quel sujet ai-je de me plaindre ? Dieuveuille que je ne me trompe pas, mais je crois n’avoir fait tort àpersonne et n’avoir commis aucun péché mortel. Si je l’ai fait, jesais à qui demander de la clémence ; et si je meurs, commej’ai dit, sans savoir tout ce que je désire d’apprendre, ne metrouverai-je pas en situation d’apprendre touteschoses ? et que peut souhaiter de plus l’âmehumaine ?

« Pardonnez-moi de dire si souventje, poursuivit le candidat ; mais quand un hommeparle de lui-même, c’est la manière la plus courte et la plussimple de parler. »

En quoi, peut-être, quoique je déteste lesgens personnels, je pense que mon ami avait raison. Quoiqu’il sereconnût pour un homme de sentiments vulgaires, n’ayant pas d’autreambition que de connaître le contenu de quelques livres moisis, jecrois qu’il avait du bon en lui, surtout dans la résolution aveclaquelle il supportait ses calamités. Plus d’un galant homme desplus honorables n’est souvent pas à l’épreuve de ces sortes dechoses, et a été vu au désespoir pour un mauvais dîner, ou dansl’abattement pour un trou à son coude. Ma maxime, à moi, est detout supporter, de m’accommoder de l’eau si je ne puis avoir du vinde Bourgogne, et si je n’ai pas de velours, de me contenter, dedrap de Frise. Mais le vin de Bourgogne et le velours valent mieux,bien entendu, et il faut être un sot pour ne pas s’emparer de cequ’il y a de mieux quand on a des pieds et des mains.

Les points de son sermon dont mon ami lethéologien se proposait de me régaler, je ne les entendisjamais ; car, après notre sortie de l’hôpital, il fut dirigésur un régiment aussi éloigné que possible de son pays natal, enPoméranie, tandis que je fus incorporé dans le régiment de Bulow,dont le quartier général ordinaire était à Berlin. Il est rare queles régiments prussiens changent de garnison comme font lesnôtres ; car la crainte des désertions est si grande, qu’ildevient nécessaire de connaître les traits de tous les individus auservice ; et, en temps de paix, les hommes vivent et meurentdans la même ville. Ceci, comme on le pense bien, n’ajoute pas auxagréments de la vie du soldat. C’est de peur qu’aucun jeunegentilhomme comme moi ne prenne goût à la carrière militaire, et nes’imagine que la vie d’un simple soldat est tolérable, que je donneces descriptions, morales je l’espère, de ce que nous autrespauvres diables nous souffrions en réalité dans les rangs.

Dès que nous fûmes rétablis, nous fûmesenvoyés, loin des religieuses et de l’hôpital, à la prison de villede Fulde, où nous fûmes traités comme des esclaves et descriminels, avec des artilleurs mèche allumée aux portes des courset de l’immense et sombre dortoir où nous couchions par centaines,en attendant qu’on nous expédiât à nos différentes destinations. Onvit bientôt à l’exercice quels étaient les anciens soldats parminous, et quels les recrues ; et pour les premiers, tandis quenous étions en prison, il y avait un peu plus de loisir, quoique,s’il est possible, encore plus de surveillance que pour les pauvreshères démoralisés qui étaient entrés par force ou par ruse auservice. Décrire les caractères qui se trouvaient rassemblés làdemanderait le pinceau même de M. Gillray. Il y avait deshommes de toutes les nations et de toutes les professions. LesAnglais boxaient et faisaient les matamores ; les Françaisjouaient aux cartes, dansaient et faisaient des armes ; leslourds Allemands fumaient leur pipe et buvaient de la bière, quandils avaient de quoi en acheter. Ceux qui avaient quelque chose àrisquer, jouaient, et, pour ma part, je fus assez heureux ;car, n’ayant pas le sou quand j’entrai au dépôt (ayant étédépouillé de tout par ces gueux de racoleurs), je gagnai près d’undollar dans ma première partie de cartes avec un des Français, quine songea pas à demander si je pouvais payer ou non en cas deperte. Tel est, au moins, l’avantage d’avoir l’air distingué ;cela m’a sauvé maintes fois depuis, en me procurant du créditlorsque mes fonds étaient au plus bas.

