Mon oncle Benjamin

Chapitre 9M. Minxit se prépare à la guerre.

Or, celui-ci avait été informé, je ne sais parqui, par la renommée sans doute, qui se mêle de tout, que Benjaminétait retenu prisonnier à Saint-Pierre du Mont ; il ne trouvapoint de meilleur moyen, pour délivrer son ami, que de prendred’assaut la gentilhommière du marquis et de la raser ensuite. Vousqui riez, trouvez-moi dans l’histoire une guerre plus juste. Là oùle gouvernement ne sait pas faire respecter les lois, il faut bienque les citoyens se fassent justice eux-mêmes.

La cour de M. Minxit ressemblait à uneplace d’armes ; la musique, à cheval et armée de fusils detoutes sortes, était déjà rangée en bataille ; le vieuxsergent, entré depuis peu au service du docteur, avait pris lecommandement de ce corps d’élite. Du milieu de ses rangs s’élevaitun ample drapeau fait avec un rideau de croisée sur lequelM. Minxit avait écrit en lettres moulées, afin que personnen’en ignorât : La Liberté de Benjamin ou les oreilles deM. de Cambyse, c’était là son ultimatum.

En seconde ligne venait l’infanteriereprésentée par cinq ou six valets de ferme portant leur pioche surl’épaule, et quatre couvreurs de l’endroit munis chacun de leuréchelle.

La calèche figurait les bagages ; elleétait chargée de fascines pour combler les fossés du château, quele temps avait comblé lui-même en plusieurs endroits. MaisM. Minxit tenait à faire régulièrement les choses ; ilavait eu en outre la précaution de mettre dans une des poches de lavoiture sa trousse et un gros flacon de rhum.

Le belliqueux docteur, surmonté d’un chapeau àplumes et une épée nue à la main, caracolait autour de sa troupe ethâtait d’une voix tonnante les préparatifs du départ.

C’est l’usage qu’avant d’entrer en campagneune armée soit haranguée. M. Minxit n’était pas homme àmanquer à cette formalité. Or, voici ce qu’il dit à sessoldats :

– Soldats, je ne vous dirai point quel’Europe a les yeux fixés sur vous, que vos noms passeront à lapostérité, qu’ils seront burinés au temple de la gloire, etc.,etc., etc., parce que tout cela c’est de cette graine vide etinféconde qu’on jette aux niais ; mais voici ce qu’il enest :

» Dans toutes les guerres, les soldatscombattent au profit du souverain ; ils n’ont pas même, laplupart du temps, l’avantage de savoir pourquoi ils meurent ;mais vous, c’est dans votre intérêt, c’est dans l’intérêt de vosfemmes et de vos enfants – ceux qui en ont – que vous allezcombattre. M. Benjamin, que vous avez tous l’honneur deconnaître, doit devenir mon gendre. En cette qualité, il régneraavec moi sur vous, et quand je ne serai plus, c’est lui qui seravotre maître ; il vous saura une obligation infinie desdangers que vous allez courir pour lui, et il vous en récompenseragénéreusement.

» Mais ce n’est pas seulement pour rendrela liberté à mon gendre que vous avez pris les armes : notreexpédition aura encore pour résultat de délivrer le pays d’un tyranqui l’opprime, qui écrase vos blés, qui vous bat quand il vousrencontre et qui est très malhonnête avec vos femmes. Il suffit àun Français d’une bonne raison pour combattre courageusement ;vous, vous en avez deux : donc vous êtes invincibles. Lesmorts seront enterrés décemment à mes frais et les blessés serontsoignés dans ma maison. Vive M. Benjamin Rathery ! mort àCambyse ! destruction à sa gentilhommière !…

– Bravo ! Monsieur Minxit, dit mononcle, qui arrivait en vaincu par une porte de derrière. Voilà uneharangue bien touchée ; si vous l’eussiez faite en latin,j’aurais cru que vous l’aviez pillée dans Tive-Live.

À la vue de mon oncle, il se fit un hourrauniversel dans l’armée. M. Minxit commanda en place repos, etconduisit Benjamin dans sa salle à manger. Celui-ci lui renditcompte de son aventure de la manière la plus circonstanciée et avecune fidélité que n’ont pas toujours les hommes d’État lorsqu’ilsécrivent leurs mémoires.

M. Minxit était horriblement exaspéré del’insulte faite à son gendre et il en grinça de tous ses chicots.D’abord, il ne put s’exprimer que par des imprécations, mais, quandson indignation se fut un peu calmée :

– Benjamin, dit-il, tu es plus ingambeque moi ; tu vas prendre le commandement de l’armée, et nousallons marcher contre le château de Cambyse ; il faut que làoù étaient ses tourelles, il pousse des orties et du chiendent.

