Mon oncle Benjamin

Chapitre 4Comment mon oncle se fit passer pour le Juif-Errant, et ce qu’il enadvint.

Cependant ma grand’mère avait mis sa robe desoie gorge-pigeon, qu’elle ne tirait de son tiroir que le jour desgrandes fêtes solennelles de l’année ; elle avait attaché surson bonnet rond, en guise de bandeau, le plus beau de ses rubans,un ruban rouge-cerise qui était large comme la main et audelà ; elle avait apprêté son mantelet de taffetas noir bordéd’une dentelle de même couleur, et elle avait tiré de son étui sonmanchon neuf de poil de loup-cervier, cadeau que Benjamin lui avaitfait le jour de sa fête et qu’il devait encore au fournisseur.Quand elle fut ainsi attifée, elle ordonna à un de ses enfantsd’aller quérir l’âne de M. Durand, un beau bourriquet qui, àla dernière foire de Billy, avait coûté trois pistoles et se louaittrente-six deniers de plus que le vulgaire des ânes.

Puis elle appela Benjamin. Quand celui-cidescendit, l’âne de M. Durand, ayant aux flancs ses deuxpaniers au milieu desquels s’enflait un gros oreiller bien blanc,était attaché devant la porte et mangeait sa provende de son qu’onlui avait servie dans une corbeille sur une chaise.

Benjamin s’inquiéta d’abord si Machecourtétait là pour boire un verre de vin blanc avec lui. Sa sœur luiayant dit qu’il était sorti :

– J’espère au moins, ajouta-t-il, mabonne sœur, que vous me ferez l’amitié de prendre un petit verre deratafia avec moi ; – car l’estomac de mon oncle savait semettre à la portée de tous les estomacs.

Ma grand’mère n’avait aucune répugnance pourle ratafia, au contraire ; elle agréa la proposition deBenjamin et lui permit d’aller quérir la carafe. Enfin, après avoirbien recommandé à mon père, qui était l’aîné, de ne pas battre sesfrères, à Prémoins, qui était indisposé, de demander quand ilaurait certains besoins, et avoir donné sa tâche de tricot à laSurgie, elle monta sur son bourriquet.

Vive la terre et le soleil ! les voisiness’étaient mises sur leur porte pour la voir partir ; car, àcette époque, voir une femme de la classe moyenne parée un autrejour que le dimanche, c’était un événement dont chacun desregardants cherchait à pénétrer les causes, et sur lequel ilétablissait un système.

Benjamin, bien rasé et surabondamment poudré,rouge d’ailleurs comme un pavot qui s’étale au soleil du matinaprès une nuit d’orage, allait derrière, lâchant de temps en tempspar un ut de poitrine un vigoureux ahï, etpiquant le bourriquet de la pointe de sa rapière.

L’âne de M. Durand, poussé l’épée dansles reins par mon oncle, allait très bien ; il allait tropbien même au gré de ma grand’mère, qui montait et descendait surson oreiller comme un volant sur une raquette. Mais, à quelquedistance de l’endroit où le chemin de Moulot se sépare de la routede la Chapelle pour se rendre à son humble destination, elles’aperçut que l’allure de son âne s’assoupissait comme un jet demétal ardent qui s’épaissit et devient plus lent à mesure qu’ils’éloigne du fourneau ; son grelot, qui jusque-là avait jetéun drelin dindin si fier, si énergiquement accentué, nepoussait plus que des soupirs entrecoupés, pareils à une voix quiagonise. Ma grand’mère retourna la tête pour en référer àBenjamin ; mais celui-ci avait disparu, fondu comme une boulede cire, escamoté, perdu comme un moucheron dans l’espace ;personne ne pouvait lui en donner des nouvelles. Vous devez vousfaire une idée du dépit que fit éprouver à ma grand’mère ladisparition subite de Benjamin. Elle se dit qu’il ne méritait pasla peine qu’on prenait pour son bonheur, que son insouciance étaitincurable, que toujours il croupirait, que c’était un marais auxeaux duquel on ne pouvait donner un cours. Elle eut un moment enviede l’abandonner à sa destinée, et même de ne plus lui plisser seschemises, mais son caractère de reine l’emporta, elle avaitcommencé, il fallait qu’elle finît. Elle jura de retrouverBenjamin, et de le conduire chez M. Minxit, dût-ellel’attacher à la queue de son âne. C’est par cette fermeté derésolution qu’on mène à leur fin les grandes entreprises.

