Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 15Je fais la cour à milady Lyndon.

Comme il n’y avait pas eu de réhabilitationdes effets de l’attainderencouru par mon onclepour avoir suivi le Prétendant en 1745, il y aurait eu desinconvénients pour lui à accompagner son neveu au pays de nosancêtres, où, sinon la potence, du moins un ennuyeux emprisonnementet un pardon douteux auraient attendu le bon vieux gentilhomme.Dans toutes les crises importantes de ma vie, son avis avaittoujours pour moi de l’importance, et je ne manquai pas, dans cetteconjoncture, de le lui demander. Je lui expliquai l’état du cœur dela veuve, tel que je l’ai décrit dans le dernier chapitre, lesprogrès que le jeune Poynings avait faits dans son affection, etson oubli de son ancien admirateur, et, en retour, j’eus une lettrepleine d’excellentes suggestions dont j’eus soin de profiter.

L’aimable chevalier commençait par dire qu’ilétait pour l’instant logé au couvert des frères mineurs deBruxelles, qu’il avait quelque idée d’y faire son salut, et, seretirant pour toujours du monde, de se consacrer aux plus sévèrespratiques de la religion. En attendant, il m’écrivait au sujet dela charmante veuve. Il était naturel qu’une personne de son immensefortune, et dont l’extérieur n’était point désagréable, eûtbeaucoup d’adorateurs autour d’elle ; et, comme du vivant deson mari elle n’avait pas du tout montré de répugnance à recevoirmes hommages, je ne devais faire aucun doute que je n’étais pas lepremier qu’elle eût ainsi favorisé, et que vraisemblablement je neserais pas le dernier.

« Je voudrais, mon cher enfant,ajoutait-il, que ce vilain attainder qui me tientpar le cou, et la résolution que j’ai prise de me retirer tout àfait d’un monde de péché et de vanité, ne m’empêchât pas de vousvenir, de ma personne, en aide dans cette crise délicate ;car, pour la mener à bonne fin, il ne suffit pas de l’indomptablecourage, rodomontade, audace, que vous possédez plus qu’aucun jeunehomme que j’aie jamais connu (quant à la rodomontade, comme lechevalier l’appelle, je la nie du tout au tout, ayant toujours ététrès-modeste dans mon maintien) ; mais, quoique vous ayez lavigueur d’exécution, vous n’avez pas l’esprit ingénieux qui suggèredes plans de conduite à suivre dans une affaire qui menace d’êtrelongue et difficile. Auriez-vous jamais songé à ce brillant projetde la comtesse Ida, qui a été si près de vous donner la plus grandefortune de l’Europe, sans l’avis et l’expérience d’un pauvrevieillard, qui règle ses comptes avec le monde, et est sur le pointde s’en retirer pour tout de bon ?

« Eh bien ! quant à ce qui est de lacomtesse Lyndon, votre mode de conquête est à présent tout à faiten l’air pour moi, et je ne puis vous conseiller jour par jourcomme je voudrais pouvoir le faire, selon les circonstances quisurviennent. Mais votre plan général doit être celui-ci. Si je mesouviens bien des lettres que vous receviez d’elle à l’époque de lacorrespondance que cette bête de femme entretenait avec vous, il aété échangé entre vous de grandes phrases de sentiment, et SaSeigneurie vous a surtout écrit elle-même ; c’est un bas-Bleu,et elle aime à écrire ; les griefs qu’elle avait contre sonmari étaient (comme c’est l’usage des femmes) le thème continuel desa correspondance. Je me rappelle plusieurs passages de seslettres, où elle déplore amèrement son sort d’être unie à quelqu’unde si indigne d’elle.

« À coup sûr, dans la masse de billetsque vous avez d’elle, il doit y avoir de quoi la compromettre.Examinez-les bien, choisissez les passages, et menacez-la de lefaire. Écrivez-lui d’abord de ce ton assuré d’un amant qui a tousdroits sur elle. Puis, si elle garde le silence, adressez desreprésentations, en faisant allusion à ses anciennes promesses, enproduisant des preuves de l’estime où elle vous tenait, en jurantdésespoir, destruction, vengeance, si elle devient infidèle.Effrayez-la, étonnez-la par quelque trait d’audace, qui lui fassevoir votre indomptable résolution ; vous êtes homme à cela.Votre épée a une réputation en Europe, et vous avez un renomd’audace, qui est la première chose qui ait attiré sur vous lesregards de milady Lyndon. Faites parler de vous à Dublin ;soyez aussi brillant, et aussi brave, et aussi bizarre quepossible. Combien je voudrais être auprès de vous ! Vousn’avez pas l’imagination qu’il faut pour inventer le rôle que jevoudrais vous faire jouer ; mais, pourquoi parler ?N’ai-je pas assez du monde et de ses vanités ? »

Il y avait beaucoup de bon sens pratique danscet avis, que je cite dégagé du long récit de ses mortifications etdévotions où mon oncle se complaisait, finissant sa lettre, commed’habitude, par d’instantes prières pour ma conversion à la vraiefoi. Mais il était fidèle à son culte, et moi, en homme d’honneuret de principes, je ne l’étais pas moins au mien, et je ne doutepas que, sous ce rapport, l’un ne soit aussi agréable quel’autre.

Ce fut donc conformément à ces instructionsque j’écrivis à lady Lyndon pour lui demander, à mon arrivée, quandle plus respectueux de ses admirateurs aurait la permission detroubler sa douleur. Puis, comme Sa Seigneurie ne répondit point,je demandai si elle avait oublié le passe et celui qu’ellefavorisait : de son intimité à une si heureuse époque. Calistene se souvenait-elle plus d’Eugenio ? En même temps, j’envoyaipar mon domestique, avec cette lettre, une petite épée en présent àlord Bullingdon, et un billet particulier à son gouverneur, de qui,par parenthèse, j’avais en ma possession un billet montant à unesomme, j’oublie laquelle, mais que le pauvre hère aurait eu bien dela répugnance à payer. À ce message, Vint une réponse du secrétairede Sa Seigneurie, disant que lady Lyndon était trop accablée parl’horrible malheur qui venait de l’atteindre, pour voir personneautre que ses parents ; et aussi un avis de mon ami, legouverneur de l’enfant, me prévenant que milord George Poyningsétait le jeune parent qui paraissait devoir la consoler.

Ceci fut cause de la querelle entre moi et cejeune seigneur, que je pris soin de provoquer dès son arrivée àDublin.

Quand la nouvelle du duel fut apportée à laveuve de Castle-Lyndon, mon donneur de renseignements m’écrivit quelady Lyndon avait poussé un cri et jeté le journal à terre endisant : « L’horrible monstre ! il ne reculerait pasdevant un assassinat, je crois ; » et le petit lordBullingdon, tirant son épée, l’épée que je lui avais donnée, ledrôle ! déclara qu’il tuerait avec l’homme qui avait fait dumal au cousin George. Quand M. Runt lui fit observer quec’était moi qui lui avais fait présent de cette épée le petitvaurien jura qu’il me tuerait tout de même. Le fait est qu’en dépitde mes bontés pour lui, ce garçon eut toujours l’air de medétester.

Sa Seigneurie envoya tous les jours descourriers pour s’informer de la santé de lord George ; et,m’étant dit qu’elle se déciderait probablement à venir à Dublin, sielle apprenait qu’il fût en danger, je m’arrangeai pour la faireinformer qu’il était dans un état précaire, qu’il empirait, queRedmond Barry avait pris la fuite en conséquence ; cettefuite, je la fis annoncer aussi par le Mercure, mais jen’allai point au delà de la ville de Bray, qu’habitait ma pauvremère, et où tout embarras pour cause de duel me promettait un bonaccueil.

Ceux de mes lecteurs qui sont fortementpénétrés du sentiment de la piété filiale s’étonneront que je n’aiepas encore décrit mon entrevue avec cette tendre mère, qui avaitfait pour moi de si grands sacrifices dans ma jeunesse, et pour quiun homme de ma nature chaleureuse et aimante ne pouvait pas ne paséprouver la plus durable et la plus sincère affection.

Mais un homme lancé dans la haute sphère où jeme trouvais avait des devoirs publics à remplir avant de consulterses sentiments privés ; aussitôt donc mon arrivée, j’expédiaiun messager à mistress Barry pour la lui annoncer, pour lui offrirmes respects et lui promettre que j’irais les lui présenter enpersonne, dès que mes affaires me laisseraient libre de quitterDublin.

