Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 9Je fais la figure qui convient à mon nom et à ma naissance.

La fortune, souriant àM. de Balibari au moment de son départ, lui permit degagner une jolie somme avec sa banque de pharaon.

Le lendemain matin, à dix heures, la voituredu chevalier de Balibari arrivait comme d’habitude à la porte deson hôtel ; et le chevalier, qui était à sa fenêtre, voyantson équipage, descendit l’escalier de l’air imposant qui lecaractérisait.

« Où est ce drôle d’Ambroise ?dit-il, regardant autour de lui et ne voyant pas son domestique quiaurait dû être là pour lui ouvrir la portière.

– Je vais abaisser le marchepied à VotreHonneur, » dit un gendarme y qui se tenait près ducarrosse.

Et le chevalier n’y fut pas plutôt entré, quel’officier de police y sauta après lui ; un autre monta sur lesiége à côté du cocher, et ce dernier se mit en route.

« Bonté divine ! dit le chevalier,qu’est-ce que cela signifie ?

– Vous allez à la frontière, dit legendarme en portant la main à son chapeau.

– C’est abominable ! c’estinfâme ! J’insiste pour qu’on me descende à l’ambassaded’Autriche !

– J’ai l’ordre de bâillonner VotreHonneur s’il crie, dit le gendarme.

– Toute l’Europe sera instruite dececi ! dit le chevalier en fureur.

– Comme il vous plaira, » réponditl’officier ; et là-dessus ils rentrèrent dans le silence.

Le silence ne fut pas interrompu entre Berlinet Potsdam, que le chevalier traversa au moment où Sa Majesté ypassait la revue de ses gardes et des régiments de Bulow, deZitwitz et de Heukel de Donnersmark. Comme le chevalier passaitdevant Sa Majesté, le roi leva son chapeau et dit enfrançais :

« Qu’il ne descende pas ; je luisouhaite un bon voyage. »

Le chevalier de Balibari reconnut cettecourtoisie par un profond salut.

Ils n’étaient pas beaucoup au delà de Potsdam,quand, boum ! le canon d’alarme commença à tonner.

« C’est un déserteur ! ditl’officier.

– Est-il possible ! » dit lechevalier, et il se renfonça dans sa voiture.

Au bruit du canon, les hommes du peuplesortirent le long de la route avec des fusils et des fourches, dansl’espoir d’attraper le fuyard. Les gendarmes avaient l’air fortdésireux de le dépister. Le prix d’un déserteur était de cinquanteécus pour ceux qui les ramenaient.

« Avouez, monsieur, dit le chevalier àl’officier de police qui était dans la voiture avec lui, que vousmourez d’envie d’être débarrassé de moi, dont vous ne pouvez rientirer, et de pouvoir vous mettre à la recherche du déserteur, quipeut vous rapporter cinquante écus. Que ne dites-vous au postillonde presser le pas ? Vous pourrez me déposer à la frontière etrevenir à votre chasse d’autant plus vite. »

L’officier dit au postillon d’avancer, mais lechemin semblait d’une longueur insupportable au chevalier. Une oudeux fois, il crut entendre le bruit d’un cheval au galop parderrière ; ses propres chevaux ne semblaient pas faire deuxmilles à l’heure, mais ils les faisaient. Enfin, ils arrivèrent envue des barrières noires et blanches, tout près de Brück, et enface étaient celles vertes et jaunes de la Saxe. Les douanierssaxons sortirent.

« Je n’ai aucun bagage, dit lechevalier.

– Monsieur n’a point decontrebande, » dirent en ricanant les gendarmes prussiens, etils prirent congé de leur prisonnier avec beaucoup de respect.

Le chevalier de Balibari leur donna à chacunun frédéric.

« Messieurs, dit-il, je vous souhaite lebonjour. Voulez-vous bien aller à la maison d’où nous sommes partisce matin, et dire à mon domestique d’envoyer mon bagage auxTrois-Bois, à Dresden ? »

Puis, ordonnant des chevaux frais, lechevalier se mit en route pour cette capitale.

Je n’ai pas besoin de vous dire que c’étaitmoi qui étais le chevalier.

Du chevalier de Balibari à Redmond Barry, esquire, gentilhommeanglais, à l’hôtel des Trois-Couronnes, à Dresde, en Saxe.

« Neveu Redmond,

« Ceci vous sera remis par une main sûre,qui n’est autre que M. Lumpit de la mission anglaise, qui estinstruit, comme tout Berlin va l’être, de notre merveilleusehistoire. Ils n’en savent encore que la moitié ; ils saventseulement qu’un déserteur est parti sous mes habits, et tout lemonde est dans l’admiration de votre habileté et de votrecourage.

« Je confesse que pendant deux heures,après votre départ, j’ai été au lit, dans une anxiété qui n’étaitpas médiocre, à me demander si Sa Majesté n’aurait pas la fantaisiede m’envoyer à Spandau, pour l’escapade dont nous nous étionsrendus coupables tous les deux. Mais, le cas échéant, mesprécautions étaient prises ; j’avais écrit un exposé du fait àmon chef, le ministre d’Autriche, avec le récit fidèle et véridiquede la manière dont on vous avait placé comme espion auprès demoi ; comme quoi il s’est trouvé que vous étiez montrès-proche parent ; comme quoi vous-même on vous avait enlevéet fait entrer de force au service, et comme quoi nous avionsrésolu tous les deux d’effectuer notre évasion. Le rire aurait ététellement contre le roi, que jamais il n’aurait osé mettre la mainsur moi. Qu’aurait dit M. de Voltaire d’un tel acte detyrannie ?

« Mais c’était un jour de bonheur, ettout a tourné selon mon désir. Il y avait deux heures et demie quej’étais au lit, depuis votre départ, lorsque entre votre excellentcapitaine Potzdorff.

« Redmond, dit-il avec son ton impérieuxde Hollandais, êtes-vous là ? »

« Point de réponse.

« Le drôle est parti, »dit-il ; et aussitôt il va à ma boîte rouge, où je garde meslettres d’amour, le lorgnon dont je me servais, mes dés favorisavec lesquels j’ai passé treize fois à Prague, mes deux râteliersde Paris, et mes autres petits secrets que vous savez.

« Il essaye d’abord un trousseau declefs, mais aucune ne va à la petite serrure anglaise. Alors, mongentilhomme tire de sa poche un ciseau et un marteau, et se met àl’œuvre, comme un voleur de profession, à forcer ma petiteboîte.

« C’était l’instant d’agir. Je m’avancevers lui armé d’un immense pot à eau. J’arrive sans bruit, justecomme il venait de briser la boîte, et, de toute ma force, je luidonne sur la tête un coup qui met le pot à l’eau en mille pièces,et étend mon capitaine sans connaissance à terre. Je crus l’avoirtué.

« Alors, je sonne toutes les sonnettes dela maison ; et je crie, et jure, et tempête : « Auvoleur !… au voleur !… monsieur l’hôte !… Aumeurtre !… au feu !… » jusqu’à ce que toute lamaison monte en se culbutant.

« Où est mon domestique ? criai-je.Qui est-ce qui ose me voler en plein jour ? Voyez ce misérableque je trouve forçant mon coffre ! Envoyez chercher lapolice ! envoyez chercher Son Excellence le ministred’Autriche ! Toute l’Europe saura cette insulte !

« – Juste ciel ! dit l’hôte, nousvous avons vu partir il y a trois heures.

« – Moi ! dis-je ; eh, monbrave, j’ai été au lit toute la matinée. Je suis malade… j’ai prismédecine. Je n’ai pas quitté la maison d’aujourd’hui ! Où estce vaurien d’Ambroise ? Mais, arrêtez ! Où sont meshabits et ma perruque ? » car j’étais devant eux en robede chambre et en bonnet de nuit.

« J’y suis !… j’y suis ! ditune petite chambrière. Ambroise est parti dans les habits de VotreHonneur.

« – Et mon argent ! monargent ! dis-je ; où est ma bourse dans laquelle il yavait quarante-huit frédérics ? Mais il nous reste un de cescoquins. Gendarmes, saisissez-le.

« – C’est le jeune Herr vonPotzdorff ! dit l’hôte de plus en plus étonné.

« – Quoi ! un gentilhomme forçantmon coffre avec un marteau et un ciseau !…Impossible ! »

« Herr von Potzdorff, pendant cetemps-là, revenait à la vie avec une bosse au crâne grosse commeune casserole ; et les officiers de police l’emportèrent, etle juge qu’on avait été chercher dressa un procès-verbal de lachose, et j’en demandai une copie, que j’envoyai sur-le-champ à monambassadeur.

« Je fus retenu prisonnier dans machambre le lendemain ; et un juge, un général, toute une arméed’hommes de loi, d’officiers et d’employés, furent mis à mestrousses pour m’intimider, me troubler, me menacer et me cajoler.Je dis qu’il était vrai que vous m’aviez raconté qu’on vous avaitfait entrer de force au service, que je vous en croyais libéré, etque j’avais eu de vous les meilleures recommandations. J’en appelaià mon ministre, qui était tenu de venir à mon aide ; et, pourabréger, le pauvre Potzdorff est en ce moment en route pourSpandau ; et son oncle, le vieux Potzdorff, m’a apporté cinqcents louis, avec une humble requête de quitter Berlinimmédiatement et d’étouffer cette déplorable affaire.

« Je serai avec vous, auxTrois-Couronnes, le lendemain du jour où vous recevrezceci. Invitez M. Lumpit à dîner. N’épargnez pas votre argent,vous êtes mon fils. Tout le monde à Dresde connaît votreaffectionné oncle,

« Le chevalier DE BALIBARI. »

Grâce à ces merveilleuses circonstances, jeredevins libre, et je gardai la résolution que j’avais faite alorsde ne plus retomber dans les mains d’aucun recruteur, et d’être àl’avenir et à tout jamais un gentilhomme.

Avec cette somme d’argent et une bonne veineque nous eûmes bientôt, nous fûmes en état de faire une figureassez passable. Mon oncle m’avait rejoint promptement à l’aubergede Dresde, où, sous prétexte de maladie, je m’étais tenu tranquillejusqu’à son arrivée ; et comme le chevalier de Balibari étaittout à fait en bonne odeur à la cour de Dresde (ayant été uneconnaissance intime du feu monarque l’Électeur, roi de Pologne, leplus dissolu et le plus agréable des princes européens), je fusvite lancé dans la meilleure société de la capitale saxonne, où jepuis dire que ma personne, mes manières, et la singularité desaventures dont j’avais été le héros, me firent particulièrementbien venir. Il n’était pas de partie dans la noblesse où les deuxmessieurs de Balibari ne fussent invités. J’eus l’honneur desbaise-mains et d’une gracieuse réception à la cour de l’Électeur,et j’écrivis à ma mère une si flamboyante description de maprospérité, que la bonne âme en fut bien près d’oublier son salutet son confesseur, le révérend Joshua Jowls, pour venir meretrouver en Allemagne ; mais les voyages étaient fortdifficiles à cette époque, et nous évitâmes l’arrivée de la bravedame.

Je pense que l’âme de Harry Barry, mon père,qui eut toujours des goûts si distingués, dut être réjouie de voirla position que j’occupais alors. Toutes les femmes avides de merecevoir, tous les hommes furieux ; trinquant avec les ducs etles comtes à souper, dansant le menuet avec de hautes baronnes biennées (comme elles s’appellent absurdement en Allemagne), avecd’adorables Excellences, que dis-je ! avec les Altesses et lestransparences elles-mêmes ; qui pouvait rivaliser avec legalant et jeune noble irlandais ? Qui aurait supposé que septsemaines auparavant j’étais un simple… bah ! J’ai honte d’ypenser ! Un des plus agréables moments de ma vie fut à ungrand gala au palais électoral, où j’eus l’honneur de valser unepolonaise avec la margrave de Bayreuth, en personne, la propre sœurdu vieux Fritz ; du vieux Fritz dont j’avais porté la livréede gros drap bleu, dont j’avais blanchi les ceinturons, et dontj’avais avalé pendant cinq années les abominables rations de petitebière et de choucroute.

Ayant gagné au jeu, d’un gentilhomme italien,un carrosse anglais, mon oncle fit peindre nos armes sur lespanneaux d’une façon plus splendide que jamais, surmontées (commenous descendions des anciens rois) d’une couronne irlandaise,magnifique de dimension et de dorure. J’avais cette royale couronnegravée sur une grande améthyste que je portais en bague à monindex ; et je ne me gênerai pas pour avouer que j’avaiscoutume de dire que ce joyau était dans ma famille depuis plusieursmilliers d’années, ayant originairement appartenu à mon ancêtredirect, feu Sa Majesté le roi Brian Boni ou Barry. Je vous répondsque les légendes du Herald’s College ne sont pas plus authentiquesque ne l’était la mienne.

D’abord le ministre et les gentilshommes del’hôtel anglais furent passablement réservés avec nos deuxseigneuries irlandaises, et contestèrent nos prétentions. Leministre était un fils de lord, il est vrai, mais il étaitégalement le petit-fils d’un épicier, et je le lui dis au balmasqué du comte de Lobkowitz. Mon oncle, comme un noble gentilhommequ’il était, connaissait la généalogie de toutes les famillesconsidérables de l’Europe. Il disait que c’était la seule éruditionqui convînt à un gentilhomme ; et quand nous n’étions pointaux cartes, nous passions des heures sur Gwillim ou d’Hozier, àlire les généalogies, à apprendre les blasons, et à nous mettre aucourant des parentés de notre classe. Hélas ! cette noblescience est maintenant tombée en discrédit : il en est de mêmedes cartes, études et passe-temps sans lesquels j’ai peine àconcevoir qu’un homme d’honneur puisse exister.

Ma première affaire avec un homme de qualitéincontestable eut lieu, à propos de ma noblesse, avec le jeune sirRumford Bumford, de l’ambassade anglaise, mon oncle envoyant enmême temps un cartel au ministre, qui refusa de venir. Je blessaisir Rumford à la jambe, au milieu des larmes de joie de mon oncle,qui m’avait accompagné sur le terrain ; et je vous prometsqu’aucun des jeunes gentilshommes ne mit plus en questionl’authenticité de ma généalogie, et ne rit plus de ma couronneirlandaise.

Quelle délicieuse vie nous menions àprésent ! Je vis que j’étais né gentilhomme, rien qu’au goûtque je pris à la besogne, car réellement c’en était une. Quoiquecela semble tout plaisir, cependant j’assure à toutes les personnesde basse condition, qui pourront lire ceci, que nous autres, leurssupérieurs, nous avons à travailler aussi bien qu’elles ; sije ne me levais qu’à midi, est-ce que je n’avais pas été au jeubien longtemps après minuit ? Maintes fois nous sommes rentrésnous coucher comme les troupes se rendaient à la parade du matin,et quel bien cela me faisait au cœur d’entendre les clairons sonnerla diane avant le point du jour, ou de voir les régiments aller àl’exercice, et de penser que je n’étais plus assujetti à cettedégoûtante discipline, mais rendu à ma conditionnaturelle !

J’y entrai de plein saut, et comme si jen’avais jamais fait autre chose de ma vie. J’avais un valet dechambre, un friseur français pour me coiffer le matin ; jeconnaissais le goût du chocolat presque par intuition, et pouvaisdistinguer entre le véritable espagnol et le français avant d’avoirété une semaine dans ma nouvelle position. J’avais des bagues àtous les doigts, des montres dans mes deux goussets, des camées,des bijoux et des tabatières de toute sorte, et chacune surpassantl’autre en élégance ; j’avais un meilleur goût naturel quepersonne pour la dentelle et la porcelaine. Je pouvais juger d’uncheval aussi bien qu’aucun maquignon de l’Allemagne ; à lachasse à tir et aux exercices athlétiques j’étais sans rival ;l’orthographe, je ne dis pas ; mais je savais parleradmirablement l’allemand et le français ; j’avais au moinsdouze habits complets, trois richement brodés d’or, deux galonnésd’argent, une pelisse de velours grenat garnie de zibeline, une degris français, galonnée d’argent et garnie de chinchilla. J’avaisdes robes de chambre en damas. Je prenais des leçons de guitare, etchantais des canons français d’une façon exquise. Où trouver, dansle fait, un gentilhomme plus accompli que Redmond deBalibari ?

Tout le luxe qui convenait à mon rang nepouvait pas, comme de raison, s’acheter sans crédit ni argent, etpour s’en procurer, comme notre patrimoine avait été dissipé parnos ancêtres, et que nous étions au-dessus de la vulgarité, et deslents profits et chances douteuses du commerce, mon oncle tenaitune banque de pharaon. Nous étions associés avec un Florentin bienconnu dans toutes les cours de l’Europe, le comte Alessandro Pippi,un aussi habile joueur qu’on en ait jamais vu ; mais il atourné abominablement depuis peu, et j’ai découvert que monsieur lecomte n’était qu’un imposteur. Mon oncle était estropié, comme j’aidit ; Pippi, comme tous les imposteurs, était unpoltron ; c’était mon adresse sans rivale à l’épée, et monempressement à la tirer, qui maintenaient la réputation de labanque, pour ainsi dire, et réduisaient au silence maint timidejoueur qui aurait hésité à payer ses pertes. Nous jouions toujourssur parole avec tout le monde ; tout le monde, c’est-à-direles gens d’honneur et de noble lignage. Nous ne tourmentions jamaisceux que nous avions gagnés, et nous ne refusions pas de recevoirdes billets d’eux au lieu d’or. Mais malheur à l’homme qui nepayait point à l’échéance ! Il était sûr de voir Redmond deBalibari se présenter chez lui avec son billet, et je vous prometsqu’il y avait fort peu de mauvaises dettes ; au contraire, onétait reconnaissant de nos ménagements, et notre réputationd’honneur était inattaquée. Dans ces derniers temps, un vulgairepréjugé national s’est plu à jeter une tache sur le caractère desgens d’honneur qui exercent la profession de joueurs. Mais je parledu bon vieux temps de l’Europe, avant que la lâcheté del’aristocratie française dans la honteuse Révolution qui l’atraitée comme elle le méritait, n’eût causé le discrédit et laruine de notre ordre. Les gens crient haro maintenant sur leshommes qui jouent ; mais je voudrais savoir si leurs moyensd’existence sont beaucoup plus honorables que les nôtres. L’agentde change qui joue la hausse et la baisse, et vend, et achète, ettripote avec les valeurs en dépôt, et trafique des secrets d’État,qu’est-il, sinon un joueur ? Le marchand qui fait le commercedu thé et de la chandelle, est-il quelque chose de mieux ? Sesballes de sale indigo sont ses dés ; ses cartes lui arriventchaque année au lieu de toutes les dix minutes, et la mer est sontapis vert. Vous appelez la robe une profession honorable, où unhomme ment pour quiconque le paye, écrase la pauvreté pour toucherdes honoraires de la richesse, écrase le juste parce que l’injusteest son client. Vous appelez honorable un médecin, un escroc decharlatan, qui ne croit point aux élixirs qu’il prescrit, et vousprend votre guinée pour vous avoir dit à l’oreille qu’il fait beauce matin ; tandis qu’un galant homme qui s’assoit devant untapis vert et provoque tous les arrivants, son argent contre leleur, sa fortune contre leur fortune, est proscrit par votre mondemoral d’à présent. C’est une conspiration des classes moyennescontre les gentilshommes, c’est le cant du boutiquierqu’il faut subir de notre temps. Je dis que le jeu était uneinstitution de chevalerie ; il a fait naufrage avec les autrespriviléges des hommes de naissance. Quand Seingalt tenait tête à unhomme trente-six heures de suite sans quitter la table, pensez-vousqu’il ne faisait pas preuve de courage ? Comment avons-nous eule meilleur sang, et aussi les yeux les plus brillants de l’Europe,palpitant autour de la table, quand mon oncle et moi tenions lescartes et la banque contre quelque terrible joueur, qui risquaitquelques milliers sur ses millions de guinées contre tout notreavoir, qui était sur le tapis ? Quand nous engageâmes la luttecontre cet audacieux Alexis Kossloffsky, et que nous lui gagnâmessept mille louis d’un coup, si nous eussions perdu, le lendemainnous étions des mendiants ; lui, lorsqu’il perdit, il nes’agissait pour lui que d’un village et de quelques centaines deserfs à mettre en gage. Quand, à Tœplitz, le duc de Courlande amenaquatorze laquais, chacun avec quatre sacs de florins, et provoquanotre banque à tenir la somme qui était dans les sacs cachetés, quelui demandâmes-nous ? Nous lui dîmes : « Monsieur,nous n’avons que quatre-vingt mille florins dans la banque, ou deuxcent mille à trois mois ; si les sacs de Votre Altesse n’encontiennent pas plus de quatre-vingt mille, nousacceptons ; » et nous le fîmes, et après onze heures dejeu, pendant lesquelles notre banque fut un moment réduite à deuxcent trois ducats, nous lui gagnâmes sept mille florins. N’est-cepas là de la hardiesse ? Cette profession ne demande-t-ellepas, de l’habileté, et de la persévérance, et de la bravoure ?Quatre têtes couronnées regardaient la partie ; et uneprincesse impériale, quand je tournai l’as de cœur et fis paroli,se mit à fondre en larmes. Nul homme, sur le continent européen,n’avait alors une plus haute position que Redmond Barry ; etquand le duc de Courlande perdit, il voulut bien dire que nousavions gagné noblement ; et c’était vrai, et nous dépensâmesnoblement aussi ce que nous avions gagné.

À cette époque, mon oncle, qui allaitrégulièrement à la messe tous les jours, mettait chaque fois dansle tronc dix florins. Partout où nous allions, les maîtres destavernes nous faisaient plus d’accueil qu’à des altesses royales.Nous avions coutume de faire distribuer les débris de nos souperset de nos dîners à des vingtaines de mendiants, qui nousbénissaient. Tout homme qui tenait mon cheval ou nettoyait mesbottes avait un ducat pour sa peine. J’étais, je puis le dire,l’auteur de notre fortune à tous deux, ayant introduit l’audacedans notre jeu. Pippi était une poule mouillée, qui devenaitpoltron lorsqu’il commençait à gagner. Mon oncle (je parle de luiavec grand respect) avait trop de superstition et trop peu defantaisie pour jamais jouer largement.Son courage moralétait incontestable, mais sa hardiesse n’était pas suffisante. Tousdeux, quoique plus âgés que moi, me reconnurent bien vite pour leurchef, et de là l’éclat que j’ai décrit.

J’ai parlé de S. A. I. la princesseFrédérique-Amélie, qui fut si émue de mon succès, et je mesouviendrai toujours avec gratitude de la protection dontm’honorait cette auguste dame. Elle aimait passionnément le jeu,comme en général les dames de presque toutes les cours de l’Europeà cette époque, et il en résultait pour nous des ennuis quin’étaient pas minces ; car il faut dire la vérité, les damesaiment à jouer, certainement, mais elles n’aiment pas à payer. Lepoint d’honneur n’est pas compris de ce charmant sexe ; etc’était avec la plus grande difficulté que, dans nos pérégrinationsparmi les différentes cours du nord de l’Europe, nous les tenionséloignées de la table, que nous nous faisions payer si ellesperdaient, ou que, si elles payaient, nous les empêchions d’userdes plus furieux et plus extraordinaires moyens de vengeance. Dansces grands jours de notre fortune, je calcule que nous ne perdîmespas moins de quatorze mille louis par de telles banqueroutes. Uneprincesse de maison ducale nous donna de faux diamants au lieu desvrais qu’elle avait solennellement engagés ; une autreorganisa un vol des diamants de la couronne, et en aurait jetél’odieux sur nous, sans la précaution de Pippi qui avait gardé unbillet que nous avait donné « Sa Haute Transparence, » etl’envoya à son ambassadeur, précaution qui, je le crois vraiment,sauva notre cou. Une troisième dame d’un rang élevé (mais nonprincier, cette fois), après que je lui eus gagné pour une sommeconsidérable de diamants et de perles, envoya son amant avec unebande de coupe-jarrets pour me dresser un guet-apens, et je ne dusqu’à un courage, une adresse et un bonheur extraordinaires,d’échapper à ces scélérats, blessé moi-même, mais laissant mort surla place le principal agresseur. Mon épée lui entra dans l’œil ets’y brisa, et ses complices, voyant leur chef tomber, prirent lafuite. Autrement, c’était fait de moi, car je n’avais plus d’armepour me défendre.

On peut voir par là que notre vie, avec toutesa splendeur, était remplie de périls et de difficultés, etdemandait beaucoup de talents et de courage pour réussir ; etsouvent, quand nous étions pleinement en veine de succès, nousétions soudain chassés du théâtre de nos exploits par quelquecaprice d’un prince régnant, quelque intrigue d’une maîtressedésappointée, ou quelque querelle avec le ministre de la police. Sice dernier n’était pas acheté ou influence, rien n’était pluscommun pour nous que de recevoir un ordre subit de départ, etainsi, forcément, nous menions une vie errante et décousue.

Si les gains d’une pareille vie sont, commej’ai dit, très-grands, les dépenses aussi sont énormes. Notreextérieur et notre train de maison étaient trop magnifiques pourl’esprit étroit de Pippi, qui se récriait toujours sur monextravagance, quoique obligé d’avouer que sa propre mesquinerie etsa parcimonie n’auraient jamais obtenu les grandes victoires que magénérosité avait remportées. Malgré tout notre succès, notrecapital n’était pas très-grand. Ce que nous avions dit au duc deCourlande, par exemple, était pure fanfaronnade, du moins en ce quiconcernait les deux cent mille florins à trois mois. Nous n’avionspas de crédit et pas d’autre argent que celui qui était sur table,et nous eussions été obligés de fuir si Son Altesse eût gagné etaccepté nos billets. Parfois aussi nous étions rudement atteints.Une banque est presque une certitude ; mais de temps en tempsil survient un mauvais jour, et les hommes qui ont du courage dansla bonne chance devraient au moins en montrer dans lamauvaise ; de ces deux tâches, croyez-moi, la première est laplus difficile.

Une de ces mauvaises chances nous arriva surle territoire du duc de Baden, à Manheim, Pippi, qui était toujoursaux aguets pour nous trouver de la besogne, offrit de faire unebanque à l’auberge où nous étions descendus, et où soupaient lesofficiers des cuirassiers du duc ; en conséquence, on organisaun petit jeu, et quelques misérables écus et louis changèrent demain, plutôt, je crois, à l’avantage de ces pauvres gentilshommesde l’armée, qui certainement sont les plus pauvres diables qu’il yait sous le soleil.

Mais le malheur voulut qu’une couple de jeunesétudiants de l’université de Heidelberg, qui étaient venus àManheim pour toucher leur trimestre, furent présentés à la table,et n’ayant jamais joué auparavant, commencèrent par gagner, commec’est toujours le cas. Le malheur voulut aussi qu’ils fussent gris,et contre l’ivresse j’ai souvent remarqué que les meilleurs calculsau jeu échouent entièrement. Ils jouaient de la manière la plusinsensée, et pourtant ils gagnaient toujours. Chaque carte pourlaquelle ils pariaient leur était favorable. Ils nous avaient gagnécent louis en dix minutes ; et voyant que Pippi devenait demauvaise humeur et que la chance était contre nous, j’étais d’avisde fermer la banque pour ce soir-là, disant que nous n’avions jouéque par plaisanterie, et que maintenant nous en avions assez.

Mais Pippi, qui s’était querellé avec moi dansla journée, avait mis dans sa tête de persister, et le résultat futque les étudiants continuèrent de jouer et de gagner ; puisils prêtèrent de l’argent aux officiers qui se mirent à gagneraussi ; et de cette ignoble manière, dans une salle de taverneempuantie de fumée de tabac, sur une table de sapin tachée de bièreet de liqueur, contre un tas de subalternes affamés et une paired’étudiants imberbes, trois des plus habiles et renommés joueurs del’Europe perdirent dix-sept cents louis. J’en rougis encore quandj’y songe. C’était Charles XII ou Richard Cœur de Lion tombantdevant une misérable forteresse et sous une main inconnue (commel’a écrit mon ami, M. Johnson), et c’était en réalité unehonteuse défaite.

Et ce ne fut pas la seule. Quand nos pauvresvainqueurs furent partis, éblouis du trésor que la fortune avaitjeté devant leurs pas (un de ces étudiants s’appelait le baron deClootz, peut-être celui qui plus tard perdit sa tête à Paris),Pippi recommença la querelle du matin, et de très-gros mots furentéchangés entre nous. Entre autres choses que je me rappelle, je leterrassai d’un coup d’escabeau et je voulais le jeter par lafenêtre ; mais mon oncle, qui était de sang-froid et qui avaitfait maigre avec sa solennité habituelle, s’interposa entre nous,et une réconciliation eut lieu, Pippi faisant des excuses etconvenant d’avoir eu tort.

J’aurais dû, toutefois, douter de la sincéritéde ce perfide Italien ; vraiment, comme je n’avais jamais cruun mot de ce qu’il disait, je ne sais pas pourquoi je fus assez sotpour m’y fier cette fois, et aller me coucher en lui laissant laclef de notre caisse. Elle contenait, après notre perte avec lescuirassiers, en billets et argent, près de huit mille livressterling. Pippi insista pour que notre réconciliation fût ratifiéeavec un bol de vin chaud, et je ne doute pas qu’il n’y ait misquelque drogue soporifique, car mon oncle et moi nous ne nousréveillâmes que très-tard le lendemain matin, et avec de violentsmaux de tête et la fièvre. Nous ne nous levâmes pas avant midi. Ilétait parti depuis douze heures, laissait notre trésor vide, etderrière lui une sorte de calcul par lequel il s’efforçaitd’établir que c’était sa part des profits, et que toutes les pertesavaient été encourues sans son consentement.

Ainsi, après dix-huit mois, il fallaitrecommencer sur nouveaux frais. Mais étais-je abattu ? Non.Notre garde-robe valait encore une forte somme d’argent, car lesgentilshommes en ce temps-là ne s’habillaient pas comme des clercsde paroisse, et une personne de qualité portait souvent, habits etjoyaux, de quoi faire la fortune d’un garçon de boutique. Sans nousplaindre un seul instant, sans une seule parole d’humeur (lecaractère de mon oncle à cet égard était admirable), et sanslaisser connaître le secret de notre perte à âme qui vive, nousmîmes en gage les trois quarts de nos joyaux et de nos habits chezMoïse Lowe, le banquier, et avec cet argent et celui qui nousrestait en poche, le tout montant à un peu moins de huit centslouis, nous rentrâmes dans la lice.

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