Un petit paysan, qui gardait ses moutons àl’embranchement des deux chemins, lui dit que l’homme rouge qu’elleavait perdu était descendu, il y avait à peu près un quart d’heurevers le village ; ma grand’mère poussa son âne dans cettedirection, et tel était l’ascendant que lui donnait son indignationsur ce quadrupède, qu’il se mit à trotter de lui-même par puredéférence pour le cavalier et comme s’il eût voulu rendre hommage àson grand caractère.

Le village de Moulot avait un air de mouvementtout à fait inusité ; les Moulotats, ordinairement si rassiset au cerveau desquels il n’y a jamais eu plus de fermentation quedans un fromage à la crème, semblaient tous avoir le transport. Lespaysans descendaient en toute hâte des coteaux voisins ; lesfemmes et les enfants couraient en s’appelant les uns lesautres : tous les rouets étaient délaissés et toutes lesquenouilles chômaient. Ma grand’mère s’informa de la cause de cemouvement ; on lui dit que c’était le Juif-Errant qui venaitd’arriver à Moulot et qui déjeunait sur la place. Elle compritaussitôt que ce prétendu Juif-Errant n’était autre queBenjamin ; et, en effet, elle ne tarda pas à l’apercevoir duhaut de son âne au milieu d’un cercle de badauds.

Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noireset blanches, le pignon de son tricorne s’élevait avec une grandemajesté, comme la flèche ardoisée d’une église au milieu des toitsmoussus d’un village. On lui avait dressé sur la place même unepetite table où il s’était fait servir une demi-bouteille et unpetit pain, et devant laquelle il allait et venait avec la gravitéd’un grand sacrificateur, tantôt avalant une gorgée de vin blanc,tantôt rompant un morceau de son petit pain.

Ma grand’mère poussa son âne au milieu de lafoule et se trouva bientôt au premier rang.

– Que fais-tu là, malheureux ?dit-elle à mon oncle en lui montrant le poing.

– Vous le voyez, madame ; j’erre, jesuis Ahasvérus, vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j’aibeaucoup entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petitvillage et de l’amabilité de ses habitants, j’ai résolu d’ydéjeuner. Puis, s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse :Dans cinq minutes je vous suis, mais pas un mot de plus, je vous enprie, le mal serait irréparable ; ces imbéciles seraientcapables de m’assommer s’ils découvraient que je me moqued’eux.

L’éloge de Moulot, que Benjamin avait trouvémoyen d’intercaler dans sa réponse à sa sœur, répara ou plutôtprévint l’échec que l’apostrophe imprudente de celle-ci devait luifaire essuyer, et un frémissement d’orgueil circula dansl’assemblée.

– Monsieur le Juif-Errant, fit un paysanauquel il restait encore quelque doute, quelle est donc cette damequi tout à l’heure vous montrait le poing ?

– Mon bon ami, répondit mon oncle sans sedéconcerter, c’est la sainte Vierge que Dieu m’a ordonné deconduire en pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle estbonne femme au fond, mais un peu diseuse ; elle est demauvaise humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.

– Et pourquoi l’enfant Jésus n’est-il pasavec elle ?

– Dieu n’a pas voulu qu’elle l’emmenâtparce que, dans ce moment-ci, il a la petite vérole.

Alors les objections fondirent dru comme grêlesur Benjamin ; mais mon oncle n’était pas homme à avoir peurdes hébétés de Moulot, le danger l’électrisait, et il parait toutesles bottes qui lui étaient portées avec une dextérité admirable, cequi ne l’empêchait pas de temps en temps de s’arroser le gosierd’un coup de vin blanc, et, pour dire la vérité, il en était déjà àsa septième demi-bouteille.

Le maître d’école du lieu, en sa qualité desavant, se présenta le premier dans la lice.

– Comment se fait-il donc, Monsieur leJuif-Errant, que vous n’ayez pas de barbe ? Il est dit, dansla complainte de Bruxelles, que vous êtes très barbu, et partout onvous représente avec une grande barbe blanche qui vous descendjusqu’à la ceinture.

– C’était trop salissant, monsieur lemaître. J’ai demandé au bon Dieu la permission de ne plus portercette grande vilaine barbe, et il l’a fait passer dans maqueue.

– Mais, poursuivit le barbacole, commentfaites-vous donc pour vous raser, puisque vous ne pouvez vousarrêter.

– Dieu y a pourvu, mon cher monsieur lemaître. Chaque matin, il m’envoie le patron des perruquiers sous laforme d’un papillon, qui me rase du bout de son aile, tout envoltigeant autour de moi.

– Mais, monsieur le Juif, poursuivit lemaître d’école, le bon Dieu a été bien chiche avec vous en nemettant à votre disposition que cinq sous à la fois !

– Mon ami, riposta mon oncle en secroisant les bras sur la poitrine et en s’inclinant profondément,bénissons les décrets de Dieu ; c’est probablement qu’iln’avait que cela de monnaie dans sa poche.

– Je voudrais bien savoir, dit le vieuxtailleur de l’endroit, comment on a fait pour vous prendre mesurede votre habit, qui vous va pourtant comme un gant, puisque vousn’êtes jamais en repos.

– Vous auriez dû vous apercevoir, vousqui êtes du métier, respectable pique Prune, que cet habit n’estpas fabriqué de la main des hommes ; tous les ans, au premieravril, il me pousse sur le dos un léger habit de serge rouge, et àla Toussaint un habit épais de velours écarlate.

– Alors, dit un gamin, dont la figureespiègle était inondée de tresses blondes, il faut que vous usiezconsidérablement ; il n’y a pas quinze jours que la Toussaintest passée, et votre habit est déjà tout râpé et tout blanc sur lescoutures.

Malheureusement le père du petit philosophe setrouvait tout à côté de lui. « Va-t-en voir à la maison si j’ysuis », lui dit-il en lui donnant un coup de pied auderrière ; et il pria mon oncle d’excuser l’impertinence de cepetit garçon auquel son maître d’école négligeait d’apprendre sareligion.

– Messieurs, s’écria le maître d’école,je vous prends tous à témoins et M. le Juif-Errant aussi, queNicolas porte atteinte à ma réputation ; il attaquecontinuellement les autorités du village, je m’en vais le prendrepar sa langue.

– Oui ! dit Nicolas, en voilà unebelle autorité ; attaque-moi quand tu voudras ; je neserai pas embarrassé pour prouver que j’ai dit vrai ;M. le bailli interrogera Charlot. L’autre jour, je lui aidemandé quel était le fils le plus remarquable de Jacob, et il m’arépondu que c’était Pharaon ; la mère Pintot en esttémoin.

– Eh ! messieurs, dit mon oncle, nevous fâchez pas à cause de moi ; je serais désolé que monarrivée dans ce beau village fût entre vous l’occasion d’unprocès ; la laine de mon habit n’est pas encore entièrementpoussée, attendu que nous ne sommes qu’à la Saint-Martin ;voilà ce qui a induit le petit Charlot en erreur. M. le maîtreignorait cette particularité, et par conséquent il ne pouvait eninstruire ses élèves ; j’espère que M. Nicolas estcontent de cette explication.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer