Mon oncle Benjamin

Chapitre 11Comment mon oncle aida son marchand de drap à le saisir.

Cependant Benjamin revint à Clamecy un peuinquiet de son audace ; mais, le lendemain, le coureur duchâteau lui remit de la part de son maître, avec une somme d’argentassez considérable, un billet ainsi conçu :

« M. le marquis de Cambyse prieM. Benjamin Rathery d’oublier ce qui s’est passé entre eux, etde recevoir, pour prix de l’opération qu’il a si habilementexécutée, la faible somme qu’il lui envoie. »

– Oh ! dit mon oncle, après lalecture de cette lettre, ce bon seigneur voudrait acheter madiscrétion ; il a même l’honnêteté de la payer d’avance ;c’est dommage qu’il n’agisse pas ainsi avec tous ses fournisseurs.Si je lui avais extrait tout simplement, tout vulgairement et sansaucun préliminaire, l’arête qu’il s’était plantée dans le gosier,il m’aurait mis deux écus de six francs dans la main, et m’auraitenvoyé manger un morceau à l’office. La morale de ceci, c’estqu’avec les grands il vaut mieux se faire craindre que de se faireaimer… ; que Dieu me damne, si de ma vie je manque à ceprincipe !

» Toutefois, comme je n’ai pasl’intention d’être discret, je ne puis garder, en conscience,l’argent qu’il m’envoie comme salaire de ma discrétion : ilfaut être honnête avec tout le monde, ou ne pas s’en mêler. Maiscomptons un peu l’argent qui est dans ce sac ; voyons ce qu’ilpaie pour l’opération, et ce qu’il donne pour le silence ;cinquante écus ! fichtre ! le Cambyse est généreux ;il ne veut octroyer que douze sous sans garantie aucune de n’êtrepas bâtonné, au batteur en grange, qui a son fléau au bout des brasdepuis trois heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et moi ilme paie cinquante écus un quart d’heure de ma journée : voilàde la magnificence !

» Pour l’extraction de cette arête,M. Minxit eût exigé cent francs ; mais, lui, il fait lamédecine à grand orchestre et à grand spectacle ; il a quatrechevaux et douze musiciens à nourrir. Pour moi, qui n’ai àentretenir que ma trousse et mon hypostase, une hypostase, il estvrai, de cinq pieds neuf pouces, deux pistoles, c’est tout ce quecela vaut. Ainsi, de cent cinquante ôtez vingt, c’est treizepistoles à renvoyer au marquis ; encore j’ai presque desremords de lui prendre son argent. Cette opération, que je lui faispayer vingt francs, je ne voudrais pas pour mille francs – millefrancs à prendre, bien entendu, après ma mort – ne pas l’avoirfaite. Ce pauvre grand seigneur, comme il était chétif et rétrécidevant moi, avec sa face pâle et suppliante, et son arête de saumondans le gosier ! comme la noblesse faisait bien amendehonorable, dans sa personne, au peuple représenté par lamienne ! Il aurait volontiers souffert que je lui attachasseson écusson derrière le dos. S’il y avait alors dans son salonquelque portrait de ses aïeux, son front doit encore en être rougede honte. Cette petite place où il m’a embrassé, je voudraisqu’après ma mort on la défalquât de mon individu et qu’on latransférât au Panthéon… quand le peuple aura un Panthéon, bienentendu.

» Mais, marquis, vous n’en êtes pasquitte pour cela ; avant trois jours, le baillage saura votreaventure ; je veux même la faire raconter à la postérité parMillot-Rataut, notre faiseur de Noëls ; il faut qu’il mefabrique à ce sujet une demi-main d’alexandrins. Pour ces vingtfrancs, c’est de l’argent trouvé ; je ne veux pas qu’ilspassent par les mains de ma chère sœur. Demain, c’estdimanche ; demain donc, je donne aux amis, avec cet argent, ungoûter comme je ne leur en ai jamais donné, un goûter qui sera payécomptant. Il est bon de leur apprendre comment un homme d’espritpeut se venger sans avoir recours à son épée.

La chose ainsi arrangée, mon oncle se mit àécrire au marquis pour lui annoncer le retour de son argent. Jeserais charmé de pouvoir donner à nos lecteurs un nouveléchantillon du style épistolaire de mon oncle ;malheureusement sa lettre ne se trouve pas parmi les documentshistoriques que mon grand-père nous a conservés ; peut-êtremon oncle, le marchand de tabac, en aura-t-il fait un cornet.

Tandis que Benjamin était en train d’écrire,son marchand d’habits rouges entra avec une pancarte à la main.

– Qu’est-ce cela ? fit Benjamin,déposant sa plume sur la table ; encore votre mémoire,monsieur Bonteint, toujours votre éternel mémoire. Eh ! monDieu ! voilà tant de fois que vous me le présentez, que je lesais par cœur : six aunes d’écarlate au grand large, n’est-cepas, avec dix aunes de doublure et trois garnitures de boutonsciselés ?

– C’est cela, monsieur Rathery, c’estbien cela ; total : cent cinquante livres, dix sous, sixdeniers. Que je sois exclu du paradis comme un gredin si je neperds au moins cent francs sur cette fourniture.

– S’il en est ainsi, reprit mon oncle,pourquoi perdre encore votre temps à griffonner tous ces vilainsmorceaux de papier ? Vous savez bien, monsieur Bonteint, queje n’ai jamais d’argent.

– Je vois, au contraire, monsieurRathery, que vous en avez et que j’arrive dans un moment favorable.Voilà sur cette table un sac qui doit contenir à peu près ma somme,et si vous voulez le permettre…

– Un instant, dit mon oncle, portantrapidement la main sur le sac, cet argent ne m’appartient pas,monsieur Bonteint ; voilà précisément la lettre de renvoi queje viens d’écrire et sur laquelle vous m’avez fait faire un pâté.Tenez, ajouta-t-il en présentant la lettre au marchand, si vousvoulez en prendre connaissance.

– Inutile, monsieur Rathery, complètementinutile ; tout ce que je désirerais savoir, c’est à quelleépoque vous aurez de l’argent qui vous appartiendra ?

– Hélas ! monsieur Bonteint, quipeut prévoir l’avenir ? Ce que vous me demandez, je voudraisle savoir moi-même.

– Cela étant, monsieur Rathery, vous netrouverez pas mauvais que j’aille de suite chez Parlanta leprévenir qu’il continue les poursuites commencées contre vous.

– Vous êtes de mauvaise humeur,respectable monsieur Bonteint : sur quelle rognure d’étoffeavez-vous donc marché aujourd’hui ?

– De mauvaise humeur, monsieur Rathery,vous conviendrez qu’on le serait à moins ; voilà trois ans quevous me devez cet argent et que vous me remettez de mois en mois,sur je ne sais quelle maladie épidémique que je ne vois pasarriver ; vous êtes cause que j’ai tous les jours desquerelles avec Mme Bonteint, qui me reproche que jene sais pas me faire payer, et qui pousse quelquefois la vivacitéjusqu’à me traiter de ganache.

– Mme Bonteint estassurément une dame fort aimable ; vous êtes heureux, monsieurBonteint, d’avoir une telle épouse, et je vous prie de lui faire,le plus tôt possible, mes compliments.

– Je vous remercie, monsieur Rathery,mais ma femme est, comme on dit, un peu grecque : elle aimemieux l’argent que les compliments et elle dit que si vous aviez euaffaire à mon confrère Grophez, il y a longtemps que vous seriez àl’hôtel Boutron.

– Que diable aussi ! s’écria mononcle, furieux de ce que Bonteint ne voulait pas lâcher pied, c’estde votre faute si je ne suis pas libéré envers vous ; tous vosconfrères ont été ou sont malades : Dutorrent a eu deuxfluxions de poitrine cette année ; Arthichaut, une fièvreputride ; Sergifer a des rhumatismes ; Ratine a ladiarrhée depuis six mois. Vous, vous jouissez d’une santé parfaite,je n’ai pas eu l’occasion de vous fournir une médecine, vous avezune mine comme une de vos pièces de nankin, etMme Bonteint ressemble à une statuette de beurrefrais. Voilà ce qui m’a trompé, j’ai cru que vous seriez l’honneurde ma clientèle ; si j’avais su alors ce que je sais, je nevous aurais pas donné ma pratique.

– Mais, monsieur Rathery, il me sembleque ni Mme Bonteint ni moi ne sommes obligés d’êtremalades pour vous fournir les moyens de vous libérer.

– Et moi je vous déclare, monsieurBonteint, que vous y êtes moralement obligé. Comment feriez-vouspour payer vos traites, vous, si vos clients ne portaient pasd’habits ? Cette obstination à vous bien porter est un procédéabominable ; c’est un guet-apens que vous m’avez tendu ;vous devriez à l’heure qu’il est avoir sur mon registre une note de50 écus ; je vous déduis 130 francs 10 sous 6 deniers pour lesmaladies que vous auriez dû faire. Vous conviendrez que je suisraisonnable. Vous êtes bien heureux d’avoir à payer la médecinesans avoir eu recours au médecin, et j’en sais plusieurs quivoudraient être à votre place. Ainsi donc, si de 150 francs 10 sous6 deniers, nous retranchons 130 francs 10 sous 6 deniers, c’est 20francs que je vous redois ; si vous les voulez, lesvoilà ; je vous conseille en ami de les prendre, vous neretrouverez pas de sitôt une pareille occasion.

– Comme acompte, dit M. Bonteint, jeles prendrais volontiers.

– Comme solde définitif de tout compte,reprit mon oncle, et encore j’ai besoin de toute ma force d’âmepour vous faire ce sacrifice. Je destinais cet argent à un déjeunerde garçons ; j’avais même l’intention de vous y inviter,quoique vous soyez père de famille.

– Voilà encore de vos mauvaisesplaisanteries, monsieur Rathery, jamais je n’ai pu obtenir que celade vous ; vous savez bien pourtant que j’ai contre vous unesaisie en bonne forme et que je pourrais faire exécuter desuite.

– Eh bien ! voilà précisément cedont je me plains, monsieur Bonteint, vous n’avez pas de confianceen vos amis ; pourquoi vous faire des frais inutiles ? nepouviez-vous venir me trouver et me dire : – Monsieur Rathery,je suis dans l’intention de vous faire saisir ? Je vous auraisrépondu : – Saisissez vous-même, monsieur Bonteint, vousn’avez pas besoin d’huissier pour cela, je vais même vous servir derecors, si cela peut vous être agréable ; et d’ailleurs, il enest encore temps, saisissez-moi aujourd’hui, saisissez-moi àl’instant même, ne vous gênez pas, tout ce que j’ai est à votredisposition ; je vous permets d’empaqueter, d’emballer etd’emporter ce qui vous conviendra ici.

– Quoi, monsieur Rathery, vous seriezassez bon…

– Comment donc ! monsieur Bonteint,mais enchanté d’être saisi par vos mains ; je vais même vousaider à me saisir.

Mon oncle ouvrit alors une vieille masure decommode, à laquelle pendaient encore à un clou quelques loques decuivre doré, et tirant deux ou trois vieux rubans de queue d’untiroir :

– Tenez, dit-il à M. Bonteint en leslui présentant, vous ne perdrez pas tout ; ces objets necompteront pas dans le total, je vous les donne par-dessus lemarché.

– Ouais ! répondit MonsieurBonteint.

– Ce portefeuille en maroquin rouge quevous voyez, c’est ma trousse.

Comme M. Bonteint allait mettre la maindessus :

– Tout beau ! dit Benjamin, la loine vous permet pas de toucher là. Ce sont les outils de maprofession, et j’ai le droit de les conserver.

– Pourtant… fit M. Bonteint.

– Voilà maintenant un tire-bouchon àmanche d’ébène et incrusté d’argent ; pour cet objet,ajouta-t-il en le mettant dans sa poche, je le soustrais à mescréanciers, et d’ailleurs j’en ai plus besoin que vous.

– Mais, répliqua M. Bonteint, sivous gardez tout ce dont vous avez plus besoin que moi, je n’auraipas besoin de charrette pour emporter mon butin.

– Un instant, fit mon oncle, vous neperdrez rien pour attendre. Tenez, voilà sur cette planche devieilles fioles à médecine, dont quelques-unes sont fêlées ;je ne vous en garantis pas l’intégrité ; je vous les abandonneavec toutes les araignées qui sont dedans.