Elles étaient, je n’ai pas besoin de le dire,fort considérables. J’avais à m’acheter des chevaux, à m’installerconvenablement, à faire mon entrée dans le grand monde ; et,ayant annoncé mon intention de monter mon écurie et de vivre sur unpied distingué, je fus, dès le surlendemain, tellement assailli desvisites de la noblesse et de la gentry, et tellementaccablé d’invitations à dîner et à souper, qu’il me devintexcessivement difficile pour quelques jours de satisfaire l’extrêmeenvie que j’avais de rendre visite à mistress Barry.

Il paraît que la bonne âme avait préparé unfestin dès qu’elle avait appris mon arrivée, et y avait invitétoutes ses humbles connaissances de Bray ; mais je fus engagéaprès coup par milord Ballyragget pour ce jour-là, et,naturellement, je fus obligé de manquer à la promesse que j’avaisfaite à mistress Barry de venir à son humble fête.

Je tâchai d’adoucir le désappointement de mamère en lui envoyant une belle pièce de satin noir et une robe develours, que j’avais achetées pour elle chez les meilleurs merciersde Dublin (et que je dis même avoir apportées exprès de Paris pourelle) ; mais le messager que je dépêchai avec ces présentsrapporta les paquets avec la pièce de satin à moitié déchirée aumilieu, et je n’eus pas besoin de ses explications pour comprendreque quelque chose avait offensé la bonne dame, qui était sortie,dit-il, et l’avait accablé d’injures à la porte, et l’auraitsouffleté, si elle n’eût été retenue par un monsieur en noir, queje jugeai avec raison devoir être son révérend amiM. Jowls.

Cet accueil fait à mes présents me fit plutôtcraindre qu’espérer une entrevue avec mistress Barry, et retarda mavisite de quelques jours encore. Je lui écrivis une lettrerespectueuse et calmante, à laquelle je ne reçus point de réponse,quoique j’y eusse mentionné qu’en me rendant à la capitale j’avaisété à Barryville, et que j’avais revu les lieux témoins de monenfance.

Peu m’importe d’avouer que c’est la seulecréature humaine que je redoute d’affronter. Je me rappelle sesaccès de colère quand j’étais petit, et les réconciliations, quiétaient encore plus violentes et plus pénibles. Au lieu donc d’yaller moi-même, je lui envoyai mon factotum, Ulick Brady, quirevint disant qu’il avait eu une réception qu’il ne voudrait pointessuyer encore pour vingt guinées ; qu’il avait été mis à laporte de la maison, avec l’injonction formelle de m’informer que mamère me désavouait pour toujours. Cet anathème maternel m’affectabeaucoup, car je fus toujours le plus respectueux des fils, et jeme déterminai à aller aussi vite que possible braver ce que jesavais devoir être une scène inévitable de reproches et de colère,pour obtenir, je m’en flattais, une réconciliation non moinscertaine.

J’avais eu un soir à souper quelques personnesde la meilleure compagnie de Dublin, et je reconduisais jusqu’enbas milord marquis avec une paire de bougies, lorsque, sur lesdegrés de ma porte, je trouvai assise une femme vêtue de gris, àlaquelle, la prenant pour une mendiante, je présentai une pièced’argent, et que mes nobles amis, un peu échauffés par le vin, semirent à plaisanter, comme ma porte se fermait et que je leursouhaitais à tous une bonne nuit.

Je fus passablement surpris et affectéd’apprendre plus tard que cette femme, enveloppée d’un capuchon,n’était autre que ma mère, qui, par orgueil, avait fait vœu de nejamais entrer chez moi, mais qui, entraînée par l’intérêt maternel,n’avait pu résister au désir de revoir son fils, et s’était ainsipostée sous un déguisement à ma porte. Vraiment, l’expérience m’adémontré que ce sont les seules femmes qui ne trompent jamais unhomme, et dont l’affection survit à toutes les épreuves. Songez auxheures que la bonne âme a dû passer, seule dans la rue, à écouterle bruit et l’allégresse de mes appartements, le cliquetis desverres, le rire, les chœurs joyeux et lesapplaudissements !

Quand survint mon affaire avec lord George, etque je me vis, par les raisons que j’ai dites, dans la nécessité deme tenir à l’écart, maintenant, pensai-je, voici le moment de fairema paix avec ma bonne mère ; jamais elle ne me refusera unasile, à présent que je parais être en danger ; lui ayant doncfait dire que j’arrivais, que j’avais eu un duel qui m’avait misdans l’embarras et qui me forçait de me cacher, je suivis monmessager à une demi-heure de distance, et, je vous le garantis, iln’y eut pas manque de bon accueil, car bientôt, ayant été introduitdans une chambre vide, par la fille aux pieds nus qui servaitmistress Barry, la porte s’ouvrit, et la pauvre mère s’élança dansmes bras avec un cri, et avec des transports de joie que jen’essayerai pas de décrire : ils ne peuvent être compris quedes femmes qui ont tenu dans leurs bras un fils unique, après douzeans d’absence.

