Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 17Je fais l’ornement de la société anglaise.

Tout le trajet jusqu’à Hackton-Castle, la plusgrande et la plus ancienne de nos résidences patrimoniales duDevonshire, se fit avec la lenteur et la dignité qui convenaient àdes gens de la première qualité du royaume. Un piqueur à ma livréeallait devant nous et retenait nos logements de ville enville ; et c’est dans cet apparat que nous nous arrêtâmes àAndover, Ilminster et Exeter, et le quatrième soir nous arrivâmes,à temps pour souper, devant l’antique manoir baronnial, dont laporte était dans un odieux goût gothique qui aurait renduM. Walpole fou de plaisir.

Les premiers jours d’un mariage sontd’ordinaire une terrible épreuve ; et j’ai vu des couples quivécurent ensemble comme des tourtereaux le reste de leur vies’arracher quasi les yeux pendant leur lune de miel. Je n’échappaipoint au lot commun ; dans notre voyage à l’Ouest, miladyLyndon se mit à me chercher querelle parce que je tirai une pipe detabac (j’avais contracté l’habitude de fumer en Allemagne, quandj’étais soldat au régiment de Bulow, et je n’ai jamais pu m’endéfaire) et la fumai dans la voiture ; et Sa Seigneurie pritombrage aussi à Ilminster et à Andover, parce que les soirs où nouscouchâmes là, la fantaisie me vint d’inviter les aubergistes de laCloche et du Lion à vider une bouteille avec moi. Lady Lyndon étaitune femme hautaine, et je hais l’orgueil, et je vous promets quedans les deux cas je réprimai ce vice en elle. Le troisième jour denotre voyage, je me fis allumer l’amadou de ma pipe par elle de sespropres mains, et me le remettre les larmes aux yeux ; et àl’auberge du Cygne, à Exeter, je l’avais si complétement domptée,qu’elle me demanda humblement si je ne voulais pas que l’hôtesseaussi bien que l’hôte montât dîner avec nous. À cela je n’auraisrien eu à redire, car vraiment mistress Bonnyface était une femmede fort bonne mine ; mais nous attendions la visite de milordl’évêque, un parent de lady Lyndon, et les bienséances ne mepermirent pas de satisfaire au désir de ma femme. Je parus avecelle au service du soir, par politesse pour notre très-révérendcousin, et souscrivis vingt-cinq guinées en son nom et cent aumien, pour le fameux nouvel orgue que l’on construisait alors pourla cathédrale. Cette conduite, au début de ma carrière dans lecomté, ne me rendit pas peu populaire ; et le chanoine tenu àrésidence, qui me fit la faveur de souper avec moi à l’auberge, seretira après la sixième bouteille, faisant, au milieu de seshoquets, les vœux les plus solennels pour le bonheur d’un sip-p-pieux gentilhomme.

Avant d’atteindre le château de Hackton, nouseûmes à faire dix milles à travers les terres des Lyndon ; lepeuple était hors des maisons pour nous voir, les clochessonnaient, le ministre et les fermiers étaient assemblés dans leursplus beaux habits, le long de la route, et les enfants des écoles,et les laboureurs poussaient de bruyantes acclamations en l’honneurde milady. Je jetai de l’argent à ces braves gens, je m’arrêtaipour causer avec le révérend et les fermiers ; et si jetrouvai que les filles du Devonshire étaient les plus belles duroyaume, est-ce ma faute ? Cette remarque-ci, milady Lyndonl’eut particulièrement sur le cœur ; et je crois qu’elle futplus irritée de mon admiration pour les joues rouges de miss BetsyQuarringdon, de Clumpton, que d’aucune de mes paroles ou actionsprécédentes pendant le voyage. « Ah ! ah ! ma belledame, vous êtes jalouse ! » me dis-je, et je réfléchis,non sans un profond chagrin, avec quelle légèreté elle s’étaitconduite du vivant de son mari, et que ceux-là sont les plus jalouxqui donnent eux-mêmes le plus de sujets de jalousie.

Autour du village de Hackton, l’accueil futspécialement animé ; on avait fait venir des musiciens dePlymouth, élevé des arcs de triomphe et arboré des drapeaux,surtout devant les maisons du procureur et du médecin, qui étaienttous deux employés par la famille. Il y avait plusieurs centainesde vigoureux gaillards à la grande loge qui, avec le mur du parc,borne d’un côté Hackton-Green, et d’où se prolonge, ou plutôt seprolongeait, pendant trois milles, une majestueuse avenue d’ormes,jusqu’aux tours du vieux château. J’aurais bien voulu que cefussent des chênes, quand je les abattis en 79, car j’en auraisretiré le triple d’argent, et je ne connais rien de plus coupableque cette insouciance des ancêtres, de planter leurs terres de boisde peu de valeur, quand ils pourraient tout aussi aisément fairevenir des chênes. Aussi j’ai toujours dit que le Lyndon Tête-Ronde,de Hackton, qui planta ces ormes du temps de Charles II,m’avait frustré de dix mille livres.

Les premiers jours de notre arrivée, mon tempsfut agréablement occupé à recevoir les visites de la noblesse et dela gentry qui venaient présenter leurs devoirs au noblecouple nouvellement marié, et, comme la femme de Barbe-Bleue, dansle conte de fées, à inspecter les trésors, les meubles et lesnombreuses chambres du château. C’est un énorme endroit qui dated’aussi loin que Henry V, qui fut assiégé et battu en brèchepar les gens de Cromwell dans la révolution, et changé etrafistolé, dans un odieux goût suranné, par le Lyndon Tête-Rondequi hérita de la propriété à la mort d’un frère dont les principesétaient excellents et dignes d’un vrai cavalier, mais qui se ruinaprincipalement à boire, à jouer aux dés, et à mener une viedissolue, et un peu aussi à soutenir la cause du roi. Le châteauest situé au milieu d’une belle chasse qui était toute parsemée dedaims ; et je dois avouer que j’éprouvais dans lescommencements beaucoup de plaisir quand j’étais assis dans leparloir de chêne, les soirs d’été, fenêtres ouvertes, la vaisselled’or et d’argent brillant de mille lueurs éblouissantes sur lesbuffets, une douzaine de joyeux compagnons autour de la table, etque je contemplais l’immense parc tout verdoyant, et les boisagités par la brise, et le soleil se couchant sur le lac, et quej’entendais les daims s’appeler l’un l’autre.

L’extérieur était, la première fois que j’yarrivai, un bizarre mélange de toute espèce d’architecture, detours féodales et de pignons dans le style de la reine Bess(Élisabeth), et de murs grossièrement rapiécés pour réparer lesravages du canon des Têtes-Rondes ; mais je n’ai pas besoin dem’étendre là-dessus, – ayant fait faire à très grands frais unefaçade neuve, par un architecte à la mode, dans le plus nouveau ettrès-classique style gallo-grec » Il y avait auparavant desfossés et des ponts-levis, et des murs extérieurs ; je les fisraser et remplacer par d’élégantes terrasses, agréablementdisposées en parterre d’après les plans de M. Cornichon, legrand architecte parisien, qui vint tout exprès en Angleterre.

Après avoir monté les degrés extérieurs, vousentriez dans une antique salle de vastes dimensions, boisée dechêne noir sculpté, et ornée de portraits de nos ancêtres, depuisla barbe carrée de Brook Lyndon, le grand homme de loi du temps dela reine Bess, jusqu’au corsage lacé et fort, ouvert et aux longuesboucles de lady Sacharissa Lyndon, que Van Dyck peignit lorsqu’elleétait fille d’honneur de la reine Henriette-Marie, et jusqu’à sirCharles Lyndon, avec son cordon de chevalier du Bain ; etmilady, peinte par Hudson, en robe de satin blanc avec les diamantsde famille, telle qu’elle fut présentée au vieux roi George II. Lesdiamants étaient fort beaux ; je les fis d’abord remonter parBœhmer, quand nous parûmes devant Leurs Majestés françaises àVersailles, et, finalement, en tirai dix-huit mille livres, aprèscette infernale veine de malheur à Goosetree, où Jemmy Twitcher(comme nous appelions mylord Sandwich), Carlisle, Charles Fox etmoi, jouâmes l’hombre pendant quarante-quatre heures sansdésemparer. Des arcs et des piques, d’énormes têtes de cerfs, desinstruments de chasse, et de vieilles armures rouillées qui avaientdû être portées du temps de Gog et de Magog, pour ce que j’en sais,complétaient la vieille décoration de cette immense salle etétaient disposés autour d’une cheminée où aurait pu tourner uncarrosse à six chevaux. Je conservai à cette salle à peu près soncachet antique, mais je fis définitivement porter les vieillesarmures au grenier, les remplaçant par des monstres en porcelaine,des canapés dorés de France, et des marbres élégants, dont les nez,les membres brisés et la laideur prouvaient incontestablementl’antiquité, et qu’un agent avait achetés pour moi à Rome. Mais telétait le goût du temps (et peut-être aussi la friponnerie de monagent), qu’une partie de ces merveilles de l’art, qui m’avait coûtétrente mille livres, ne rapporta que trois cents guinées, lorsque,plus tard, je fus dans la nécessité de battre monnaie avec mescollections.

De cette pièce principale partait de chaquecôté la longue suite des appartements de réception, pauvrementmeublés avec des siéges à dossiers élevés, et de longues etbizarres glaces de Venise, quand j’entrai en possession du domaine,mais rendus plus tard si splendides par moi avec les damas d’or deLyon et les magnifiques tapisseries des Gobelins que je gagnai aujeu à Richelieu. Il y avait trente-six chambres de maître, dont jene conservai que trois dans leur ancienne condition : lachambre aux revenants, comme on l’appelait, où s’était commisl’assassinat du temps de Jacques II, le lit où avait couchéGuillaume après son débarquement à Torbay, et la chambre d’apparatde la reine Élisabeth. Tout le reste fut décoré à nouveau parCornichon, dans le goût le plus élégant, au grand scandale desvieilles douairières empesées du pays ; car j’eus pour ornerles pièces principales des peintures de Boucher et de Vanloo, oùles Cupidons et les Vénus étaient peints d’une façon si naturelle,qu’il me souvient que cette vieille pomme cuite de comtesse deFrumpington attacha les rideaux de son lit avec des épingles etenvoya sa fille, lady Blanche Whalebone, coucher avec sa femme dechambre, plutôt que de lui permettre de dormir dans une chambretoute garnie de glaces, sur le modèle exact du cabinet de la reineà Versailles.

Pour beaucoup de ces ornements, je n’étais pasresponsable au même degré que Cornichon, que m’envoya Lauraguais,et qui fut l’intendant de mes bâtiments pendant mon absence àl’étranger. Je lui avais donné carte blanche, et lorsqu’il tomba etse cassa la jambe, comme il décorait un théâtre dans la salle quiavait été anciennement la chapelle du château, les gens du payspensèrent que c’était une punition du ciel. Dans sa fureurd’amélioration, cet homme osait tout. Sans mes ordres, il abattitun vieux bois hanté des corneilles, qui était sacré dans le pays,et sur lequel il y avait une prophétie disant :

Le jour où tombera le bois de la Corneille,

Hackton-Hall tombera d’une chute pareille.

Les corneilles s’en allèrent s’établir dansles bois de Tiptoff, qui étaient près de nous (qu’elles aillent àtous les diables !), et Cornichon bâtit à cet endroit untemple de Vénus et deux charmantes fontaines. Les Vénus et lesCupidons étaient l’adoration du drôle ; il voulut enlever laséparation gothique de notre banc à l’église, et la remplacer pardes Cupidons ; mais le vieux docteur Huff, le recteur, sortitavec un gros bâton de chêne et adressa au malencontreux architecteun discours en latin dont il ne comprit pas un mot, mais où il luifit entendre qu’il lui romprait les os s’il touchait du bout dudoigt le saint édifice. Cornichon se plaignit de « l’abbéHuff, » comme il l’appelait « et quel abbé, grandDieu ! ajoutait-il tout ébouriffé, un abbé avec douzeenfants ! » mais j’encourageai l’église sous ce rapport,et ordonnai à Cornichon de n’exercer ses talents que sur lechâteau.

Il y avait une magnifique collectiond’ancienne vaisselle plate, à laquelle j’en ajoutai beaucoup demoderne ; une cave qui, toute bien garnie qu’elle était,demandait continuellement à être remplie, et une cuisine que jeréformai complétement. Mon ami, Jack Wilkes, m’envoya un cuisinierde Mansion-House pour la cuisine anglaise, le département de latortue et de la venaison ; j’eus un chef (qui provoqual’Anglais, soit dit en passant, et se plaignit amèrement de ce groscochon qui voulait se battre à coups de poing), deux aides de Pariset un confiseur italien pour officiers de bouche : touteschoses indispensables à un homme de haute condition, que ce vieilodieux pince-maille de Tiptoff, mon parent et voisin, affecta devoir avec horreur, faisant courir le bruit dans le pays que jefaisais faire ma cuisine par des papistes, que je vivais degrenouilles, et, vraiment il le croyait, que je fricassais despetits enfants.

Mais les squires mangeaient très-volontiersmes dîners, malgré tout, et le vieux docteur Huff lui-même futforcé de convenir que ma venaison et ma soupe à la tortue étaientparfaitement orthodoxes. Je savais aussi une autre manière de mefaire bien venir des premiers. On n’avait dans le pays pour chasserle renard qu’une meute de chiens formée par souscription, etquelques malheureuses paires de bigles galeux, avec lesquels levieux Tiptoff arpentait ses terres ; je bâtis un chenil et desécuries qui coûtèrent trente mille livres, et les garnis d’unefaçon digne de mes ancêtres, les rois d’Irlande. J’avais deuxmeutes, et j’entrais en plaine dans la saison quatre fois lasemaine, suivi de trois gentilshommes revêtus de mon uniforme, etj’avais maison ouverte à Hackton pour tous ceux qui étaient de lachasse.

Ces changements et ce train de viedemandaient, comme on peut le supposer, de grands déboursés ;et je confesse avoir en moi fort peu de ce vil esprit d’économieque certaines gens possèdent et admirent. Par exemple, le vieuxTiptoff entassait sou sur sou pour réparer les extravagances de sonpère et dégager ses biens : une bonne partie de l’argent quiprovenait de ce dégrèvement, mon agent se le procurait enhypothéquant les miens. Et, en outre, il faut se rappeler que jen’avais que la jouissance viagère des biens de ma femme, que j’aitoujours été très-facile dans mes transactions avec les prêteursd’argent, et que j’avais à payer gros pour assurer la vie demilady.

À la fin de l’année, lady Lyndon me fitprésent d’un fils : je l’appelai Bryan Lyndon, en mémoire dema descendance royale ; mais qu’avais-je à lui laisser de plusqu’un noble nom ? Le bien de sa mère n’était-il pas assuré, àtitre de majorat, à cet odieux petit Turc, lord Bullingdon, dont,par parenthèse, je n’ai encore rien dit, quoiqu’il demeurât àHackton, confié à un nouveau gouverneur. L’insubordination de cetenfant était terrible. Il citait des passages de Hamlet àsa mère, ce qui l’irritait fort. Un jour que je pris un fouet pourle châtier, il tira un couteau et voulut m’en frapper ; et mafoi je me souvins de ma propre enfance, qui était assezsemblable ; et, lui tendant la main, j’éclatai de rire et luiproposai d’être amis. Nous nous réconciliâmes pour cette fois, etla suivante, et la suivante ; mais il n’y avait pas d’amourperdu entre nous, et sa haine pour moi semblait croître avec lui,et il croissait à vue d’œil.

Je résolus d’assurer moi aussi du bien à moncher petit Bryan ; et, dans ce but, j’abattis pour douze millelivres de haute futaie sur les domaines d’Yorkshire et d’Irlande delady Lyndon : sur quoi le tuteur de Bullingdon, Tiptoff, jetales hauts cris, comme de coutume, et jura que je n’avais pas ledroit de toucher à une branche de ces arbres ; mais ils n’entombèrent pas moins, et je chargeai ma mère de racheter lesanciennes terres de Ballybarry et Barryogue, qui avaient jadis faitpartie des immenses possessions de ma maison. Ces terres, elle lesracheta avec une prudence parfaite et une joie extrême ; carson cœur se réjouissait de l’idée qu’il m’était né un fils et quej’étais puissamment riche.

Pour dire la vérité, maintenant que je vivaisdans une sphère toute différente de la sienne, j’avais passablementpeur qu’elle ne vînt me rendre visite, et étonner mes amis anglaisde sa forfanterie et de son brogue[8], deson rouge et de ses vieux paniers et falbalas du temps de GeorgeII, sous lesquels elle avait avantageusement figuré dans sajeunesse, et qu’elle croyait encore pleinement être l’apogée de lamode. Je lui écrivis donc pour retarder sa visite, lui demandant devenir quand l’aile gauche du château serait achevée, ou que lesécuries seraient bâties, etc. Il n’était pas besoin de cetteprécaution. « Je comprends à demi-mot, Redmond, me répondit lavieille dame. Je ne veux pas vous déranger, au milieu de vos grosmessieurs anglais, avec mes manières irlandaises passées de mode.C’est un bonheur pour moi de penser que mon garçon chéri a obtenula position que je savais bien lui être due, et en vue de laquelleje me suis privée pour lui donner une éducation qui l’y rendîtpropre. Il faut m’amener le petit Bryan un de ces jours, afin quesa grand’mère l’embrasse. Présentez ma respectueuse bénédiction àmilady sa maman. Dites-lui qu’elle a dans son mari un trésorqu’elle n’aurait pas eu, eût-elle épousé un duc, et que les Barryet les Brady, quoique sans titres, ont le meilleur sang dans lesveines. Je n’aurai pas de repos que je ne vous aie vu comte deBallybarry, et mon petit-fils lord vicomte de Barryogue. »

La singulière chose que ces mêmes idéesvinssent à l’esprit de ma mère et au mien ! Les mêmes titresauxquels elle s’était arrêtée avaient été aussi (asseznaturellement) choisis par moi ; et je ne ferai pas difficultéd’avouer que j’avais rempli une douzaine de feuilles de papier avecma signature, sous les noms de Ballybarry et de Barryogue, et avaisrésolu, avec mon impétuosité naturelle, d’en arriver à mes fins. Mamère alla s’établir à Ballybarry, vivant chez le prêtre enattendant qu’on pût y élever une habitation, et datant deBallybarry-Castle, que, vous le pensez bien, je ne donnai pas pourun endroit de mince importance. J’avais un plan de cette terre dansmon cabinet, tant à Hackton que dans Berkeley-square, et les plansaussi de Ballybarry-Castle, résidence patrimoniale de Barry Lyndon,Esq., avec les embellissements projetés, dans lesquels le châteauétait représenté de la dimension à peu près de Windsor, avec plusd’ornements d’architecture ; et huit cents acres de tourbièrese trouvant disponibles, je les achetai à raison de trois livresl’acre, en sorte que mon domaine sur la carte n’avait pas l’air depeu de chose[9]. Je m’arrangeai aussi dans l’année pouracheter les terres et mines de Polwellan dans le Cornwall de sirJohn Trecothick, pour soixante-dix mille livres, marché imprudent,qui m’attira plus tard bien des discussions et des procès. Lesennuis de la propriété, la scélératesse des agents, les argutiesdes gens de loi, sont sans fin. Les petites gens nous envient, ets’imaginent que toute notre existence n’est que plaisir. Maintesfois, dans le cours de ma prospérité, j’ai soupiré après les joursde ma plus humble fortune, et envié les joyeux compagnons assis àma table, n’ayant sur le dos que les habits que mon crédit leurprocurait, sans une guinée que celle qui leur venait de ma poche,mais sans aucun de ces soucis et de ces responsabilités qui sont ledouloureux apanage de la grandeur et de la fortune.

Je ne fis qu’une apparition et une prise depossession dans mes terres du royaume d’Irlande, récompensantgénéreusement les personnes qui avaient été bonnes pour moi dansmes jours d’adversité, et prenant la place qui m’était due dansl’aristocratie du pays. Mais, à vrai dire, le lieu avait peud’attraits pour moi après avoir goûté des plaisirs plus distinguéset plus complets de la vie anglaise et continentale, et nouspassâmes nos étés à Buxton, à Bath, à Harrogate, tandis queHackton-Castle s’embellissait de l’élégante manière que j’ai déjàdécrite, et la saison de Londres dans notre hôtel deBerkeley-square.

C’est étonnant combien la richesse donne devertus à un homme, ou, au moins, leur sert de vernis et de lustre,et en fait ressortir le brillant et le coloris d’une façon dont onn’avait pas d’idée quand l’individu était plongé dans la froide etgrise atmosphère de la pauvreté. Je vous assure que je ne fus paslongtemps à être un charmant garçon du premier ordre, à fairepassablement de sensation dans les cafés de Pall-Mall, et ensuitedans les plus fameux clubs. Mon style, mes équipages et mesélégantes réceptions, étaient dans toutes les bouches, et décritsdans toutes les feuilles du matin. La portion la plus besoigneusedes parents de lady Lindon, et ceux qui avaient été offensés parl’intolérable importance du vieux Tiptoff, commencèrent à paraîtreà nos routs et à nos assemblées, et quant à ma parenté personnelle,je trouvai à Londres et en Irlande plus de cousins se réclamant demoi, que je ne m’en étais soupçonné. Ils étaient, comme de raison,de mon pays (dont je n’étais pas particulièrement fier), et jereçus des visites de trois ou quatre élégants râpés de Temple-Bar,avec des galons ternis et le brogue de Tipperary,s’ouvrant à coups de fourchette la route du barreau deLondres ; de plusieurs aventuriers joueurs, habitués des eaux,que j’eus bientôt remis à leur place ; et d’autres decondition plus convenable. Je puis citer dans le nombre mon cousinle lord Kilbarry, qui, à cause de sa parenté, m’emprunta trentelivres pour payer son hôtesse dans Swallow-street, et à qui, pourraisons à moi connues, je permis de maintenir et d’accréditer uneparenté que le collége des Héraults n’autorisait en aucune manière.Kilbarry avait son couvert à ma table, pontait au jeu, et payaitquand bon lui semblait, ce qui était rare ; était intime avecmon tailleur, et lui avait des obligations considérables ;enfin se vantait toujours de son cousin, le grand Barry Lyndon del’Ouest.

Milady et moi, au bout de quelque temps, nevécûmes guère ensemble à Londres. Elle préférait le repos, ou, pourdire la vérité, je le préférais pour elle, étant grand ami d’uneconduite modeste et tranquille chez une femme, et d’un goût pourles plaisirs domestiques. Aussi je l’encourageais à dîner chez elleavec ses dames de compagnie, son chapelain et quelques-unes de sesamies ; j’admettais trois ou quatre personnes décentes etdiscrètes pour l’accompagner à l’Opéra ou à la Comédie, dans desoccasions convenables ; et, ma foi, je refusais pour elle lestrop fréquentes visites de ses amis et de sa famille, préférant lesavoir seulement deux ou trois fois par saison, dans nos grandsjours de réception. D’ailleurs, elle était mère, et c’était unegrande ressource pour elle que d’habiller, d’élever et de dorloternotre petit Bryan, pour qui il était bon qu’elle renonçât auxplaisirs et aux frivolités du monde ; en sorte qu’ellelaissait à ma charge cette partie des devoirs de toute famille dedistinction. À parler franchement, la tournure et l’apparence delady Lyndon n’étaient nullement propres à briller dans le mondefashionable. Elle avait beaucoup engraissé, avait la vue basse, leteint pâle, négligeait sa toilette, avait l’air maussade ; sesconversations avec moi étaient empreintes d’un stupide désespoir,entremêlé de sottes et gauches tentatives de gaieté forcée, encoreplus désagréables ; aussi nos rapports étaient fort peufréquents, et mes tentations de l’emmener dans le monde ou de luitenir compagnie étaient nécessairement on ne peut plus faibles.Elle mettait aussi à la maison mon humeur à l’épreuve de millemanières. Lorsqu’elle était requise par moi (souvent assezrudement, je l’avoue) d’amuser la compagnie soit par saconversation, son esprit et ses connaissances, dont elle nemanquait pas, soit en faisant de la musique, où elle était passéemaîtresse, une fois sur deux elle se mettait à pleurer, et quittaitla chambre. Les assistants, comme de raison, étaient disposés à enconclure que je la tyrannisais, tandis que j’étais simplement lementor sévère et vigilant d’une sotte personne, faible d’esprit etd’un mauvais caractère.

Heureusement, elle aimait beaucoup son plusjeune fils, et par lui j’avais sur elle une prise salutaire etefficace ; car si dans un de ses accès de maussaderie ou dehauteur (cette femme était insupportablement orgueilleuse, et àplusieurs reprises, au commencement, dans nos querelles, elle osame jeter au nez ma pauvreté originelle et ma basse naissance), si,dis-je, dans nos disputes elle prétendait avoir le dessus,revendiquer son autorité en présence de la mienne, refuser designer les papiers que je pouvais juger nécessaires àl’administration de notre fortune si vaste et si compliquée, jefaisais transporter maître Bryan à Chiswick pour une couple dejours ; et je vous garantis que Mme sa mèren’y pouvait tenir plus longtemps, et consentait à tout ce qu’il meplaisait de proposer. J’avais soin que les domestiques quil’entouraient fussent à mes gages et non aux siens ; la bonneprincipale de l’enfant était sous mes ordres et non sous ceux demilady ; et c’était une très-belle, très-fraîche ettrès-impudente drôlesse, qui me fit faire bien des folies. Cettefemme était plus maîtresse au logis que le pauvre esprit de femme àqui il appartenait. Elle faisait la loi aux domestiques ; etsi je témoignais quelque attention particulière à aucune des damesqui nous faisaient visite, la coquine ne se gênait pas pour montrersa jalousie, et trouver moyen de les envoyer paître. Le fait estqu’un homme généreux est toujours mené par une femme ou par uneautre ; et celle-ci avait sur moi une telle influence, qu’ellepouvait me faire aller du bout du doigt[10].

Son infernal caractère (mistress Stammer étaitle nom de la drôlesse) et le maussade abattement de ma femme nerendaient pas ma maison et mon intérieur fort agréables :aussi étais-je fortement poussé au dehors, où, comme le jeu était àla mode dans tous les clubs, tavernes et assemblées, je fusnaturellement obligé de reprendre mon ancienne habitude, et derecommencer comme amateur ces parties dans lesquelles je n’avaispas jadis de rivaux en Europe. Mais soit que le caractère del’homme change avec la prospérité, soit que son habiletél’abandonne lorsqu’il n’a plus de compère, et que, ne faisant plusdu jeu une profession, il n’y prend part que par passe-temps commele reste du monde, ce qu’il y a de certain c’est que dans lessaisons de 1774-5 je perdis beaucoup d’argent chez White et auCocotier, et fus forcé pour subvenir à mes pertes d’emprunterlargement sur les annuités de ma femme, sur l’assurance de sa vie,etc. Les conditions auxquelles je me procurais ces sommesnécessaires, et les déboursés qu’exigeaient mes embellissementsétaient, comme de raison, fort onéreux, et rognaientconsidérablement la fortune ; et c’étaient quelques-uns de cespapiers-là que milady Lindon (qui était d’un esprit étroit, timideet avare) refusa plusieurs fois de signer, jusqu’à ce que jel’eusse persuadée, comme je l’ai fait voir ci-dessus.

Mes opérations sur le turf doiventêtre mentionnées, comme faisant partie de mon histoire à cetteépoque ; mais franchement, je n’ai pas un plaisir particulierà me rappeler mes faits et gestes à Newmarket. J’ai étéeffroyablement étrillé et dupé dans presque toutes mestransactions ; et quoique je susse monter un cheval aussi bienque qui que ce fût en Angleterre, je n’étais pas de la force desseigneurs anglais quand il s’agissait de parier pour lui. Quinzeans après que mon cheval bai Bulow, de Sophy Hardcastle parÉclipse, eut perdu à Newmarket, quoiqu’il y fût le favori, je susqu’un noble comte, dont je tairai le nom, était entré dans sonécurie le matin de la course, et la conséquence fut qu’un cheval,sur lequel on ne comptait pas, gagna, et que votre humble serviteuren fut pour quinze mille livres. Les étrangers n’avaient aucunechance aux courses de cette époque, et quoique, ébloui par lasplendeur et la fashion assemblées là, et entouré des plus grandspersonnages du pays, – les princes du sang, avec leurs femmes etleurs brillants équipages, le vieux Grafton, avec son singulierentourage, et des hommes tels qu’Ancaster, Sandwich, Lorn, – unhomme eût dû se croire certain d’avoir affaire à de beaux joueurs,et n’être pas médiocrement fier de la société qu’il fréquentait,cependant je vous promets que, toute haute qu’elle était, il n’yavait pas de réunion d’hommes en Europe qui sût voler plusélégamment, duper un étranger, corrompre un jockey, ou falsifier unlivre de paris. Moi-même je ne pouvais pas tenir tête à ces joueursaccomplis des plus hautes familles de l’Europe. Était-ce mon manquede style, ou mon manque de fortune ? je ne sais. Maismaintenant que j’étais arrivé au comble de mon ambition, monhabileté et mon bonheur semblaient m’abandonner à la fois. Tout ceque je touchais s’écroulait sous ma main ; toutes messpéculations manquaient ; chaque agent en qui j’avaisconfiance me trompait. Le fait est que je suis de ces gens nés pourfaire leur fortune, et non pour la conserver ; car lesqualités et l’énergie qui mènent un homme au succès dans le premiercas sont souvent la cause même de sa ruine dans le second ; jene sais vraiment pas d’autres raisons des malheurs qui finirent parm’accabler[11].

J’ai toujours eu du goût pour les hommes delettres, et peut-être, s’il faut dire la vérité, je n’ai pas derépugnance à me poser en grand seigneur et en Mécène avec les beauxesprits. Ces gens-là sont ordinairement besoigneux et de bassenaissance, et ils ont un respect et un amour instinctif pour lesgentilshommes et les habits brodés, comme doivent l’avoir remarquétous ceux qui les ont fréquentés. M. Reynolds, fait depuischevalier, et certainement le peintre le plus élégant de son temps,était un assez adroit courtisan de la tribu des beauxesprits ; et ce fut par ce gentleman, qui fit de moi, de ladyLyndon et de notre petit Bryan, un tableau fort admiré àl’exposition (j’étais représenté quittant ma femme, dans le costumede la milice de Tippleton, dont j’étais major : l’enfant serejetant en arrière effrayé de mon casque comme… commentl’appelez-vous ?… le fils d’Hector, tel que l’a décritM. Pope dans son Iliade), ce fut par M. Reynoldsque je fus présenté à une vingtaine de ces messieurs, et à leurgrand chef, M. Johnson. J’ai toujours pensé que leur grandchef était un grand ours. Il prit le thé deux ou trois fois dans mamaison, où il se comporta fort grossièrement, traitant mes opinionssans plus de respect que celles d’un écolier, et me disant dem’occuper de mes chevaux et de mes tailleurs, et de ne pas me mêlerde littérature. Son cornac écossais, M. Boswell, était unplastron de première qualité. Je n’ai jamais vu de figure commecelle que fit cet homme dans ce qu’il appelait un costume de Corse,à un des bals de mistress Cornely, à Carliste-house, Soho. N’étaitque les histoires relatives à cette maison ne sont pas des plusprofitables du monde, je pourrais en raconter des vingtainesd’étranges anecdotes. Toutes les demi-vertus de haut et bas étageaffluaient là, depuis Sa Grâce d’Ancaster jusqu’à mon compatriote,le pauvre M. Oliver Goldsmith, le poëte, et depuis la duchessede Kingston jusqu’à l’Oiseau de Paradis, ou Kitty Fisher.J’ai rencontré là de drôles de personnages, qui venaient dans dedrôles de buts aussi ; le pauvre Hackman, qui plus tard futpendu pour avoir tué miss Ray, et (à la sourdine) Sa Révérence ledocteur Simony, que mon ami Sam Foote, du Little-Theatre, fitvivre, même après que des faux et le gibet eurent abrégé lacarrière du malheureux ecclésiastique.

C’était un joyeux endroit que Londres, à cetteépoque, il n’y a pas à dire. Me voici maintenant écrivant dans mavieillesse goutteuse, et l’on est devenu considérablement plusmoral et plus positif qu’on ne l’était à la fin du siècle dernier,alors que le monde était jeune ainsi que moi. Il y avait unedifférence entre un gentilhomme et un homme du commun, en cetemps-là. Nous portions alors de la soie et des broderies. Àprésent tout le monde a le même air de cocher, dans son foulard etson carrick, et il n’y a pas de différence extérieure entre un lordet son groom. Alors il fallait à un homme à la mode une coupled’heures pour faire sa toilette, et il pouvait faire preuve de goûten la choisissant. Quelle réunion de splendeurs à la cour ou àl’Opéra, un jour de gala ! Quelles sommes d’argent seperdaient et se gagnaient à cette délicieuse table depharaon ! Mon curricle doré et mes éblouissants piqueurs vertet or, étaient autre chose que ces équipages que vous voyezaujourd’hui à la promenade, avec leurs grooms rabougris derrière.Un homme pouvait boire quatre fois autant que peuvent le faire lespoules mouillées d’à présent ; mais il est inutile dem’étendre sur ce sujet. Les gentilshommes sont morts et enterrés.La mode a tourné aux soldats et aux marins, et je deviens touttriste et maussade quand je me reporte à trente ans d’ici.

Ce chapitre-ci est consacré aux souvenirs dece qui était pour moi une très-heureuse et brillante époque ;mais cette époque ne présente rien de bien saillant en faitd’aventures, comme c’est généralement le cas quand la vie est douceet heureuse. Il paraîtrait oiseux de remplir des pages du tableaudes occupations journalières d’un homme à la mode, des belles damesqui lui souriaient, des toilettes qu’il faisait, des parties qu’ilgagnait ou perdait au jeu. À présent que les jeunes gens sontoccupés à couper la gorge aux Français en Espagne et en France, àcoucher au bivouac, et à manger le bœuf et le biscuit ducommissariat des vivres, ils ne comprendraient pas la vie que leursancêtres menaient. Je m’abstiendrai donc d’en dire plus long surune époque où le prince lui-même était à la lisière, où Charles Foxn’était pas descendu au simple rôle d’homme d’État, et où Bonaparteétait un misérable petit morveux dans son île natale.

Tandis que ces embellissements s’effectuaientdans mes terres, ma maison, d’ancien château normand, étant changéeen élégant temple ou palais grec, mes jardins et mes bois perdantleur apparence rustique pour être adaptés au style français le plusdistingué, mon fils arrivant au genou de sa mère, et mon influencedans le pays grandissant plus encore que lui, on ne doit pass’imaginer que je restai tout ce temps dans le Devonshire, et queje négligeai de faire des visites à Londres, et dans mes diversdomaines d’Angleterre et d’Irlande.

J’allai résider sur le domaine de Trecothicket le Polwellan-Wheel, où je trouvai, au lieu de revenus, touteespèce de tracasseries et de chicanes ; je passai de là engrand apparat sur nos terres d’Irlande, où je traitai la noblessed’un style que le lord-lieutenant lui-même ne put égaler ; jedonnai la mode à Dublin (vraiment c’était un misérable et sauvageendroit en ce temps-là, et depuis il y a eu des criailleries ausujet de l’Union et des malheurs qui en sont résultés, et je nem’explique pas les folles louanges que les patriotes irlandais sesont imaginé de faire de l’ancien ordre de choses), je donnai,dis-je, la mode à Dublin, et le mérite en est mince, car c’étaitalors une pauvre ville, quoi qu’en puisse dire le partiirlandais.