Il y avait parmi les Français un magnifiquesoldat, dont nous ne sûmes jamais le vrai nom, mais dontl’histoire, en définitive, lorsqu’elle vint à être connue, ne causapas une médiocre sensation dans l’armée prussienne. Si la beauté etle courage sont des preuves de noblesse, comme je n’en doute pas(quoique j’aie vu dans l’aristocratie quelques-uns des plus vilainschiens et des plus grands poltrons du monde), ce Français devaitêtre d’une des meilleures familles de France, tant ses manièresétaient grandes et nobles, tant sa personne était superbe. Iln’était pas tout à fait aussi grand que moi ; il était blond,tandis que je suis brun, et, s’il est possible, un peu plus larged’épaules. C’est le seul homme que j’aie jamais rencontré plus fortque moi à l’épée ; il me touchait quatre fois sur moi trois.Quant au sabre, j’aurais pu le mettre en morceaux, et je sautaisplus loin et portais plus lourd que lui. Mais c’est être troppersonnel : ce Français, avec lequel je devins assez intime,car nous étions, pour ainsi dire, les deux coqs du dépôt, et nousn’avions ni l’un ni l’autre de basse jalousie, était appelé, fauted’un meilleur nom, le Blondin, à cause de son teint. Il n’était pasdéserteur, mais il était venu du Bas-Rhin, et des Évêchés ; àce que je crois, la fortune, probablement, lui ayant étédéfavorable au jeu, et s’étant trouvé dépourvu d’autres moyensd’existence. Je soupçonne que la Bastille l’attendait dans sonpropre pays, s’il lui eût pris la fantaisie d’y retourner.

Il aimait passionnément à jouer et àboire : ainsi nous avions beaucoup de sympathie ; et,soit le jeu, soit la boisson, quand nous étions montés, nousdevenions terribles. Moi, pour ma part, je puis supporter assezbien et le vin et la mauvaise chance ; aussi avais-je un grandavantage sur lui dans nos parties, et je lui gagnais assez d’argentpour rendre ma position tenable. Il avait une femme en ville (qui,je présume, était la cause de ses malheurs et de sa brouille avecsa famille), et elle avait la permission de venir le voir deux outrois fois par semaine, et ne venait jamais les mains vides ;une petite brune à la brillante prunelle, dont les œillades avaientfait la plus vive impression sur tout le monde.

Cet homme fut dirigé sur un régiment qui étaiten quartier à Neiss, en Silésie, ce qui n’est qu’à une courtedistance de la frontière autrichienne ; il soutint toujours lemême caractère d’audace et d’habileté, et était accepté comme chefde la république secrète qui existe toujours au régiment, aussibien que la hiérarchie militaire régulière. C’était un admirablesoldat, comme j’ai dit, mais hautain, dissolu et ivrogne. Un hommede cette trempe, s’il n’a soin, de cajoler et de flatter sesofficiers (ce que je faisais toujours), est sûr d’être mal aveceux. Le capitaine du Blondin était son ennemi juré, et sespunitions étaient fréquentes et sévères.

Les femmes du régiment, y compris la sienne(c’était après la paix), faisaient un petit commerce de contrebandepar la frontière de l’Autriche, où leurs opérations étaientsurveillées des deux côtés ; et, conformément aux instructionsde son mari, cette femme, de chacune de ses excursions, rapportaitun peu de poudre et de balles, articles que ne peut se procurer lesoldat prussien, et qui étaient mis de côté secrètement pour lejour du besoin. On devait en avoir besoin, et bientôt.

