Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Chapitre 2Dans lequel je me montre homme de cœur.

Durant cette dispute, ma cousine Nora fit laseule chose que puisse une femme en pareille circonstance :elle s’évanouit en forme. J’étais en pleine altercation avec Micken ce moment ; sans quoi naturellement j’aurais volé à sonsecours ; mais le capitaine Fagan (c’était un gaillard assezsec que ce Fagan) m’en empêcha en disant : « Je vousconseille de laisser cette demoiselle à elle-même, masterRedmond ; soyez sûr qu’elle reviendra à elle. » Et, eneffet, elle ne tarda pas à le faire, ce qui m’a prouvé depuis queFagan connaissait assez bien le monde, car dans la suite j’ai vunombre de femmes reprendre leurs sens de la même manière. Quin nefit pas mine de l’assister, vous pouvez le croire, car, au milieude la diversion opérée par les cris qu’elle jeta, le fanfaron sansfoi s’esquiva.

« À qui de nous deux le capitaine Quindoit-il avoir affaire ? » dis-je à Mick ; carc’était mon premier duel, et j’en étais aussi fier que d’un habitde velours galonné. « Est-ce à vous ou à moi, cousin Mick, quedoit revenir l’honneur de châtier cet insolentAnglais ? » et je lui tendais la main en parlant, car moncœur était entraîné vers mon cousin dans le triomphe du moment.

Mais il rejeta mon témoignage d’amitié.« Vous !… vous ! dit-il tout courroucé. Diable soitde vous, petit brouillon, vous êtes toujours à fourrer votre nezpartout. Quel besoin aviez-vous de venir brailler et quereller iciavec un gentilhomme qui a quinze cents livres de rente ?

– Oh ! soupira Nora sur le banc depierre, j’en mourrai ; je le sais bien. Jamais je ne quitteraicette place.

– Le capitaine n’est pas encoreparti, » murmura Fagan ; sur quoi Nora, lui jetant unregard indigné, se leva en bondissant et prit le chemin duchâteau.

« En même temps, continua Mick, quelbesoin avez-vous, infâme brouillon, de vous occuper d’une fille decette maison ?

– Infâme vous-même ! criai-je ;donnez-moi encore un nom semblable, Mick Brady, et je vous enfoncemon épée dans le ventre. Souvenez-vous que je vous ai tenu têtequand je n’avais que onze ans. Je suis votre homme, maintenant, et,par Jupiter, provoquez-moi, et je vous battrai comme… comme votrefrère cadet a toujours fait. » C’était un coup sanglant, et jevis Mick bleuir de fureur.

« Voilà une jolie manière de vous fairebienvenir de la famille, dit Fagan d’un ton conciliant.

– Cette fille est assez âgée pour être samère, grommela Mick.

– Âgée ou non, répliquai-je, écoutezceci, Mick Brady (et je proférai un jurement terrible, inutile àrépéter ici) : l’homme qui épousera Nora Brady devra d’abordme tuer ; songez à cela !

– Bah ! monsieur, dit Mick en sedétournant, vous tuer ? vous fouetter, voulez-vous dire. Jevais envoyer chercher Nick le piqueur pour le faire. » Et ils’en alla.

Le capitaine Fagan alors vint à moi, et, meprenant amicalement par la main, dit que j’étais un garçon de cœur,et qu’il aimait mon énergie. « Mais, continua-t-il, ce que ditBrady est vrai. C’est une chose difficile que de donner un conseilà un garçon aussi monté que vous l’êtes ; cependant,croyez-moi, je connais le monde, et si vous voulez suivre mon avis,vous n’en aurez pas de regret. Nora Brady n’a pas un sou, et vousn’êtes pas plus riche. Vous n’avez que quinze ans, et elle en avingt-quatre. Dans dix ans, quand vous serez d’âge à vous marier,elle sera une vieille femme ; et, mon pauvre enfant, nevoyez-vous pas, quoique ce soit dur à voir, que c’est une coquette,qui ne se soucie ni de vous ni de Quin ? »

Mais qui est-ce qui en amour (ou sur toutautre point, quant à cela) écoute un avis ? Je ne l’ai jamaisfait, et je dis tout net au capitaine Fagan que Nora pouvaitm’aimer ou non, comme il lui plairait, mais que le capitaine Quinse battrait avec moi avant de l’épouser ; cela, je lejurais.

« Ma foi, dit Fagan, je vous crois ungarçon à tenir votre parole ; » et me regardant fixementune seconde ou deux, il s’en alla aussi en fredonnant un air, et jevis qu’il se retournait pour me regarder en sortant du jardin parla vieille porte. Et lorsqu’il fut parti, et que je fus tout seul,je me jetai sur le banc où Nora avait fait semblant de s’évanouir,et avait laissé son mouchoir, et le ramassant, je m’y cachai levisage, et éclatai en sanglots tels, que pour rien au monde jen’aurais voulu alors que personne en fût témoin. Le ruban froisséque j’avais jeté à Quin était par terre dans l’allée, et je restailà des heures, aussi malheureux qu’aucun homme en Irlande, jecrois, pour le moment. Mais ce monde est bien variable ! quandnous considérons combien grands nous semblent nos chagrins, etcombien petits ils sont en réalité, combien nous sommes persuadésque nous mourrons de douleur, et combien vite nous oublions, m’estavis que nous devrions être honteux de notre humeur volage. Car,après tout, quel besoin a le temps de nous apporter desconsolations ? Dans le cours de mes nombreuses aventures et demon expérience, je ne suis peut-être pas tombé sur la femme qu’ilme fallait, et j’ai oublié, au bout de peu de temps, chacune descréatures que j’adorais ; mais je pense que, si j’étais tombéjuste, mon amour aurait duré toujours.

Je dus rester plusieurs heures à me lamentersur ce banc du jardin, car c’était dans la matinée que j’étais venuau château de Brady, et ce fut la cloche du dîner qui, en sonnantcomme de coutume à trois heures, me tira de ma rêverie. Bientôt jeramassai le mouchoir et repris le ruban. Comme je traversais lescommuns, je vis que la selle du capitaine était toujours accrochéeà la porte de l’écurie, et j’aperçus son odieuse brute de valet enhabit rouge qui faisait le fanfaron avec les laveuses de vaisselleet les gens de la cuisine.

« L’Anglais est encore là, masterRedmond, me dit une des servantes (une fille sentimentale aux yeuxnoirs, attachée au service des demoiselles). Il est là dans leparloir, avec une délicieuse rouelle de veau ; entrez, et nevous laissez pas décontenancer par lui, master Redmond. »

Et j’entrai, et pris place au bas de la grandetable, et mon ami le maître d’hôtel m’apporta promptement uncouvert.

« Holà, Reddy, mon garçon ! dit mononcle ; debout, et bien ? À la bonne heure !

– Il serait mieux chez lui avec sa mère,grommela ma tante.

– Ne faites pas attention à elle, ditl’oncle Brady ; c’est l’oie froide qu’elle a mangée à déjeunerqui ne lui passe pas. Prenez un verre de liqueur, mistress Brady, àla santé de Redmond. » Il était clair qu’il ne savait point cequi était arrivé ; mais Mick, qui était à dîner aussi, etUlick et presque toutes les filles avaient la mine excessivementsombre, et le capitaine l’air bête ; et miss Nora, qui était àcôté de lui, semblait près de pleurer. Le capitaine Fagan était làsouriant, et moi, l’air froid comme une pierre. Je crus que ledîner m’étoufferait ; mais j’étais déterminé à faire bonnecontenance ; et quand la nappe fut enlevée, je remplis monverre comme les autres, et nous bûmes au roi et à l’Église, commele doivent des gentilshommes. Mon oncle était de très-bonne humeur,et toujours à plaisanter Nora et le capitaine. C’était :« Nora, rompez cette lunette de poulet avec le capitaine, etvoyez qui sera marié le premier. – Jack Quin, mon cher garçon, nevous préoccupez pas d’avoir un verre blanc pour le claret, noussommes à court de cristal à Castle-Brady ; prenez celui deNora, et le vin n’en aura pas plus mauvais goût pourcela ; » et ainsi de suite. Il était d’une gaieté folle,je ne savais pas pourquoi. Y avait-il eu une réconciliation entrela parjure et son amant, depuis qu’ils étaient revenus à lamaison ?

J’appris bientôt la vérité. Au troisièmetoast, c’était toujours la coutume des dames de se retirer ;mais mon oncle les retint cette fois, en dépit des représentationsde Nora, qui disait : « Ô papa, laissez-nouspartir ! » Et il dit : « Non, mistress Brady etmesdames, s’il vous plaît ; c’est une sorte de toast qui seporte beaucoup trop rarement dans ma famille, et vous voudrez bienle recevoir avec tous les honneurs de la guerre. Au CAPITAINE ET ÀMISTRESS JOHN QUIN, et qu’ils vivent longuement !Embrassez-la, Jack, fripon que vous êtes ; car, ma foi, vousavez là un trésor !

– Il a déjà… criai-je, en me levantsubitement.

– Tenez votre langue, imbécile, tenezvotre langue ! » dit le gros Ulick qui était assis prèsde moi ; mais je ne voulus rien entendre.

« Il a déjà, criai-je, été souffleté cematin, le capitaine John Quin ; il a déjà été traité de lâche,le capitaine John Quin, et voici comme je bois à sa santé. À votresanté, capitaine John Quin ! » Et je lui jetai un verreplein de claret à la face. Je ne sais pas quel air il eut aprèscela, car l’instant d’après j’étais moi-même sous la table,terrassé par Ulick, qui me donna un violent coup sur la tête aumoment où je tombai ; et j’eus à peine le temps d’entendre lecri général et le vacarme qui eut lieu au-dessus de moi, étant sifort occupé des coups de pied, des coups de poing, et desimprécations dont Ulick m’accablait. « Imbécile !criait-il, grand butor ! petit sot ! petit mendiant (uncoup par épithète) ! tenez votre langue ! » Cescoups d’Ulick, comme de raison, je ne m’en préoccupais pas, car ilavait toujours été mon ami, et dans l’habitude de me rosser toutema vie.

Quand je sortis de dessous la table, les damesétaient parties, et j’eus la satisfaction de voir que le nez ducapitaine saignait, comme le mien aussi ; mais le sien étaitcoupé en travers, et sa beauté gâtée à tout jamais. Ulick sesecoua, se rassit tranquillement, remplit son verre et me poussa labouteille. « Tenez, jeune baudet, dit-il, buvez-moi cela, etqu’on ne vous entende plus braire.

– Au nom du ciel ! que signifie toutce tapage ? dit mon oncle. Est-ce que ce garçon a de nouveaula fièvre ?

– Tout cela c’est votre faute, dit Mickd’un ton bourru, à vous et à ceux qui l’ont amené ici.

– Cessez ce bruit, Mick, dit Ulick en setournant sur lui ; soyez poli pour mon père et pour moi, et neme forcez pas de vous apprendre à avoir des manières.

– Oui, c’est votre faute, répéta Mick.Qu’est-ce que ce vagabond a à faire ici ? Si j’étais monmaître, je lui ferais donner le fouet et je le mettrais à laporte.

– C’est ce qu’on devrait faire, dit lecapitaine Quin.

– Vous ferez bien de ne pas l’essayer,Quin, » dit Ulick, qui prenait toujours mon parti ; et setournant vers son père : « Le fait est, monsieur, que cepetit singe est tombé amoureux de Nora, et que l’ayant trouvée quiremontait du jardin avec le capitaine, aujourd’hui, il a voulu tuerJack Quin.

– Eh bien ! il commence de bonneheure, dit mon oncle de la meilleure humeur du monde. Ma foi,Fagan, ce garçon-là est un Brady, des pieds à la tête.

– Écoutez-moi, monsieur B., s’écria Quinse hérissant ; j’ai été insulté grossièrement dans cettemaison ; je ne suis pas du tout satisfait de vos manièresd’agir ici. Je suis Anglais, entendez-vous, et j’ai de lafortune ; et je… je…

– Si vous avez été insulté, et que vousn’ayez pas de satisfaction, rappelez-vous que nous sommes deux,Quin ; » dit Ulick d’un air brutal. Sur quoi, lecapitaine se mit à laver son nez dans l’eau, sans rienrépondre.

« M. Quin, dis-je du ton le plusdigne que je pus prendre, peut aussi avoir satisfaction quand illui plaira, en s’adressant à Redmond Barry, esquire, deBarryville, » discours auquel mon oncle éclata de rire (commeil faisait de tout), et à ce rire, à ma grande mortification, sejoignit le capitaine Fagan. Je me tournai vivement sur lui, et luisignifiai que, tout enfant que j’étais pour mon cousin Ulick, quiavait été, toute ma vie, mon meilleur ami, et dont j’avais pusupporter jusqu’ici les mauvais traitements, de lui-même j’étaisrésolu à n’en plus supporter ; et, à plus forte raison, touteautre personne qui voudrait prendre avec moi les mêmes libertésverrait à ses dépens que j’étais un homme. « M. Quin,ajoutai-je, sait fort bien cela ; et, s’il est un homme, lui,il saura où me trouver. »

Mon oncle, alors, fit observer qu’il étaittard, et que ma mère serait inquiète de moi. « L’un de vousferait mieux de le ramener chez lui, dit-il en se tournant vers sesfils, ou le drôle fera encore d’autres escapades. » Mais Ulickdit, en faisant un signe de tête à son frère : « Nousreconduirons tous les deux Quin.

– Je n’ai pas peur des gens de Freeny,dit le capitaine, essayant faiblement de rire ; mon homme estarmé, et je le suis aussi.

– Vous savez très-bien faire usage de vosarmes, Quin, dit Ulick, et personne ne doute de votrecourage ; mais, Mick et moi, nous ne vous en accompagneronspas moins chez vous.

– Mais vous ne serez pas de retour avantle matin, garçons ; Kilwangan est à dix bons milles d’ici.

– Nous coucherons au quartier de Quin,répliqua Ulick ; nous allons y passer unesemaine.

– Je vous remercie, dit Quin d’une voixdéfaillante ; c’est très-aimable à vous.

– Vous seriez trop seul sans nous, voussavez.

– Oh ! oui, trop seul ! ditQuin.

– Et la semaine d’après, mongarçon, dit Ulick (et il marmotta quelque chose à l’oreille ducapitaine, où je crus saisir les mots de mariage, de ministre, etsentis revenir toute ma fureur).

– Comme il vous plaira, » soupira lecapitaine ; et les chevaux furent promptement amenés, et lestrois cavaliers partirent.

Fagan demeura, et, sur l’injonction de mononcle, traversa avec moi le vieux parc dépouillé d’arbres. Il ditqu’après la querelle du dîner, il pensait que je n’avais guèrebesoin de voir les dames ce soir-là, opinion que je partageaientièrement ; et, là-dessus, nous nous mîmes en route sansfaire d’adieux.

« Vous avez fait là une jolie besogne,master Redmond, dit-il. Eh quoi ! vous, un ami des Brady,sachant le besoin que votre oncle a d’argent, vous essayez derompre un mariage qui doit apporter quinze cents livres sterling derente dans la famille ! Quin a promis de payer les quatremille livres qui tourmentent si fort votre oncle. Il prend unefille sans le sou, une fille qui n’a pas plus de beauté que le bœufque voilà. C’est bon, c’est bon, ne prenez pas cet airfurieux ; disons qu’elle est belle, il ne faut pas disputerdes goûts ; une fille qui s’est jetée à la tête de tous leshommes de ce pays-ci, depuis dix ans, et les a manqués tous. Etvous, aussi pauvre qu’elle, un garçon de quinze ans… eh bien, soit,disons seize, et un garçon qui devrait être attaché à son onclecomme à un père…

– Et je le suis, dis-je.

– Et c’est comme cela que vousreconnaissez ses bontés ! Ne vous a-t-il pas recueilli chezlui, quand vous étiez orphelin, et ne vous loge-t-il pas gratis,là-bas, dans votre belle maison de Barryville ? Et maintenantque ses affaires peuvent être mises en ordre, et qu’il s’offre àlui une chance d’être à son aise sur ses vieux jours, qui est-cequi vient le contrecarrer et entraver sa fortune ? Vous, entretous les autres ! l’homme du monde qui lui a le plusd’obligation ! c’est mal, c’est ingrat, c’est dénaturé. D’ungarçon de votre énergie, j’attends un plus vrai courage.

– Je n’ai peur d’aucun homme vivant,m’écriai-je (car cette dernière partie de l’argument du capitainem’avait un peu ébranlé, et je voulais, comme de raison, la tourner,comme on fait d’un ennemi qui est trop fort) ; et c’est moiqui suis la partie lésée, capitaine Fagan. Personne, depuis que lemonde existe, n’a jamais été traité ainsi. Regardez, regardez ceruban ; je le porte depuis six mois sur mon cœur. Je l’ai eulà tout le temps de ma fièvre. Est-ce que ce n’est pas Nora qui l’atiré de son sein et me l’a donné ? Ne m’a-t-elle pas donné unbaiser en me le donnant, et ne m’a-t-elle pas appelé son bien-aiméRedmond ?

– Elle s’exerçait, répliqua M. Faganavec un rire sardonique. Je connais les femmes, monsieur.Donnez-leur le temps, et que personne autre ne vienne à la maison,elles deviendront amoureuses du ramoneur. Il y avait une demoiselleà Fermoy…

– Une demoiselle au fin fond desenfers ! m’écriai-je. Écoutez bien, advienne que pourra, jejure que je me battrai avec l’homme qui prétendra à la main de NoraBrady. Je le suivrai, fût-ce dans l’église, et il aura affaire àmoi. J’aurai son sang ou il aura le mien ; et on en trouverace ruban teint. Oui ! et si je le tue, je le lui attacheraisur la poitrine ; et alors, elle pourra aller reprendre songage d’amour. » Je dis cela, parce que j’étais très-échauffédans le moment, et parce que ce n’était pas pour rien que j’avaislu des romans et des drames romanesques.

« Eh bien, dit Fagan après une pause, sicela doit être, que cela soit. Pour un jeune garçon, vous êtes biensanguinaire. Quin est un gaillard déterminé, lui aussi.

– Voulez-vous lui porter monmessage ? dis-je vivement.

– Chut ! dit Fagan ; votre mèreest peut-être aux aguets. Nous voici tout près de Barryville.

– Faites attention ! pas un mot à mamère, » dis-je, et j’entrai à la maison, gonflé d’orgueil ettriomphant de l’idée que j’allais pouvoir en venir aux mains avecl’Anglais que je haïssais tant.

Tim, mon domestique, avait été envoyé àCastle-Brady par ma mère, au sortir de l’église, car la bonne dameétait assez alarmée de mon absence et soupirait après mon retour.Mais il m’avait vu aller dîner, sur l’invitation de la sentimentalefemme de chambre, et, lorsqu’il eut pris sa part des bonnes chosesqui se trouvaient dans la cuisine, qui était toujours mieux fournieque la nôtre, il était revenu annoncer à sa maîtresse où j’étais,et lui raconter, sans aucun doute, à sa façon, tous les événementsqui étaient arrivés au château. En dépit donc de mes précautionspour assurer le secret, je soupçonnai à demi que ma mère savaittout, d’après la manière dont elle m’embrassa à mon arrivée etreçut notre hôte, le capitaine Fagan. La pauvre âme avait l’air unpeu inquiet, et de temps en temps elle regardait le capitaine dansles yeux ; mais elle ne dit pas un mot de la querelle, carelle avait un noble cœur, et elle aurait autant aimé voir un dessiens pendu que s’esquivant du champ d’honneur. Que sont devenusaujourd’hui ces généreux sentiments ? il y a soixante ans, unhomme était un homme, et l’épée qu’il portait à son côté étaitprête à s’enfoncer dans le cœur du premier venu pour le plus légerdifférend. Mais, le bon vieux temps et les anciens usages s’en vontvite ; il est rare, à présent, d’entendre parler d’une bellerencontre, et l’usage de ces lâches pistolets, au lieu del’honorable et virile arme des gentilshommes, a introduit dans lapratique du duel une forte dose de coquinerie qui ne saurait êtretrop déplorée.

Quand j’arrivai au logis, je sentis quej’étais un homme tout de bon ; et, disant au capitaine Faganqu’il était le bienvenu à Barryville, et le présentant à ma mère,d’un air digne et majestueux, j’ajoutai que le capitaine devaitêtre altéré, après la marche, et j’ordonnai à Tim d’apporter unebouteille du vin de Bordeaux à cachet jaune, avec des verres et desgâteaux, immédiatement.

Tim regarda sa maîtresse tout ébahi, et lefait est que six heures auparavant j’aurais aussi bien songé àbrûler la maison qu’à demander une bouteille de claret pour moncompte ; mais je sentais que j’étais homme à présent, et quej’avais droit de commander ; et ma mère le sentit aussi, carelle se tourna vers le valet et lui dit vivement :« N’entendez-vous pas ce que dit votre maître, drôleque vous êtes ? Allez sur-le-champ chercher le vin, lesgâteaux et les verres. » Puis (vous pouvez bien croire qu’ellene donna pas à Tim les clefs de notre petite cave) elle allaelle-même chercher le vin, et Tim l’apporta en forme sur le plateaud’argent. Ma chère mère versa le vin, et but à la bienvenue ducapitaine ; mais j’observai que sa main tremblait très-fort ens’acquittant de ce devoir de courtoisie, et la bouteille faisaitding, ding, contre le verre. Quand elle eut porté les lèvres ausien, elle dit qu’elle avait mal à la tête, et qu’elle irait aulit ; et là-dessus, je demandai sa bénédiction, comme il siedà un fils soumis (les élégants modernes ont abandonné le cérémonialrespectueux qui distinguait de mon temps un gentilhomme), et elleme laissa causer avec le capitaine Fagan, de notre importanteaffaire.

« Vraiment, dit le capitaine, je ne voispas d’autre moyen de sortir de là qu’une rencontre. Le fait estqu’il en a été causé à Castle-Brady, après votre attaque contreQuin, cette après-midi, et il a juré qu’il vous mettrait enpièces ; mais les larmes et les supplications de miss Honorial’ont décidé, quoique bien à contrecœur, à ne pas donner suite à laquerelle. Mais maintenant les choses sont allées trop loin. Aucunofficier, porteur d’un brevet de Sa Majesté, ne saurait recevoir unverre de vin sur le nez (votre claret est très-bon, soit dit enpassant, et avec votre permission, nous sonnerons pour en avoir uneautre bouteille) sans ressentir un tel affront. Vous devez vousbattre, et Quin est un gros et vigoureux luron.

– Il en offrira plus de prise, dis-je. Jen’ai pas peur de lui.

– Sur ma foi, dit le capitaine, je croisque non ; pour un adolescent, je n’ai jamais vu plus de toupetde ma vie.

– Regardez cette épée, monsieur, dis-jeen montrant une arme élégante montée en argent dans un fourreau dechagrin blanc, qui était suspendue à la cheminée, sous le portraitde mon père, Harry Barry. Ce fut avec cette épée, monsieur, que monpère perça Mohawk O’Discol, à Dublin, en 1740 ; avec cetteépée, monsieur, qu’il tint tête à sir Huddlestone Fuddlestone, lebaronnet du Hampshire, et qu’il la lui passa au travers du cou. Ilsse battirent à cheval, à l’épée et au pistolet, à Hounslow Heath,comme, je présume, vous l’avez entendu raconter, et les pistoletsque voici (ils étaient accrochés de chaque côté du portrait) sontceux dont le vaillant Barry se servit. Il était tout à fait dansson tort, ayant insulté lady Fuddlestone, étant pris de vin, àl’assemblée de Brentford. Mais, en gentilhomme, il dédaigna defaire des excuses, et sir Huddlestone reçut une balle au travers deson chapeau, avant qu’ils en vinssent à l’épée. Je suis le fils deHarry Barry, monsieur, et j’agirai comme il sied à mon nom et à maqualité.

– Embrassez-moi, mon cher garçon, ditFagan les larmes aux yeux, vous êtes selon mon cœur. Tant que JackFagan vivra, vous ne manquerez jamais d’un ami ou d’unsecond. »

Le pauvre diable ! six mois après, ilétait tué en portant des ordres à milord George Sackville, àMinden, et je perdis par là un excellent ami. Mais nous ignorons cequi nous est réservé, et cette soirée-là, du moins, fut joyeuse.Nous eûmes une seconde bouteille et une troisième aussi (je pouvaisentendre chaque fois ma pauvre mère descendre l’escalier, mais ellene les apportait point dans le parloir, et les envoyait par lesommelier, M. Tim), et nous nous séparâmes enfin, luis’engageant à convenir de tout le soir même avec le second deM. Quin, et à venir m’informer dans la matinée du lieu choisipour la rencontre. J’ai souvent songé depuis à tout ce qu’il yaurait de différent dans ma destinée, si, à cet âge précoce, jen’étais pas tombé amoureux de Nora, et si, en jetant un verre devin à la face de Quin, je ne m’étais pas attiré ce duel. J’auraispu, sans cela, m’établir en Irlande (car miss Quinlan était unehéritière à vingt milles de nous, et Peter Brucke, de Kilwangan,laissa à sa fille Judy 700 livres de rente, et j’aurais pu avoirl’une ou l’autre, si j’avais attendu quelques années). Mais ilétait dans ma destinée de mener une vie errante, et ce duel avecQuin me fit courir le monde de très-bonne heure, comme vous verrezbientôt.

Jamais je ne dormis d’un sommeil plusprofond ; cependant je m’éveillai un peu plus tôt que decoutume, et vous pouvez bien croire que ma première pensée fut pourl’événement du jour, auquel j’étais pleinement préparé. J’avaisplume et encre dans ma chambre. N’avais-je pas écrit la veille cesvers à Nora, comme un pauvre sot amoureux que j’étais ? Alorsdonc je me mis à écrire une couple de lettres ; elles seraientpeut-être, me dis-je, les dernières que j’écrirais de ma vie. Lapremière était à ma mère. « Honorée madame, écrivais-je, cettelettre ne vous sera remise que si je tombe sous les coups ducapitaine Quin, avec qui je me mesure aujourd’hui au champd’honneur, à l’épée et au pistolet. Si je meurs, c’est en bonchrétien et en gentilhomme ; comment serais-je autrement ayantété élevé par une mère telle que vous ? Je pardonne à tous mesennemis, je vous demande votre bénédiction, en fils soumis. Jedésire que ma jument Nora, dont mon oncle m’a fait cadeau, et à quij’ai donné le nom de la plus déloyale des femmes, soit renvoyée auchâteau de Brady, et que vous donniez mon épée à poignée d’argent àPhil Purcell, le garde-chasse. Présentez mes devoirs à mon oncle età Ulick, et à toutes les filles qui sont de mon parti là-bas. Et jereste votre obéissant fils, REDMOND BARRY. »

À Nora, j’écrivais : « Cette lettresera trouvée dans mon sein, avec le gage que vous m’avezdonné ; il sera teint de mon sang (à moins que je n’aie celuidu capitaine Quin, que je hais, mais à qui je pardonne), et sera unjoli ornement pour vous le jour de votre mariage. Portez-le, etpensez au pauvre garçon à qui vous l’avez donné et qui est mort(comme il a toujours été prêt à le faire) pour vous.REDMOND. »

Ces lettres écrites et scellées avec le grandsceau d’argent de mon père aux armes des Barry, je descendisdéjeuner au parloir où ma mère était à m’attendre, comme vouspouvez le penser. Nous ne dîmes pas un mot de ce qui allait avoirlieu ; au contraire, nous parlâmes de tout autre chose ;des personnes qui étaient la veille à l’église, et du besoin quej’avais d’habits neufs, maintenant que j’avais tant grandi. Elledit qu’il fallait que j’eusse un habillement complet pour l’hiver,si… si ses moyens le permettaient. Cette restriction lui fit uneimpression pénible, le ciel la bénisse ! Je sais ce qu’elleavait dans l’esprit. Et alors elle se mit à me parler du cochonnoir qu’il fallait tuer, et à me dire qu’elle avait trouvé le matinla cachette de la poule tachetée, dont j’aimais tant les œufs, etautres bagatelles. J’eus quelques-uns de ces œufs à déjeuner, et jeles mangeai de bon appétit ; mais, en prenant du sel, je lerenversai, sur quoi elle se leva en poussant un cri :« Dieu merci ! dit-elle, il est tombé de mon côté. »Et alors, son cœur étant trop plein, elle quitta la chambre.Ah ! elles ont leurs défauts, les mères, mais est-il d’autresfemmes comme elles ?

Quand elle fut partie, j’allai décrocherl’épée avec laquelle mon père avait vaincu le baronnet duHampshire, et, le croiriez-vous ? la courageuse femme avaitnoué un ruban neuf à la poignée, car vraiment elle avaitl’intrépidité d’une lionne et d’une Brady réunies. Et alors jedécrochai les pistolets, qui étaient toujours tenus brillants etbien huilés, et les garnis de pierres neuves que j’avais, etpréparai des balles et de la poudre en attendant l’arrivée ducapitaine. Il y avait du claret et un poulet froid pour lui sur lebuffet, et un flacon de vieille eau-de-vie aussi, avec une couplede petits verres sur le plateau d’argent aux armes des Barry. Dansla suite, au milieu de ma fortune et de ma splendeur, je payaitrente-cinq guinées et presque une fois autant pour les intérêts, àl’orfévre de Londres qui avait fourni ce même plateau à mon père.Plus tard, un coquin de prêteur sur gages ne voulut me l’acheterque seize, tant il y a peu à compter sur l’honneur de ces gredinsde marchands.

À onze heures, le capitaine Fagan arriva àcheval avec un dragon derrière lui. Il fit honneur à la collationque ma mère avait eu soin de lui préparer, puis il dit :

« Voyez-vous, Redmond, c’est une sotteaffaire. Cette fille épousera Quin, retenez ce que je vousdis ; et aussi sûr qu’elle le fera, vous l’oublierez. Vousn’êtes qu’un enfant. Quin est disposé à vous considérer comme tel.Dublin est une belle ville, et si vous avez envie de faire unepromenade par là et d’y passer un mois, voici vingt guinées à votreservice. Faites des excuses à Quin, et décampez.

– Un homme d’honneur, monsieur Fagan,dis-je, meurt, mais ne fait pas d’excuses. Que le capitaine soitpendu avant que j’en fasse !

– Alors, il n’y a plus qu’unerencontre.

– Ma jument est sellée et toute prête,dis-je ; où est le lieu du rendez-vous, et quel est le seconddu capitaine ?

– Vos cousins sont avec lui, réponditM. Fagan.

– Je sonnerai mon groom pour qu’il amènema jument, dis-je, dès que vous vous serez reposé. »

Tim fut donc dépêché vers Nora, et je partis àcheval, mais sans prendre congé de mistress Barry. Les rideaux dela fenêtre de sa chambre à coucher étaient baissés, et ils nebougèrent que quand nous montâmes à cheval et partîmes au trot…mais deux heures plus tard, il aurait fallu la voirlorsqu’elle descendit en chancelant l’escalier, et entendre le criqu’elle poussa lorsqu’elle serra contre son cœur son fils quirevenait sans aucune blessure.

Ce qui était advenu, je puis aussi bien ledire ici. Quand nous arrivâmes sur le terrain, Ulick, Mick et lecapitaine y étaient déjà. Quin, tout flambant dans son uniformerouge, l’être le plus monstrueux qui eût jamais commandé unecompagnie de grenadiers. Mes gens riaient ensemble de quelqueplaisanterie de l’un ou de l’autre, et je dois dire que je trouvaice rire fort inconvenant de la part de mes cousins, qui allaientpeut-être assister à la mort d’un des leurs.

« J’espère gâter leur plaisir, dis-jetout en fureur au capitaine Fagan, et je compte bien voir mon épéedans le corps de ce gros fanfaron.

– Oh ! c’est au pistolet que nousnous battons, repartit M. Fagan. Vous n’êtes pas de la forcede Quin à l’épée.

– Je suis de la force de tout homme àl’épée, dis-je.

– Mais l’épée est impossibleaujourd’hui ; le capitaine Quin est… est estropié. Il s’estcogné le genou contre la barrière du parc hier au soir, comme ils’en retournait à cheval chez lui, et c’est à peine s’il peut leremuer.

– Pas contre celle de Castle-Brady,répliquai-je, qui depuis un an n’est plus sur ses gonds. »

Là-dessus, Fagan dit que ce devait êtrequelque autre, et répéta ce qu’il m’avait dit à M. Quin et àmes cousins, lorsque, mettant pied à terre, nous joignîmes etsaluâmes ces messieurs.

« Oh ! oui, cruellement estropié,dit Ulick en venant me donner une poignée de main, tandis que lecapitaine Quin ôtait son chapeau et devenait extrêmementrouge ; et c’est fort heureux pour vous, Redmond, mon garçon,continua Ulick ; autrement, vous étiez un homme mort, car lecapitaine est un diable d’homme… N’est-ce pas, Fagan ?

– Un vrai Turc, » réponditFagan.

Et il ajouta :

« Je n’ai jamais encore connu personnequi ait pu tenir tête au capitaine Quin.

– Maudite affaire ! dit Ulick ;je la déteste ; j’en suis honteux. Dites que vous êtes fâché,Redmond ; il vous est facile de dire cela.

– Si le jeune garçon veut aller àDubling, comme il a été proposé… intervint iciM. Quin, qui, du reste, ne venait pas donner une leçon delangage.

– Je ne suis pas fâché ; jene ferai pasd’excuses, et j’irai au diable plutôt qu’àDubling ! dis-je en frappant du pied.

– Il n’y a plus rien à dire à cela, diten riant Ulick à Fagan. Mesurez le terrain, Fagan ; douze pas,je suppose ?

– Dix, monsieur, dit M. Quin avecune grosse voix ; et faites-les courts. Vous entendez,capitaine Fagan ?

– Ne faites pas le fendant, monsieurQuin, dit Ulick d’un ton morose. Voici les pistolets. »

Et, s’adressant à moi, il ajouta avec quelqueémotion :

« Dieu vous bénisse, mon garçon ! etquand j’aurai compté trois, tirez. »

M. Fagan me mit mon pistolet dans lamain, c’est-à-dire pas un des miens (qui devaient servir, si besoinétait, pour la fois suivante), mais un de ceux d’Ulick.

« Ils ont tout ce qu’il faut, dit-il.N’ayez pas peur ; et, Redmond, visez-le au cou ; visez-lesous le hausse-col. Voyez comme l’imbécile se découvre. »

Mick, qui n’avait pas proféré une parole,Ulick et le capitaine se mirent de côté, et Ulick donna le signal.Il fut donné lentement, et j’eus le loisir de bien ajuster monhomme. Je le vis changer de couleur et trembler quand les coupsfurent frappés. Au troisième, nos deux pistolets partirent.J’entendis quelque chose me siffler à l’oreille, et mon adversairepoussa un horrible gémissement, chancela en arrière et tomba.

« Il est par terre ! il est parterre ! » crièrent les seconds en courant à lui.

Ulick le releva. Mick lui prit la tête.

« Il est touché au cou, » ditMick.

Et, ouvrant l’habit, on vit le sang quisortait de dessous son hausse-col, à l’endroit même que j’avaisvisé.

« Comment vous sentez-vous ? ditUlick. Est-il réellement touché ? » dit-il en leregardant avec attention.

L’infortuné ne répondit pas ; mais, quandUlick eut retiré le bras qui lui soutenait le dos, il poussa unnouveau gémissement et retomba en arrière.

« Le jouvenceau a bien débuté, dit Mickd’un air sombre. Vous feriez mieux de détaler avant que la policesoit sur pied. Elle a eu vent de l’affaire avant notre départ deKilwangan.

– Est-il mort ? dis-je.

– Parfaitement mort, répondit Mick.

– Eh bien, le monde est débarrasséd’un poltron, dit le capitaine Fagan poussant du pied avecmépris ce gros corps étendu à terre. Tout est fini pour lui, Reddy,il ne bouge pas.

– Nous ne sommes pas des poltrons, nous,Fagan, dit Ulick avec rudesse, qu’il soit ce qu’il voudra !Que ce garçon parte aussi vite que possible. Votre homme irachercher une charrette et emportera le corps de ce malheureux. Vousvenez de rendre là un triste service à notre famille, RedmondBarry : vous nous avez fait perdre 1500 liv. de rente.

– C’est la faute de Nora, dis-je, et nonla mienne. » Je tirai de ma veste le ruban qu’elle m’avaitdonné, ainsi que la lettre, et je les jetai sur le cadavre ducapitaine Quin. « Tenez, dis-je, portez-lui ces rubans. Ellesaura ce qu’ils signifient ; et c’est là tout ce qui lui restede deux amoureux qu’elle avait et dont elle a causé laperte. »

Je n’éprouvai ni horreur ni crainte, toutjeune que j’étais, en voyant mon ennemi gisant à terre ; carje savais que je l’avais vaincu honorablement sur le terrain, commeil convenait à un homme de qualité.

« Et maintenant, au nom du ciel !que cet enfant prenne le large, » dit Mick.

Ulick dit qu’il m’escorterait, et, enconséquence, nous partîmes au galop ; sans ralentir le pasjusqu’à la porte de ma mère. Là, Ulick dit à Tim de donner à mangerà ma jument, car elle aurait du chemin à faire aujourd’hui, etl’instant d’après, j’étais dans les bras de ma pauvre mère.

Je n’ai pas besoin de dire quels furent sonorgueil et sa joie lorsqu’elle apprit d’Ulick comment je m’étaiscomporté dans le duel. Il ajouta, toutefois, qu’il fallait mecacher quelque temps ; et il fut arrêté entre eux que jequitterais mon nom de Barry et, prenant celui de Redmond, irais àDublin, pour y attendre que les choses fussent apaisées. Cetarrangement n’avait pas été adopté sans discussion ; carpourquoi n’étais-je aussi bien en sûreté à Barryville, dit-elle,que mon cousin et Ulick à Castle-Brady ? Les sergents et lescréanciers n’approchaient jamais d’eux : pourquoi desconstables pourraient-ils mettre la main sur moi ? Mais Ulickinsista sur la nécessité de mon départ immédiat, opinion à laquelleje me rangeai, étant, je dois l’avouer, fort désireux de voir lemonde ; et ma mère fut amenée à comprendre que dans notrepetite maison de Barryville, au milieu du village, et n’ayant pourgarde qu’une couple de domestiques, il me serait impossibled’échapper aux poursuites. La bonne âme fut donc forcée de céderaux instances de mon cousin, qui lui promit, du reste, quel’affaire serait bientôt arrangée et que je lui serais rendu.Ah ! combien il savait peu ce que me réservait lafortune !

Ma chère mère avait des pressentiments, jecrois, que notre séparation serait de longue durée, car elle me ditque, toute la nuit elle avait consulté les cartes sur le résultatdu duel, et que tous les signes annonçaient une séparation ;et, tirant un bas de son secrétaire, la bonne âme mit vingt guinéesdans une bourse pour moi (elle n’en avait elle-même que vingt-cinq)et fit une petite valise, destinée à être placée sur la croupe dema jument, et dans laquelle étaient mes habits, du linge et lenécessaire de toilette en argent de mon père. Elle me dit aussi degarder l’épée et les pistolets dont j’avais su me servir en homme.Alors elle pressa mon départ (quoique son cœur fût plein, je lesais) et une demi-heure à peine après mon arrivée à la maison,j’étais de nouveau en route, avec l’univers, pour ainsi dire,devant moi. Je n’ai pas besoin de dire que Tim et la cuisinièrepleurèrent en me voyant partir, et peut-être que moi-même j’eus uneou deux larmes dans les yeux ; mais on n’est jamais bientriste à seize ans, quand on a pour la première fois sa liberté etvingt guinées en poche ; et je partis pensant moins, je leconfesse, à la tendre mère qui allait rester seule, et à notrelogis que j’abandonnais, qu’au lendemain et à toutes les merveillesqu’il allait m’apporter.

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