Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 18Dans lequel ma bonne fortune commence à chanceler.

Et maintenant, si quelqu’un était disposé àtrouver mon histoire immorale (car j’ai entendu des gensprétendre que j’étais un homme qui ne méritait pas que tant deprospérité lui échût en partage), je demanderai à ces ergoteurs deme faire la faveur de lire le dénoûment de mes aventures, où ilsverront que je n’avais pas déjà fait une affaire si avantageuse, etque la richesse, la magnificence, trente mille livres sterling paran, et un siége au parlement, sont souvent achetés trop cher,lorsqu’on les paye au prix de sa liberté personnelle, et qu’ons’est mis sur les bras une femme tracassière.

C’est le diable que ces femmes tracassières,il n’y a pas à dire. Nul ne sait, avant d’en avoir fait l’épreuve,quel fardeau assommant c’est pour un mari, et combien l’ennuiqu’elles lui causent croît d’année en année, tandis que le couragediminue en proportion ; en sorte que le tourment qui semblaitinsignifiant la première année devient intolérable au bout de dixans. J’ai ouï dire d’un de ces individus qui figurent dans ledictionnaire classique, qu’ayant commencé à monter chaque jour unecolline avec un veau sur ses épaules, il continua de le porterencore lorsque le veau fut devenu bœuf ; mais, croyez-en maparole, jeunes célibataires, une femme est une charge plus dure àporter que la plus grosse génisse de Smithfield ; et si jepuis empêcher un d’entre vous de se marier, les Mémoires de BarryLyndon, Esq., n’auront pas été écrits en vain. Non que milady fûtgrondeuse ou acariâtre, comme le sont certaines femmes ;j’aurais trouvé moyen de la guérir de cela : mais elle étaitd’une humeur poltronne, pleurnicheuse, mélancolique et hébétée, quim’est encore plus odieuse ; et, n’importe ce qu’on faisaitpour lui plaire, elle n’était jamais heureuse ni gaie. Je lalaissai donc à elle-même au bout de quelque temps, et aussi parceque, comme c’était naturel dans mon cas, où un intérieurdésagréable m’obligeait à chercher amusement et compagnie audehors, elle ajoutait à tous ses autres défauts une basse etdétestable jalousie ; et je ne pus de quelque temps faire laplus simple attention à toute autre femme, sans que milady Lyndonse mît à pleurer, et à se tordre les mains, et à menacer decommettre un suicide, et je ne sais quoi.

Sa mort n’aurait pas été avantageuse pour moi,comme je laisse à imaginer à toute personne douée de quelqueprudence ; car ce gredin de jeune Bullingdon (qui était devenuun grand nigaud basané, et allait être ma plus grande plaie) auraithérité de la fortune jusqu’au dernier sou, et je serais restéconsidérablement plus pauvre même qu’avant d’avoir épousé laveuve : car j’avais dépensé ma fortune personnelle aussi bienque le revenu de ma femme à tenir notre rang, et j’ai toujours eutrop d’honneur et de cœur pour économiser un sou de l’argent delady Lyndon. Que ceci soit jeté à la tête de mes détracteurs, quidisent que je n’aurais pas fait tant de tort à la fortune de lafamille Lyndon, si je ne m’étais pas fait une bourse secrète ;et qui croient que, même dams ma pénible situation présente, j’aides monceaux d’or en réserve quelque part, et que je pourrais fairele Crésus, si je voulais. Je n’ai jamais pris un schelling de lafortune de lady Lyndon sans le dépenser en homme d’honneur ;sans compter que je souscrivais des obligations personnelles pouravoir de l’argent qui allait tout au fonds commun. Indépendammentdes hypothèques et de tout ce qui grève le bien des Lyndon, je doismoi-même au moins cent vingt mille livres, que j’ai dépenséestandis que j’étais en possession du bien de ma femme : ensorte que je puis dire en toute justice que la fortune m’estredevable de la somme ci-dessus mentionnée.

Quoique j’aie décrit le dégoût et larépugnance profonde que j’éprouvai promptement pour ladyLyndon ; et quoique je ne prisse pas un soin tout particulier(car je suis toute franchise et tout en dehors) pour déguiser messentiments en général, elle avait l’âme si basse, qu’elle mepoursuivait de son affection en dépit de mon indifférence, etqu’elle était toute rayonnante au moindre mot aimable qu’ilm’arrivait de lui adresser. Le fait est, entre mon honoré lecteuret moi, que j’étais un des plus beaux et des plus brillants jeunesgens d’Angleterre à cette époque, et que ma femme était éperdumentéprise de moi ; et, quoique ce ne soit pas à moi d’en parler,comme on dit, lady Lyndon n’était pas la seule femme de qualité àLondres qui eût une opinion favorable de l’humble aventurierirlandais. Quelle énigme que ces femmes ! ai-je souvent pensé.J’ai vu les plus élégantes créatures, à Saint-James, devenir follesd’amour pour les plus grossiers et les plus vulgaires deshommes ; les femmes les plus spirituelles admirerpassionnément les plus illettrés de notre sexe, et ainsi de suite.Il n’y a pas de fin aux contradictions de ces sottescréatures ; et, quoique je n’entende pas dire que je soisvulgaire ou illettré, comme les personnes mentionnées ci-dessus (jecouperais la gorge à tout homme qui oserait souffler mot contre manaissance ou mon éducation), cependant j’ai montré que lady Lyndonavait plus d’un motif de me haïr si elle le voulait bien :mais, comme le reste de son sexe stupide, elle était gouvernée parl’engouement et non par la raison ; et, jusqu’au dernier jourque nous passâmes ensemble, elle se réconciliait avec moi et meprodiguait des caresses, si je lui adressais une seule paroleaimable.

« Ah ! disait-elle dans ces momentsde tendresse, ah ! Redmond, si vous vouliez êtretoujours ainsi ! » Et, dans ces accès d’amour, elle étaitla créature la plus facile du monde à persuader, et eût signél’abandon de tout son bien, si c’eût été possible. Et, je doisl’avouer, il fallait fort peu d’attentions de ma part pour luirendre sa bonne humeur. Me promener avec elle au Mail, ou auRanelagh, l’escorter à l’église de Saint-James, lui acheter quelquebijou ou autre petit présent, c’était assez pour l’amadouer. Telleest l’inconséquence des femmes ! Le lendemain, elle m’appelait« Monsieur Barry » probablement, et déplorait sonmisérable destin de s’être jamais unie à un tel monstre. C’est dece nom qu’il lui plaisait d’appeler un des hommes les plusbrillants des trois royaumes de Sa Majesté ; et j’ai lieu decroire que d’autres dames avaient de moi une opinion beaucoup plusflatteuse.

Puis elle menaçait de me quitter ; maisje la tenais par son fils qu’elle aimait à la passion, je ne saispourquoi, car elle avait toujours négligé Bullingdon l’aîné, etn’avait pas le moindre souci de sa santé, de son bien-être ou deson éducation.

C’était donc notre jeune enfant qui formait legrand lien entre moi et Sa Seigneurie ; et il n’était pas deplan d’ambition que je pusse proposer auquel elle ne souscrivîtdans l’intérêt du pauvre garçon, pas de dépenses qu’ellen’approuvât avec empressement, si elles pouvaient tendre le moinsdu monde à le mettre en meilleure position. Je puis vous dire qu’ily eut des gens achetés, et dans de hauts emplois, qui plus est, siprès de la royale personne de Sa Majesté, que vous seriez étonné sije citais les grands personnages qui daignèrent accepter notreargent. Je fis faire par les hérauts anglais et irlandais unedescription, et une généalogie détaillée de la baronnie deBarryogue, et demandai respectueusement à être réintégré dans lestitres de mes ancêtres, et aussi à être gratifié de la vicomté deBallybarry. « Cette tête siérait bien à une couronne, »disait parfois milady dans ses moments de tendresse, en passant lamain sur mes cheveux ; et, en effet, il y a plus d’unblanc-bec à la chambre des lords qui n’a ni ma tournure, ni moncourage, ni ma généalogie, ni aucun de mes mérites.