Je vous en ai fait la description dans unprécédent chapitre. C’était la Varsovie de notre partie dumonde ; il y avait là une noblesse brillante, ruinée, à demicivilisée, régnant sur une population à demi sauvage. Je dis avecintention à demi sauvage. Les habitants, dans les rues, avaient unair inculte, avec leurs longues crinières et leurs haillons. Leslieux les plus fréquentés n’étaient pas sûrs lorsqu’il ne faisaitplus jour. Le collége, les bâtiments publics, et les maisons desgrands, étaient magnifiques (ces dernières non terminées pour laplupart) ; mais les gens du commun étaient dans un état plusmisérable qu’aucun de ceux que j’aie jamais vus. L’exercice de leurreligion ne leur était accordé qu’à moitié ; leur clergé étaitforcé de faire son éducation hors du pays ; leur aristocratieleur était tout à fait étrangère ; il y avait une noblesseprotestante ; et, dans les villes, de pauvres et insolentescorporations protestantes, avec un cortége de maires, d’aldermen etd’officiers municipaux sans le sou, qui tous figuraient dans lesadresses, et avaient la voix du pays ; mais il n’y avait nisympathie, ni communion entre les hautes et les basses classesirlandaises. Pour quelqu’un qui avait passé autant d’années que moià l’étranger, cette différence entre les catholiques et lesprotestants était doublement frappante ; et, quoique aussiferme qu’un roc dans ma propre foi, cependant je ne pouvaism’empêcher de me rappeler que mon grand-père en avait une autre, etde m’étonner qu’il y eût une différence politique si grande entreles deux. Je fus considéré, parmi mes voisins, comme un dangereuxniveleur, pour avoir exprimé ces opinions, et surtout pour avoirinvité à ma table, au château de Lyndon, le prêtre catholique de laparoisse. Il avait été élevé à Salamanque, et, à mon sens, étaitbeaucoup mieux appris et d’une compagnie plus agréable que soncamarade le recteur, dont la congrégation ne se composait que d’unedouzaine de protestants, qui était fils d’un lord, il est vrai,mais il savait fort peu l’orthographe, et sa plus grande occupationétait le chenil et les combats de coqs.

Je n’agrandis ni n’embellis les bâtiments deLyndon-Castle comme j’avais fait des autres domaines, et je mecontentai d’y aller de temps en temps, exerçant une hospitalitépresque royale, et tenant maison ouverte pendant mon séjour. En monabsence, je permettais à ma tante, la veuve Brady, et à ses sixfilles non mariées (quoique toujours détesté d’elles) d’y demeurer,ma mère préférant ma nouvelle maison de Barryogue.

Et comme milord Bullingdon était, sur cesentrefaites, devenu excessivement grand et incommode, je résolus dele laisser sous la surveillance d’un gouverneur convenable enIrlande, avec mistress Brady et ses six filles pour prendre soin delui ; et libre à lui de devenir amoureux de toutes cesvieilles dames si le cœur lui en disait et d’imiter en celal’exemple de son beau-père. Quand il était las de Castle-Lyndon, SaSeigneurie avait la permission de venir résider dans ma maison avecma maman ; mais il n’y avait pas d’amour perdu entre elle etlui, et, à cause de mon fils Bryan, je crois qu’elle le haïssaitaussi cordialement que j’aie jamais pu le faire.

Le comté de Devon n’est pas aussi heureux queson voisin, le comté de Cornwall, et n’a pas en partage autant dereprésentants que l’autre, où j’ai connu un gentilhomme campagnard,d’aisance médiocre, qui tirait par an quelques milliers de livressterling de sa terre, et triplait son revenu eu envoyant trois ouquatre membres au parlement, et par le crédit que ces siéges luidonnaient auprès des ministres. L’influence parlementaire de lamaison Lyndon avait été honteusement négligée durant la minorité dema femme, et l’incapacité du comte son père ; ou, pour parlerplus exactement, elle avait été escamotée à la famille Lyndon parl’adroit vieil hypocrite de Tiptoff Castle, qui agissait comme laplupart des parents et tuteurs font envers leurs pupilles etparents mineurs, et les volait. Le marquis de Tiptoff envoyaitquatre membres au parlement ; deux pour le bourg de Tippleton,qui, comme tout le monde sait, est au bas de notre domaine deHackton, borné de l’autre côté par le parc de Tiptoff. De tempsimmémorial nous avions nommé les membres de ce bourg, jusqu’au jouroù Tiptoff, profitant de l’imbécillité du feu lord, fit passer sespropres candidats. Quand son fils aîné fut majeur, comme de juste,milord dut siéger pour Tippleton ; quand mourut Rigby (lenabab Rigby, qui fit sa fortune sous Clive dans l’Inde), le marquisjugea à propos de faire venir son second fils, milord GeorgePoynings, que j’ai présenté au lecteur dans un chapitre précédent,et arrêta, dans sa haute puissance, qu’il irait aussi grossir lesrangs de l’opposition, les grands vieux whigs, avec lesquels lemarquis agissait de concert.

Rigby avait été malade pendant quelque tempsavant sa mort, et vous pensez bien que le déclin de sa santén’avait pas passé inaperçu parmi la gentry du comté, qui était pourla plus grande partie très-gouvernementale, et haïssait lesprincipes de milord Tiptoff comme dangereux et subversifs.« Nous avons cherché un homme en état de lutter contre lui, medirent les squires ; nous ne pouvons lui trouver de concurrentqu’à Hackton-Castle. Vous êtes notre homme, monsieur Lyndon, et àla prochaine élection du comté nous prenons l’engagement de vousnommer. »

Je détestais tellement les Tiptoff, que je lesaurais combattus dans n’importe quelle élection. Non-seulement ilsne voulaient point me faire visite à Hackton, mais ils refusaientleur porte à ceux qui nous visitaient ; ils empêchaient lesfemmes du comté de recevoir la mienne ; ils inventaient lamoitié des histoires dont on régalait le voisinage au sujet de mesdéréglements et de mes folles dépenses ; ils disaient que jem’étais fait épouser par peur, et que ma femme était une femmeperdue ; ils donnaient à entendre que la vie de Bullingdonn’était pas en sûreté sous mon toit, qu’il était traité d’une façonodieuse, et que je voulais le mettre à l’ombre pour faire place àmon fils Bryan. Ils éventaient mes affaires avec mes hommes de loiet mes agents. Si un créancier n’était pas payé, chaque article deson mémoire était connu au château de Tiptoff ; si jeregardais la fille d’un fermier, on disait que je l’avais séduite.Mes défauts sont nombreux, je le confesse, et, dans mon intérieur,je ne puis pas me vanter d’être d’une régularité ou d’une douceurtoute particulière ; mais lady Lyndon et moi, nous ne nousquerellions pas plus que ne font les gens fashionables, et, dansles commencements, nous nous raccommodions toujours assez bien. Jesuis un homme plein d’erreurs, mais non le démon que ces odieuseslangues de Tiptoff me représentaient. Pendant les trois premièresannées, jamais je n’ai battu ma femme que lorsque j’avais bu. Quandje lançai le couteau à découper à Bullingdon, j’étais gris, commetous les assistants peuvent le certifier ; mais quant à avoiraucun plan systématique contre le pauvre enfant, je puis déclarersolennellement que, sauf la haine que je lui portais (et on n’estpas maître de ses inclinations), je ne suis coupable de rien enverslui. J’avais donc des motifs suffisants d’inimitié contre lesTiptoff, et je ne suis pas homme à laisser dormir un sentiment decette espèce. Quoique whig, ou peut-être parce que whig, le marquisétait un des hommes les plus hautains qu’il y eût, et il traitaitles roturiers comme les traitait son idole, le grand comte,lorsqu’il eut lui-même obtenu la couronne de perles, comme autantde vils vassaux, qui devaient être fiers de lécher la boucle de sonsoulier. Quand le maire et la corporation de Tippleton se rendaientauprès de lui, il les recevait la tête couverte, n’offrait jamaisune chaise à M. le maire, et se retirait lorsqu’on apportaitles rafraîchissements, ou les faisait servir aux honorablesaldermen dans la chambre de l’intendant. Ces honnêtes Bretons ne serévoltèrent jamais contre un pareil traitement, avant que monpatriotisme leur eût appris à le faire. Non, les chiens aimaient àêtre rudoyés, et, dans le cours d’une longue expérience, j’airencontré peu d’Anglais qui ne fussent pas dans les mêmesidées.