Le révérend M. Jowls, le directeur de mamère, fut la seule personne à qui sa porte fut ouverte pendant monséjour chez elle, et il n’admit pas de refus. Il se fit un verre depunch au rhum, qu’il paraissait être dans l’habitude de boire auxfrais de ma bonne mère, poussa de gros gémissements, et se mitaussitôt à me sermonner sur mes péchés, et principalement sur ladernière horrible action que j’avais commise.

« Péchés ? dit ma mère se hérissantà cette attaque contre son fils, certainement nous commis tous despécheurs ; et c’est vous, monsieur Jowls, qui m’avez procurél’inexprimable bonheur de savoir cela. Mais quelle autre conduiteauriez-vous voulu que tînt le pauvre enfant ?

– J’aurais voulu que monsieur évitât deboire, de se quereller, et d’avoir cet abominable duel, »répondit l’ecclésiastique.

Mais ma mère lui coupa la parole en disant quece genre de conduite pouvait être fort bon pour une personne de saprofession et de sa naissance, mais qu’il ne convenait ni à unBrady ni à un Barry. Dans le fait, elle était ravie de l’idée quej’avais blessé en duel le fils d’un marquis anglais : je luiracontai donc, pour la consoler, une vingtaine d’autres affairesque j’avais eues, et dont le lecteur connaît déjàquelques-unes.

Comme mon ex-antagoniste ne courait aucundanger quand je répandis le bruit de sa périlleuse situation, jen’avais aucun motif particulier pour que ma reclusion fûttrès-rigoureuse. Mais la veuve ne savait pas le fait aussi bien quemoi ; elle fit barricader sa maison, et Becky, sa servante auxpieds nus, était perpétuellement en sentinelle pour donner l’alarmeen cas que les gens de police vinssent faire des perquisitions.

La seule personne que j’attendisse, toutefois,était mon cousin Ulick, qui devait m’apporter l’agréable nouvellede l’arrivée de lady Lyndon ; et j’avoue qu’après deux joursd’étroite reclusion à Bray, dans lesquels j’avais raconté à ma mèretoutes les aventures de ma vie, et réussi à lui faire accepter lesrobes qu’elle avait refusées précédemment, et une additionconsidérable que je fus enchanté de faire à son revenu, je fus fortenchanté quand je vis ce reprouvé d’Ulick Brady, comme l’appelaitma mère, arriver à la porte dans ma voiture avec l’agréablenouvelle, pour ma mère, que le jeune lord était hors de danger, et,pour moi, que la comtesse de Lyndon était à Dublin.

« Je voudrais, Redmond, que ce jeunegentilhomme eût été en danger un peu plus longtemps, dit la veuve,ses yeux s’emplissant de larmes : vous en seriez restéd’autant plus avec votre pauvre mère. » Mais je séchai seslarmes en l’embrassant chaudement et promis de la voir souvent, etlui donnai à entendre que j’aurais peut-être bien une maison à moiet une noble fille pour la recevoir.

« Qui est-elle, cher Redmond ? ditla vieille dame.

– Une des plus nobles et des plus richesfemmes de l’empire, mère, répondis-je. Assez, Brady, pour cettefois, » ajoutai-je en riant ; et, sur ces espérances, jelaissai mistress Barry dans les meilleures dispositions.

Personne n’est moins rancunier que moi ;et lorsqu’une fois j’en suis arrivé à mes fins, je suis la pluspaisible créature du monde. Je fus une semaine à Dublin avant dejuger nécessaire de quitter cette capitale. Je m’étais tout à faitréconcilié avec mon rival pendant ce laps de temps ; jem’étais fait un devoir de me présenter à son logis, et j’étaispromptement devenu l’intime consolateur de son chevet. Il avait unvalet de chambre envers qui je ne négligeai point d’être civil, etpour qui mes gens eurent ordre d’avoir des attentions toutesparticulières, car j’avais un désir bien naturel d’apprendre surquel pied milord George avait été avec la dame de Castle-Lyndon,s’il rôdait d’autres galants autour de la veuve, et comment elleavait supporté la nouvelle de sa blessure.

Le jeune seigneur lui-même m’éclaira quelquepeu sur les choses que je tenais le plus à savoir.

« Chevalier, me dit-il un matin que jevenais lui rendre mes devoirs, je vois que vous êtes une ancienneconnaissance de ma parente, la comtesse de Lyndon. Elle m’écrit unepage d’injures contre vous dans la lettre que voici ; et leplus étrange de l’histoire, c’est qu’un jour qu’on causait de vousau château de Lyndon, et du train splendide que vous meniez àDublin, la belle veuve jura et protesta qu’elle n’avait jamais ouïparler de vous.

« – Oh ! si, maman, dit le petitBullington : ce grand homme noir, à Spa, qui louchait, quigrisait mon gouverneur, et m’a envoyé mon épée, son nom estM. Barry. »

« Mais milady fit sortir l’enfant de lachambre, et soutint qu’elle ne vous connaissait pas du tout.

– Et vous êtes parent et ami de miladyLyndon, milord ? dis-je d’un ton de grave surprise.

– Oui, vraiment, répondit le jeunegentilhomme. Je n’ai quitté sa maison que pour recevoir de vouscette vilaine blessure ; et elle est venue bien mal à propos,qui plus est.

– Pourquoi plus mal à propos qu’en toutautre instant ?

– C’est que, voyez-vous, chevalier, jecrois que la veuve avait un faible pour moi : je crois quej’aurais pu la décider à rendre nos liens plus intimes ; et,ma foi ! quoiqu’elle soit plus âgée que moi, c’est aujourd’huile plus riche parti de l’Angleterre.

– Milord George, dis-je, permettez-moi devous faire une franche mais étrange question : voulez-vous memontrer ses lettres ?

– Vraiment non ! je ne ferai pas unepareille chose, répliqua-t-il courroucé.

– Ne vous fâchez pas. Si je vous montre,moi, des lettres de lady Lyndon à moi adressées, me laisserez-vousvoir celles que vous avez d’elle ?

– Où en voulez-vous venir, au nom duciel, monsieur Barry ? dit le jeune seigneur.

– J’en veux venir à ceci, que j’aimepassionnément lady Lyndon ; que je ne lui suis… ou plutôt queje ne lui étais point indifférent ; que je l’aime éperdûmenten ce moment même, et que je mourrai moi-même ou tuerai l’homme quime sera préféré.

– Vous, épouser la plus grandehéritière et le plus noble sang d’Angleterre ? dit lord Georgeavec hauteur.

– Il n’est pas de sang plus noble que lemien, répondis-je ; et, je vous le dis, je ne sais si je doisou non espérer. Mais ce que je sais, c’est qu’il fut un temps où,tout pauvre que je suis, la grande héritière ne dédaignait pasd’abaisser ses regards sur ma pauvreté, et que tout homme pourl’épouser devra auparavant passer sur mon cadavre. Il est heureuxpour vous, ajoutai-je d’un air sombre, que lors de ma rencontreavec vous, je n’aie pas su que vous eussiez des vues sur miladyLyndon. Mon pauvre enfant, vous êtes un garçon de cœur, et je vousaime. Mon épée est la première de l’Europe, et vous seriez étendudans un lit plus étroit que celui que vous occupez à présent.

– Enfant ! dit lord George, je n’aipas quatre ans de moins que vous.

– Vous avez quarante ans de moins commeexpérience. J’ai passé par tous les degrés de la vie. Par monhabileté et ma hardiesse, j’ai fait moi-même ma fortune. J’aiassisté à quatorze batailles rangées comme simple soldat, et j’aiété vingt-trois fois sur le terrain, et je n’ai jamais été touchéqu’une fois, et c’était par l’épée d’un maître d’armes français,que je tuai. J’ai débuté dans la vie à dix-sept ans ; j’étaisun mendiant, et me voici, à vingt-sept, avec vingt mille guinées.Supposez-vous qu’un homme de mon courage et de mon énergie peut nepas venir à bout de tout ce qu’il tente, et, qu’ayant des droitssur la veuve, je ne les ferai pas valoir ? »

Ce discours n’était pas d’une exactitudeparfaitement littérale (car j’avais multiplié mes bataillesrangées, mes duels et ma fortune de quelque chose) ; mais jevis qu’il faisait l’impression que j’avais voulu produire surl’esprit dû jeune gentilhomme, qui écoutait mes allégations avec unsérieux tout particulier, et que je laissai présentement lesdigérer.

Une couple de jours après, je revins le voir,et je lui apportai quelques-unes des lettres échangées entre moi etmilady Lyndon.

« Tenez, dis-je, regardez ; je vousla montre en confidence, voici une boucle de cheveux de SaSeigneurie ; voici ses lettres signées Calista et adressées àEugenio. Voici une pièce de vers adressée par Sa Seigneurie à votrehumble serviteur :

Quand Phœbus de ses feux inonde la prairie,

Quand la pâle Cynthie y verse sa clarté,

– Calista ! Eugenio ! Phœbus deses feux inonde la prairie ! s’écria le jeune lord. Est-ce unrêve ? Eh mais, mon cher Barry, la veuve m’a envoyé à moicette même pièce de vers :

Heureuse du soleil dorant l’herbe fleurie,

Ou rêveuse aux lueurs du bel astre argenté. »

Je ne pus m’empêcher de rire à cette citation.C’était, de fait, mot pour mot, ce que ma Calista m’avait adressé.Et nous trouvâmes, en comparant les lettres, que des passagesentiers, dus à sa plume éloquente, figuraient également dans lesdeux correspondances. Voyez ce que c’est que d’être un bas-bleu etd’avoir la passion d’écrire des lettres !

Le jeune homme posa les papiers, en proie à ungrand trouble.

« Eh bien ! Dieu soit loué !dit-il après une pause assez longue, Dieu soit loué ; et bondébarras ! Ah ! monsieur Barry, quelle femme j’aurais puépouser si ces bienheureux papiers ne m’étaient pas tombés sous lamain ! Je croyais que milady Lyndon avait un cœur, monsieur,je dois l’avouer, quoique pas très-chaud, et que, du moins, onpouvait se fier à elle. Mais l’épouser à présent ! j’aimeraisautant envoyer mon domestique dans la rue me chercher une femme,que de m’unir à cette matrone d’Éphèse.

– Milord George, dis-je, vous connaissezpeu le monde. Rappelez-vous quel mauvais mari avait lady Lyndon, etne soyez pas étonné que, de son côté, elle ait été indifférente.Elle n’a jamais non plus, j’ose en faire le pari, dépassé lesbornes d’une innocente galanterie, et ses péchés n’ont pas été audelà d’un sonnet ou d’un billet doux.

– Ma femme, dit le petit lord, n’écrirani sonnets ni billets doux, et je suis profondément heureux depenser que j’ai connu à temps cette femme sans cœur, dont j’ai cruun moment être amoureux. »

Le jeune seigneur était, comme j’ai dit,très-novice dans les choses de ce monde ; car de supposerqu’un homme voudrait abandonner quarante mille livres sterling derente, parce que la dame en possession de cette fortune avait écritquelques lettres sentimentales à un jeune homme, c’est vraimenttrop absurde ; ou bien, comme je penche à le croire, il étaitbien aise de trouver une excuse pour se retirer de la lice, ne sesouciant nullement d’affronter une seconde fois la victorieuse épéede Redmond Barry.

Quand l’idée du danger de Poynings, ou lesreproches adressés probablement par lui à la veuve à mon sujet,eurent amené à Dublin, comme je l’espérais, cette excessivementfaible femme, et que mon digne Ulick m’eut informé de son arrivée,je quittai ma bonne mère, qui s’était tout à fait réconciliée avecmoi (c’était le duel qui en était cause), et j’appris quel’inconsolable Caliste était sur le pied de rendre visite à sonberger souffrant, au grand déplaisir de ce gentilhomme, à ce que medirent les domestiques. Les Anglais sont trop souvent d’unrigorisme et d’un orgueil absurde en fait de point d’honneur ;et, après la manière dont s’était conduite sa parente, lordPoynings avait juré de ne plus avoir rien de commun avec elle.

J’eus ce renseignement du valet de chambre deSa Seigneurie, avec qui, je l’ai dit, j’avais pris grand soind’être au mieux ; et quand il me plaisait d’y passer, sonportier ne me refusait plus l’entrée.