– Si cela vous convient, dit mon oncle,nous raserons jusqu’à la montagne de Saint-Pierre du Mont ;mais, sauf le respect que je dois à votre avis, je crois que nousdevons agir de ruse ; nous escaladerons nuitamment lesmurailles du château, nous nous emparerons de Cambyse et de tousses laquais plongés dans le vin et le sommeil, comme ditVirgile ; et il faudra bien qu’ils nous embrassent tous.

– Voilà qui est bien pensé, réponditM. Minxit. Nous avons une bonne lieue et demie à faire pourarriver devant la place et il fera nuit dans une heure. Coursembrasser ma fille et nous partons.

– Un instant, dit mon oncle.Diable ! comme vous y allez ! Je n’ai rien pris de lajournée, moi, et il me conviendrait assez de déjeuner avant departir.

– Alors, dit M. Minxit, je vaisfaire rompre les rangs, et l’on distribuera une ration de vin à nossoldats pour les tenir en haleine.

– C’est cela, répondit mon oncle, ilsauront le temps de s’achever pendant que je vais prendre maréfection.

Heureusement pour la gentilhommière dumarquis, l’avocat Page, qui revenait d’une expertise, vint demanderà dîner à M. Minxit.

– Vous arrivez bien, monsieur Page, luidit le belliqueux docteur, je vais vous enrôler dans notreexpédition.

– Quelle expédition ? dit Page, quin’avait pas étudié le droit pour faire la guerre.

Alors mon oncle lui raconta son aventure et lamanière dont il allait se venger.

– Prenez-y-garde, dit l’avocat Page, lachose est plus grave que vous ne le pensez. D’abord, quant ausuccès, espérez-vous avec sept ou huit hommes éclopés venir à boutd’une garnison de trente domestiques commandés par un lieutenant demousquetaires ?

– Vingt hommes et tous valides, monsieurl’avocat, répondit M. Minxit.

– Soit, dit froidement l’avocatPage ; mais le château de M. de Cambyse est entouréde murailles ; ces murailles tomberont-elles, comme celles deJéricho au son des cymbales et de la grosse caisse ? Jesuppose, toutefois, que vous preniez d’assaut le château dumarquis ; ce sera sans doute un beau fait d’armes, mais cetexploit n’est pas de nature à vous faire obtenir la croix deSaint-Louis ; où vous ne voyez qu’une bonne plaisanterie et delégitimes représailles, la justice verra, elle, un bris de porte,une escalade, une violation de domicile, une attaque de nuit, ettout cela encore contre un marquis ! La moindre de ces chosesentraîne la peine des galères, je vous en préviens ; il faudradonc qu’après votre victoire vous vous résigniez à abandonner lepays, et cela pour quel résultat ? pour vous faire donnerl’accolade par un marquis.

» Quand on peut se venger sans risque etsans dommage, j’admets la vengeance ; mais se venger à sonpropre détriment, c’est une chose ridicule, c’est un acte de folie.Tu dis, Benjamin, qu’on t’a insulté ; mais qu’est-ce doncqu’une insulte ? presque toujours un acte de brutalité commispar le plus fort au préjudice du plus faible. Or, comment labrutalité d’un autre peut-elle porter atteinte à ton honneur ?Est-ce ta faute à toi si cet homme est un misérable sauvage qui neconnaît d’autre loi que la force ? Es-tu responsable de seslâchetés ? Si une tuile te tombait sur la tête, courrais-tusus pour en briser les morceaux ? Te croirais-tu insulté parun chien qui t’aurait mordu et lui proposerais-tu un combatsingulier, comme celui du caniche de Montargis avec l’assassin deson maître ? Si l’insulte déshonore quelqu’un, c’estl’insultant ; tous les honnêtes gens sont du parti del’insulté. Quand un boucher maltraite un mouton, dis-moi, est-cecontre le mouton qu’on s’indigne ?

» Si le mal que vous voulez faire à votreinsulteur vous guérissait de celui qu’il vous a fait, je concevraisvotre ardeur de vengeance ; mais si vous êtes le plus faible,vous vous attirerez de nouveaux sévices ; si au contraire vousêtes le plus fort, vous avez encore pour vous la peine de battrevotre adversaire. Ainsi, l’homme qui se venge joue toujours le rôlede dupe. Le précepte de Jésus-Christ qui nous ordonne de pardonnerà ceux qui nous ont offensés est non seulement un beau précepte demorale, mais encore un bon conseil. De tout cela, je conclus que tuferas bien, mon cher Benjamin, d’oublier l’honneur que t’a fait lemarquis, et de boire avec nous jusqu’à la nuit pour te distraire dece souvenir.

