Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 8Barry dit adieu à la profession militaire.

Vous qui n’êtes jamais sorti de votre pays,vous ne savez pas ce que c’est que d’entendre une voix amie dans lacaptivité, et bien des gens ne comprendront pas la cause del’explosion de sensibilité que j’ai confessé avoir eu lieu à la vuede mon oncle. Il ne pensa pas une minute à mettre en question lavérité de ce que je disais. « Mère de Dieu !s’écria-t-il, c’est le fils de mon frère Harry ! » Et jecrois du fond du cœur qu’il était aussi affecté que moi enretrouvant d’une manière si subite un de ses parents ; car luiaussi il était exilé, et une voix amie lui remettait en mémoire sonancien pays et les jours de son enfance.

« Je donnerais cinq ans de ma vie pourles revoir encore, dit-il après m’avoir fait de chaudescaresses.

– Voir quoi ? lui dis-je.

– Eh mais, répliqua-t-il, les champsverts, et la rivière, et la vieille tour ronde, et le cimetière deBallybarry. Ce fut honteux à votre père, Redmond, de se défaired’une terre qui avait si longtemps porté notre nom. »

Il se mit alors à me faire des questions surmoi-même, et je lui contai mon histoire assez au long, dont ledigne gentilhomme se prit à rire à plusieurs reprises, disant quej’étais un Barry de la tête aux pieds. Au milieu de mon récit, ilm’arrêta pour me demander de me mesurer avec lui, dos à dos (parquoi je constatai que nous étions de même taille, et que mon oncleavait, de plus que moi, un genou roide qui le faisait marcher d’unemanière particulière), et il poussa, pendant le cours de manarration, cent exclamations de pitié, de tendresse et desympathie. C’était à tout instant : « Bienheureuxsaints ! » et : « Mère du ciel ! »et : « Bienheureuse Marie ! » d’où je conclus,et avec justice, qu’il était toujours fidèle à l’ancienne foi de lafamille.

Ce ne fut pas sans difficulté que j’en vins àlui expliquer la dernière partie de mon histoire, à savoir quej’étais mis à son service pour surveiller ses actions, dont jedevais rendre compte dans un certain quartier. Quand je lui eus ditla chose (avec beaucoup d’hésitation), il éclata de rire, et goûtamerveilleusement la plaisanterie.

« Les gredins ! dit-il ; ilscroient m’attraper, n’est-ce pas ? Eh ! Redmond, maprincipale conspiration est une banque de pharaon ; mais leroi est si soupçonneux, qu’il voit un espion dans chaque personnequi visite sa misérable capitale et son grand désert de sable.Ah ! mon garçon, il faut que je vous montre Paris etVienne ! »

Je répondis que je ne désirais rien tant quede voir toute autre ville que Berlin, et que je serais ravi d’êtredélivré de cet odieux service militaire. Le fait est que d’après lasplendeur de son aspect, toutes les coûteuses babioles de lachambre, le carrosse doré dans la remise, je supposais à mon oncleune fortune considérable, et qu’il m’achèterait une douzaine, quedis-je ! tout un régiment de remplaçants, pour me rendre à laliberté.

Mais je me trompais dans mes calculs à sonégard, comme ce qu’il me raconta de son histoire ne tarda pas à mele prouver : « J’ai roulé de par le monde, dit-il, depuisl’année 1742 où mon frère, votre père, à qui Dieu pardonne !me coupa l’herbe sous le pied et m’escamota mon patrimoine en sefaisant hérétique, afin d’épouser votre pie-grièche de mère ;mais ce qui est passé est passé. Il est probable que j’auraisdissipé ce petit bien comme il le fit à ma place, et j’aurais eu àcommencer un ou deux ans plus tard la vie que j’ai menée depuis quej’ai été forcé de quitter l’Irlande. Mon enfant, j’ai été à tousles services ; et, entre nous, je dois de l’argent dans toutesles capitales de l’Europe. J’ai fait une campagne ou deux avec lesPandours, sous l’Autrichien Trenck ; j’ai été capitaine de lagarde de Sa Sainteté le pape ; j’ai fait la campagne d’Écosseavec le prince de Galles, un mauvais garnement, mon cher, qui sesouciait plus de sa maîtresse et de sa bouteille d’eau-de-vie quedes couronnes des Trois-Royaumes ; j’ai servi en Espagne et enPiémont ; mais j’ai été la pierre qui roule, mon bon ami. Lejeu, le jeu a été ma ruine ! cela et la beauté ! »Ici il me lança du coin de l’œil un regard qui, je dois l’avouer,n’était rien moins que séduisant ; et puis, le rouge dont sesjoues étaient enduites avait tout coulé sous les larmes qu’il avaitversées en me recevant. « Les femmes m’ont fait faire bien dessottises, mon cher Redmond : j’ai le cœur tendre, de manature, et en ce moment même, à soixante-deux ans, je n’ai pas plusd’empire sur moi-même que lorsque Peggy O’Dwyer se jouait de moi àseize.

– Ma foi, monsieur, dis-je en riant, jecrois que cela tient de famille. »

Et je lui décrivis, à son grand amusement, mapassion romanesque pour ma cousine, Nora Brady. Il reprit sonrécit :

« Les cartes sont maintenant mon seulmoyen d’existence. Quelquefois je suis en veine, et alors j’emploiemon argent à acheter les bijoux que vous voyez. C’est un avoir,voyez-vous bien, Redmond, et le seul moyen que j’aie trouvé degarder quelque chose. Quand la chance tourne contre moi, eh bien,mon cher, mes diamants vont chez les prêteurs sur gages, et jeporte du faux. L’ami Moïse, l’orfévre, me rendra visite aujourd’huimême, car le sort m’a été contraire toute la semaine passée, et ilfaut que je me procure de l’argent pour la banque de ce soir.Connaissez-vous les cartes ? »

Je répondis que je savais jouer comme lesavent les soldats, mais que je n’étais pas très-habile.

« Nous nous exercerons ce matin, dit-il,et je vous enseignerai une ou deux choses qui valent la peined’être sues. »

Naturellement j’étais bien aise de trouver unetelle occasion de m’instruire, et je témoignai la satisfaction quej’aurais à recevoir les leçons de mon oncle.

Ce que le chevalier me raconta de lui me fitune impression assez désagréable. Toute sa fortune était sur sondos, comme il disait. Son carrosse, si bien doré, faisait partie deson fonds de commerce. Il avait une espèce de mission de la courd’Autriche : c’était de découvrir si une certaine quantité deducats altérés, dont on avait suivi la trace jusqu’à Berlin,provenaient du trésor du roi ; mais le but réel deM. de Balibari était le jeu. Il y avait là un jeuneattaché de l’ambassade d’Angleterre, milord Deuceace, plus tardvicomte et comte de Crabs dans la pairie anglaise, qui jouait grosjeu ; et ce fut sur la nouvelle de la passion de ce jeuneseigneur anglais que mon oncle, alors à Prague, se détermina àvisiter Berlin et à le provoquer au jeu ; car il existe unesorte de chevalerie parmi les gentilshommes du cornet : laréputation des grands joueurs est répandue par toute l’Europe. J’aivu le chevalier de Casanova, par exemple, faire six cents milles deParis à Turin, pour jouter avec M. Charles Fox, alors lebrillant fils de lord Bolland, plus tard le plus grand des orateurset des hommes d’État de l’Europe.

Il fut convenu que je conserverais mon rôle devalet ; qu’en présence des étrangers je ne saurais pas un motd’anglais ; que j’aurais l’œil sur les atouts, en servant levin de Champagne et le punch ; et comme j’avais une vueremarquable et une grande aptitude naturelle, je fus promptement àmême de prêter à mon cher oncle une grande assistance contre sesantagonistes du tapis vert. Il est des personnes prudes quipourront affecter de s’indigner de la franchise de ces confessions,mais que le ciel les ait en pitié ! Supposez-vous qu’un hommequi a perdu ou gagné cent mille guinées au jeu se refusera lesmoyens de succès dont use son voisin ? Ils sont tous lesmêmes ; mais il n’y a que les imbéciles qui trichent,qui ont recours aux expédients vulgaires des dés pipés et descartes biseautées. Un tel homme est sûr de mal finir un jour oul’autre, et il n’est pas fait pour jouer dans la société d’ungalant homme ; l’avis que je donne aux gens qui voient un êtreaussi vulgaire à l’œuvre est, comme de raison, de parier pour luiquand il joue, mais de ne jamais, au grand jamais, avoir affaireavec lui. Jouez grandement, honorablement ; ne vous laissezpoint abattre, cela va sans dire, quand vous perdez ; mais,par-dessus tout, ne soyez pas âpre au gain, comme le sont les âmesviles ; et, vraiment, malgré toute l’habileté et les avantagesque l’on peut avoir, ce gain est souvent problématique : j’aivu un véritable ignorant, qui ne savait pas plus le jeu quel’hébreu, vous gagner en quelques coups cinq mille livres, à forcede bévues. J’ai vu un gentilhomme et son compère jouer contre unautre qui avait aussi son compère ; on n’est sûr de rien enpareil cas ; et quand on considère le temps et la peine quecela coûte, le génie, l’anxiété, la mise de fonds qu’il faut, lenombre des mauvais payeurs (car on trouve des gens malhonnêtes auxtables de jeu comme partout ailleurs), je dis, pour ma part, que laprofession est mauvaise ; et, en effet, j’ai rarementrencontré un homme qui, en fin de compte, y ait fait fortune.J’écris maintenant avec l’expérience d’un homme du monde. Àl’époque dont je parle, j’étais un jeune garçon ébloui à l’idée dela richesse, et respectant beaucoup trop, certainement, lasupériorité d’âge et de position de mon oncle.