Ce ne fut que lorsque je leur eus ouvert lesyeux, qu’ils s’aperçurent de leur dégradation. J’invitai le maire àHackton, et fis asseoir Mme la mairesse (c’étaitune joyeuse et jolie épicière, par parenthèse) à côté de ma femme,et les menai toutes deux aux courses dans mon curricle. Lady Lyndons’opposa violemment à cet acte de condescendance ; mais jesavais m’y prendre avec elle, comme on dit, et si elle avait ducaractère, j’en avais aussi. Du caractère ! bah ! un chatsauvage a du caractère, mais son gardien en vient à bout, et jeconnais fort peu de femmes au monde que je ne pusse dompter.

Je m’occupai donc beaucoup du maire et de lacorporation ; je leur envoyai de la venaison pour leursdîners, ou les invitai à en venir manger chez moi ; je me fisun devoir d’assister à leurs assemblées, de danser avec leursfemmes et leurs filles, m’acquittant, en un mot, de tous les actesde politesse nécessaires en pareille occasion ; et, quoique levieux Tiptoff dût voir ce que je faisais, sa tête était tellementdans les nuages, qu’il ne daigna jamais supposer que sa dynastiepût être renversée dans sa propre ville de Tippleton ; ilrendait ses décrets avec autant de sécurité que s’il eût été leGrand-Turc, et que les Tippletoniens sussent été autant d’esclavesde ses volontés.

Chaque poste qui nous apportait la nouvelleque la maladie de Rigby empirait était sûre de me faire donner undîner ; à tel point que mes amis de la chasse avaient coutumede rire et de dire : « Rigby va plus mal ; il y adîner de corporation à Hackton. »

C’était en 1776, quand éclata la guerreaméricaine, que j’entrai au parlement. Milord Chatham, dont lasagesse était traitée alors par son parti de surhumaine, éleva savoix d’oracle dans la chambre des pairs contre la lutte avecl’Amérique ; et mon compatriote, M. Burke, un grandphilosophe, mais un orateur qui avait l’haleine furieusementlongue, était le champion des rebelles dans la chambre desCommunes, où cependant, grâce au patriotisme britannique, il trouvafort peu de gens pour l’appuyer. Le vieux Tiptoff aurait juré quenoir était blanc, si le grand comte le lui eût enjoint ; et ilfit donner à son fils sa démission d’officier des gardes, àl’imitation de milord Pitt, qui renonça à son grade d’enseigneplutôt que de se battre contre ce qu’il appelait ses frèresd’Amérique.

Mais c’était là un excès de patriotismeextrêmement peu goûté en Angleterre, où, depuis le commencement deshostilités, notre peuple haïssait cordialement les Américains, etoù, quand nous apprîmes le combat de Lexington et la glorieusevictoire de Bunker’s Hill (comme nous l’appelions en ce temps-là),la nation entra dans la violente colère à laquelle elle estsujette. Il n’y eut qu’une voix après cela contre les philosophes,et le peuple fut d’un royalisme inébranlable. Ce ne fut que lors del’augmentation de l’impôt territorial que la gentry commença àgrogner un peu, mais mon parti dans l’Ouest était toujourstrès-fort contre les Tiptoff, et je résolus d’entrer en champ clos,et de vaincre selon mon habitude.

Le vieux marquis négligea toutes lesprécautions convenables qui sont requises dans une campagneparlementaire. Il signifia à la corporation et aux francstenanciers son intention de présenter son fils, lord George, et sondésir que ce dernier fût élu représentant de leur bourg ; maisc’est à peine s’il donna un verre de bière pour arroser ledévouement de ses adhérents, et moi, je n’ai pas besoin de le dire,je retins pour les miens toutes les tavernes de Tippleton.

Je ne ferai pas, après vingt autres, le récitd’une élection. J’arrachai le bourg de Tippleton des mains de lordTiptoff et de son fils, lord George. J’eus ainsi une sorte desatisfaction sauvage à forcer ma femme, qui avait été un tempsextrêmement éprise de son cousin, comme je l’ai déjà raconté, deprendre parti contre lui, et de porter et distribuer mes couleursquand vint le jour de l’élection. Et lorsque nous parlâmes l’uncontre l’autre, je dis à la foule que j’avais battu lord George enamour, que je l’avais battu en guerre, et que je le battrais àprésent en parlement ; et ainsi fis-je, comme l’événement leprouva : car, à l’inexprimable fureur du vieux marquis, BarryLyndon, Esquire, fut élu membre du parlement pour Tippleton, à laplace de John Rigby, Esquire, décédé ; et je le menaçai à laprochaine élection de l’expulser de ses deux siéges ; puisj’allai remplir mes devoirs au parlement.

Ce fut alors que je résolus sérieusementd’obtenir pour moi une pairie irlandaise, dont jouirait après moimon bien-aimé fils et héritier.

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