Milady avait sans doute gagné aussi, cethomme, car elle avait pu monter, quoique milord eût défendu saporte ; le fait est que je l’avais suivie de chez elle chez,lord George Poynings, et vu descendre de sa chaise et entrer, avantque je pusse le faire moi-même. Je me proposais de l’attendrepaisiblement dans l’antichambre, de lui faire une scène et de luireprocher son infidélité, si besoin était ; mais les chosess’arrangèrent d’une façon bien plus commode pour moi, et commej’entrais, sans être annoncé, dans la chambre qui précédait cellede milord, j’eus le bonheur d’entendre dans celle-ci, dont la porteétait entr’ouverte, la voix de ma Caliste. Elle jetait les hautscris, en appelant au pauvre patient, qui était retenu dans son lit,et parlant du ton le plus passionné.

« Qui peut vous porter, George,disait-elle, à douter de ma foi ? Comment pouvez-vous mebriser le cœur en me repoussait de cette façon monstrueuse ?Voulez-vous la mort de la pauvre Calista ? Eh bien, ehbien ! je rejoindrai dans la tombe le pauvre ange qui n’estplus.

– Et qui y est entré il y a trois mois,dit lord George avec un rire sardonique ; quelle merveille quevous lui ayez si longtemps survécu !

– Ne traitez pas votre pauvre Calista decette cruelle, cruelle manière, Antonio ! s’écria laveuve.

– Bah ! dit lord George, ma blessureest mauvaise. Mes médecins me défendent de beaucoup parler.Supposez que votre Antonio soit fatigué, ma chère. Ne pouvez-vousvous consoler avec quelque autre ?

– Ciel ! lord George !Antonio !

– Consolez-vous avec Eugenio, » ditamèrement le jeune seigneur, et il se mit à sonner ; sur quoison valet, qui était dans l’intérieur de l’appartement, en sortit,et il lui dit de reconduire Sa Seigneurie.

Lady Lyndon quitta la chambre dans le plus vifémoi. Elle était en grand deuil, avec un voile sur la figure, et nereconnut pas la personne qui attendait dans l’antichambre. Commeelle descendait, je la suivis d’un pied léger, et, au moment où sonporteur lui ouvrait la portière, je m’élançai en avant et lui prisla main pour la mettre dans sa chaise.

« Très-chère veuve, dis-je, Sa Seigneuriea parlé comme il faut. Consolez-vous avec Eugenio ! »

Elle était trop effrayée, même pour crier,quand son porteur l’emmena. Elle fut déposée à sa maison, et vouspensez bien que j’étais à sa portière, comme auparavant, pourl’aider à sortir de sa chaise.

« Monstre d’homme ! dit-elle, jevous prie de me laisser.

– Madame, ce serait manquer à monserment, répliquai-je, rappelez-vous le vœu qu’Eugenio a fait àCalista.

– Si vous ne me quittez pas, je vais vousfaire chasser par mes domestiques.

– Eh quoi ! quand je viens avec leslettres de ma Calista en poche, pour les lui rendrepeut-être ! Vous pouvez beaucoup par la douceur sur RedmondBarry, madame, mais rien par la violence.

– Que voulez-vous de moi, monsieur ?dit la veuve passablement agitée.

– Laissez-moi monter, et je vous diraitout, » repartis-je ; et elle daigna me donner la main etme permettre de la conduire de sa chaise à son salon.

Quand nous fûmes seuls, je m’ouvrishonorablement à elle.

« Très-chère madame, dis-je, que votrecruauté ne pousse pas un esclave désespéré à de funestes mesures.Je vous adore. Autrefois, vous me permettiez de vous exprimer toutbas ma passion sans contrainte ; à présent, vous me chassez dechez vous, vous laissez mes lettres sans réponse, et vous mepréférez un autre. Il m’est impossible de supporter un pareiltraitement voyez le châtiment que j’ai été forcé d’infliger ;tremblez à la pensée de celui que je puis être obligé d’administrerencore cet infortuné jeune homme ; s’il vous épouse, madame,il est sûr de mourir.

– Je ne vous reconnais pas le moindredroit, dit la veuve, de faire la loi à la comtesse de Lyndon ;je ne comprends rien à vos menaces, et je ne m’en soucie pas. Ques’est-il passé entre moi et un aventurier irlandais, qui autoriseces impertinentes libertés ?

– Voici ce qui s’est passé, madame,dis-je, les lettres de Calista à Eugenio. Elles peuvent avoir étéfort innocentes, mais le monde le croira-t-il ? Vous pouvezn’avoir pas eu d’autre intention que de vous jouer du cœur d’unpauvre innocent gentilhomme irlandais, qui vous adorait et avaitconfiance en vous. Mais qui croira à votre innocence en présence dutémoignage irrécusable de votre propre écriture ? Qui croiraque vous avez pu écrire ces lettres par pur badinage decoquetterie, et non sous l’influence de l’affection.

– Scélérat ! s’écria milady Lyndon,oseriez-vous donner à ces lettres frivoles aucun autre sens quecelui qu’elles ont réellement ?

– Je leur donnerai toute espèce de sens,dis-je, tant est forte la passion qui m’anime pour vous. Je l’aijuré, il le faut, vous serez à moi ! M’avez-vous jamais vupromettre de faire une chose, et manquer à ma promesse ? Quepréférez-vous de moi ? Un amour comme une femme n’en a jamaisinspiré à un homme, ou une haine comme il n’en existe pas depareille ?

– Une femme de mon rang, monsieur, n’arien à craindre de la haine d’un aventurier tel que vous, répliquala dame en se redressant avec dignité.

– Regardez votre Poynings ; était-ilde votre rang ? Vous êtes la cause de la blessure de ce jeunehomme, madame, et si l’instrument de votre férocité n’avait eupitié de lui, vous étiez l’auteur de sa mort, oui, de samort ; car lorsqu’une femme est infidèle, n’arme-t-elle pas lemari qui punit le séducteur ? et je vous regarde comme mafemme, Honoria Lyndon !

– Mari ! femme, monsieur ! criala veuve toute stupéfaite.

– Oui, femme et mari ! Je ne suispas un de ces pauvres sires dont les coquettes peuvent se jouer,quitte à les jeter de côté ensuite. Vous voudriez oublier ce quis’est passé entre nous à Spa ; Calista voudrait oublierEugenio, mais je ne me laisserai pas oublier de vous. Vous avez crupouvoir vous amuser de mon cœur, n’est-il pas vrai ? Une foisatteint, Calista, il l’est pour toujours. Je vous aime ; jevous aime aussi passionnément à cette heure que lorsque j’étaissans espoir ; et à présent que je puis vous obtenir, vouspensez que je renoncerai à vous ! Cruelle, cruelleCalista ! Vous connaissez peu le pouvoir de vos charmes, sivous croyez que leur effet s’efface si aisément ; vousconnaissez peu la constance de ce pur et noble cœur, si vous croyezqu’une fois qu’il aime, il peut jamais cesser de vous adorer.Non ! Je jure, par votre cruauté, que je me vengeraid’elle ; je jure, par votre merveilleuse beauté, que je laconquerrai, que je serai digne de la conquérir. Charmante,séduisante, volage, cruelle femme ! Vous serez à moi, je lejure. Votre fortune est grande, mais ne suis-je pas d’une natureassez généreuse pour en user dignement ? Votre rang est élevé,mais pas autant que mon ambition. Vous vous êtes donnée jadis à undébauché sans chaleur et sans énergie, donnez-vous maintenant,Honoria, à un homme, à celui qui, si haut que soit votrerang, sera à sa hauteur et saura même le relever. »

En parlant de la sorte à la veuve étonnée, jeme tenais debout au-dessus d’elle ; je la fascinais du regard,je la voyais rougir et pâlir de crainte et de stupeur ; jevoyais que l’éloge de ses charmes et le tableau de ma passionn’étaient pas mal accueillis, et je contemplais, avec un sang-froidtriomphant, l’empire que je prenais sur elle. La terreur, soyez-ensûr, n’est pas un mauvais ingrédient de l’amour. Un homme qui veutà toute force conquérir le cœur d’une femme faible et vaporeuse,doit réussir, pour peu que l’occasion le seconde.

« Homme terrible ! dit lady Lyndonen reculant d’effroi aussitôt que j’eus cessé de parler (j’étaismême à bout d’éloquence, et cherchais un autre discours à luifaire). Homme terrible ! laissez-moi. »

Je vis, par ces paroles mêmes, que j’avaisfait impression sur elle. « Si elle me laisse entrer chez elledemain, dis-je, elle est à moi. »

En descendant, je mis dix guinées dans la maindu portier, qui resta tout étonné d’un tel présent.

« C’est pour vous dédommager de la peinede m’ouvrir la porte, lui dis-je ; vous aurez souvent à lefaire. »

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