Il n’est pas besoin de particulariser ici lespetits arrangements faits entre nous ; les joueursd’aujourd’hui ne manquent pas d’instruction, je présume, et lepublic prend peu d’intérêt à la chose. Mais la simplicité étaitnotre secret : tout ce qui réussit est simple. Si, parexemple, j’essayais la poussière d’une chaise avec ma serviette,c’était pour indiquer que l’ennemi était fort en carreau ; sije la poussais, il avait l’as et le roi ; si je disais :« Punch ou vin, milord ? » cela voulait direcœur ; si : « Vin ou punch ? »trèfle ; si je me mouchais, c’était pour annoncer quel’antagoniste avait aussi un compère ; et alors, je vous legarantis, il se faisait de jolis tours d’adresse. Milord Deuceace,quoique si jeune, était très-fort aux cartes, de toutemanière ; et ce ne fut qu’en entendant Frank Punter, qui étaitvenu avec lui, bâiller trois fois quand le chevalier avait l’asd’atout, que je sus que nous étions grecs contre grecs.

J’étais d’une innocence parfaite ; etM. de Potzdorff en riait de tout cœur, quand je luiportais mes petits rapports au pavillon en dehors de la ville où ilme donnait rendez-vous. Il va sans dire que ces rapports étaientconcertés d’avance entre mon oncle et moi. J’avais pourinstructions (et cela vaut toujours bien mieux) de dire autant lavérité que mon histoire pouvait l’admettre. Lorsque, par exemple,il me demandait :

« Que fait le chevalier dans lamatinée ?

– Il va régulièrement à l’église (ilétait très-religieux), et après la messe il rentre déjeuner. Puisil prend l’air dans sa voiture jusqu’au dîner, qui se sert à midi.Après dîner, il écrit ses lettres, s’il en a à écrire ; maisil a fort peu de chose à faire en ce genre. Ses lettres sont àl’envoyé autrichien, avec lequel il correspond, mais qui ne lereconnaît pas, etc. ; et, étant écrites en anglais, comme deraison je regarde par-dessus son épaule. Il écrit en général pourdemander de l’argent. Il dit en avoir besoin pour gagner lessecrétaires du trésor afin de découvrir d’où viennent réellementles ducats altérés ; mais, dans le fait, il en a besoin pourjouer le soir, et faire sa partie avec Galsabigi, l’entrepreneur dela loterie, les attachés russes, deux attachés de l’ambassadeanglaise, milords Deuceace et Ponter, qui jouent un jeu d’enfer, etquelques autres. La même société se réunit tous les soirs àsouper ; il est rare qu’il y ait des femmes ; celles quiviennent sont principalement des Françaises, appartenant au corpsde ballet. Il gagne souvent, mais pas toujours. Lord Deuceace estun très-beau joueur. Le chevalier Elliot, le ministre d’Angleterre,vient quelquefois, et alors les secrétaires ne jouent pas.M. de Balibari dîne aux ambassades, mais en petit comité,et non les jours de grande réception. Galsabigi, je crois, est soncompère au jeu. Il a gagné dernièrement, mais la semaine d’avant ilavait mis son solitaire en gage pour quatre cents ducats.

– Les attachés anglais et lui parlent-ilsensemble leur langue ?

– Oui ; l’envoyé et lui ont causéhier une demi-heure de la nouvelle danseuse et des troublesd’Amérique, principalement de la nouvelledanseuse ! »

On verra que les renseignements que je donnaisétaient très-minutieux et très-exacts, quoi que très-peuimportants. Mais tels qu’ils étaient, ils furent portés auxoreilles de ce fameux héros et guerrier, le philosophe deSans-Souci ; et il n’entrait pas un étranger dans la capitaledont les actions ne fussent également espionnées et rapportées augrand Frédéric.

Tant que le jeu se restreignit aux jeunes gensdes différentes ambassades, Sa Majesté ne voulut pasl’empêcher ; il encourageait même le jeu dans toutes lesmissions, sachant bien qu’on peut faire parler un homme dansl’embarras, et qu’un rouleau de frédérics donné à propos luiobtenait souvent un secret qui en valait des milliers. Il seprocura de cette manière certains papiers de l’ambassadefrançaise ; et je n’ai pas de doute que milord Deuceace ne luieût fourni des renseignements aux mêmes conditions, si le caractèrede ce jeune seigneur n’eût été moins bien connu de son chef, qui,comme c’est ordinairement le cas, faisait faire le travail par unroturier dont il était sûr, tandis que les jeunes mirliflores de sasuite étalaient leurs broderies aux bals, ou secouaient leursmanchettes de Malines au-dessus des tapis verts du pharaon. J’en aivu depuis des vingtaines de ces freluquets, eux et leurs chefs, etmon Dieu ! quelle sotte engeance ! quelle fatuitéstupide ! quelles buses ! quels étourneaux ! quelscerveaux vides ! C’est un des mensonges du monde que cettediplomatie ; sans cela, comment supposer que, si cetteprofession était aussi difficile que veut nous le faire croire larace solennelle des gens à portefeuille, ils choisiraientinvariablement pour la remplir de petits écoliers à face rose, quin’y ont d’autre droit que le titre de leur maman, et qui sont toutau plus capables de juger d’un curricle, d’une dansenouvelle, ou d’une botte bien faite.

Mais lorsqu’il fut connu des officiers de lagarnison qu’il y avait en ville une table de pharaon, ce fut à quis’y ferait admettre ; et, en dépit de mes représentations, mononcle ne fut pas fâché que ces jeunes gens tentassent leur chance,et une ou deux fois il leur tira de la poche une bonne somme.Vainement je lui dis que je serais forcé d’en porter la nouvelle àmon capitaine, devant qui ses camarades ne manqueraient pas dejaser, et qui n’aurait pas même besoin de mes renseignements poursavoir la chose.

« Dites-le-lui, répondit mon oncle.

– Ils vous renverront, dis-je ;alors que deviendrai-je ?

– Tranquillisez-vous, dit ce dernier avecun sourire ; je ne vous laisserai pas en arrière, je vous legarantis. Allez jeter un dernier regard sur votre caserne,tranquillisez-vous, dites adieu à vos amis de Berlin. Les chèresâmes, comme elles vont pleurer quand elles vous sauront hors dupays ! et, aussi sûr que mon nom est Barry, hors du pays vouspartirez.

– Mais comment, monsieur ?dis-je.

– Un peu de mémoire, monsieur Fakenham deFakenham, dit-il d’un air fier. C’est vous-même qui m’avez appriscomment. Allez me chercher une de mes perruques. Ouvrez ma boîte àdépêches là-bas, où sont les grands secrets de la chancellerieautrichienne ; rejetez vos cheveux en arrière ;mettez-moi ce morceau de taffetas noir et ces moustaches, etmaintenant regardez-vous au miroir.

– Le chevalier de Balibari, » dis-jeen éclatant de rire, et je me mis à me promener dans la chambre, enroidissant le genou à sa manière.

Le lendemain, quand j’allai faire mon rapportà M. de Potzdorff, je lui parlai des jeunes officiersprussiens qui avaient joué depuis peu ; et il répondit, commeje m’y attendais, que le roi avait résolu de renvoyer lechevalier.

« C’est un vilain ladre,répliquai-je ; je n’ai eu de lui que trois frédérics en deuxmois, et j’espère que vous vous rappelez votre promesse dem’avancer.

– Eh mais, trois frédérics, c’était troppour les nouvelles que vous avez ramassées, dit le capitaine enricanant.

– Ce n’est pas ma faute s’il n’y en a paseu davantage, repartis-je. Quand va-t-il partir ?

– Après-demain. Vous dites qu’il sepromène en voiture après déjeuner et avant dîner. Quand il sortirapour y monter, deux gendarmes se placeront sur le siége, et lecocher aura ses ordres de marcher.

– Et son bagage, monsieur ?dis-je.

– Oh ! on l’enverra après lui. J’aienvie de visiter la boîte rouge qui contient ses papiers,dites-vous ; et à midi, après la parade, je serai à l’auberge.Vous ne parlerez de l’affaire à personne de là, et vous m’attendrezdans l’appartement du chevalier jusqu’à mon arrivée. Il faudra quenous forcions cette boîte. Vous êtes un chien de maladroit ;sans cela vous auriez eu la clef depuis longtemps. »

Je priai le capitaine de ne pas m’oublier, etlà-dessus je pris congé de lui. Le lendemain soir, je plaçai unepaire de pistolets sous le coussin de la voiture ; et je penseque les aventures du lendemain sont tout à fait dignes des honneursd’un chapitre séparé.

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