» Sur cette autre planche est un grandvautour empaillé ; il ne vous coûtera que la peine de l’allerdénicher, et il pourra très bien vous servir d’enseigne.

– Monsieur Rathery ! fitBonteint.

– Ceci, c’est la perruque de noce deMachecourt, qui se trouve là je ne sais comment. Je ne vous l’offrepas, parce que je sais que vous ne portez encore qu’un fauxtoupet.

– Qu’en savez-vous, monsieurRathery ? s’écria Bonteint de plus en plus irrité.

– Voici dans ce bocal, poursuivit mononcle avec un sang-froid imperturbable, un ver solitaire que j’aiconservé dans l’esprit de vin. Vous pourrez vous en faire desjarretières à vous, à Mme Bonteint et à vosenfants. Je vous ferai d’ailleurs observer qu’il serait dommage demutiler ce bel animal ; vous pourrez vous vanter d’avoir chezvous l’être le plus long de la création, sans excepter l’immenseserpent boa. Vous le coterez du reste ce que vous voudrez.

– Décidément vous vous moquez de moi,monsieur Rathery, tout cela n’a pas la moindre valeur.

– Je le sais bien, dit froidement mononcle, aussi vous n’avez pas de recors à payer. Tenez, voilà parexemple un objet qui vaut à lui seul toute votre créance :c’est la pierre que j’ai extraite, il y a deux ou trois ans, de lavessie de M. le Maire ; vous pourrez la faire ciseler enforme de tabatière ; quand on aura mis à l’entour un cercled’or, et qu’on y aura ajouté quelques pierres fines, ce sera unjoli cadeau à offrir à Mme Bonteint pour le jour desa fête.

Bonteint furieux fit un pas vers la porte.

– Un instant, dit mon oncle, l’arrêtantpar le pan de son habit. Comme vous êtes pressé, monsieurBonteint ! je ne vous ai encore montré que la moindre partiede mes trésors. Tenez, voici une vieille gravure représentantHippocrate, le père de la médecine ; je vous garantis laressemblance ; plus trois volumes dépareillés de laGazette médicale, qui feront vos délices pendant ceslongues soirées d’hiver.

– Encore une fois, monsieur Rathery…

– Eh mon Dieu ! ne vous fâchez pas,papa Bonteint, nous voici arrivés au plus précieux de monmobilier.

Mon oncle ouvrit alors une vieille armoire eten tira deux habits rouges qu’il jeta aux pieds de M. Bonteintet desquels il s’échappa un nuage de poussière qui fit tousser lebon négociant, avec un essaim d’araignées qui s’éparpillèrent dansla dernière chambre.

– Tenez, lui dit-il, voilà les deuxderniers habits que vous m’avez vendus ! vous m’avezoutrageusement trompé, monsieur Fauxteint : ils se sont fanésdans l’espace d’un matin, comme deux feuilles de roses, et ma chèresœur n’a pu seulement les utiliser pour teindre des œufs de Pâquesà ses enfants. Vous mériteriez bien que je vous fisse déduction dela couleur.

– Oh ! pour le coup, s’écriaBonteint, horripilé, voilà qui est trop fort, jamais on ne s’estmoqué plus insolemment d’un créancier. Demain matin, vous aurez demes nouvelles, monsieur Rathery.

– Tant mieux, monsieur Bonteint, je seraitoujours charmé d’apprendre que vous êtes en bonne santé. À propos,hé ! monsieur Bonteint, et vos rubans de queue que vousoubliez !

Comme Bonteint sortait, entra l’avocat Page.Il trouva mon oncle qui riait aux éclats.

– Qu’as-tu donc fait à Bonteint ?lui dit-il, je viens de le rencontrer sur l’escalier, presque rougede colère ; il était dans une crise si violente d’exaspérationqu’il ne m’a pas salué en passant.

– Ce vieil imbécile, dit Benjamin, ne sefâche-t-il pas contre moi parce que je n’ai pas d’argent !Comme si cela ne devait pas me contrarier plus que lui !

– Tu n’as pas d’argent, mon pauvreBenjamin ! tant pis, deux fois tant pis, car je venais teproposer un marché d’or.

– Propose toujours, dit Benjamin.

– C’est le vicaire Djhiarcos qui veut sedéfaire d’un quart de bourgogne dont une de ses béates lui a faitprésent, parce qu’il a un catarrhe et que le docteur Arnout l’a misà la tisane ; comme le régime sera long, il a peur que son vinne se gâte. Il destine cet argent à mettre dans ses meubles unepauvre orpheline qui vient de perdre sa dernière tante. Ainsi, enmême temps qu’un bon marché, c’est une bonne action que je tepropose.

– Oui, dit Benjamin, mais sans argent, cen’est pas chose facile à faire qu’une bonne action ; lesbonnes actions sont chères et n’en fait pas qui veut. Cependant,quelle est ton opinion sur le vin ?

– Exquis, dit Page, faisant claquer salangue contre son palais ; il m’en a fait goûter ; c’estdu beaune de première qualité.

– Et combien le vertueux Djhiarcos enveut-il ?

– Vingt-cinq francs, dit Page.

– Je n’ai que vingt francs ; s’ilveut le donner pour vingt francs, c’est un marché conclu. Alorsnous goûterions à crédit.

– C’est vingt-cinq francs à prendre ou àlaisser. Vingt-cinq francs pour retirer une pauvre orpheline de lamisère et la préserver du vice, tu conviendras que cela n’est pastrop.

– Mais si tu avais cinq francs, toi,Page, reprit mon oncle, nous l’achèterions à nous deux.

– Hélas ! dit Page, il y a bienquinze jours que je n’ai vu un pauvre écu de six francs. Je croisque le numéraire a peur de M. de Calonne ; il seretire…

– Ce n’est toujours pas chez lesmédecins, dit mon oncle. Ainsi, il ne faut plus penser à tonquartaut.

Pour toute réponse, Page poussa un grossoupir.

En ce moment arriva ma grand’mère, portantcomme un Enfant-Jésus, un gros rouleau de toile entre ses bras.Elle posa sa toile avec enthousiasme sur les genoux de mononcle.

– Tiens, Benjamin, lui dit-elle, je viensde faire un superbe marché ; j’ai avisé cette toile ce matinen faisant un tour de foire. Tu as besoin de chemises et j’ai jugéqu’elle te convenait. Mme Avril en donnaitsoixante-quinze francs ; elle a laissé partir le marchand,mais j’ai bien vu à la manière dont elle le reluquait qu’elle avaitl’intention de le rappeler. Voyons votre toile, ai-je dit de suiteau paysan. Je lui ai donné quatre-vingts francs ; je necroyais pas qu’il me la laisserait pour le prix ; la toilevaut cent vingt francs comme un liard, et Mme Avrilest furieuse contre moi de ce que je suis allée sur son marché.

– Et cette toile, s’écria mon oncle, vousl’avez achetée, achetée ?

– Achetée, dit ma grand’mère, qui neconcevait rien à l’exaspération de Benjamin. Il n’y a plus moyen des’en dédire, le paysan est en bas qui attend son argent.

– Eh bien ! allez-vous-en audiable ! s’écria Benjamin en jetant le rouleau par la chambre,vous et… c’est-à-dire, pardon, ma chère sœur, pardon, non ;n’allez pas au diable, c’est trop loin, mais allez reporter votretoile au marchand ; je n’ai pas d’argent pour la payer.

– Et l’argent que tu as reçu ce matin deM. de Cambyse ? fit ma grand’mère.

– Mon Dieu, cet argent n’est pas à moi,M. de Cambyse me l’a donné de trop.

– Comment, de trop ? reprit magrand’mère, regardant Benjamin avec des yeux ébahis.

– Eh bien ! oui, de trop, ma sœur,de trop, entendez-vous, de trop ; il m’envoie cinquante écuspour une opération de vingt francs ; comprenez-vous à cetteheure ?

– Et tu es assez niais pour lui renvoyerson argent ? Si mon mari m’avait fait un pareiltour !…

– Oui, j’ai été assez niais pourcela ; que voulez-vous, tout le monde ne peut pas avoirl’esprit que vous exigez de Machecourt ; j’ai été assez niaispour cela et je ne m’en repens pas ; je ne veux pas me fairecharlatan pour vous plaire. Mon Dieu ! Mon Dieu ! qu’on ade peine ici-bas pour rester honnête homme ! vos plus procheset vos plus chers sont pourtant les premiers à vous induire ententation.

– Mais, malheureux, tu manques de tout,tu n’as plus une paire de bas de soie qui soit mettable, et tandisque je raccommode tes chemises d’un côté, elles tombent en loquesde l’autre.

– Et parce que mes chemises tombent enloques d’un côté pendant que vous les raccommodez de l’autre, ilfaut que je manque à la probité, n’est-ce pas, ma chèresœur ?

– Mais, tes créanciers, quand lespaieras-tu ?

– Quand j’aurai de l’argent, voilàtout ; je défie le plus riche de faire mieux.

– Et le marchand de toile, que luidirai-je ?

– Dites-lui tout ce que vousvoudrez ; dites-lui que je ne porte pas de chemises, ou quej’en ai trois cents douzaines dans mes armoires ; il choisiracelle de ces deux raisons qui lui conviendra le mieux.

– Va, mon pauvre Benjamin, dit magrand’mère en emportant sa toile, avec ton esprit tu ne serasjamais qu’un imbécile.

– Au fait, dit Page, quand ma grand’mèrefut au bas de l’escalier, ta chère sœur a raison, tu pousses laprobité jusqu’à la niaiserie.

Mon oncle se leva avec vivacité, et serrant lebras de l’avocat dans sa main de fer à le faire crier :

– Page, lui dit-il, ceci n’est passimplement de la probité, c’est un noble et légitime orgueil ;c’est du respect, non seulement pour moi-même, mais encore pournotre pauvre caste opprimée. Veux-tu que je laisse dire à cehobereau qu’il m’a offert une espèce de pourboire, et que je l’aiaccepté ? qu’ils nous renvoient, eux dont l’écusson n’estqu’une plaque de mendiant, ce reproche de mendicité que nous leuravons si souvent adressé ? que nous leur donnions le droit deproclamer que, nous aussi, nous recevons l’aumône quand on veutbien nous la faire ? Écoute, Page, tu sais si j’aime lebourgogne ; tu sais aussi, d’après ce que vient de dire machère sœur, si j’ai besoin de chemises ; mais pour tous lesvignobles de la Côte-d’Or et toutes les chenevières des Pays-Bas,je ne voudrais pas qu’il y eût dans le baillage un regard devantlequel le mien dût s’abaisser. Non, je ne garderai pas cet argent,quand il me le faudrait pour racheter ma vie. C’est à nous, hommesde cœur et d’instruction, à faire honneur à ce peuple au milieuduquel nous sommes nés ; il faut qu’il apprenne par nous qu’iln’est pas besoin d’être noble pour être homme, qu’il se relève parl’estime de lui-même de l’abaissement où il est descendu, et qu’ildise enfin à cette poignée de tyrans qui l’oppriment : Nousvalons autant que vous, et nous sommes plus nombreux quevous ; pourquoi continuerions-nous à être vos esclaves, etpourquoi voudriez-vous rester nos maîtres ? Oh ! Page,puissé-je voir ce jour et boire de la piquette le reste de mavie !

– Voilà qui est bel et bon, dit Page,mais tout cela ne nous donne pas de bourgogne.

– Sois tranquille, ivrogne, tu n’yperdras rien ; dimanche, je vous donne à goûter à tous, avecces vingt francs que j’ai retirés du gosier deM. de Cambyse, et au dessert je vous raconterai leurhistoire. Je vais écrire de suite à M. Minxit. Je ne puisavoir Arthus, attendu que je n’ai que vingt francs à dépenser, oubien il faudrait qu’il voulût dîner copieusement ce jour-là ;mais si tu rencontres avant moi Rapin, Parlanta et les autres,préviens-les afin qu’ils ne s’engagent pas ailleurs.

Je dois dire de suite que ce goûter futajourné à huitaine, parce que M. Minxit ne put se trouver aurendez-vous ; puis indéfiniment remis, parce que mon oncle futobligé de se séparer de ses deux pistoles.

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