Mon oncle Benjamin

Chapitre 19Comment mon oncle désarma trois fois M. de Pont-Cassé.

L’aurore, une aurore terne et grimaçante defévrier, jetait à peine des teintes plombées sur les murs de sachambre, que mon oncle était déjà debout. Il s’habilla à tâtons etdescendit l’escalier en assourdissant ses pas, car il craignaitsurtout de réveiller sa sœur. Mais, comme il allait franchir lepalier, il sentit une main de femme se poser sur son épaule.

– Eh quoi ! chère sœur, s’écria-t-ilavec une sorte d’effroi, vous êtes déjà éveillée ?

– Dis que je ne suis pas encore endormie,Benjamin. Avant que tu ne partes, j’ai voulu te dire adieu,peut-être un adieu suprême, Benjamin. Conçois-tu que je souffrequand je songe que tu sors d’ici plein de vie, de jeunesse etd’espérance, et que tu y rentreras peut-être porté sur les bras detes amis, et le corps traversé d’une épée ? Ton dessein est-ildonc arrêté ? Avant de le prendre, as-tu pensé au deuil que tamort allait jeter dans cette triste maison ? Pour toi, quandta dernière goutte de sang se sera écoulée, tout sera fini ;mais nous, bien des mois, bien des années se passeront avant quenotre douleur soit tarie, et les larmes blanches de ta croix serontdepuis longtemps effacées que nos larmes couleront toujours.

Mon oncle s’éloignait sans répondre, etpeut-être il pleurait, mais ma grand’mère l’arrêta par le pan deson habit.

– Cours donc à ton rendez-vous demeurtre, bête féroce ! s’écria-t-elle, ne fais pas attendreM. de Pont-Cassé ; peut-être l’honneur exigera-t-ilque tu partes sans embrasser ta sœur ; mais prends du moinscette relique que le cousin Guillaumot m’a prêtée, peut-être tepréservera-t-elle des dangers où tu vas te jeter siétourdiment.

Mon oncle jeta la relique dans sa poche ets’esquiva.

Il courut éveiller M. Minxit à sonauberge. Ils prirent en passant Page et Arthus et s’en allèrentdéjeuner dans un cabaret à l’extrémité de Beuvron. Mon oncle, s’ildevait succomber, ne voulait pas s’en aller l’estomac vide. Ildisait qu’une âme qui arrivait entre deux vins au tribunal de Dieua plus de hardiesse et plaide bien mieux sa cause qu’une pauvre âmequi est pleine de tisane et d’eau sucrée. Le sergent assistait audéjeuner ; lorsqu’on fut au dessert, mon oncle le pria d’allerà la Croix-des-Michelins porter une table, une boîte et deuxchaises dont il avait besoin pour son duel, et d’y allumer un grandfeu avec les échalas de la vigne voisine ; puis il demanda ducafé.

M. de Pont-Cassé et son ami netardèrent pas d’arriver.

Le sergent leur fit de son mieux les honneursdu bivouac.

– Messieurs, dit-il, donnez-vous la peinede vous asseoir, et chauffez-vous. M. Rathery vous prie del’excuser s’il vous fait un peu attendre, mais il est à déjeuneravec ses témoins, et dans quelques minutes il sera à votredisposition.

En effet, Benjamin arrivait un quart d’heureaprès, tenant Arthus et M. Minxit par le bras et chantant àgorge déployée :

Ma foi, c’est un triste soldat

Que celui qui ne sait pas boire !

Mon oncle salua gracieusement ses deuxadversaires.

– Monsieur, ditM. de Pont-Cassé avec hauteur, il y a vingt minutes quenous vous attendons.

– Le sergent a dû vous expliquer la causede notre retard, et j’espère que vous la trouverez légitime.

– Ce qui vous excuse, c’est que vous êtesroturier, et que voilà probablement la première fois que vous avezaffaire à un gentilhomme.

– Que voulez-vous, nous avons coutume,nous autres roturiers, de prendre du café après chacun de nosrepas, et parce que vous vous faites appeler le vicomte dePont-Cassé, ce n’est pas une raison pour que nous dérogions à cettehabitude. Le café, voyez-vous, c’est bienfaisant, c’est tonique, çasurexcite agréablement le cerveau, ça donne du mouvement à lapensée ; si vous n’avez pas pris de café ce matin les armes nesont pas égales, et je ne sais si, en conscience, je puis memesurer avec vous.

– Riez, monsieur, riez bien tandis quevous pouvez rire, mais rira bien qui rira le dernier, je vous enavertis.

– Monsieur, reprit Benjamin, je ne rispas quand je dis que le café est tonique ; c’est l’avis deplusieurs célèbres médecins, et moi-même je l’administre commestimulant dans certaines maladies.

– Monsieur !

– Et votre alezan brûlé ? je suisbien étonné de ne point le voir là ; est-ce qu’il seraitindisposé, par hasard ?

– Monsieur, dit le second mousquetaire,trêve de plaisanterie ; vous n’avez pas sans doute oubliépourquoi vous êtes venu ici ?

– Ah ! c’est vous, numérodeux ? enchanté de renouveler connaissance avec vous ; eneffet je n’ai pas oublié pourquoi je viens ici, et la preuve,ajouta-t-il en montrant la table sur laquelle la boîte étaitplacée, c’est que j’ai fait des préparatifs pour vous recevoir.

– Eh ! qu’est-il besoin de cetappareil d’escamoteur pour se battre à l’épée ?

– Mais, dit mon oncle, c’est que je ne mebats pas à l’épée.

– Monsieur, ditM. de Pont-Cassé, je suis l’insulté, j’ai le choix desarmes, je choisis l’épée.

– C’est moi, monsieur, qui ai la prioritéde l’insulte, je ne vous la céderai pas, et je choisis leséchecs.

En même temps il ouvrit la boîte que lesergent avait aussi apportée, et, en ayant tiré un échiquier, ilinvita le gentilhomme à prendre place à la table.

M. de Pont-Cassé devint blême decolère.

– Est-ce que, par hasard, vous voudriezme mystifier ? s’écria-t-il.

– Point du tout, fit mon oncle ;tout duel est une partie où deux hommes mettent leur vie pourenjeu ; pourquoi cette partie ne se jouerait-elle pas aussibien aux échecs qu’à l’épée ? Du reste, si vous vous sentezfaible aux échecs, je suis prêt à vous jouer cela à l’écarté ou àla triomphe. En cinq points, si vous le voulez, sans revanche nirepentir, cela sera aussitôt fait.

– Je suis venu ici, ditM. de Pont-Cassé, se contenant à peine, non pour jouer mavie comme une bouteille de bière, mais pour la défendre avec monépée.

– Je conçois, dit mon oncle ; vousêtes d’une force supérieure à l’épée, et vous espérez avoir bonmarché de moi, qui ne tiens jamais la mienne que pour la mettre àmon côté. Est-ce donc là la loyauté d’un gentilhomme ? Si unfaucheur vous proposait de se battre avec lui à la faux, ou unbatteur en grange avec un fléau, accepteriez-vous, je vousprie ?

– Vous vous battrez à l’épée !s’écria M. de Pont-Cassé, hors de lui, sinon… ajouta-t-ilen levant sa cravache.

– Sinon quoi ? dit mon oncle.

– Sinon je vous coupe la figure avec macravache !

– Vous savez comment je réponds à vosmenaces, repartit Benjamin. Eh bien ! non, monsieur, ce duelne s’accomplira pas comme vous l’avez espéré. Si vous persistezdans votre déloyale obstination, je croirai et je dirai que vousavez spéculé sur votre adresse de spadassin, que c’est unguet-apens que vous m’avez tendu, que vous êtes ici non pourrisquer votre vie contre la mienne, mais pour m’estropier,entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? et je vous tiendraipour un lâche, oui, pour un lâche, mon gentilhomme, pour un lâche,oui, pour un lâche !

Et les paroles de mon oncle vibraient entreses lèvres comme une vitre qui tinte.

Le gentilhomme n’en put supporterdavantage ; il tira son épée et se précipita sur Benjamin.C’en était fait de celui-ci si le caniche, en se jetant surM. de Pont-Cassé n’eût dérangé la direction de son épée.Le sergent ayant rappelé son chien :

– Messieurs, s’écria mon oncle, je vousprends à témoin que, si j’accepte le combat, c’est pour épargner unassassinat à cet homme.

Et, mettant à son tour sa rapière au vent, ilsoutint, sans rompre d’une semelle, l’attaque impétueuse de sonadversaire. Le sergent ne voyant pas son coup intervenir, piétinaitsur l’herbe comme un coursier lié à un arbre, et tournait lepoignet à se le démancher, afin d’indiquer à Benjamin le mouvementqu’il devait faire pour désarmer son homme.M. de Pont-Cassé, exaspéré de la résistance inattenduequ’il éprouvait, avait perdu son sang-froid et avec lui sameurtrière adresse. Il ne s’inquiétait plus de parer les coups quepouvait lui porter son adversaire, et ne cherchait qu’à le percerde son épée.

– Monsieur de Pont-Cassé, lui dit mononcle, vous auriez mieux fait de jouer aux échecs ; vousn’êtes jamais à la parade ; il ne tiendrait qu’à moi de voustuer.

– Tuez, monsieur, dit le mousquetaire,vous n’êtes ici que pour cela.

– J’aime mieux vous désarmer, fit mononcle, et, passant rapidement son épée sous celle de sonadversaire, d’un tour de son vigoureux poignet il l’envoya aumilieu de la haie.

– Très bien ! bravo ! s’écriale sergent, moi je ne l’aurais pas envoyée si loin. Si vous aviezseulement six mois de mes leçons, vous seriez la meilleure lame deFrance.

M. de Pont-Cassé voulut recommencerle combat ; comme les témoins s’y opposaient :

– Non, messieurs, dit mon oncle, lapremière fois ne compte pas, et il n’y a pas de partie sansrevanche ; il faut que la réparation à laquelle a droitmonsieur soit complète.

Les deux adversaires se remirent engarde ; mais à la première botte l’épée deM. de Pont-Cassé s’envola sur la route. Comme il couraitla ramasser :

– Je vous demande bien pardon, monsieurle comte, lui dit Benjamin de sa voix sardonique, de la peine queje vous donne ; mais c’est de votre faute ; si vous aviezvoulu jouer aux échecs, vous n’auriez pas eu la peine de vousdéranger.

Une troisième fois le mousquetaire revint à lacharge.

– Assez, s’écrièrent les témoins, vousabusez de la générosité de M. Rathery.

– Point du tout, dit mon oncle ;monsieur veut sans doute apprendre le coup : permettez que jelui en donne encore une leçon.

En effet, la leçon ne se fit pas attendre, etl’épée de M. de Pont-Cassé s’échappa pour la troisièmefois de sa main.

– Au moins, dit mon oncle, vous auriezbien dû amener un domestique pour aller ramasser votre épée.

– Vous êtes le démon en personne, ditcelui-ci ; j’aimerais mieux que vous m’eussiez tué que dem’avoir traité d’une manière aussi ignominieuse.

– Et vous, mon gentilhomme, dit Benjamin,se tournant vers l’autre mousquetaire, vous voyez que mon barbiern’est pas ici. Tenez-vous à ce que je mette à exécution la promesseque je vous ai faite ?

– En aucune façon, dit lemousquetaire ; à vous les honneurs de la journée ; il n’ya pas de lâcheté à se retirer devant vous, puisque vous ne portezpoint le fer sur le vaincu. Bien que vous ne soyez pas gentilhomme,je vous tiens pour le meilleur tireur et pour l’homme le plushonorable que je connaisse ; car votre adversaire voulait voustuer, vous avez eu sa vie entre les mains et vous l’avez respectée.Si j’étais roi, vous seriez au moins duc et pair. Et maintenant, sivous attachez quelque prix à mon amitié, je vous l’offre de toutmon cœur et je vous demande la vôtre en échange.

Et il tendit la main à mon oncle, qui la serracordialement dans la sienne. M. de Pont-Cassé se tenaitdevant le foyer, morne et farouche, l’œil plein de sombres éclairset le front chargé d’une nuée d’orage. Il prit le bras de son ami,fit un salut de glace à mon oncle et s’éloigna.

Mon oncle avait hâte de retourner chez sasœur ; mais le bruit de sa victoire s’était rapidement répandudans le faubourg ; à chaque instant, il était intercepté parun soi-disant ami qui venait le féliciter de son beau fait d’armeset lui secouer le bras jusqu’à l’épaule, sous prétexte de luidonner une poignée de main. Les gamins, cette poussière de lapopulation que soulève tout événement éclos dans la rue, venaienttourbillonner autour de lui et l’assourdir de leurs hourras. Enquelques instants, il devint le point central d’une foulehorriblement tumultueuse qui lui marchait sur ses talons,éclaboussait ses bas de soie et faisait tomber son tricorne dans laboue. Il pouvait encore échanger quelques mots avecM. Minxit ; mais, sous prétexte de compléter sontriomphe, Cicéron, ce tambour que vous connaissez déjà, vint seplacer à la tête de la foule avec sa caisse et se mit à battre lacharge de manière à faire écrouler le pont de Beuvron ; encorefallut-il que Benjamin lui donnât trente sous pour son vacarme.Tout ce qui manqua à son infortune, c’est qu’il ne fut pointharangué. Voilà comment mon oncle fut récompensé d’avoir joué savie en duel.

– Si là-haut à la Croix-des-Michelins, sedisait-il à lui-même, j’avais donné quelques louis à un malheureuxmourant de faim, tous ces badauds qui acclament maintenant autourde moi me laisseraient passer fort tranquille. Qu’est-ce donc, monDieu, que la gloire et à qui s’adresse-t-elle ! Ce bruit qu’onfait autour d’un nom, est-ce un bien si rare et si précieux qu’ilfaille sacrifier, pour l’avoir, le repos, le bonheur, les doucesaffections, les belles années et quelquefois la paix dumonde ! Ce doigt levé qui vous montre au public, sur qui nes’est-il donc pas arrêté ? Cet enfant que l’on mène à l’égliseau bruit des cloches sonnant à grande volée ; ce bœuf qu’onpromène par la ville, paré de fleurs et de rubans, ce veau à sixpattes, ce boa empaillé, cette citrouille monstre, cet acrobate quimarche sur un fil d’archal, cet aéronaute qui fait son ascension,cet escamoteur qui avale des muscades, ce prince qui passe, cetévêque qui bénit, ce général qui revient d’une lointaine victoire,n’ont-ils pas eu tous leur moment de gloire ? Tu te croiscélèbre, toi qui as semé tes idées dans les arides sillons d’unlivre, qui as fait des hommes avec du marbre, et des passions avecdu noir d’ivoire et du blanc de céruse ; mais tu serais bienplus célèbre encore si tu avais un nez long seulement de sixpouces. Quant à cette gloire qui nous survit, elle n’appartient pasà tout le monde, j’en conviens ; mais la difficulté est d’enjouir. Qu’on me trouve un banquier qui escompte l’immortalité, etdès demain je travaille à me rendre immortel.

Mon oncle voulut dîner en famille chez sa sœuravec M. Minxit ; mais le brave homme, quoique son cherBenjamin fût là devant lui, sain, sauf, et victorieux, était tristeet préoccupé. Ce que mon oncle avait dit le matin àM. de Pont-Cassé lui revenait sans cesse à l’esprit. Ildisait qu’il avait dans les oreilles comme une voix qui l’appelaitvers Corvol. Il était en proie à une agitation nerveuse, semblableà celle qu’éprouvent les personnes qui, n’étant pas habituées aucafé, en ont pris une forte dose. À chaque instant, il était obligéde quitter la table et de faire un tour dans la chambre. Cet étatde surexcitation effraya Benjamin et il l’engagea lui-même àpartir.

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