Je considère mes efforts pour obtenir cettepairie comme une des plus malheureuses de mes malheureuses affairesde cette époque. Je fis des sacrifices inouïs pour y arriver, jeprodiguai l’argent ici et les diamants là. Je payai des terres dixfois leur valeur ; j’achetai à des prix ruineux des tableauxet des objets de curiosité ; je donnais sans cesse des festinssplendides aux gens favorables à mes prétentions, qui, étant auprèsde la personne du roi, paraissaient en passe de les faire réussir.Je perdis plus d’un pari contre les ducs, frères de SaMajesté ; mais oublions ces choses, et que mes griefs privésne me fassent pas manquer au respect que je dois à monsouverain.

La seule personne que je nommerai dans cettetransaction, c’est ce vieux chenapan et escroc de Gustave-Adolphe,treizième comte de Crabs. Ce seigneur était un des gentilshommes dela chambre du roi, et sur un pied de grande intimité avec ce vénérémonarque. Cette familiarité avait pris naissance du temps du vieuxroi, où Son Altesse Royale, le prince de Galles, jouant au volantavec le jeune lord sur le perron du grand escalier à Kew, dans unmoment d’irritation jeta à coups de pieds, du haut en bas desdegrés, le jeune comte, qui, en tombant, se cassa la jambe. Leprofond repentir qu’eut le prince de sa violence le porta à se lierétroitement avec celui qui en avait été victime ; et quand SaMajesté monta sur le trône, il n’y eut personne, dit-on, dont lecomte de Bute fût aussi jaloux que de milord Crabs. Ce dernierétait pauvre et dissipateur, et Bute, pour s’en débarrasser,l’envoya en ambassade en Russie et ailleurs ; mais, lors durenvoi de ce favori, Crabs revint en toute hâte du continent, etfut nommé presque aussitôt à un poste auprès de la personne de SaMajesté.

Ce fut avec ce seigneur mal famé que jecontractai une malencontreuse intimité, quand, novice et sansdéfiance, je m’établis pour la première fois en ville, après monmariage avec lady Lyndon ; et, comme Crabs était vraiment undes garçons les plus amusants du monde, je pris un sincère plaisirdans sa compagnie, outre le désir intéressé que j’avais de cultiverla connaissance d’un homme qui approchait de si près le personnagele plus élevé du royaume.

À l’entendre, vous auriez cru qu’il ne sefaisait pour ainsi dire pas de nomination à laquelle il n’eût prispart. Il m’apprit, par exemple, la destitution de Charles Fox unjour avant que le pauvre Charley lui-même en fût instruit. Il medit quand les Howe revenaient d’Amérique, et qui devait obtenir lecommandement là-bas. Pour ne pas multiplier les exemples, ce futsur lui que je fondai mon principal espoir pour le succès de maprétention sur la baronnie de Barryogue et la vicomte que jesollicitais.

Une des principales dépenses que cetteambition m’occasionna, fut d’équiper et d’armer une compagnied’infanterie levée sur les domaines de Castle-Lyndon et de Hackton,et que j’offris à mon gracieux souverain pour la campagne contreles rebelles américains. Ces troupes, magnifiquement équipées ethabillées, furent embarquées à Portsmouth en 1778 ; et lepatriotisme du gentilhomme qui les avait levées fut si agréable àla cour, qu’ayant été présenté par milord North, Sa Majesté daignam’honorer de son attention particulière, et dit : « C’estbien, monsieur Lyndon, levez une autre compagnie, et partez avecelle aussi ! » Mais ceci n’était aucunement dans mesidées, comme le lecteur peut le supposer. Un homme qui a trentemille livres sterling de rente serait bien bête de risquer sa viecomme le premier mendiant venu ; et, sous ce rapport, j’aitoujours admiré la conduite de mon ami Jack Boiter, qui avait ététrès-actif et très-résolu comme cornette de cavalerie, et, commetel, s’était jeté dans toutes les bagarres et les escarmouches quis’étaient présentées ; mais juste avant la bataille de Minden,il reçut la nouvelle que son oncle, le grand fournisseur del’armée, était mort, et lui avait laissé cinq mille livres sterlingde rente. Jack, sur-le-champ, demanda son congé ; et, comme onle lui refusa à la veille d’une action générale, mon gentilhomme leprit et ne tira plus jamais un seul coup de pistolet, exceptécontre un officier qui mettait en question son courage, et qu’ilvous blessa d’une façon si froide et si résolue, que tout le mondevit bien que c’était par prudence et désir de jouir de sa fortune,et non par poltronnerie qu’il quittait la profession des armes.

Quand cette compagnie de Hackton fut levée,mon beau-fils, qui n’avait pas seize ans, avait le plus grand désird’en faire partie, et je ne demandais pas mieux que de medébarrasser du jeune homme ; mais son tuteur, le vieuxTiptoff, qui me contrecarrait en tout, refusa la permission, etl’ardeur de notre jeune militaire fut arrêtée dans son élan. S’ilavait pu aller à cette expédition, et qu’une balle rebelle eût misfin à ses jours, je crois, à parler franchement, que je n’en auraispas été affligé plus que de raison, ayant le plaisir de voir monautre fils hériter de la fortune que son père avait conquise avectant de peine.

L’éducation du jeune comte avait été, je leconfesse, des plus négligées ; et peut-être, dans ce fait,ai-je à m’accuser de cette négligence. C’était une nature siindépendante, si sauvage, si insubordonnée, que je n’ai jamais eula moindre affection pour lui ; et, devant sa mère et moi, dumoins, il était si maussade et si endormi, que je jugeai que ceserait du temps perdu que de l’instruire, et je l’abandonnai laplupart du temps à lui-même. Il resta deux années entières enIrlande, loin de nous ; et quand nous étions en Angleterre,nous le tenions principalement à Hackton, ne nous souciant pasd’avoir ce garçon grossier et gauche au milieu de la compagniedistinguée que nous fréquentions naturellement dans la capitale.Mon pauvre garçon à moi, au contraire, était l’enfant le plus poliet le plus avenant qu’on ait jamais vu ; c’était plaisir de letraiter avec bonté et avec égards ; et avant l’âge de cinqans, le petit gaillard était la fine fleur de la mode, de la beautéet des bonnes manières.

Au fait, il ne pouvait pas être autrement,après le soin que ses parents prenaient de lui, et les attentionsde toute espèce qu’on lui prodiguait. Lorsqu’il avait quatre ans,je me querellai avec la bonne anglaise qui l’avait élevé, et dontma femme avait été si jalouse, et je lui donnai une gouvernantefrançaise qui avait vécu à Paris dans des familles de la premièrequalité, et qui, comme de raison, inspira aussi de la jalousie àmilady Lyndon. Entre les mains de cette jeune femme, mon petitdrôle apprit à babiller le français à ravir. Cela vous auraitréjoui le cœur d’entendre le petit garnement jurer :« Mort de ma vie ! » et de le voir frapper de sonpetit pied et envoyer ces manants et cette canaille de domestiquesaux trente mille diables. Il était précoce en tout ; dès l’âgele plus tendre, il contrefaisait tout le monde ; à cinq ans,il tablait et buvait son verre de vin de Champagne avec le meilleurd’entre nous ; et sa bonne lui apprenait de petits airsfrançais et les dernières chansons de Vadé et de Collard, etc’étaient, ma foi, de bien jolies chansons ; et cela faisaitéclater de rire ceux de ses auditeurs qui comprenaient le français,et scandalisait, je vous en réponds, quelques-unes des oreilles desvieilles douairières qui étaient admises dans la société de mafemme : ce n’est pas qu’il y en eût beaucoup, car jen’encourageais pas les visites de ce que vous appelez les personnesrespectables chez lady Lyndon. Ce sont de cruels trouble-fêtes, descolporteuses d’histoires, des envieuses, des esprits étroits,semant la zizanie entre mari et femme. Toutes les fois qu’un de cesgraves personnages en paniers et hauts talons faisait sonapparition à Hackton ou dans Berkeley-square, mon grand plaisirétait de les mettre en fuite ; à mon instigation, mon petitBryan dansait, chantait, faisait le diable à quatre, et je l’aidaismoi-même à effaroucher les vieilles radoteuses.

Je n’oublierai jamais les solennellesremontrances de notre vieux magister de recteur à Hackton, qui fitune ou deux vaines tentatives pour enseigner le latin au petitBryan, et qui avait d’innombrables enfants auxquels je permettaisquelquefois à mon fils de se réunir. Ils apprenaient de Bryanquelques-unes de ses chansons françaises, que leur mère, une pauvreâme qui entendait mieux les conserves de vinaigre et les œufs aulait que la langue française, les encourageait chaudement àchanter ; mais qui, étant venues un jour aux oreilles du père,furent causes qu’il consigna miss Sarah dans sa chambre pour unesemaine, au pain et à l’eau, et fouetta solennellement master Jacoben présence de tous ses frères et sœurs, et de Bryan, à qui ilespéra que cette correction servirait de leçon. Mais mon petitvaurien s’en prit à coups de pieds, à coups de poings, aux jambesdu vieux ministre, qui fut obligé de le faire tenir par sonsacristain, et il jura corbleu, morbleu, ventrebleu, que son jeuneami Jacob ne devait pas être maltraité. Après cette scène, SaRévérence interdit le rectorat à Bryan ; sur quoi je jurai queson fils aîné, qui se destinait à l’état ecclésiastique, n’auraitjamais le bénéfice de Hackton, que j’avais songé à lui donner aprèsson père ; et celui-ci dit, d’un air cafard que je déteste,que la volonté du ciel fût faite ; qu’il ne voudrait pas pourun évêché que ses enfants fussent désobéissants ou corrompus ;et il m’écrivit une lettre pompeuse et solennelle, lardée decitations latines, pour prendre congé de moi et de ma maison.« Je le fais à regret, ajoutait le vieux gentleman, car j’aireçu tant de marques de bienveillance de la famille Hackton, quecela me saigne le cœur de me séparer d’elle. Mes pauvres, j’en aipeur, pourront souffrir de cette séparation et de l’impossibilitéoù je vais être désormais de vous faire savoir quand ils serontdans la détresse ou dans l’affliction ; car, lorsque vous enaviez connaissance, je vous dois la justice de dire que votregénérosité fut toujours prompte à les soulager. »

Il pouvait bien y avoir là quelque chose devrai, car le vieillard était toujours là à m’assiéger de demandes,et, je le sais de source certaine, par suite de ses proprescharités, était souvent sans un schelling dans sa poche ; maisje soupçonne les bons dîners de Hackton d’avoir eu une partconsidérable dans ses regrets de la rupture de notre intimité, etje sais que sa femme était désolée de renoncer à ses accointancesavec la gouvernante de Bryan, Mlle Louison, quisavait sur le bout du doigt toutes les modes françaises les plusnouvelles, et qui n’allait jamais au rectorat, que vous ne vissiezles filles de la maison paraître en robes ou mantes neuves, ledimanche d’après.

Je punissais le vieux rebelle en ronflanttrès-fort dans mon banc les dimanches pendant le sermon ; etje pris un gouverneur pour Bryan, et un chapelain à moi, lorsquel’enfant devint d’âge à être séparé de la société et de la tutelledes femmes. Je mariai sa bonne anglaise à mon jardinier en chef,avec une belle dot ; je donnai sa gouvernante française à monfidèle Allemand, Fritz, sans oublier la dot dans ce dernier cas, etils ouvrirent un restaurant français dans Soho, et je crois qu’aumoment où j’écris, ils sont plus riches, quant à ce qui est desbiens de ce monde, que leur généreux et libéral maître.

Pour Bryan, j’avais fait venir un jeune hommed’Oxford, le révérend Edmund Lavender, qui fut chargé de luienseigner le latin, quand l’enfant était en humeur de l’apprendre,et de lui donner les premiers éléments de l’histoire, de lagrammaire et de ce que doit savoir un gentilhomme. Lavender étaitune précieuse acquisition pour notre société à Hackton. Il yrépandait beaucoup de gaieté. Il était le point de mire de toutesnos plaisanteries, et il les supportait avec la patience la plusadmirable, en vrai martyr. C’était un de ces gens qui aimeraientmieux recevoir des coups de pied d’un grand que de ne pas en êtreremarqué ; j’ai souvent jeté sa perruque au feu devant lacompagnie, et il était le premier à en rire. C’était un plaisir dele mettre sur un cheval fougueux et de le lancer après les chiens,pâle, en sueur, nous criant d’arrêter pour l’amour du ciel, ets’accrochant aux crins et à la croupière pour sauver son précieuxcou. Comment il se fit que le gaillard ne se tuât point, je n’ycomprends rien, à moins que ce ne soit la corde qui soit chargée dele lui rompre. Il ne lui arriva jamais dans nos chasses d’accidentsérieux ; mais vous étiez parfaitement sûr à dîner de letrouver à sa place, au bout de la table, faisant le punch, d’où onl’emportait gris dans son lit avant que la soirée fût achevée.Maintes fois, Bryan et moi, en pareil cas, nous lui avons peint levisage en noir ; nous le mettions dans une chambre àrevenants, et nous lui faisions des peurs à lui troubler lacervelle ; nous lâchions des cargaisons de rats sur sonlit ; nous criions au feu et emplissions ses bottesd’eau ; nous coupions les pieds du fauteuil de sa chaire, etsaupoudrions ses sermons de tabac. Le pauvre Lavender supportaittout avec patience, et dans nos soirées, ou quand nous venions àLondres, était amplement dédommagé par la permission de rester avecles gens de qualité, et par l’illusion qu’il se faisait d’être deleur société. Il faisait bon d’entendre avec quel mépris il parlaitde notre recteur : « Il a un fils, monsieur, qui estétudiant-servant, et cela dans un petit collége, disait-il. Commentavez-vous pu, mon cher monsieur, songer à donner la survivance deHackton à une créature de si bas étage ? »

Je dois maintenant parler de mon autre fils,celui, du moins, de milady Lyndon, je veux dire le vicomteBullingdon. Je le gardai en Irlande quelques années sous la tutellede ma mère, que j’avais installée à Castle-Lyndon ; et grande,je vous le promets, était sa tenue dans cette résidence, etprodigieuse la splendeur de la bonne âme et son attitude hautaine.Malgré toutes ses bizarreries, la terre de Castle-Lyndon était lamieux administrée de toutes nos propriétés ; les rentesétaient admirablement payées, les frais de recouvrement moindresqu’ils n’auraient été sous la direction d’aucun intendant. C’étaitétonnant combien peu dépensait la bonne veuve, quoiqu’elle soutîntla dignité des deux familles, comme elle disait. Elle avait un tasde domestiques pour le service du jeune lord ; elle ne sortaitjamais elle-même que dans un vieux carrosse doré à sixchevaux ; la maison était propre et en ordre ;l’ameublement et les jardins dans le meilleur état ; et, lorsdes visites qu’il nous arrivait de faire en Irlande, nous netrouvions jamais d’habitation aussi bien tenue que la nôtre. Il yavait au château une vingtaine de servantes accortes et moitiéautant d’hommes de bonne mine, et toutes choses en aussi bellecondition qu’aurait pu les mettre la meilleure femme de charge.Tout cela, elle le faisait presque sans frais pour nous, car ellefaisait paître les moutons et le bétail dans les parcs et en tiraitun beau profit à Ballinasloe ; elle fournissait je ne saiscombien de petites villes de beurre et de lard ; et les fruitset légumes des jardins de Castle-Lyndon étaient ceux qui sepayaient le plus cher au marché de Dublin. Il n’y avait pas degaspillage à la cuisine, comme il y en avait dans la plupart de nosmaisons irlandaises, et il n’y avait pas de consommation de liquidedans les caves, car la vieille dame buvait de l’eau et voyait peuou point de monde. Toute sa société se composait de deux filles demon ancienne passion, Nora Brady, à présent mistress Quin, quis’était presque ruinée avec son mari, et qui était venue me voirune fois à Londres, l’air vieux, grasse, malpropre, avec deux salesenfants à ses côtés. Elle pleura fort quand elle me vit, m’appelamonsieur, et monsieur Lyndon, ce dont je ne fus pas fâché, et mepria de venir au secours de son mari, ce que je fis, obtenant pourlui, par mon ami lord Crabs, une place dans l’accise en Irlande, etpayant le passage de sa famille et le sien dans ce pays. C’étaitmaintenant un sale, découragé, pleurnicheur d’ivrogne ; et,regardant la pauvre Nora, je ne pus m’empêcher de m’étonner del’avoir considérée jadis comme une divinité. Mais si j’ai jamaiséprouvé quelque chose pour une femme, je lui garde toute ma vie uneamitié constante, et je pourrais citer mille cas de cette généreuseet fidèle disposition.

Le jeune Bullingdon, toutefois, était presquela seule des personnes auxquelles elle avait affaire que ma mère nepût pas maintenir dans l’ordre. Les rapports qu’elle m’envoya dansle commencement sur son compte étaient faits pour causer beaucoupde peine à mon cœur paternel. Il ne reconnaissait ni règle niautorité, il partait pour la chasse ou autres expéditions etrestait absent des semaines. À la maison il était silencieux ettout étrange, refusant de faire le piquet de ma mère les soirs etse plongeant dans toute sorte de bouquins moisis, qui luibrouillaient la cervelle ; plus à son aise à rire et jaseravec les ménétriers et les servantes à l’office, qu’avec les genscomme il faut au salon ; lançant toujours à mistress Barry desplaisanteries et des quolibets qui (comme elle n’avait pas larepartie très-vive) la mettaient dans de violentes colères ;dans le fait, menant une vie d’insubordination et de scandale. Et,pour couronner le tout, le jeune garnement se mit à fréquenter lasociété du prêtre catholique de la paroisse, un drôle tout râpé, dequelque séminaire papiste de France ou d’Espagne, plutôt que celledu vicaire de Castle-Lyndon, un élève de la Trinité, qui avait unemeute et buvait ses deux bouteilles par jour.

L’intérêt que je prenais à l’orthodoxie dujeune garçon ne me permit pas d’hésiter sur la conduite que jedevais tenir envers lui. Si j’ai un principe qui m’ait guidé dansla vie, ç’a été le respect pour la religion établie, et un méprisprofond et une horreur cordiale pour toute autre forme de croyance.J’envoyai donc mon domestique français en 17.. à Dublin, avec lacommission de ramener le jeune réprouvé ; et le compte qui mefut rendu fut qu’il avait passé la dernière soirée de son séjour enIrlande avec son cher papiste, à l’église ; que ma mère et luiavaient eu, ce même dernier jour, une violente querelle ;qu’au contraire, il avait embrassé Biddy et Dosy, ses deux nièces,qui semblaient très-peinées qu’il partît ; et qu’étant presséd’aller rendre visite au recteur, il avait formellement refusé,disant que c’était un méchant vieux pharisien chez qui il nemettrait jamais le pied. Le docteur m’écrivit une lettre pour memettre en garde contre les déplorables erreurs de ce rejetond’iniquité, comme il l’appelait, et je pus voir qu’il n’y avait pasd’affection perdue entre eux. Mais il paraissait que, s’il n’étaitpas agréable aux gens comme il faut du pays, le jeune Bullingdonjouissait d’une grande popularité parmi les gens du commun. Il yeut une véritable foule pleurant autour de la porte, lorsque savoiture partit. Des vingtaines de ces ignorants et sauvagesmisérables l’accompagnèrent en courant, à plusieurs milles dedistance, et plusieurs même allèrent jusqu’à s’éclipser avant sondépart, et paraître au Pigeon-house, à Dublin, pour lui dire undernier adieu. Ce fut avec beaucoup de peine qu’on empêchaquelques-uns de ces hommes de se cacher dans le bâtiment, et desuivre leur jeune seigneur en Angleterre.

Pour rendre justice au jeune garnement,lorsqu’il arriva parmi nous, c’était un garçon à l’air viril etnoble, et tout dans son maintien et dans son extérieur annonçait lesang distingué d’où il était sorti. C’était l’image même dequelques-uns de ces bruns cavaliers de la race des Lyndon, dont lesportraits étaient dans la galerie de Hackton, où il aimait à passerla plus grande partie de son temps, occupé des vieux livres moisisqu’il prenait dans la bibliothèque, et dans lesquels je déteste devoir s’absorber un jeune homme de cœur. Toujours, dans macompagnie, il observait le plus rigoureux silence, et avait uneattitude hautaine et dédaigneuse qui était d’autant plusdésagréable, qu’il n’y avait rien dans sa conduite qui pût medonner prise, quoiqu’elle fût arrogante au suprême degré. Sa mèreétait très-agitée lorsqu’elle le reçut à son arrivée ; s’iléprouva aussi de l’agitation, il ne le laissa certes pas voir. Illui fit un profond et cérémonieux salut quand il lui baisa lamain ; et quand je tendis la mienne, il mit ses deux mainsderrière son dos, me regarda à la face et inclina la tête endisant : « Monsieur Barry Lyndon, je crois ? »tourna sur ses talons et se mit à causer du temps qu’il faisaitavec sa mère, qu’il appelait toujours Votre Seigneurerie. Elle futirritée de cette allure impertinente, et lorsqu’ils furent seuls,elle le gronda vivement de n’avoir pas donné la main à sonpère.

« Mon père, madame ! dit-il ; àcoup sûr, vous faites erreur » Mon père était letrès-honorable sir Charles Lyndon. Moi, du moins, je ne l’ai pointoublié, si d’autres l’ont fait. »

C’était une déclaration de guerre contre moi,je le vis tout de suite ; et pourtant, je le déclare, j’eusseété assez disposé à le bien recevoir à son arrivée parmi nous et àvivre avec lui dans des termes d’amitié. Mais comme on me traite,je traite. Qui peut me blâmer de mes querelles subséquentes avec cejeune réprouvé, ou mettre sur mon compte le mal qui en résulta plustard ? Peut-être perdis-je patience, et le traitai-je avecdureté. Mais ce fut lui qui commença la querelle et non pasmoi ; et les fâcheuses conséquences qui s’ensuivirent furenttout à fait de sa faute.

Comme il vaut mieux couper le mal dans saracine et, pour un maître de maison, exercer son autorité de tellesorte qu’elle ne puisse être mise en question, je saisis lapremière occasion d’en venir aux mains avec master Bullingdon, et,dès le lendemain de son arrivée parmi nous, sur son refus deremplir quelque devoir que je requérais de lui, je le fis amener àmon cabinet, et l’étrillai d’importance. Cette exécution, je leconfesse, m’agita d’abord beaucoup, car jusque-là je n’avais pasdonné de coups de cravache à un lord ; mais j’en prispromptement l’habitude, et son dos et mon fouet firent si bienconnaissance, qu’au bout de peu de temps je vous promets qu’il yeut entre eux fort peu de cérémonie.

Si je devais relater tous les casd’insubordination et de brutalité du jeune Bullingdon, jefatiguerais le lecteur. Sa persévérance à me résister était, jecrois, plus grande encore que la mienne à le corriger : car unhomme, si résolu qu’il soit à faire son devoir de père, ne sauraitfouetter ses enfants toute la journée, ou pour chaque faute qu’ilscommettent ; et, quoique j’eusse la réputation d’être pour luiun beau-père si cruel, je donne ma parole que je lui épargnai plusde corrections lorsqu’il en méritait que je ne lui en administrai.D’ailleurs, il y avait huit mois pleins dans l’année où il étaitquitte de moi, pendant que j’allais à Londres faire acte deprésence au parlement et à la cour de mon souverain.

À cette époque, je ne fis aucune difficulté delui permettre de faire son profit du latin et du grec du vieuxrecteur qui l’avait baptisé et avait une influence considérable surle jeune indiscipliné. Après une scène ou une querelle entre nous,c’était généralement au rectorat que le jeune rebelle allaitchercher refuge et conseil, et je dois convenir que le ministreétait un assez équitable arbitre entre nous dans nos disputes. Unefois, il ramena le garçon à Hackton par la main, et le conduisit enma présence, quoiqu’il eût fait vœu de ne plus rentrer dans lamaison de mon vivant, et il dit qu’il avait amené Sa Seigneuriepour reconnaître son erreur et se soumettre à toute punition que jecroirais devoir lui infliger. Sur quoi je le bâtonnai en présencede deux ou trois de mes amis avec qui j’étais à boire sur lemoment, et, il faut lui rendre justice, il supporta ce châtimentassez rude sans regimber ni pleurer le moins du monde. Ceciprouvera que je n’étais pas trop sévère dans la façon dont je letraitais, puisque j’étais autorisé par le ministre lui-même à luiinfliger telle correction que je jugerais convenable.

Deux ou trois fois, Lavender, le gouverneur deBryan, essaya de punir milord Bullingdon ; mais je vouspromets que le vaurien fut trop fort pour lui, et qu’il vousétendit l’homme d’Oxford par terre avec une chaise, à la grandejoie de Bryan, qui criait : « Bravo, Bully ! tapedessus, tape dessus ! » Et Bully, effectivement, en donnatout son soûl au gouverneur, qui ne se permit plus avec lui dechâtiments corporels, mais se contenta de me rapporter les méfaitsde Sa Seigneurie, à moi, son protecteur et son tuteur naturel.

Avec l’enfant, Bullingdon était, cela estétrange à dire, assez traitable. Il avait pris en goût le petitbonhomme, comme, du reste, faisaient tous ceux qui voyaient cegarçon, et l’aimait en outre, disait-il, d’être un demi-Lyndon. Etil pouvait bien l’aimer ; car mainte fois, à l’intercession ducher ange : « Papa, ne fouettez pas Bullyaujourd’hui ! » ma main s’est arrêtée, et lui a épargnéune rossée qu’il méritait richement.

Avec sa mère, d’abord, il daignait à peineavoir aucune communication. Il disait qu’elle n’était plus de lafamille. Pourquoi l’aimerait-elle ? Jamais elle n’avait étéune mère pour lui. Mais le lecteur aura une idée de l’inconcevableentêtement et du caractère hargneux de ce garçon, quand j’auraicité un trait qui le concerne. On m’a reproché de lui avoir refusél’éducation qui convient à un gentilhomme, et de ne l’avoir jamaisenvoyé au collége ou à l’école ; mais le fait est que s’il n’yalla point, ce fut de son propre choix. Je le lui proposai àplusieurs reprises (dans mon désir de voir le moins possible sonimpudence), mais il me refusa autant de fois ; et, pendanttout le temps, je ne pouvais deviner quel était le charme qui leretenait dans une maison où il devait être loin d’êtreagréablement.

Je finis, toutefois, par le découvrir. Il yavait de très-fréquentes disputes entre milady Lyndon et moi, danslesquelles c’était tantôt l’un, tantôt l’autre, qui avait tort, etqui, comme aucun de nous n’avait un caractère fort angélique,allaient ordinairement très-loin. J’étais souvent dans les vignesdu Seigneur ; et, dans cet état, quel gentilhomme est maîtrede lui ? Peut-être, étant ainsi, ai-je pu traiter milady unpeu rudement, lui jeter un verre ou deux à la tête, et l’appeler denoms peu complimenteurs. Je peux l’avoir menacée de la tuer (cequ’évidemment il n’aurait pas été de mon intérêt de faire), etl’avoir, en un mot, effrayée considérablement.

Après une de ces disputes, dans laquelle elles’enfuit en criant dans les corridors, et moi, gris comme un lord,je courus en trébuchant après elle, il paraît que Bullingdon futattiré hors de sa chambre par ce bruit. Comme je l’avais rejointe,l’audacieux gredin profita de ce que je n’étais pas très-solidepour me donner un croc-en-jambe ; et, saisissant dans ses brassa mère, qui se pâmait, il l’emporta chez lui, où, sur sesinstances, il lui promit de ne jamais quitter la maison tantqu’elle vivrait avec moi. Je ne savais rien de ce vœu, ni même dela facétie d’homme ivre qui y avait donné lieu ; je fusemporté glorieux, comme nous disons, par mes domestiques,et me mis au lit, et le lendemain matin je n’avais pas plus desouvenir de ce qui était arrivé que de ce qui avait pu se passerquand j’étais à la mamelle. Lady Lyndon me raconta le fait desannées après ; et je le cite ici, parce qu’il me permet de mejustifier honorablement d’une des plus absurdes imputations decruauté soulevées contre moi au sujet de mon beau-fils. Que mesdétracteurs excusent, s’ils l’osent, la conduite d’un abominablebrigand qui donne un croc-en-jambe à son tuteur naturel etbeau-père après dîner.

Cette circonstance servit à rapprocher pour unpeu de temps la mère et le fils, mais leurs caractères étaient tropdifférents. Je crois qu’elle m’aimait trop pour jamais luipermettre de se réconcilier sincèrement avec elle. À mesure qu’ildevenait homme, sa haine envers moi prit une intensité tout à faithorrible à penser (et que, je vous en réponds, je rendis avec lesintérêts) ; et ce fut à l’âge de seize ans, je pense, quel’impudent jeune pendard, à mon retour du parlement, un été, quandje voulus le bâtonner comme d’habitude, me donna à entendre qu’ilne souffrirait plus de moi aucun châtiment semblable, et dit, engrinçant des dents, qu’il me brûlerait la cervelle si je levais lamain sur lui. Je le regardai ; il était devenu, dans le fait,un grand jeune homme, et je renonçai à cette partie nécessaire deson éducation.

Ce fut vers ce temps que je levai la compagniequi devait servir en Amérique ; et mes ennemis dans le pays(depuis ma victoire sur les Tiptoff, je n’ai pas besoin de dire quej’en avais beaucoup) commencèrent à faire courir les bruits lesplus honteux sur ma conduite envers ce précieux garnement, monbeau-fils, et à insinuer que je voulais tout à fait me débarrasserde lui. Ainsi, mon dévouement à mon souverain fut transformé en uneinfâme tentative de ma part contre la vie de Bullingdon ; etil fut dit que j’avais levé ce corps destiné à l’Amérique, dans leseul but d’en donner le commandement au jeune vicomte, et de medéfaire ainsi de lui. Je ne suis pas bien sûr qu’on n’ait pasdésigné l’homme de la compagnie qui avait ordre de l’expédier à lapremière action générale, et la somme que je lui avais donnée pource service délicat.

Mais la vérité est que mon opinion alors (et,quoique l’accomplissement de ma prédiction ait été retardé, je nefais pas de doute qu’elle ne se réalise bientôt) était que milordBullingdon n’avait pas besoin de mon aide pour aller dans l’autremonde, et qu’il en saurait heureusement bien trouver le chemin delui-même. Le fait est qu’il en prit la route de bonne heure ;de tous les violents, audacieux, désobéissants garnements quiavaient fait de la peine à un affectionné père, il était certes leplus incorrigible ; il n’y avait pas à le battre, àl’amadouer, à l’apprivoiser.

Par exemple, à propos de mon petit Bryan,quand son gouverneur l’amenait dans la salle où nous étions à boireaprès dîner, milord commençait à me lancer ses violents etirrespectueux sarcasmes. « Cher enfant, disait-il en semettant à le choyer et à le caresser, quel dommage pour toi que jene sois pas mort ! Les Lyndon alors auraient un plus dignereprésentant, et tout le bénéfice de l’illustre sang des Barry deBarryogue ; n’est-il pas vrai, monsieur BarryLyndon ? »

Il ne manquait pas de choisir les jours où ily avait du monde, des ecclésiastiques ou des propriétaires duvoisinage, pour m’adresser ces insolents discours.

Une autre fois (c’était le jour de naissancede Bryan), nous donnions un grand bal et gala à Hackton, et c’étaitle moment pour mon petit Bryan de faire son apparition parmi nous,ce qu’il avait coutume de faire dans le plus pimpant petit habit decour que vous ayez jamais vu (hélas ! il me vient des larmes àmes vieux yeux de penser à la brillante mine de ce cherpetit) ; on s’attroupa et on rit beaucoup lorsque l’enfantentra, mené par son demi-frère, qui s’avança dans la salle de bal(le croiriez-vous ?) chaussé seulement de ses bas, et tenantpar la main le petit Bryan qui patrouillait dans les grandssouliers de son aîné, « Ne trouvez-vous pas que mes soulierslui vont très-bien, sir Richard Wargrave ? » dit le jeuneréprouvé ; sur quoi les assistants se mirent à se regarder lesuns les autres et à rire sous cape ; et sa mère, allant à lordBullingdon avec beaucoup de dignité, saisit l’enfant dans ses bras,et dit : « À la manière dont j’aime cet enfant, milord,vous devriez savoir combien j’aurais aimé son frère aîné, s’ils’était montré digne de l’affection d’une mère ! » Et,fondant en larmes, lady Lyndon sortit de la chambre, laissant lejeune lord assez déconfit pour cette fois.

Enfin, un autre jour, sa conduite envers moifut si outrageante (c’était à la chasse et en public, devant unecompagnie nombreuse), que je perdis toute patience, courus droit aumarmot, l’arrachai de sa selle de toute ma force, et le jetantrudement par terre, y sautai moi-même, et administrai au petitgredin un telle correction à coups de cravache sur la tête et lesépaules, qu’elle aurait bien pu finir par le tuer, si je n’eusseété retenu à temps ; car je n’étais plus maître de ma colère,et j’étais dans un état à commettre un meurtre ou tout autrecrime.

Le drôle fut emmené et mis au lit, où il restaun jour ou deux avec la fièvre, autant de rage et de dépit que duchâtiment qu’il avait reçu ; et, trois jours après, quandj’envoyai à sa chambre savoir s’il voulait rejoindre la famille àtable, on trouva chez lui un billet, et son lit vide et froid. Lepetit scélérat avait pris la fuite, et avait eu l’audace d’écriresur mon compte dans les termes suivants à ma femme, samère :

« Madame, disait-il, j’ai supporté, aussilongtemps que morte pouvait le faire, les mauvais traitements del’insolent parvenu irlandais que vous avez admis à partager votrelit. Ce n’est pas seulement la bassesse de sa naissance et labrutalité générale de ses manières qui me dégoûtent et me le feronthaïr aussi longtemps que j’aurai l’honneur de porter ce nom deLyndon, dont il est indigne, mais la nature honteuse de sa conduiteenvers Votre Seigneurie, sa brutalité et ses procédés de rustreenvers vous, ses infidélités patentes, ses extravagantes dépenses,son ivrognerie, ses impudentes escroqueries et filouteries de mafortune et de la vôtre. Ce sont ces insultes envers vous qui mechoquent et me révoltent plus que l’infâme conduite de ce chenapanà mon égard. J’aurais voulu rester auprès de Votre Seigneurie,comme je l’avais promis, mais vous paraissez dans ces dernierstemps avoir pris le parti de votre mari ; et comme je ne puischâtier personnellement l’ignoble chenapan qui, cela soit dit ànotre honte, est l’époux de ma mère, que je ne puis supporterd’être témoin de la façon dont il vous traite, et que son affreusesociété me fait plus d’horreur que la peste, je suis décidé àquitter mon pays natal, du moins tout le temps de sa vie abhorréeou de la mienne. Je tiens de mon père une petite rente, que, jen’en doute pas, M. Barry m’escroquera s’il peut, mais queVotre Seigneurie m’adjugera peut-être, s’il lui reste au cœurquelques sentiments maternels. MM. Childs, les banquiers,peuvent avoir l’ordre de me la payer quand elle sera due ;s’ils ne reçoivent pas cet ordre, je ne serai nullement surpris,sachant que vous êtes dans les mains d’un scélérat qui ne se feraitpas scrupule de voler sur le grand chemin, et je chercherai àtrouver quelque moyen de vivre plus honorable que celui par lequelce mendiant d’aventurier irlandais est parvenu à me dépouiller demes droits et à me chasser de chez ma mère. »

Cette extravagante épître était signée« Bullingdon, » et tous les voisins jurèrent que j’avaiseu connaissance de sa fuite, et que je la mettrais à profit ;quoique je déclare sur mon honneur qu’à la lecture de cette infâmelettre, mon vrai et sincère désir était d’en tenir l’auteur sous mamain, afin de lui faire savoir ce que je pensais de lui. Mais iln’y avait pas moyen d’ôter de l’esprit des gens que je voulais tuerBullingdon, tandis que le goût du sang, comme j’ai dit, n’a jamaisété un de mes défauts ; et, quand même j’aurais eu d’aussimauvaises intentions contre mon jeune ennemi, la simple prudencem’aurait mis l’âme en repos, puisque je savais qu’il courait delui-même à sa perte.

Nous fûmes longtemps avant de savoir cequ’était devenu cet audacieux petit vagabond ; mais, au boutd’une quinzaine de mois, j’eus le plaisir d’être à même de réfuterles accusations calomnieuses d’assassinat qui avaient été portéescontre moi, en produisant une traite signée de la propre main deBullingdon, et datée de l’armée du général Tarleton, en Amérique,où ma compagnie se couvrait de gloire, mon jeune lord y servant enqualité de volontaire. Il y eut de mes bons amis qui persistèrent àm’attribuer toutes sortes de mauvaises intentions. Lord Tiptoff nevoulut jamais croire que je consentisse à payer aucun billet, àplus forte raison un billet de lord Bullingdon ; la vieillelady Betty Grimsby, sa sœur, s’obstina à déclarer que le billetétait faux et le pauvre lord défunt, jusqu’à l’arrivée d’une lettrede lord Bullingdon lui-même à sa mère, où il disait être àNew-York, au quartier général, et décrivait tout au long la fêtesplendide donnée par les officiers de la garnison à nos chefsdistingués, les deux Howe.

En attendant, j’eusse réellement assassinémilord que je n’aurais pas été en butte à plus de honteusesattaques et de diffamations que je n’en essuyais à la ville et à lacampagne. « Vous apprendrez la mort du jeune homme, à coupsûr, s’écriait un de mes amis. – Et puis viendra celle de sa femme,ajoutait un autre. – Il épousera Jenny Jones, » ajoutait untroisième, et ainsi de suite. Lavender m’apportait la nouvelle deces propos ; tout le pays était soulevé contre moi. Lesfermiers, les jours de marché, portaient la main à leurs chapeauxd’un air sombre et se détournaient de moi ; les gentilshommesqui suivaient ma chasse se retirèrent brusquement et quittèrent monuniforme ; au bal du comté, où j’avais invité lady SuzanneCapermore et pris ma place le troisième dans la danse, après le ducet le marquis, selon mon habitude, tous les couples se détournèrentquand nous vînmes à eux, et nous laissèrent danser tout seuls.Sukey Capermore a une passion pour la danse qui la ferait danser àun enterrement pour peu qu’on l’invitât, et j’avais trop de cœurpour plier devant une insulte si signalée ; de sorte que nousdansâmes avec les gens du plus bas étage, aux derniers rangs, – desapothicaires, des marchands de vin, des procureurs et toute cetteécume que nous tolérons dans nos assemblées publiques.

L’évêque, qui était parent de milady Lyndon,s’abstint de nous inviter au palais épiscopal lors desassises ; en un mot, on me fit toutes les indignités qu’il estpossible d’accumuler sur un innocent et honorable gentilhomme.

Ma réception à Londres, où je menai alors mafemme et ma famille, ne fut guère plus cordiale. Quand je présentaimes respects à mon souverain, à Saint-James, Sa Majesté me demanda,d’un ton épigrammatique, quand j’avais eu des nouvelles de lordBullingdon. Sur quoi je répliquai, avec une présence d’esprit peucommune : « Sire, milord Bullingdon se bat pour VotreMajesté contre les rebelles d’Amérique. Votre Majesté désire-t-elleque j’envoie à son aide un autre régiment ? » Là-dessusle roi tourna sur ses talons, et je me retirai en saluant. Quandlady Lyndon alla au baise-main chez la reine, j’appris que la mêmequestion précisément avait été adressée à Sa Seigneurie, et ellerevint tout agitée de l’affront qui lui avait été fait. Voilà commeon récompensait mon dévouement et de quel œil on envisageait messacrifices en faveur de mon pays ! J’emmenai brusquement mamaison à Paris, où je reçus un accueil fort différent ; maismon séjour au milieu des plaisirs enchanteurs de cette capitale futextrêmement court, car le gouvernement français qui, depuislongtemps, favorisait sous main les rebelles d’Amérique, venait dereconnaître ouvertement l’indépendance des États-Unis. Ils’ensuivit une déclaration de guerre ; nous tous, heureuxAnglais, nous fûmes renvoyés de Paris, et je crois que j’y laissaiune ou deux belles dames inconsolables. C’est le seul endroit où ungentilhomme puisse vivre comme il lui plaît, sans être incommodé desa femme. La comtesse et moi, durant le séjour que nous y fîmes,nous nous vîmes à peine, excepté dans les occasions publiques, àVersailles ou au jeu de la reine, et notre cher petit Bryan acquitmille perfections élégantes qui le rendirent les délices de tousceux qui le connaissaient.

Je ne dois pas oublier de mentionner ici madernière entrevue avec mon bon oncle, le chevalier de Ballybarry,que j’avais laissé à Bruxelles avec la ferme intention de faire sonsalut, et qui s’y était retiré dans un couvent. Depuis lors ilétait rentré dans le monde, à son grand ennui et repentir, étanttombé amoureux fou, sur ses vieux jours, d’une actrice françaisequi avait fait comme la plupart des dames de cette espèce, l’avaitruiné, l’avait planté là et s’était moqué de lui. Son repentirétait vraiment édifiant. Sous la direction de MM. du collégeirlandais, il avait tourné de nouveau ses pensées vers la religion,et la seule prière qu’il m’adressa, quand je le vis et lui demandaien quoi je pouvais l’assister, fut de faire une belle donation aucouvent où il se proposait d’entrer.

Ceci, comme de raison, je ne le pouvais faire,mes principes religieux m’interdisant d’encourager la superstitiond’aucune manière ; et le vieux gentilhomme et moi nous nousséparâmes assez froidement, en conséquence de mon refus d’assurer,comme il dit, le bien-être de ses vieux jours.

J’étais fort pauvre à cette époque, voilà lefait ; et, entre nous, la Rosemont de l’Opéra français,danseuse médiocre, mais une tournure et un pied charmant, meruinait en diamants, équipages et mémoires de tapissier ;ajoutez à cela que j’avais une mauvaise veine au jeu et que j’étaisforcé, pour faire face à mes pertes, de me soumettre aux plushonteuses exigences des usuriers, de mettre en gage les diamants delady Lyndon (cette maudite petite Rosemont m’en soutiraquelques-uns), et de recourir à mille autres moyens de battremonnaie. Mais quand l’honneur est en jeu, m’a-t-on jamais vu sourdà son appel ? et quel homme peut dire que Barry Lyndon aitperdu un pari sans le payer ?

Quant à mes espérances ambitieuses au sujet dela pairie irlandaise, je commençai, à mon retour, à trouver quej’avais terriblement fait fausse route, grâce à ce gredin de lordCrabs, qui aimait fort à prendre mon argent, mais n’avait pas plusle crédit de m’avoir une couronne nobiliaire que de me procurer latiare du pape. Le roi ne fut pas du tout plus gracieux pour moi, àmon retour du continent, qu’il ne l’avait été avant mon départ, etje sus d’un des aides de camp des ducs, ses frères, que ma conduiteet les distractions que j’avais prises à Paris avaient étéprésentées sous un jour odieux par des espions là-bas, et avaientété l’objet d’augustes commentaires, et que Sa Majesté, influencéepar ces calomnies, avait positivement dit que j’étais l’homme leplus taré des trois royaumes. Moi, taré ! Moi, un déshonneurpour mon nom et mon pays ! Quand j’appris ces faussetés, jefus dans une telle rage que j’allai tout aussitôt trouver lordNorth pour lui faire des représentations, pour demander instammentqu’il me fût permis de paraître devant le roi et de me laver desimputations dirigées contre moi, d’exposer les services que j’avaisrendus au gouvernement en votant pour lui, et m’informer quand larécompense qui m’avait été promise, à savoir le titre porté par mesancêtres, serait rétabli en ma personne.

Ce gros lord North était d’une froideursomnolente qui avait, plus que toute autre chose, irritél’opposition contre lui. Il m’avait écouté les yeux à demi fermés.Quand j’eus fini un long et violent discours que je fis enarpentant sa chambre de Downing-street, et en gesticulant avectoute l’énergie d’un Irlandais, il ouvrit un œil, sourit et medemanda doucement si c’était tout. Sur ma réponse affirmative, ildit : « Eh bien, monsieur Barry, je vous répondrai pointpar point. Le roi a une répugnance excessive à faire des pairs,comme vous savez. Vos droits, comme vous les appelez, ont été missous ses yeux, et la gracieuse réplique de Sa Majesté a été quevous étiez l’homme le plus impudent de ses États, et méritiez unecorde plutôt qu’une couronne. Quant à nous ôter votre appui, vousêtes parfaitement bienvenu à vous transporter, vous et votre vote,partout où il vous plaira. Et maintenant, comme j’ai beaucoupd’occupations, peut-être voudrez-vous me faire la faveur de vousretirer. » À ces mots il leva sa main nonchalamment vers lasonnette et me congédia avec un salut, me demandant d’un tondoucereux s’il était quelque autre chose au monde en quoi il me pûtobliger.

Je rentrai chez moi dans une fureur impossibleà décrire, et ayant lord Crabs à dîner ce jour-là, je me vengeai deSa Seigneurie en lui arrachant sa perruque, l’étouffant avec, etl’attaquant dans cette partie de sa personne qui, selon la rumeurpublique, avait déjà été assaillie par Sa Majesté. Toute l’histoirecourait la ville le lendemain, et les clubs et magasins d’estampesétaient tapissés de gravures me représentant dans l’opérationci-dessus mentionnée. Ce fut à qui rirait du lord et del’Irlandais, et je n’ai pas besoin de dire que les originaux desdeux portraits furent reconnus. Quant à moi, j’étais un despersonnages les plus célèbres de Londres à cette époque, matoilette, mon style et mes équipages étant aussi connus que ceuxd’aucun chef de la fashion, et ma popularité, si elle n’était pasgrande dans la plus haute classe, était, du moins, considérableailleurs. Le peuple m’acclama dans les Gordon-Rows, alors qu’iltuait presque mon ami Twitcher et brûlait la maison de lordMansfield. Dans le fait, j’étais connu comme zélé protestant, et,après ma querelle avec lord North, je passai droit dansl’opposition, et le vexai par tous les moyens qui étaient en monpouvoir.

Ils n’étaient malheureusement pas très-grands,car je parlais mal, et la Chambre ne voulait pas m’écouter ;bientôt même, en 1780, après les troubles de Gordon, elle futdissoute et une élection générale eut lieu. Cela m’arriva, commem’arrivaient toutes mes mésaventures, à un moment bien inopportun.Je fus obligé de me procurer encore plus d’argent, aux taux lesplus coûteux, pour faire face à cette maudite élection, et j’euscontre moi les Tiptoff, plus actifs et plus virulents quejamais.

Le sang me bout même aujourd’hui quand jesonge à l’atroce conduite de mes ennemis dans cette infâmeélection. On me fit passer pour une Barbe-Bleue irlandaise, onimprima contre moi des libelles et de grossières caricatures qui mereprésentaient fouettant lady Lyndon, cravachant lord Bullingdon,le mettant à la porte par une tempête, et je ne sais quoi. Il yavait des estampes d’une pauvre cabane d’Irlande, d’où l’onprétendait que je venais ; d’autres où j’étais représentécomme un laquais et un décrotteur. On avait répandu sur moi undéluge de calomnies, sous lequel tout homme qui aurait eu moinsd’énergie aurait succombé.

Mais j’eus beau tenir hardiment tête à mesaccusateurs ; j’eus beau prodiguer l’argent dans cetteélection, ouvrir à deux battants Hackton-Hall et faire couler àflots le vin de Champagne et de Bourgogne chez moi et dans toutesles auberges de la ville, je n’eus pas la majorité. Cette canaillede gentry avait tourné tout entière contre moi et passé à lafaction Tiptoff ; on me représenta même comme retenant mafemme de force, et vainement je l’envoyai seule dans la ville,portant mes couleurs, avec Bryan sur ses genoux, et lui fis fairedes visites à la femme du maire et aux principales dames du pays,rien ne put ôter de l’idée qu’elle ne vivait pas dans une crainteperpétuelle de moi, et la brutale populace eut l’insolence de luidemander pourquoi elle osait s’en retourner et comment elle pouvaitaimer à avoir des coups de cravache pour son souper.

Je fus battu aux élections, et tous lesmémoires fondirent ensemble sur moi, tous les billets que j’avaissouscrits pour les années qui suivraient mon mariage, et que lescréanciers, avec une infâme unanimité, m’envoyèrent en si grandnombre, qu’il y en avait des monceaux sur ma table. Je n’en citeraipas le montant ; il était effroyable. Mes intendants et hommesde loi empirèrent la chose ; je fus enlacé dans une toileinextricable de billets et de mémoires, d’hypothèques etd’assurances, et de tous les horribles maux qui s’y attachent. Ilarrivait de Londres hommes de loi sur hommes de loi ; il futfait transaction sur transaction, et le revenu de lady Lyndon futengagé à peu près sans retour pour satisfaire ces cormorans. C’estune justice à lui rendre ; elle se conduisit avec passablementd’obligeance dans ces moments d’ennui : car, toutes les foisque j’avais besoin d’argent, il me fallait la cajoler, et, toutesles fois que je la cajolais, j’étais sûr de ramener à la bonnehumeur ce pauvre esprit de femme, d’une nature si faible et sicraintive, que, pour une semaine de repos, elle m’aurait signél’abandon de mille livres sterling de rente. Et quand mes tracascommencèrent à Hackton et que je m’arrêtai à la dernière chance quime restât, à savoir de me retirer en Irlande et de retrancher surmes dépenses, abandonnant à mes créanciers, jusqu’à entièresatisfaction, la meilleure partie de mon revenu, milady fut tout àfait joyeuse à l’idée de partir, et dit que, si nous voulionsrester tranquilles, elle ne doutait pas que tout n’allâtbien ; elle était même charmée de subir la pauvreté relativedans laquelle il nous fallait vivre à présent, pour l’amour de laretraite et de la paix domestique dont elle espérait jouir.

Nous partîmes assez subitement pour Bristol,laissant les odieux et ingrats misérables de Hackton nousvilipender sans doute en notre absence. Mes écuries et mes meutesfurent vendues immédiatement ; les harpies auraient bien vouluse jeter sur ma personne, mais la chose n’était pas en leurpouvoir. J’avais su, par mon habileté, tirer de mes mines et de mesterres à moi tout ce qu’elles pouvaient rendre, en sorte que lesscélérats furent déçus dans cette espérance, et, quant à lavaisselle plate et au mobilier de la maison de Londres, ils n’ypouvaient toucher, vu que c’était la propriété des héritiers de lafamille Lyndon.

Je passai donc en Irlande, et fixai pourquelque temps ma résidence à Castle-Lyndon, tout le mondes’imaginant que j’étais entièrement ruiné, et que le fameux etbrillant Barry Lyndon ne reparaîtrait plus jamais dans les cerclesdont il avait fait l’ornement ; mais il n’en fut pas ainsi. Aumilieu de mes perplexités, la fortune me réservait encore unegrande consolation. Il arriva des dépêches d’Amérique annonçant ladéfaite, par lord Cornwallis, du général Gates dans la Caroline, etla mort de lord Bullingdon, qui était présent comme volontaire.

Quant à mes propres désirs de posséder unpiètre titre irlandais, ils n’étaient pas bien vifs. Mon filsmaintenant héritait d’une comté anglaise, et je lui fis prendresur-le-champ le titre de lord vicomte Castle-Lyndon, le troisièmedes titres de la famille. Ma mère faillit devenir folle de joie ensaluant son petit-fils de « milord, » et je me sentispayé de toutes mes souffrances et privations quand je vis cet amourd’enfant parvenu à un tel poste d’honneur.

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