– Pour moi, je ne suis pas du tout del’avis du cousin Page ; il est toujours agréable etquelquefois utile de rendre loyalement le mal qu’on nous afait : c’est une leçon qu’on donne au méchant. Il est bonqu’il sache que c’est à ses risques et périls qu’il se livre à sesinstincts malfaisants. Laisser aller la vipère qui vous a morduquand on peut l’écraser et pardonner au méchant, c’est la mêmechose ; la générosité en cette occasion est non seulement uneniaiserie, c’est encore un tort envers la société. Si Jésus-Christa dit : Pardonnez à vos ennemis, saint Pierre a coupél’oreille à Malchus, cela se compense.

Mon oncle était très entêté comme s’il eût étéle fils d’un cheval et d’une ânesse, et, du reste l’entêtement estun vice héréditaire dans notre famille ; cependant, il convintque l’avocat Page avait raison.

– Je crois, dit-il, monsieur Minxit, quevous ferez très bien de remettre votre épée dans le fourreau etvotre chapeau à plumes dans son étui : on ne doit faire laguerre que pour des motifs extrêmement graves, et le roi quientraîne sans nécessité une partie de son peuple sur ces vastesabattoirs qu’on appelle des champs de bataille est un assassin.Vous seriez peut-être flatté, monsieur Minxit, de prendre placeparmi les héros ; mais la gloire d’un général, qu’est-ce quec’est ? des cités en débris, des villages en cendres, descampagnes ravagées, des femmes livrées à la brutalité du soldat,des enfants emmenés captifs, des tonneaux de vin défoncés dans lescaves ; vous n’avez donc pas lu Fénelon, monsieurMinxit ? Tout cela est atroce, je frémis rien que d’ypenser.

– Que me racontes-tu là ? réponditmonsieur Minxit, il ne s’agit que de quelques coups de pioche àdonner à de vieilles murailles toutes cassées.

– Eh bien ! dit mon oncle, pourquoivous donner la peine de les abattre, lorsqu’elles ont si bonnevolonté de tomber ? Croyez-moi, rendez la paix à ce beaupays ; je serais un lâche et un infâme si je souffrais que,pour venger une injure qui m’est toute personnelle, vous vousexposiez aux dangers multiples qui doivent résulter de notreexpédition.

– Mais, dit M. Minxit, c’est quej’ai aussi, moi, des injures personnelles à venger sur cehobereau ; il m’a envoyé par dérision de l’urine de cheval àconsulter pour de l’urine humaine.

– Belle raison pour encourir six ans degalères ! Non, monsieur Minxit, la postérité ne vousabsoudrait pas. Si vous ne songez à vous, songez à votre fille, àvotre Arabelle chérie ; quel plaisir aurait-elle à faire de sibons fromages à la crème, quand vous ne seriez plus là pour lesmanger !

Cette invocation aux sentiments paternels duvieux docteur produisit son effet.

– Au moins, dit-il, tu me promets qu’ilsera fait justice de l’insolence de M. de Cambyse ;car tu es mon gendre, et dès lors, en fait d’honneur, nous sommessolidaires l’un pour l’autre.

– Oh ! pour cela, soyez tranquille,monsieur Minxit, mon œil sera toujours ouvert sur le marquis ;je le guetterai avec l’attention patiente d’un chat qui guette unesouris ; un jour ou l’autre, je le surprendrai seul et sansescorte ; alors, il faudra qu’il croise sa noble épée avec marapière, ou bien je le bâtonne à satiété. Tenez, je ne puis jurer,comme les anciens preux, de laisser croître ma barbe, ou de mangerdu pain dur jusqu’à ce que je sois vengé, parce que l’une de ceschoses ne conviendrait pas dans notre profession et que l’autre estcontraire à mon tempérament ; mais je jure de ne devenir votregendre que quand l’insulte qui m’a été faite aura reçu uneéclatante réparation.

– Non pas, répondit M. Minxit ;tu vas trop loin, Benjamin ; je n’accepte pas ce sermentimpie ; il faut au contraire que tu épouses ma fille ; tute vengeras aussi bien après qu’auparavant.

– Y pensez-vous, monsieur Minxit ?du moment que je dois me battre à mort avec le marquis, ma vie nem’appartient plus ; je ne puis me permettre d’épouser votrefille pour la laisser veuve peut-être le lendemain de sesnoces.

Le bon docteur essaya d’ébranler la résolutionde mon oncle ; mais, voyant qu’il n’y pouvait parvenir, il sedécida à aller changer de costume et à licencier son armée. Ainsifinit cette grande expédition, qui coûta peu de sang à l’humanité,mais beaucoup de vin à M. Minxit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer