Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 10Retours de veine.

Je ne vais point donner à mes lecteurs plus dedétails sur ma vie de joueur que je ne leur en ai donné sur macarrière militaire. Je pourrais, si je voulais, remplir des volumesd’anecdotes de cette espèce ; mais, à ce compte, mon histoirene serait pas finie de plusieurs années, et qui sait si d’un jour àl’autre je ne serai pas forcé de m’arrêter ? J’ai la goutte,des rhumatismes, la gravelle et le foie malade. J’ai deux ou troisblessures dans le corps qui se rouvrent de temps en temps et mecausent des souffrances intolérables, sans compter cent autressymptômes de dissolution. Tels sont les effets du temps, de lamaladie et du bien vivre, sur une des plus vigoureusesconstitutions et un des plus beaux physiques qu’on ait jamais vus.Ah ! je ne souffrais d’aucun de ces maux en 66 ; il n’yavait alors personne en Europe plus gai d’humeur, plus brillant desa personne, que le jeune Redmond Barry.

Avant la trahison de ce gueux de Pippi,j’avais visité plusieurs des meilleures cours de l’Europe, surtoutles plus petites, où le jeu est protégé et où les professeurs decette science sont toujours les bienvenus. Dans les principautésecclésiastiques du Rhin, nous étions particulièrement bienaccueillis. Je n’ai jamais connu de cours plus belles ou plus gaiesque celles des électeurs de Trêves et de Cologne, où il y eût plusd’éclat et d’entrain qu’à Vienne, et surtout que dans cettemisérable cour ou plutôt caserne de Berlin. La cour del’archiduchesse gouvernante des Pays-Bas était également un royalendroit pour nous autres chevaliers du cornet et galants adorateursde la Fortune ; tandis que parmi ces ladres de républicainshollandais, ou ces mendiants de républicains suisses, il étaitimpossible à un gentilhomme de gagner sa vie sans être molesté.

Après notre mésaventure de Manheim, mon oncleet moi nous partîmes pour le duché de X… Le lecteur pourra trouverassez facilement l’endroit, mais je ne me soucie pas d’imprimertout au long les noms de quelques illustres personnes dans lasociété desquelles je tombai alors, et parmi lesquelles je jouai unrôle dans une très-étrange et tragique aventure.

Il n’était pas de cour en Europe où lesétrangers fussent mieux reçus qu’à celle du noble duc de X… ;il n’en était pas où l’on fût plus avide de plaisir et où on enjouit plus splendidement. Le prince n’habitait pas sa capitale deS… ; mais imitant sous tous les rapports le cérémonial de lacour de Versailles, il s’était bâti un magnifique palais à quelqueslieues de là, et, autour de son palais, une superbe villearistocratique, entièrement habitée par sa noblesse et par lesofficiers de sa cour somptueuse. Le peuple était assez durementpressuré, il est vrai, pour subvenir à cette splendeur, car lesÉtats de Son Altesse étaient petits, et aussi vivait-il sagement àl’écart dans une sorte d’imposante retraite, se montrant rarementdans sa capitale, et ne voyant d’autres visages que ceux de sesfidèles serviteurs et officiers. Son palais et ses jardins deLudwigslust étaient exactement sur le modèle français. Deux foispar semaine il y avait réception à la cour, et grand gala deux foispar mois. Il y avait le plus bel Opéra après celui de la France, etun ballet sans égal en splendeur, pour lequel Son Altesse, grandamateur de musique et de danse, dépensait des sommes prodigieuses.C’est peut-être parce que j’étais jeune alors, mais je croisn’avoir jamais vu un tel assemblage de beautés brillantes qu’il enfigurait sur le théâtre de la cour, dans les grands balletsmythologiques qui étaient alors à la mode, et où vous voyiez Marsen escarpins à talons rouges et en perruque, et Vénus avec desmouches et des paniers. Ils disent que ce costume est inexact, etils l’ont changé depuis ; mais, pour ma part, je n’ai jamaisvu de Vénus plus adorable que la Coralie, qui était la principaledanseuse, et je ne trouvais rien à redire aux nymphes sessuivantes, avec leurs robes à queue, leurs barbes et leur poudre.Ces représentations avaient lieu deux fois la semaine, après quoiquelque grand officier de la cour donnait une soirée et un brillantsouper, et les cornets retentissaient de tous côtés, et tout lemonde jouait. J’ai vu soixante-dix tables de jeu dressées dans lagrande galerie de Ludwigslust, outre la banque de pharaon, où leduc lui-même daignait venir jouer et gagnait ou perdait avec unegrandeur vraiment royale.

Ce fut là que nous allâmes après le malheur deManheim. La noblesse de la cour voulut bien dire que notreréputation nous avait précédés, et les deux gentilshommes furentbien accueillis. Dès la première soirée nous perdîmes, à la cour,sept cent quarante louis sur nos huit cents ; à la suivante, àla table du maréchal de la cour, je les regagnai, avec treize centsde plus. Vous pensez bien que nous ne laissâmes savoir à personnecombien nous avions été près de notre ruine la fois d’avant ;mais, au contraire, je me fis bienvenir d’un chacun par la gaietéavec laquelle je perdis, et le ministre des finances lui-mêmem’escompta un billet de quatre cents ducats, tiré par moi sur monintendant de Ballybarry-Castle, dans le royaume d’Irlande, billetque je gagnai à Son Excellence, le lendemain, avec une sommeconsidérable d’argent comptant. Dans cette noble cour tout le mondeétait joueur. Vous voyiez dans les antichambres ducales les laquaisà l’œuvre avec leurs sales jeux de cartes ; les cochers et lesporteurs de chaises jouaient dans la cour, tandis que leurs maîtresjouaient dans les salons au-dessus ; jusqu’aux filles decuisine et aux marmitons, à ce qu’on me dit, avaient une banque, oùl’un d’eux, un confiseur italien, fit une belle fortune. Il achetaplus tard un marquisat romain, et son fils a figuré comme un desplus fashionables des illustres étrangers alors à Londres. Lespauvres diables de soldats jouaient leur paye, quand ils enavaient, ce qui était rare ; et je ne crois pas qu’il y eût unofficier dans aucun des régiments de la garde qui n’eût des cartesdans sa poche, et qui oubliât plus ses dés que son nœud d’épée.Parmi de pareilles gens, c’était corsaire contre corsaire. Ce quevous appelez jouer loyalement eût été folie.MM. de Ballybarry eussent été de grands sots, en effet,de se poser en pigeons dans un tel nid d’éperviers. Il n’y avaitque des hommes de courage et de génie qui pussent vivre etprospérer dans une société où chacun était hardi et habile ;et là mon oncle et moi nous tînmes notre place, oui, et plus quenotre place.

S. A. le duc était veuf, ou plutôt,depuis la mort de la duchesse régnante, il avait contracté unmariage morganatique avec une dame qu’il avait anoblie, et quiconsidérait comme un compliment (telle était la moralité del’époque) d’être appelée la Duharry du Nord. Il s’était mariétrès-jeune, et son fils, le prince héréditaire, était, on peut ledire, le souverain réel de l’État, car le duc régnant avait plus degoût pour le plaisir que pour la politique, et aimait infinimentmieux causer avec son grand veneur ou le directeur de son Opéra,qu’avec des ministres et, des ambassadeurs.

Le prince héréditaire, que je nommerai leprince Victor, avait un caractère tout différent de celui de sonauguste père. Il avait fait la guerre de la succession et celle deSept ans avec beaucoup d’honneur au service de l’impératrice, étaitd’une humeur sévère, paraissait rarement à la cour, excepté quandle cérémonial l’y appelait, et vivait presque seul dans son aile dupalais, où il se consacrait aux études les plus graves, étant grandastronome et chimiste. Il avait la fureur, si commune alors enEurope, de courir après la pierre philosophale ; et mon oncleregrettait souvent de n’avoir aucune teinture de chimie, commeBalsamo (qui avait pris le nom de Cagliostro), Saint-Germain, etautres individus, qui avaient obtenu de très-grosses sommes du ducVictor, en l’aidant dans sa recherche du grand secret. Sesamusements étaient de chasser et de passer des revues ; sanslui et sans l’assistance qu’il prêtait à son bonhomme de père,l’armée aurait joué aux cartes toute la journée ; et ainsi ilétait bien que le soin de gouverner fût laissé à ce prudentprince.

Le duc Victor avait cinquante ans, et safemme, la princesse Olivia, en avait à peine vingt-trois, ilsétaient mariés depuis sept ans, et, dans les premières années deleur union, la princesse lui avait donné un fils et une fille. Lasévérité de mœurs et de manières, l’air sombre et gauche du mari,étaient peu faits pour plaire à la brillante et séduisante jeunefemme, qui avait été élevée dans le Midi (elle était de la maisonducale de S…), qui avait passé deux ans à Paris sous la tutelle deMesdames, filles de Sa Majesté Très-Chrétienne, et qui était l’âmeet la vie de la cour de X…, la gaieté en personne, l’idole de sonauguste beau-père et même de toute la cour. Elle n’était pas belle,mais charmante ; pas spirituelle, mais charmante encore danssa conversation comme dans sa personne. Elle était prodigue au delàde toute mesure ; si fausse, que vous ne pouviez vous fier àelle ; mais ses faiblesses mêmes étaient plus attrayantes queles vertus des autres femmes, son égoïsme plus ravissant que lagénérosité des autres. Je n’ai jamais connu de femme que sesdéfauts aient rendue si séduisante. Elle ruinait les gens, etcependant ils l’aimaient tous. Mon vieil oncle l’a vue tricher àl’hombre, et lui a laissé gagner quatre cents louis sans résisterle moins du monde. Ses caprices, avec les officiers et les dames desa maison, étaient incessants, mais ils l’adoraient. Elle était laseule de la famille régnante que le peuple vénérât. Elle ne sortaitjamais sans que son carrosse fût suivi avec acclamations, et, pourêtre généreuse envers ces braves gens, elle empruntait à sespauvres filles d’honneur leur dernier sou, qu’elle ne leur rendaitjamais. Dans les premiers temps, son mari avait été aussi fascinépar elle que le reste du monde ; mais ses caprices l’avaientjeté dans de terribles explosions d’humeur et dans un éloignementqui, bien qu’interrompu par des retours de tendresse presqueinsensés, n’en existait pas moins. Je parle de Son Altesse Royaleen toute candeur et admiration, quoique je pense être excusable dela juger plus sévèrement, vu l’opinion qu’elle avait de moi. Elledisait que le vieux M. de Balibari était un gentilhommeaccompli, et que le jeune avait des manières de courrier. Le mondea professé une opinion différente, et je puis me permettred’enregistrer ici cette sentence, qui est presque la seule qui aitété portée contre moi. D’ailleurs elle avait un motif de ne pointm’aimer, comme vous allez le savoir.

Cinq ans à l’armée, une longue expérience dumonde avaient, avant cette époque, chassé toutes ces idéesromanesques sur l’amour que j’avais en commençant la vie ; etj’avais résolu, comme il convient aux gentilshommes (il n’y a queles gens de bas étage qui se marient par pure affection), deconsolider ma fortune par un mariage. Dans le cours de nospérégrinations, mon oncle et moi, nous avions fait plusieurstentatives pour arriver à ce but ; il était survenu denombreux désappointements, qui ne valent pas la peine d’êtrementionnés ici, mais qui m’avaient empêché jusqu’alors de trouverun parti qui me parût digne d’un homme de ma naissance, de monmérite et de mon physique. Les dames, sur le continent, n’ont pasl’habitude de se laisser enlever comme c’est la coutume enAngleterre (coutume qui a été bien profitable à beaucoupd’honorables gentilshommes de mon pays) ; les tuteurs, et descérémonies et des difficultés de toute espèce se mettent à latraverse ; le véritable amour n’a pas ses coudées franches, etune pauvre femme ne peut donner son honnête cœur au galant hommequi l’a conquis. Tantôt c’étaient des douaires qu’ondemandait ; tantôt c’était ma généalogie et mes parchemins quin’étaient pas satisfaisants, quoique j’eusse un plan et un étatcensier des terres de Ballybarry, et la généalogie de la famillejusqu’au roi Brian Boni, ou Barry, admirablement tracée surpapier ; tantôt c’était une jeune fille qui s’était enfuiedans un couvent, juste comme elle allait tomber dans mesbras ; une autre fois, une riche veuve des Pays-Bas était surle point de me faire maître et seigneur d’un noble domaine enFlandre, quand arrive un ordre de la police qui me donne une heurepour sortir de Bruxelles, et consigne mon éplorée dans son château.Mais à X…, j’eus l’occasion de jouer une belle partie, et jel’aurais gagnée, qui plus est, sans la terrible catastrophe quirenversa ma fortune.

Dans la maison de la princesse héréditaire,était une demoiselle de dix-neuf ans, qui possédait la plus grandefortune de tout le duché. La comtesse Ida, tel était son nom, étaitfille d’un ancien ministre et favorite de S. A. le duc de X…et de la duchesse, qui lui avaient fait l’honneur d’être sesparrains, et qui, à la mort de son père, l’avaient prise sous leurauguste tutelle et protection. À seize ans elle avait été amenée deson château, où, jusqu’à cette époque, on lui avait permis derésider, et avait été placée auprès de la princesse Olivia, enqualité de fille d’honneur.

La tante de la comtesse Ida, qui dirigeait samaison pendant sa minorité, l’avait follement laissée contracter unattachement pour son cousin germain, sous-lieutenant sans le soudans un des régiments d’infanterie du duc, et qui s’était flattéd’enlever ce riche butin ; et s’il n’avait pas été unvéritable idiot, en effet, ayant l’avantage de la voir constamment,de n’avoir aucun rival près de lui, et avec l’intimitéqu’autorisait leur parenté, il aurait pu, par un mariage secret,s’assurer de la jeune comtesse et de ses possessions, mais il s’yprit si bêtement, qu’il lui permit de quitter sa retraite, de venirpour un an à la cour, et d’entrer dans la maison de la princesseOlivia ; et alors que fait mon jeune gentilhomme ? Unbeau jour il paraît au lever du duc, avec ses épaulettes ternies etson habit râpé, et il demande en forme à Son Altesse, comme aututeur de la jeune personne, la main de la plus riche héritière deses États !

La faiblesse de ce brave prince était telleque, comme la comtesse Ida elle-même était aussi engouée de cetteunion que son niais de cousin, Son Altesse aurait peut-être finipar la permettre, si la princesse Olivia n’eût été amenée àintervenir, et à obtenir du duc un veto péremptoire auxespérances du jeune homme. La cause de ce refus était encoreinconnue, il n’était question d’aucun autre prétendant à la main dela jeune personne, et les amants continuaient à correspondre,quand, tout à coup, le lieutenant fut dirigé sur un des régimentsque le prince était dans l’habitude de vendre aux grandespuissances alors en guerre (ce commerce militaire était une partieprincipale des revenus de Son Altesse, et autres princes en cetemps-là), et leur liaison fut ainsi brusquement brisée.

Il était étrange que la princesse Olivia eûtpris ce parti contre une jeune personne qui avait été safavorite : car d’abord, avec ces idées romanesques etsentimentales qu’ont presque toutes les femmes, elle avait enquelque sorte encouragé la comtesse Ida et son amant sans lesou ; mais maintenant elle se tourna subitement contre eux, etaprès avoir aimé la comtesse comme elle avait fait, elle lapoursuivit de sa haine avec cet art ingénieux qui n’appartientqu’aux femmes : il n’y eut pas de bornes au raffinement de sestortures, au venin de sa langue, à l’amertume de ses sarcasmes etde ses dédains. Quand j’arrivai à la cour de X…, les jeunes gens yavaient surnommé cette jeune personne la Dumme Gräfinn, lastupide comtesse. Elle était généralement silencieuse, belle, maispâle, l’air bête et gauche, ne prenant aucun intérêt aux amusementsdu lieu, et paraissant au milieu des festins aussi refrognée que latête de mort que les Romains, dit-on, avaient coutume de placer surleurs tables.

Le bruit courut qu’un jeune gentilhommed’extraction française, le chevalier de Magny, écuyer du ducrégnant, et présent à Paris quand la princesse Olivia y avait étémariée par procuration, était le futur destiné à la riche comtesseIda ; mais il n’avait été fait encore aucune déclarationofficielle à cet égard ; on parlait tout bas d’une sombreintrigue, et ces propos reçurent plus tard une effrayanteconfirmation.

Le chevalier de Magny était le petit-fils d’unvieil officier général au service du duc, le baron de Magny. Lepère du baron avait quitté la France lors de l’expulsion desprotestants, à la révocation de l’édit de Nantes, et pris duservice à X…, où il était mort. Son fils lui succéda ; tout àfait différent de la plupart des gentilshommes français que j’aiconnus, c’était un sévère et froid calviniste, rigide dansl’accomplissement de son devoir, réservé de manières, fréquentantpeu la cour, et ami intime et favori du duc Victor, auquel ilressemblait de caractère.

Le chevalier, son petit-fils, était unvéritable Français ; il était né en France, où son pèreoccupait un poste diplomatique au service du duc. Il s’était mêlé àla gaie société de la plus brillante cour du monde, et avait deshistoires sans fin à nous faire des plaisirs des petites maisons,des secrets du Parc aux cerfs, et de toutes les joyeuses folies deRichelieu et de ses compagnons. Il s’était presque ruiné au jeu,comme son père avant lui ; car, échappés à la surveillance dusévère vieux baron en Allemagne, le fils et le petit-fils avaientmené la vie la plus désordonnée. Il revint de Paris bientôt aprèsl’ambassade qui avait été envoyée à l’occasion du mariage de laprincesse, fut mal reçu par son grand-père qui, néanmoins, paya sesdettes encore une fois, et lui procura cette position dans lamaison du duc. Le chevalier de Magny devint un grand favori de sonauguste maître ; il rapportait les modes et les gaietés deParis ; il était l’ordonnateur de tous les bals et mascarades,le recruteur de tous les danseurs de ballets, et de beaucoup leplus brillant et le plus magnifique jeune seigneur de la cour.

Après que nous eûmes été quelques semaines àLudwigslust, le vieux baron de Magny essaya de nous faire renvoyerdu duché ; mais sa voix ne fut pas assez forte pour étouffercelle du public, et le chevalier de Magny particulièrement sedéclara pour nous auprès de Son Altesse quand la question futdébattue devant elle. Le chevalier n’avait point perdu son amour dujeu. Il fréquentait régulièrement notre banque, où il joua pendantquelque temps avec assez de bonheur, et où, lorsqu’il commença àperdre, il paya avec une ponctualité surprenante pour tous ceux quiconnaissaient la modicité de ses ressources et la splendeur dutrain qu’il menait.

S. A. la princesse Olivia aimait aussibeaucoup le jeu. Dans la demi-douzaine de fois que nous tînmes unebanque à la cour, je pus remarquer sa passion. Je pus voir, –c’est-à-dire, mon vieil oncle, toujours de sang-froid, put voir –bien davantage. Il y avait des intelligences entreM. de Magny et cette illustre dame.

« Si Son Altesse n’est pas amoureuse dupetit Français, me dit mon oncle un soir après le jeu, que je perdemon dernier œil !

– Et après, monsieur ? luidis-je.

– Après ! reprit mon oncle en meregardant fixement ; êtes-vous assez innocent pour ne paspouvoir répondre vous-même à cet après ? Votre fortune estfaite, si vous voulez y aider, et nous pouvons ravoir les terres deBarry dans deux ans, mon garçon.

– Comment cela ? » demandai-jem’y perdant toujours.

Mon oncle dit sèchement :

« Poussez Magny à jouer ; ne vousoccupez pas de savoir s’il payera ; acceptez ses billets. Plusil devra, mieux ce sera ; mais, par-dessus tout, faites-lejouer.

– Il ne pourra pas payer un shilling,répliquai-je. Les juifs n’escompteront pas ses billets à cent pourcent.

– Tant mieux ; vous verrez que nousen tirerons parti, » répondit le vieux gentilhomme ; etje dois avouer que le plan qu’il développa était charmant, habileet loyal.

Je devais faire jouer Magny ; à cela, iln’y avait pas grande difficulté : nous étions intimesensemble, car il était aussi bon chasseur que moi, et nous nousétions pris d’amitié l’un pour l’autre, et s’il voyait un cornet,il était impossible de l’empêcher de mettre la main dessus :il y allait aussi naturellement qu’un enfant à des sucreries.

Au commencement il me gagna, puis il se mit àperdre ; alors je lui jouai de l’argent contre des bijouxqu’il apporta, des joyaux de famille, disait-il, et vraiment d’unevaleur considérable. Il me demanda toutefois de n’en pas disposerdans le duché, et je lui donnai et tins ma parole à cet effet. Desbijoux, il en vint à jouer sur billets, et comme on ne luipermettait pas de jouer à la cour et en public à crédit, il étaitenchanté d’avoir une occasion de satisfaire à crédit sa passionfavorite. Je l’ai eu pendant des heures à mon pavillon (que j’avaisdécoré à la mode orientale, très-splendidement), secouant les désjusqu’à l’heure de son service à la cour, et nous passions jour surjour de cette manière. Il m’apporta d’autres bijoux : uncollier de perles, une broche ancienne en émeraude et autres joyauxen compensation de ces pertes, car je n’ai pas besoin de dire queje n’aurais pas joué avec lui tout ce temps s’il avait gagné ;mais au bout d’une semaine environ, la chance tourna contre lui, etil devint mon débiteur pour une somme prodigieuse ; je ne mesoucie pas d’en dire le chiffre ; elle était telle, que je nepensais pas qu’un jeune homme pût jamais la payer.

Pourquoi donc l’avoir jouée ? pourquoiperdre les journées à jouer tête à tête avec un insolvable, quandil y avait une besogne bien plus profitable à faire ailleurs ?Mon motif, je le confesse hardiment ; je voulais gagner àM. de Magny, non pas son argent, mais sa future, lacomtesse Ida. Qui peut dire que je n’avais pas le droit d’user detoute espèce de stratagèmes dans cette affaire d’amour ? Ouplutôt, pourquoi dire amour ? J’en voulais aux richesses de lademoiselle ; je l’aimais tout autant que l’aimait Magny ;je l’aimais tout autant que cette pudibonde vierge de dix-sept ansaime un vieux lord de soixante-dix qu’elle épouse. Je suivais lapratique du monde en ceci, résolu que j’étais à assurer ma fortunepar ce mariage.

J’avais coutume de me faire donner par Magny,après ses pertes, une lettre amicale de reconnaissance, conçue àpeu près en ces termes :

« Mon cher monsieur de Balibari, jereconnais avoir perdu contre vous aujourd’hui, au lansquenet (ou aupiquet, ou à la chance, selon le cas, j’étais son maître à tous lesjeux du monde), la somme de trois cents ducats, et je regarderaicomme une grande bonté de votre part de vouloir bien laisser ladette en suspens jusqu’à une époque ultérieure, où elle vous serapayée par votre très-reconnaissant et humble serviteur. »

Avec les bijoux qu’il m’apportait, je prenaisaussi la précaution (mais cette idée-ci était de mon oncle, elleétait fort bonne) d’avoir une sorte de facture, et une lettre quime priait de recevoir les joyaux en à-compte sur une somme d’argentqu’il me devait.

Quand je l’eus mis dans la position que jejugeais favorable à mes desseins, je lui parlai avec candeur etsans réserve, comme on se parle entre hommes du monde.

« Je ne vous ferai pas, mon cher garçon,lui dis-je, le mauvais compliment de supposer que vous vousattendiez à ce que nous continuions de jouer plus longtemps de lasorte, et à ce que j’aie aucune satisfaction de posséder plus oumoins de chiffons de papier portant votre signature, et une sériede billets que je vous sais incapable de jamais payer. Ne prenezpas un air farouche ni fâché, car vous savez que Redmond Barry estplus fort que vous à l’épée ; d’ailleurs, je ne serais pointassez bête pour me battre avec un homme qui me doit tantd’argent ; mais écoutez avec calme ce que j’ai à vousproposer.

« Vous avez été très-expansif avec moipendant notre intimité du mois dernier, et je connais parfaitementtoutes vos affaires personnelles. Vous avez donné votre paroled’honneur à votre grand-père de ne jamais jouer sur parole, et voussavez comment vous l’avez tenue, et qu’il vous déshéritera s’ilapprend la vérité. Bien plus, supposez qu’il meure demain, safortune n’est pas suffisante pour payer la somme que vous medevez ; et, si vous m’abandonniez tout, vous seriez unmendiant, et un banqueroutier, qui plus est.

« S. A. la princesse Olivia ne vousrefuse rien. Je ne demanderai pas pourquoi ; maispermettez-moi de dire que je savais le fait avant que nous eussionscommencé à jouer ensemble.

– Voulez-vous être fait baron…chambellan, avec le grand cordon de l’ordre ? s’écria touthaletant le pauvre garçon. La princesse peut tout sur le duc.

– Je n’aurai pas de répugnance, dis-je,pour le cordon jaune et la clef d’or, quoiqu’un gentilhomme de lamaison de Ballybarry se soucie peu des titres de la noblesseallemande. Mais ce n’est pas là ce qu’il me faut. Mon bonchevalier, vous n’avez pas eu de secrets pour moi. Vous m’avez ditla difficulté que vous aviez eue à décider la princesse Olivia àconsentir au projet de votre union avec la gräfinn Ida, que vousn’aimez pas. Je sais fort bien qui vous aimez.

– Monsieur de Balibari ! » ditle chevalier déconfit.

Il n’en put dire davantage. La véritécommençait à lui apparaître.

« Vous commencez à comprendre,continuai-je. S. A. la princesse (je dis ceci d’un tonsarcastique) ne sera pas très-fâchée, croyez-moi, si vous rompezvotre union avec la stupide comtesse. Je ne suis pas plusadmirateur que vous de cette dame ; mais j’ai besoin de safortune. C’est cette fortune que j’ai jouée avec vous, et je l’aigagnée ; et je vous donnerai vos billets et cinq mille ducatsle jour où je l’aurai épousée.

– Le jour où j’épouserai, moi, lacomtesse, répondit le chevalier, pensant me tenir, je serai en étatde me procurer de quoi payer dix fois ma dette (c’était vrai, carles propriétés de la comtesse valaient près d’un demi-million delivres sterling), et alors je m’acquitterai envers vous. Enattendant, si vous m’ennuyez de vos menaces, ou que vousm’insultiez encore comme vous avez fait, j’userai de cetteinfluence que vous me reconnaissez, pour vous faire chasser duduché, comme vous avez été chassé des Pays-Bas l’annéedernière. »

Je sonnai le plus tranquillement du monde.« Zamore, dis-je à un grand nègre habillé à la turque, qui meservait, quand vous entendrez sonner une seconde fois, vousporterez ce paquet au maréchal de la cour, celui-ci à S. Ex. legénéral de Magny, et celui-ci, vous le remettrez à un des écuyersde S. A. le prince héréditaire. Attendez dans l’antichambre,et ne faites pas ces commissions avant que je sonne denouveau. »

L’homme noir s’étant retiré, je me tournaivers M. de Magny, et dis : « Chevalier, lepremier paquet contient une lettre de vous à moi, déclarant votresolvabilité, et me promettant solennellement de payer les sommesque vous me devez ; elle est accompagnée d’un document de moi(car je m’attendais à quelque résistance de votre part),établissant que mon honneur a été mis en question, et demandant quece papier soit placé sous les yeux de Son Altesse, votre augustemaître. Le second paquet est pour votre grand-père ; ilcontient la lettre dans laquelle vous exposez que vous êtes sonhéritier, et demande la confirmation du fait. Le dernier paquet,adressé à S. A. le duc héréditaire, ajoutai-je en le regardanttrès-sévèrement, renferme l’émeraude de Gustave-Adolphe, qu’il adonnée à la princesse, et que vous m’avez remise en gage comme unjoyau de famille à vous. Votre influence sur la princesse doit êtregrande en effet, dis-je en concluant, puisque vous avez pu luiextorquer un joyau tel que celui-là, et puisque vous lui avez, afinde payer vos dettes de jeu, fait livrer un secret d’où dépend votretête à tous les deux.

– Scélérat ! dit le Français toutéperdu de rage et de terreur, voudriez-vous impliquer la princessedans tout ceci ?

– Monsieur de Magny, répondis-je enricanant, non, je dirai que vous avez volé cejoyau. »

C’était mon opinion qu’il l’avait fait, et quela malheureuse et infatuée princesse n’avait eu connaissance de cevol que longtemps après qu’il avait été commis. La manière dontnous étions venus à connaître l’histoire de l’émeraude est assezsimple : comme nous avions besoin d’argent (car le temps queje passais avec Magny faisait que notre banque était fortnégligée), mon oncle avait porté les bijoux de Magny à Manheim pourles mettre en gage. Le juif qui prêta de l’argent dessus savaitl’histoire de la pierre en question ; et quand il demandacomment la princesse avait pu s’en dessaisir, mon oncle, forthabilement, prit l’histoire où il la trouvait, dit que Son Altesseaimait beaucoup le jeu, qu’il ne lui était pas toujours commode depayer, et que c’était ainsi que l’émeraude était venue dans nosmains. Il la rapporta sagement à S… ; et, quant aux autresbijoux que le chevalier nous avait donnés en gage, ils n’avaientrien qui les distinguât ; aucune question n’avait été faite àleur sujet jusqu’à ce jour ; et non-seulement je ne savais pasqu’ils vinssent de Son Altesse, mais je ne puis aujourd’hui encorefaire que des conjectures à leur égard.

L’infortuné jeune homme devait avoir l’âmebien lâche, de n’avoir pas, quand je l’accusai de vol, fait usagede mes deux pistolets qui se trouvaient par hasard devant lui, pourenvoyer hors de ce monde et son accusateur et sa misérablepersonne ; avec une imprudence et une insouciance sidéplorables de sa part et de celle de la malheureuse femme quis’était oubliée pour ce triste gredin, il aurait dû savoir que ladécouverte était inévitable. Mais il était écrit que cette terribledestinée s’accomplirait ; au lieu de finir en homme, il filadoux devant moi, tout à fait démoralisé, et, se jetant sur le sofa,fondit en larmes, en appelant d’un air effaré tous les saints à sonaide, comme s’ils pouvaient s’intéresser au sort d’un telmisérable.

Je vis que je n’avais rien à craindre delui ; et, rappelant Zamore, mon nègre, je lui dis que jeporterais moi-même les paquets, que je remis dans monsecrétaire ; et mon but étant ainsi atteint, j’agis, comme jefais toujours, généreusement envers lui. Je dis que, pour plus desûreté, j’enverrais l’émeraude hors du pays ; mais que jem’engagerais sur l’honneur à la rendre à la duchesse, sans aucunecondition pécuniaire, le jour où elle m’obtiendrait le consentementdu souverain à mon union avec la comtesse Ida.

Ceci expliquera assez clairement, je m’enflatte, le jeu que je jouais ; et, bien que quelque rigidemoraliste en puisse contester la loyauté, je dis que tout estlégitime en amour, et que des hommes aussi pauvres que moi nepeuvent pas se permettre de tant faire les difficiles sur lesmoyens de réussir dans la vie. Les grands et les riches sontaccueillis avec un sourire sur le grand escalier du monde ;celui qui est pauvre, mais ambitieux, doit grimper par-dessus lemur, ou se frayer des pieds et des mains un passage par l’escalierde derrière, ou, pardi, se hisser par quelque conduit de la maison,si sale et si étroit qu’il puisse être, pourvu qu’il mène en haut.Le paresseux sans ambition prétend que la chose n’en vaut pas lapeine, se refuse entièrement à la lutte, et se décerne le nom dephilosophe. Je dis que c’est un poltron sans énergie. À quoi estbonne la vie sans l’honneur ? et l’honneur est siindispensable, que nous devons l’acquérir n’importe comment.

La manière dont Magny devait opérer saretraite fut proposée par moi, et fut réglée de façon à ménager ladélicatesse des deux parties. D’après mon avis, Magny prit à partla comtesse Ida, et lui dit : « Madame, quoique je ne mesois jamais déclaré votre adorateur, le comte et vous avez eu despreuves suffisantes de mon estime pour vous ; et ma demande,je le sais, eût été appuyée par Son Altesse, votre auguste tuteur.Je sais que le gracieux désir du duc est que mes attentions soientreçues favorablement ; mais comme le temps n’a pas parumodifier votre attachement pour un autre, et que j’ai trop defierté pour forcer une dame de votre nom et de votre rang à s’unirà moi contre son gré, le meilleur plan est que je vous fasse, pourla forme, une proposition non autorisée par Son Altesse, que vous yrépondiez, comme je regrette de penser que votre cœur vous ledicte, négativement ; sur quoi, je me désisterai ainsi enforme de mes prétentions sur vous, en déclarant qu’après un refus,rien au monde, pas même le désir du duc, ne me déciderait à ypersévérer. »

La comtesse Ida pleura presque en entendantces paroles de M. de Magny, et elle eut des larmes dansles yeux, dit-il, en lui prenant la main pour la première fois, eten le remerciant de la délicatesse de cette démarche. Elle savaitpeu que le Français était incapable de cette sorte de délicatesse,et que la gracieuse manière dont il se retirait était de moninvention.

Aussitôt qu’il se fut retiré, ce fut à moi deme mettre en avant, mais prudemment et doucement, de façon à nepoint alarmer la dame, et cependant avec fermeté, de façon à laconvaincre de l’impossibilité de s’unir avec son piètre amoureux,le sous-lieutenant. La princesse Olivia fut assez bonne pourexécuter en ma faveur cette partie nécessaire du plan, et pouravertir solennellement la comtesse Ida que, bien queM. de Magny se fût désisté de ses prétentions sur elle,son auguste tuteur n’en voudrait pas moins la marier comme il lejugerait convenable, et qu’elle devait oublier à jamais sonamoureux aux coudes percés. Au fait, je ne puis concevoir commentun si piètre drôle avait jamais eu l’audace de se proposer pourelle : sa naissance, assurément, était bonne ; mais quelsautres titres avait-il ?

Quand le chevalier de Magny se retira, nombred’autres prétendants, vous pouvez bien le penser, seprésentèrent ; et parmi eux votre très-humble serviteur, lecadet de Ballybarry. Il y eut à cette époque un carrousel, àl’imitation des anciens tournois de la chevalerie, dans lequel leschevaliers joutaient l’un contre l’autre à la lance ou couraient labague ; et en cette occasion j’étais revêtu d’un magnifiquecostume romain (à savoir : un casque d’argent, une perruqueflottante, une cuirasse de cuir doré, richement brodée, un manteaude velours bleu de ciel, et des bottines de maroquin cramoisi), etsous cet habit je montai mon cheval bai Brian, et enlevai troisbagues, et remportai le prix sur toute la noblesse du duché et despays voisins, qui était venue à la fête. Une couronne de laurierdoré devait être le prix du vainqueur, et elle devait être décernéepar la dame qu’il choisirait. Je galopai donc vers la galerie où lacomtesse Ida était assise derrière la princesse héréditaire, etprononçant son nom avec force, mais avec grâce, je demandai qu’ilme fût permis d’être couronné par elle, et me proclamai ainsi, à laface de toute l’Allemagne, pour ainsi dire, son prétendant. Elledevint très-pâle, et la princesse très-rouge, à ce que jeremarquai ; mais la comtesse Ida finit par me couronner ;après quoi, enfonçant les éperons dans les flancs de mon cheval, jefis au galop le tour de l’arène, saluant S. A. le duc àl’extrémité opposée, et exécutant avec mon bai les plus merveilleuxexercices.

Mon succès, comme vous pouvez imaginer,n’augmenta pas ma popularité parmi les jeunes gens de la cour. Ilsme traitèrent d’aventurier, de fanfaron, de pipeur de dés,d’imposteur et d’une centaine de jolis noms ; mais j’avais unmoyen de faire taire ces messieurs. Je pris à partie le comte deSchmetterling, le plus riche et le plus brave des jeunes gens quiparaissaient avoir des vues sur la comtesse Ida, et je l’insultaipubliquement au Ridotto, en lui jetant mes cartes à la face. Lelendemain, j’étais à trente milles de là, sur le territoire del’électeur de B…, où je me battis avecM. de Schmetterling, et lui passai deux fois mon épée autravers du corps ; puis je m’en revins à cheval avec monsecond, le chevalier de Magny, et me présentai le soir même auwhist de la duchesse. Magny avait eu d’abord beaucoup de répugnanceà m’accompagner ; mais j’insistai pour qu’il me secondât dansma querelle. Aussitôt que j’eus rendu mes devoirs à Son Altesse,j’allai à la comtesse Ida, et lui fis une profonde révérence, laregardant fixement au visage jusqu’à ce qu’elle devînt cramoisie,puis promenant les yeux sur chaque homme de son cercle, jusqu’à ceque, ma foi, je leur eusse fait baisser les leurs. Je chargeaiMagny de dire partout que la comtesse était amoureuse folle demoi : commission qu’avec plus d’une autre le pauvre diable futobligé d’exécuter. Il faisait une assez sotte figure, comme disentles Français, jouant pour moi le rôle de pionnier, me louant entous lieux, m’accompagnant toujours, lui qui avait été le roi de lamode jusqu’à mon arrivée ; lui qui croyait que sa généalogiede mendiants était supérieure à la race des rois d’Irlande dont jedescendais ; qui m’avait cent fois traité en ricanant despadassin, de déserteur, et m’avait appelé le vulgaire parvenuirlandais ! maintenant je pouvais me venger de ce monsieur, etje m’en vengeais.

J’avais coutume de l’appeler, dans lessociétés les plus choisies, de son nom de baptême, Maxime. Jedisais : « Bonjour, Maxime, comment vas-tu ? »aux oreilles de la princesse, et je pouvais le voir se mordre leslèvres de fureur et de vexation. Mais je le tenais dans mes mains,et la princesse aussi, moi pauvre soldat du régiment de Bulow. Etceci prouve ce que peuvent le génie et la persévérance, et cedevrait être un avertissement pour les grands de ne jamais avoir desecrets, s’ils peuvent faire autrement.

Je savais que la princesse me haïssait, maisque m’importait ? elle savait que je savais tout, et même, jecrois, ses préventions contre moi étaient si fortes, qu’elle mesupposait assez indélicat pour trahir une dame, ce que jedédaignerais de faire ; de sorte qu’elle tremblait devant moicomme un enfant devant son maître d’école. Elle se permettaitaussi, en vraie femme qu’elle était, toutes sortes de plaisanterieset de ricanements sur moi les jours de réception, et mequestionnait sur mon palais d’Irlande, et sur les rois, mesancêtres, me demandant si, quand j’étais simple fantassin dans lerégiment de Bulow, mes augustes parents n’étaient pas venus metirer d’affaire, et si la bastonnade y était vertementadministrée ; enfin tout ce qui pouvait me mortifier. MaisDieu vous bénisse ! je sais faire la part des gens, et j’avaiscoutume de lui rire au visage. Tandis que ses plaisanteries et sesrailleries allaient leur train, je prenais plaisir à regarder lepauvre Magny, et à voir comment il les supportait. Le pauvre diabletremblait de me voir éclater sous les sarcasmes de la princesse ettout dire ; mais ma vengeance consistait, lorsque la princessem’attaquait, à lui dire quelque chose d’amer ; à lui de lerendre au voisin, comme font les enfants à l’école. Et c’étaittoucher la corde sensible de Son Altesse. Elle souffrait autant descoups que je portais à Magny que si je lui eusse dit quelque chosede blessant à elle-même. Quoiqu’elle me détestât, elle me demandaitpardon en particulier ; et quoique son orgueil l’entraînâtsouvent, sa prudence obligeait cette magnifique princesse des’humilier devant ce pauvre petit Irlandais sans le sou.

Dès que Magny eut renoncé en forme à lacomtesse Ida, la princesse rendit sa faveur à cette jeune personne,et prétendit l’aimer beaucoup. Pour être juste envers elles, je nesais pas laquelle des deux me haïssait le plus, de la princesse,qui était toute ardeur et feu, et coquetterie, ou de la comtesse,qui était toute dignité et toute splendeur. Cette dernière,surtout, prétendait m’avoir en dégoût ; et cependant, aprèstout, j’ai plu à mieux qu’elle, j’étais autrefois un des plus beauxhommes de l’Europe, et je défierais tous les heiduques de la courde mesurer avec la mienne leur poitrine ou leur jambe ; maisje ne m’inquiétais d’aucune de ses sottes préventions, et j’étaisdéterminé à la conquérir et à la posséder en dépit d’elle-même.Était-ce à cause de ses charmes ou de ses qualités ? Non. Elleétait toute blanche, maigre, myope, grande et gauche, et j’ai ungoût tout contraire ; et quant à son esprit, il n’est pasétonnant qu’une pauvre créature qui s’était engouée d’un misérableenseigne déguenillé ne sût pas m’apprécier. C’était à son bien queje faisais la cour ; quant à elle-même, ce serait compromettremon goût d’homme à la mode que d’avouer que j’en eusse pourelle.

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