Le Blondin avait organisé une grande etextraordinaire conspiration. Nous ne savons pas jusqu’où elle alla,combien de centaines ou de milliers d’adhérents elle eut ;mais étranges étaient les histoires qui couraient sur ce complotparmi nous autres soldats, car la nouvelle s’en était répandue degarnison en garnison, et on en parlait dans l’armée, en dépit detous les efforts du gouvernement pour l’étouffer. L’étouffer,ah ! bien oui ! J’ai été du peuple moi-même, j’ai vu larébellion irlandaise, et je sais ce que c’est que lafranc-maçonnerie du pauvre.

Il se mit à la tête du complot. Il n’y avaitni écrits ni papiers ; pas un des conspirateurs necommuniquait avec aucun autre que le Français. Il avait toutdisposé pour un soulèvement général de la garnison ; à midi,un certain jour, on devait s’emparer du corps de garde de la ville,tuer les sentinelles, et qui sait le reste ? Plusieurs desnôtres disaient que la conspiration s’étendait dans toute laSilésie, et que le Blondin devait être fait général au serviced’Autriche.

À midi, et en face du corps de garde, près dela Böhmer-Thor de Neiss, une trentaine d’hommes flânaient en petitetenue, et le Français se tenait à côté de la sentinelle du corps degarde, aiguisant une hachette sur une pierre. Au coup de midi, ilse leva, fendit la tête de la sentinelle avec son arme, et lestrente hommes, se précipitant dans le corps de garde, s’yemparèrent des armes et marchèrent aussitôt sur la porte. Lefactionnaire qui la gardait essayait d’abaisser la barre ;mais le Français s’élança sur lui, et, d’un autre coup de hache, illui coupa la main droite, dont il tenait la chaîne. Voyant leshommes sortir armés, la garde en dehors de la porte se rangea entravers de la route pour les empêcher de passer ; mais lestrente soldats du Français tirèrent dessus, la chargèrent à labaïonnette, et, après avoir tué plusieurs hommes et mis le reste enfuite, passèrent tous les trente. La frontière n’est qu’à une lieuede Neiss, et ils se dirigèrent rapidement de ce côté.

Mais l’alarme avait été donnée dans la ville,et ce qui la sauva fut que l’horloge sur laquelle s’était réglé leFrançais était en avance d’un quart d’heure sur toutes les autreshorloges de la ville. On battit la générale, les troupes crièrentaux armes, de façon que les hommes qui devaient attaquer les autrescorps de garde furent obligés d’entrer dans les rangs, et leurprojet fut déjoué. Ceci, toutefois, rendit la découverte desconspirateurs impossible ; car personne ne pouvait trahir soncamarade, et, comme de raison, ne voulait s’incriminerlui-même.

On envoya de la cavalerie à la poursuite duFrançais et de ses trente hommes, qui étaient en ce moment bienprès de la frontière de Bohême. Quand la cavalerie les eutrejoints, ils se retournèrent, la reçurent à coups de fusil et debaïonnette, et la repoussèrent. Les Autrichiens étaient dehors, auxbarrières, regardant la lutte avec un vif intérêt. Les femmes, quiétaient aussi aux aguets, apportèrent de nouvelles munitions à cesintrépides déserteurs, et ils rengagèrent le combat et refoulèrentplusieurs fois les dragons. Mais, dans ces engagements plusglorieux que profitables, il se perdait beaucoup de temps ;bientôt arriva un bataillon qui entoura les trente braves, et lesort des pauvres diables fut décidé. Ils se battirent avec la ragedu désespoir ; pas un d’eux ne demanda quartier. Quand lesmunitions leur manquèrent, ils se battirent à l’arme blanche, etfurent tués sur place à coups de fusil ou de baïonnette. LeFrançais fut le dernier atteint : il reçut une balle dans lacuisse, tomba, et, dans cet état, on se rendit maître de lui, aprèsqu’il eut tué l’officier qui s’avança le premier pour s’emparer delui.

