Mon oncle Benjamin

Chapitre 10Comment mon oncle se fit embrasser par le marquis.

Benjamin avait couché à Corvol. Le lendemain,comme il sortait de la maison avec M. Minxit, la premièrepersonne qu’ils aperçurent, ce fut Fata. Celui-ci, qui ne sesentait pas la conscience nette, eût autant aimé rencontrer deuxgrands loups sur sa route que mon oncle et M. Minxit.Cependant, comme il ne pouvait s’esquiver, il se décida à fairecontre fortune bon cœur : il vint à mon oncle.

– Bonjour, monsieur Rathery. Comment vousportez-vous, honorable monsieur Minxit ? Eh bien !monsieur Benjamin, comment vous en êtes-vous tiré avec notreGessler ? J’avais une peur terrible qu’il ne vous fît unmauvais parti et je n’en ai pas fermé l’œil de toute la nuit.

– Fata, dit M. Minxit, gardez vosobséquiosités pour le marquis quand vous le rencontrerez. Est-ilvrai que vous ayez dit à M. de Cambyse que vous neconnaissiez plus Benjamin ?

– Je ne me souviens pas de cela, mon bonmonsieur Minxit.

– Est-il vrai que vous ayez dit au mêmemarquis que je n’étais pas un homme à voir ?

– Je n’ai pas pu dire cela, mon chermonsieur Minxit ; vous savez combien je vous estime, monami.

– J’affirme sur l’honneur qu’il a dittout cela, dit mon oncle avec le sang-froid glacial d’un juge.

– C’est bien, dit M. Minxit ;alors nous allons régler son compte.

– Fata, dit Benjamin, je vous préviensque M. Minxit veut vous fustiger. Tenez, voilà mahoussine ; pour l’honneur du corps, défendez-vous : unmédecin ne peut se laisser rosser comme un âne de dix écus.

– J’ai la loi pour moi, dit Fata ;s’il me frappe, chaque coup qu’il me donnera lui coûtera cher.

– Je sacrifie mille francs, ditM. Minxit, faisant siffler sa cravache ; tiens, Fatafatorum, destin, providence des anciens ! tiens, tiens,tiens, tiens !

Les paysans s’étaient mis sur le seuil de leurporte pour voir fustiger Fata ; car, je le dis à la honte denotre pauvre humanité, rien n’est dramatique comme un homme qu’onmaltraite.

– Messieurs, s’écriait Fata, je me metssous votre protection.

Mais personne ne quitta sa place, carM. Minxit, par la considération dont il jouissait, avait à peuprès droit de basse justice dans le village.

– Alors, poursuivit l’infortuné Fata, jevous prends à témoin des violences exercées sur ma personne ;je suis docteur en médecine.

– Attends, dit M. Minxit, je vaisfrapper plus fort, afin que ceux qui ne voient pas les coups lesentendent, et que tu aies des cicatrices à montrer au bailli. Et eneffet, il frappa plus fort, le féroce roturier qu’il était.

– Sois tranquille, Minxit, dit Fata ens’éloignant, tu auras affaire à M. de Cambyse ; ilne souffrira pas qu’on me maltraite parce que je le salue.

– Tu diras à Cambyse, fit M. Minxit,que je me moque de lui, que j’ai plus d’hommes que lui, que mamaison est plus solide que son château, et que s’il veut venirdemain sur le plateau de Fertiant avec ses gens, je suis sonhomme.

Disons de suite, pour en finir avec cetteaffaire, que Fata fit citer M. Minxit par-devant le baillipour répondre des violences commises sur sa personne ; maisqu’il ne put trouver aucun témoin qui déposât du fait, bien que lachose se fût passée en présence d’une centaine d’individus.

Lorsque mon oncle fut arrivé à Clamecy, sasœur lui remit une lettre timbrée de Paris, de la teneursuivante :

« Monsieur Rathery,

» Je sais de bonne part que vous voulezépouser Mlle Minxit ; je vous le défendsexpressément.

» VICOMTE DE PONT-CASSÉ ».

Mon oncle envoya Gaspard lui quérir unefeuille de papier grand raisin ; il prit l’encrier deMachecourt et répondit de suite à cette missive :

« Monsieur le Vicomte,

» Vous pouvez aller…

» Agréez l’assurance des sentimentsrespectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être

» Votre humble et dévoué serviteur,

» B. RATHERY ».

Où mon oncle voulait-il envoyer sonvicomte ? je ne le sais ; j’ai fait d’inutiles recherchespour pénétrer le mystère de cette réticence ; mais je vous aitoujours donné une idée de la fermeté, de la netteté, du nerf et dela précision de son style quand il voulait se donner la peined’écrire.

Cependant, mon oncle n’avait pas renoncé à sesidées de vengeance, tant s’en faut. Le vendredi suivant, aprèsavoir visité ses malades, il fit aiguiser son épée et mitpar-dessus son habit rouge la houppelande de Machecourt. Comme ilne voulait point faire le sacrifice de sa queue et qu’il ne pouvaitla mettre dans sa poche, il la cacha sous sa vieille perruque ets’en alla ainsi déguisé observer son marquis. Il établit sonquartier général dans une espèce de cabaret situé sur le bord de laroute de Clamecy, vis-à-vis du château de M. de Cambyse.Le maître du logis venait de se casser une jambe. Mon oncle,toujours prompt à venir en aide à son prochain, quand il étaitfracturé, déclina sa profession et offrit les secours de son art aupatient. Il fut autorisé par sa famille désolée à rétablir en leurlieu et place, les deux fragments du tibia cassé ; ce qu’ilfit prestement et à la grande admiration de deux grands laquais àla livrée de M. de Cambyse, qui buvaient dans lecabaret.

Mon oncle, quand son opération fut terminée,alla s’établir dans une chambre haute de l’auberge, droit au-dessusdu bouchon, et il se mit à observer le château avec une longue-vuequ’il avait prise chez M. Minxit. Il y avait une bonne heurequ’il se morfondait là, et il n’avait encore rien aperçu dont ilpût tirer profit, lorsqu’il vit un laquais deM. de Cambyse descendre ventre à terre la montagne. Cethomme descendit à la porte du cabaret et demanda si le médecin yétait encore. Sur la réponse affirmative de la servante, il monta àla chambre de mon oncle, et, l’abordant chapeau bas, il le pria devenir donner ses soins à M. de Cambyse qui venaitd’avaler une arête. Mon oncle fut d’abord tenté de refuser. Mais ilréfléchit que cette circonstance pouvait favoriser ses projets devengeance, et il se décida à suivre le domestique.

Celui-ci l’introduisit dans la chambre dumarquis. M. de Cambyse était dans son fauteuil, la têteappuyée sur ses mains, les coudes sur ses genoux, et il semblait enproie à une violente inquiétude. La marquise, jolie brune devingt-cinq ans, se tenait à côté de lui et cherchait à le rassurer.À l’arrivée de mon oncle, le marquis leva la tête et luidit :

– J’ai avalé en dînant une arête quis’est clouée à mon gosier ; j’ai su que vous étiez dans levillage et je vous ai fait appeler, quoique je n’aie pas l’honneurde vous connaître, persuadé que vous ne me refuseriez pas votresecours.

– Nous le devons à tout le monde,répondit mon oncle avec un sang-froid glacial ; aux richesaussi bien qu’aux pauvres, aux gentilshommes aussi bien qu’auxpaysans, au méchant aussi bien qu’au juste.

– Cet homme m’effraye, dit le marquis àsa femme, faites-le sortir.

– Mais, dit la marquise, vous savez bienqu’aucun médecin ne veut se hasarder à venir au château ;puisque vous avez celui-ci, sachez au moins le garder.

Le marquis se rendit à cet avis. Benjaminexamina la gorge du malade et secoua la tête d’un air d’inquiétude.Le marquis pâlit.

– Qu’est-ce donc, dit-il, le malserait-il encore plus grave que nous ne l’aurions cru ?

– Je ne sais ce que vous avez cru,répondit Benjamin d’une voix solennelle, mais le mal serait eneffet très grave, si l’on ne prenait de suite les mesuresnécessaires pour le combattre. Vous avez avalé une arête de saumon,et c’est une arête de la queue, là où elles sont le plusvénéneuses.

– Cela est vrai, dit la marquiseétonnée ; mais comment avez-vous découvert cela ?

– Par l’inspection de la gorge,madame.

Le fait est qu’il l’avait reconnu par un moyentout naturel : en passant devant la salle à manger dont laporte était ouverte, il avait vu sur la table un saumon dont letronçon de la queue avait seul été enlevé, et il en avait concluque c’était à la queue de ce poisson qu’avait appartenu l’arêteavalée.

– Nous n’avons jamais ouï dire, fit lemarquis d’une voix tremblante d’effroi, que les arêtes de saumonfussent vénéneuses.

– Cela n’empêche pas qu’elles le soientbeaucoup, dit Benjamin, et je serais fâché que madame la marquiseen doutât, car je serais obligé de la contredire. Les arêtes dusaumon contiennent, comme les feuilles du mancenillier, unesubstance si âcre, si corrosive, que si cette arête restait unedemi-heure de plus dans le gosier de M. le marquis, elleproduirait une inflammation dont je ne pourrais me rendre maître,et l’opération deviendrait impossible.

– En ce cas, docteur, opérez donc desuite, je vous supplie, dit le marquis, de plus en pluseffrayé.

– Un instant, dit mon oncle : lachose ne peut aller si vite que vous le désirez ; il y a unepetite formalité à remplir.

– Remplissez-la donc bien vite etcommencez.

– C’est que cette formalité vousregarde ; c’est vous seul qui devez l’accomplir.

– Dis-moi donc au moins en quoi elleconsiste, chirurgien de malheur ! veux-tu me laisser mourir làfaute d’agir ?

– J’hésite encore, poursuivit Benjaminavec lenteur. Comment hasarder une proposition comme celle que j’aià vous faire ? Avec un marquis ! avec un homme quidescend en droite ligne de Cambyse, roi d’Égypte !…

– Je crois, misérable, que tu profites dema position pour te moquer de moi ! s’écria le marquis,revenant à la violence de son caractère.

– Pas le moins du monde, réponditfroidement Benjamin. Vous souvenez-vous d’un homme que vous fîtes,il y a trois mois, traîner dans votre château par vos sbires, parcequ’il ne vous avait point salué, et auquel vous fîtes l’affront leplus sanglant qu’un homme puisse faire à un autre homme ?

– Un homme à qui j’ai fait baiser… Eneffet, c’est toi ; je te reconnais à tes cinq pieds dixpouces.

– Eh bien ! l’homme aux cinq piedsdix pouces, cet homme que vous regardiez comme un insecte, comme ungrain de poussière que vous ne rencontreriez jamais que sous vospieds, vous demande maintenant réparation de l’insulte que vous luiavez faite.

– Eh ! mon Dieu ! je ne demandepas mieux ; fixe la somme à laquelle tu évalues ton honneur,et je m’en vais te la faire compter de suite.

– Te crois-tu donc, marquis de Cambyse,assez riche pour payer l’honneur d’un honnête homme ? meprends-tu pour un robin ? crois-tu que je me fais insulterpour de l’argent ? Non ! non ! c’est une réparationd’honneur qu’il me faut. Une réparation d’honneur !entends-tu, marquis de Cambyse ?

– Eh bien ! soit, ditM. de Cambyse dont les yeux étaient attachés surl’aiguille de sa pendule, et qui voyait avec effroi s’enfuir lafatale demi-heure ; je vais déclarer devantMme la marquise, je déclarerai par écrit, si vousle voulez, que vous êtes un homme d’honneur, et que j’ai eu tort devous avoir offensé.

– Diable ! tu as bientôt payé tesdettes. Crois-tu donc, quand on a insulté un honnête homme, qu’ilsuffise de reconnaître qu’on a eu tort, et que tout soitréparé ? Demain, tu rirais bien, avec ta société de hobereaux,du niais qui se serait contenté de cette apparence de satisfaction.Non ! non ! c’est la peine du talion qu’il faut que tusubisses ; le faible de hier est devenu le fort d’aujourd’hui,le ver s’est changé en serpent. Tu n’échapperas pas à ma justice,comme tu échappes à celle du bailli ; il n’est aucuneprotection qui puisse te défendre contre moi. Je t’ai embrassé, ilfaut que tu m’embrasses.

– As-tu donc oublié, malheureux, que jesuis le marquis de Cambyse ?

– Tu as bien oublié, toi, que j’étaisBenjamin Rathery ! L’insulte, c’est comme Dieu, tous leshommes sont égaux devant elle ; il n’y a ni grand insulteur nipetit insulté.

– Laquais, dit le marquis, auquel lacolère avait fait oublier le prétendu danger qu’il courait,conduisez cet homme dans la cour et qu’on lui donne cent coups defouet ; je veux l’entendre crier d’ici.

– Bien, dit mon oncle. Mais dans dixminutes l’opération sera devenue impossible, et dans une heure vousserez mort.

– Eh ! ne puis-je donc envoyerquérir à Varzy un chirurgien par mon coureur ?

– Si votre coureur trouve le chirurgienchez lui, celui-ci arrivera juste pour vous voir mourir et donnerses soins à Mme la marquise.

– Mais il n’est pas possible, dit lamarquise, que vous restiez inflexible. N’y a-t-il donc pas plus deplaisir à pardonner qu’à se venger ?

– Oh ! madame, reprit Benjamin ens’inclinant avec grâce, je vous prie de croire que si c’était devous que j’eusse reçu une pareille insulte, je ne vous garderaispas rancune.

Mme de Cambyse sourit, etcomprenant qu’il n’y avait rien à gagner avec mon oncle, elleengagea elle-même son mari à se soumettre à la nécessité et lui fitobserver qu’il n’avait plus que cinq minutes pour se décider.

Le marquis, vaincu par la terreur, fit signe àdeux laquais qui étaient dans sa chambre de se retirer.

– Non pas, dit l’inflexible Benjamin, cen’est pas ainsi que je l’entends. Laquais, vous allez au contraireavertir les gens de M. de Cambyse de se rendre ici de sapart ; ils ont été témoins de l’insulte, il faut qu’ils lesoient de la réparation. Mme la marquise seule a ledroit de se retirer.

Le marquis jeta un coup d’œil sur la penduleet vit qu’il ne lui restait plus que trois minutes ; comme lelaquais ne bougeait :

– Allez donc vite, Pierre, dit-il ;exécutez les ordres de monsieur ; ne voyez-vous pas qu’il estseul maître ici pour le moment ?

Les domestiques arrivèrent l’un aprèsl’autre ; il ne manquait plus que l’intendant ; maisBenjamin, rigoureux jusqu’au bout, ne voulut pas commencer qu’il nefût présent.

 

– Bien, dit Benjamin ; maintenantnous voilà quittes et tout est oublié, je vais à présent m’occuperen conscience de votre gorge.

Il fit l’extraction de l’arête très vite ettrès bien, et la remit entre les mains du marquis. Tandis quecelui-ci l’examinait avec curiosité :

– Il faut, dit-il, que je vous donne del’air ; il ouvrit une fenêtre, s’élança dans la cour, et, endeux ou trois enjambées de ses grandes jambes, il eut gagné laporte cochère. Tandis qu’il descendait en courant la montagne, lemarquis était à une fenêtre qui s’écriait :

– Arrêtez, monsieur Benjamin Rathery, degrâce, venez recevoir mes remerciements et ceux deMme la marquise ; il faut bien que je vouspaie votre opération.

Mais Benjamin n’était pas homme à se laisserprendre à ces belles paroles. Au bas de la colline il rencontra lecoureur du marquis.

– Landry, lui dit-il, mes compliments àMme la marquise, et rassurezM. de Cambyse à l’égard des arêtes de saumon ; ellesne sont pas plus vénéneuses que celles du brochet ; seulementil ne faut pas les avaler. Qu’il se tienne la gorge enveloppée d’uncataplasme, et dans deux ou trois jours il sera guéri.

Aussitôt que mon oncle fut hors des atteintesdu marquis, il tourna à droite, traversa la prairie de Flez, avecles mille ruisselets dont elle est entrecoupée, et se rendit àCorvol. Il voulait régaler M. Minxit de la primeur de sonexpédition ; il l’aperçut de loin qui était devant sa porte,et, agitant son mouchoir en signe de triomphe :

– Nous sommes vengés !s’écria-t-il.

Le bonhomme accourut au-devant de lui, detoute la vitesse de ses grosses et courtes jambes, et se jeta dansses bras avec la même effusion que s’il eût été son fils ; mononcle dit même avoir vu couler sur ses joues deux grosses larmesqu’il cherchait à escamoter. Le vieux médecin, qui n’était pas d’uncaractère moins fier et moins irascible que Benjamin, exultaitd’allégresse. Arrivé chez lui, il voulut que, pour célébrer lagloire de ce jour, les musiciens exécutassent des fanfares jusqu’ausoir, et il leur ordonna ensuite de s’enivrer, ordre qui futexécuté ponctuellement.

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