Avec le très-petit nombre de ses camarades quiavaient survécu, il fut ramené à Neiss, et immédiatement, commechef de l’émeute, il fut traduit devant un conseil de guerre. Ilrefusa de répondre aux questions qui lui furent faites sur son vrainom et sur sa famille, « Que vous importe qui je suis ?dit-il ; vous me tuerez et vous me fusillerez. Mon nom ne mesauverait pas, si fameux qu’il pût être. » Il se refusa demême à toute révélation au sujet du complot. « C’est moi quiai tout fait, dit-il ; chaque homme qui en faisait partie neconnaissait que moi et ignore quels sont ses camarades. Moi seul jesuis dans le secret, et le secret mourra avec moi. » Quand lesofficiers lui demandèrent quel était le motif qui avait pul’engager à méditer un crime si horrible : « C’est votreinfernale brutalité et tyrannie, dit-il. Vous êtes tous desbouchers, des scélérats et des tigres, et c’est à la lâcheté de voshommes que vous devez de n’être pas égorgés depuislongtemps. »

Là-dessus son capitaine se répandit enexclamations des plus furieuses contre le blessé, et s’élançant surlui, lui asséna un coup de poing. Mais le Blondin, tout blesséqu’il était, aussi prompt que la pensée, saisit la baïonnette del’un des soldats qui le soutenaient, et la plongea dans la poitrinede l’officier. « Misérable monstre, dit-il, j’aurai laconsolation de t’envoyer hors de ce monde avant de mourir. »On le fusilla le jour même. Il offrit d’écrire au roi, si lesofficiers consentaient à ce que sa lettre fût remise cachetée auxmains du directeur de la poste ; mais ils craignaient sansdoute qu’il ne dit quelque chose de nature à les inculper, et ilsrefusèrent la permission. À la revue qui suivit, Frédéric lestraita, dit-on, avec une grande sévérité, et leur reprocha den’avoir pas fait droit à la requête du Français. Toutefois, c’étaitl’intérêt du roi de cacher la chose, et elle fut, comme je l’aidit, étouffée, si bien étouffée que cent mille soldats dans l’arméela savaient, et que beaucoup d’entre nous ont bu à la mémoire duFrançais comme à celle d’un martyr de la cause du soldat. J’auraiindubitablement des lecteurs qui se récrieront sur ce quej’encourage l’insubordination et que je plaide en faveur del’assassinat. Si ces messieurs avaient servi comme simples soldatsdans l’armée prussienne de 1760 à 1765, ils ne seraient pas sidisposés à réclamer. Cet homme tua deux sentinelles pour recouvrersa liberté. Combien de centaines, de milliers d’hommes de sonpeuple et du peuple autrichien, le roi Frédéric fit-il périr, parcequ’il lui prit envie d’avoir la Silésie ? Ce fut la mauditetyrannie de ce système qui aiguisa la hache dont furent frappéesles deux sentinelles de Neiss ; et ainsi que ce soit une leçonpour les officiers, et qu’ils y regardent à deux fois avant dedonner des coups de canne à de pauvres diables.

Je pourrais raconter bien d’autres histoiressur l’armée ; mais comme, ayant été soldat moi-même, toutesmes sympathies sont pour mes camarades, évidemment mes récitsseraient accusés de tendance immorale ; je ferai donc mieuxd’être bref. Imaginez ma surprise, étant dans ce dépôt, lorsqu’unjour une voix bien connue frappa mon oreille, et que j’entendis unmaigre jeune homme qui était amené par une couple de cavaliers etavait reçu de l’un d’eux plusieurs coups sur les épaules, dire dansle meilleur anglais : « Infernal guedin que vousêtes, je me vengerai de ceci. J’écuirai à mon ambassadeur,aussi sûr que mon nom est Fakenham de Fakenham. » À ces motsje partis d’un éclat de rire : c’était ma vieille connaissancedans mon habit de caporal. Lischen avait juré énergiquement quec’était bien lui qui était le soldat, et le pauvre diable avait étéemmené, et allait partager notre sort. Mais je n’ai pas de rancune,et, après avoir fait pâmer la salle en lui racontant la façon dontj’avais attrapé le pauvre garçon, je donnai à ce dernier un avisqui lui procura sa liberté.

« Allez trouver l’officier inspecteur,dis-je ; si une fois il vous fait entrer en Prusse, c’en estfait de vous ; jamais ils ne vous lâcheront. Allez de ce pastrouver le commandant du dépôt, promettez-lui cent… cinq centsguinées pour être mis en liberté ; dites que le capitaineracoleur a vos papiers et votre portefeuille (c’était vrai) ;surtout prouvez-lui que vous avez le moyen de lui payer la sommepromise, et je vous garantis que vous serez mis enliberté. »

Il suivit mon conseil, et, lorsqu’on nous fitmettre en marche, M. Fakenham trouva moyen d’obtenir d’aller àl’hôpital ; et pendant qu’il était à l’hôpital, l’affaires’arrangea comme je l’avais recommandé. Il avait failli néanmoinscompromettre son succès par sa lésinerie en concluant le marché, etil ne me témoigna aucune reconnaissance, à moi son bienfaiteur.

Je ne vais pas donner une relation romanesquede la guerre de Sept ans. Lorsqu’elle se termina, l’arméeprussienne, si renommée pour sa valeur et sa discipline, avait pourofficiers et sous-officiers des Prussiens, mais se composait, pourla plus grande partie, d’hommes achetés ou volés, comme moi, danspresque toutes les nations de l’Europe. La désertion y étaitprodigieuse. Dans mon seul régiment (celui de Bulow), avant cetteguerre-ci, il n’y avait pas moins de six cents Français ; etcomme ils sortaient de Berlin pour entrer en campagne, un d’euxavait un mauvais violon sur lequel il jouait un air français, etses camarades dansaient plutôt qu’ils ne marchaient à sa suite,chantant : « Nous allons en France. » Deux annéesaprès, lorsqu’ils revinrent à Berlin, il ne restait plus que six deces hommes ; le reste avait fui ou était mort sur le champ debataille. La vie que menait le simple soldat était effroyable pourtout autre que des gens d’une patience et d’un courage de fer. Il yavait par chaque trois hommes un caporal, marchant derrière eux etusant de la canne impitoyablement, à tel point qu’on disait quedans l’action il y avait un premier rang de soldats et un secondrang de sergents et de caporaux pour les pousser en avant. Beaucoupd’hommes s’abandonnaient aux actes les plus terribles de désespoirsous ces persécutions et ces tortures incessantes, et dansplusieurs régiments de l’armée il avait surgi un horrible usagequi, pendant quelque temps, causa la plus grande alarme augouvernement : c’était l’étrange et abominable coutume del’infanticide. Les hommes disaient que la vie était intolérable,que le suicide était un crime, et qu’afin de l’éviter et d’en finiravec l’insupportable misère de leur position, le meilleur moyenétait de tuer un petit enfant, qui, étant innocent, était sûrd’aller au ciel, et, le meurtre commis, d’aller se livrer à lajustice. Le roi lui-même, ce héros, ce sage, ce philosophe, ceprince qui avait toujours la libéralité sur les lèvres, et quiaffectait l’horreur de la peine capitale, fut effrayé de cetteredoutable protestation des malheureux qu’il avait fait enlevercontre sa tyrannie, et son seul moyen de remédier au mal fut dedéfendre strictement que ces sortes de criminels fussent assistésd’aucun ecclésiastique, et de les priver de toute consolationreligieuse.

Les punitions étaient incessantes. Chaqueofficier était libre de les infliger, et en paix elles étaient pluscruelles qu’en guerre ; car lorsque vint la paix, le roirenvoyait ceux de ses officiers qui n’étaient pas nobles, quelsqu’eussent été leurs services. Il appelait un capitaine devant lacompagnie, et disait : « Il n’est pas noble, qu’il s’enaille. » Nous avions peur de lui, et nous rampions devant luicomme des bêtes sauvages devant leur gardien. J’ai vu les hommesles plus braves de l’armée pleurer comme des enfants d’un coup decanne ; j’ai vu un petit enseigne de quinze ans faire sortirdes rangs un homme de cinquante, un homme qui avait été à centbatailles, et il s’est tenu présentant les armes en sanglotant etbeuglant comme un marmot, tandis que le jeune misérable luicinglait des coups de bâton sur les bras et les cuisses. Un jourd’action, cet homme osait tout. Il pouvait avoir mis un bouton detravers alors, et personne ne le touchait ; mais quand labrute avait cessé de se battre, ils la poussaient de nouveau, àforce de coups de fouet, à l’insubordination. Nous cédions presquetous à ce talisman ; à peine en était-il un qui pût rompre lecharme. L’officier français que j’ai dit avoir été pris en mêmetemps que moi était dans ma compagnie, et bâtonné comme un chien.Vingt ans après, je le rencontrai à Versailles, et il devint pâleet défaillant quand je lui parlai des anciens jours. « Pourl’amour de Dieu ! dit-il, ne me parlez pas de cetemps-là ; aujourd’hui même encore, je m’éveille la nuittremblant et tout en pleurs. »

Quant à moi, après un laps de temps très-courtpendant lequel, il faut l’avouer, je tâtai de la canne, comme mescamarades, et après que j’eus trouvé l’occasion de me faireconnaître comme un brave et adroit soldat, j’usai du moyen quej’avais adopté dans l’armée anglaise, pour me préserver à l’avenirde toute dégradation de ce genre. Je portais au cou une balle queje ne prenais pas la peine de cacher, et j’expliquai qu’elle étaitdestinée à celui, soldat ou officier, qui me ferait châtier. Et ily avait quelque chose dans mon caractère qui faisait que messupérieurs me croyaient ; car cette balle avait déjà servi àtuer un colonel autrichien, et je l’aurais envoyée à un Prussienavec aussi peu de remords. Que m’importaient leurs querelles ou quel’aigle sous laquelle je marchais eût une ou deux têtes ? Toutce que je dis, ce fut : « Personne ne me trouveramanquant à mon devoir, mais personne ne mettra jamais la main surmoi. » Et je m’en tins à cette maxime tant que je restai auservice.

Je n’ai pas l’intention de faire l’histoire demes batailles, pas plus au service prussien qu’au service anglais.J’y fis mon devoir aussi bien qu’un autre, et lorsque ma moustachefut d’une certaine longueur, ce qui arriva quand j’eus vingt ans,il n’y avait pas un plus brave, un plus habile, un plus beausoldat, et, je dois l’avouer, un plus mauvais garnement dansl’armée prussienne. Je m’étais formé à la condition d’une vraiebête de combat ; un jour d’action, j’étais féroce etheureux ; hors du champ de bataille, je prenais tout leplaisir que je pouvais et n’étais nullement délicat sur la qualitéou sur la manière de me le procurer. La vérité est, toutefois,qu’il y avait parmi nos hommes un bien meilleur ton que parmi ceslourdauds de l’armée anglaise, et notre service était généralementsi strict que nous avions peu de temps pour mal faire. Je suistrès-brun et basané de teint, et j’étais appelé par mes camaradesle noir Anglais, le Schwartzer Englander, ou le diableanglais. S’il y avait quelque service à faire, j’étais sûr qu’il merevenait. Je recevais de fréquentes gratifications, mais pointd’avancement ; et ce fut le lendemain du jour où je tuai lecolonel autrichien (un grand officier de uhlans, que j’avaisattaqué seul et à pied) que le général Bulow, mon colonel, me donnadeux frédérics d’or, en tête du régiment, et dit : « Jete récompense maintenant, mais je crains d’avoir à te faire pendreun jour ou l’autre. » Je dépensai l’argent et celui quej’avais pris sur le corps du colonel, jusqu’au dernier groschen, cesoir-là, avec mes joyeux compagnons ; mais, tant que la guerredura, je ne fus jamais sans un dollar dans ma bourse.

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