Mon oncle Benjamin

Chapitre 13Comment mon oncle passa la nuit en prières pour l’heureusedélivrance de sa sœur.

Mon temps est précieux, chers lecteurs, et jesuppose que le vôtre ne l’est pas moins ; je ne m’amuseraidonc pas à vous décrire ce mémorable souper ; vous connaissezassez les convives pour vous faire une idée de la manière dont ilssoupèrent. Mon oncle sortit à minuit de l’hôtel du Dauphin,avançant de trois pas et reculant de deux, comme certains pèlerinsd’autrefois qui faisaient vœu de se rendre avec cette allure àJérusalem. En rentrant, il aperçut de la lumière dans la chambre deMachecourt, et, supposant que celui-ci griffonnait quelque exploit,il rentra avec l’intention de lui souhaiter le bonsoir. Magrand’mère était alors en mal d’enfant ; la sage-femme, touteffrayée de l’apparition de mon oncle qu’on n’attendait pas à cetteheure, vint le prévenir officiellement de l’évènement qui allaitavoir lieu. Benjamin se rappela, à travers les brouillards quiobscurcissaient son cerveau, que sa sœur, la première année de sonmariage, avait eu une couche laborieuse qui avait mis sa vie endanger ; aussitôt le voilà qui se fond en deux gouttières delarmes.

– Hélas ! s’écriait-il d’une voix àréveiller toute la rue des Moulins, ma chère sœur va mourir,hélas ! elle va…

– Madame Lalande, s’écria ma grand’mèredu fond de son lit, mettez-moi ce chien d’ivrogne à la porte.

– Retirez-vous, monsieur Rathery, ditMme Lalande, il n’y a pas le moindre danger ;l’enfant se présente par les épaules et dans une heure votre sœursera délivrée.

Mais Benjamin criait toujours : –Hélas ! elle va mourir, ma chère sœur.

Machecourt, voyant que la harangue de lasage-femme ne produisait aucun effet, crut devoir intervenir à sontour.

– Oui, Benjamin, mon ami, mon bon frère,l’enfant se présente par les épaules, fais-moi le plaisir d’allerte coucher, je t’en supplie.

Ainsi parla mon grand-père.

– Et toi, Machecourt, mon ami, mon bonfrère, lui répondit mon oncle, je t’en supplie, fais-moi le plaisird’aller…

Ma grand’mère, comprenant qu’elle ne pouvaitcompter sur un acte de rigueur de Machecourt à Benjamin, se décidaà mettre elle-même celui-ci à la porte.

Mon oncle se laissa pousser dehors avec ladocilité d’un mouton. Son parti fut bientôt pris : il sedécida à aller coucher à côté de Page qui ronflait comme unsoufflet de forge sur une des tables du Dauphin. Mais, en passantsur la place de l’église, l’idée lui vint de prier Dieu pourl’heureuse délivrance de sa chère sœur ; or, le temps s’étaitremis à la gelée comme de plus belle, et il faisait un froid decinq à six degrés. Nonobstant cela, Benjamin s’agenouilla sur lesmarches du portail, joignit les mains comme il l’avait vu pratiquerà sa chère sœur, et se mit à marmotter quelques bribes de prière.Comme il entamait son second Ave, le sommeil le prit, etil se mit à ronfler à l’instar de son ami Page. Le lendemain matin,à cinq heures, lorsque le sacristain vint sonnerl’Angelus, il aperçut quelque chose d’agenouillé qui avaitcomme une forme humaine. Il s’imagina d’abord, dans sa simplicité,que c’était un saint qui était sorti de sa niche pour faire quelqueexercice de pénitence, et il s’apprêtait à le faire rentrer dansl’église ; mais, s’étant approché davantage, à la lueur de salanterne, il reconnut mon oncle, qui avait un pouce de verglas surle dos et à l’extrémité du nez un filet de glace d’unedemi-aune.

– Holà, oh ! monsieur Rathery !s’écria-t-il dans l’oreille de Benjamin.

Comme celui-ci ne répondait pas, il allatranquillement sonner son Angelus, et quand il l’eutachevé et parachevé, il revint à M. Rathery. Au cas qu’il nefût pas mort il le chargea comme un sac sur ses épaules et l’allaporter à sa sœur. Ma grand’mère était délivrée depuis deux bonnesheures ; les voisines qui passaient la nuit auprès d’ellereportèrent leurs soins sur Benjamin. Elles le placèrent sur unmatelas devant le foyer, l’enveloppèrent de serviettes chaudes, decouvertures chaudes, et lui mirent aux pieds une briquechaude ; dans l’excès de leur zèle, elles l’auraientvolontiers mis au four. Mon oncle se dégela peu à peu ; saqueue, qui était aussi raide que son épée, commença à pleurer surle traversin, ses articulations se détendirent, l’exercice de laparole lui revint, et le premier usage qu’il en fit fut de demanderdu vin chaud. On lui en fit vivement une chaudronnée ; quandil en eut bu la moitié, il fut pris d’une telle sueur qu’on crutqu’il s’allait liquéfier. Il avala le reste, se rendormit, et, àhuit heures du matin, il se portait le mieux du monde. SiM. le curé eût dressé le procès-verbal de ces faits, mon oncleeût été infailliblement canonisé. On l’eût probablement donné pourpatron aux cabaretiers ; et, sans le flatter, il eût fait,avec sa queue et son habit rouge, une magnifique enseigned’auberge.

Une semaine et plus s’était écoulée depuisl’heureux accouchement de ma grand’mère, et déjà elle songeait àses relevailles. Cette espèce de quarantaine que lui imposaient lescanons de l’Église avait de graves inconvénients pour elle enparticulier, et pour toute la famille en général. D’abord, lorsquequelque évènement un peu saillant, quelque bon scandale parexemple, ridait la surface tranquille du quartier, elle ne pouvaitaller en disserter chez son prochain de la rue des Moulins, ce quiétait pour elle une cruelle privation ; ensuite elle étaitobligée d’envoyer Gaspard, enveloppé d’un tablier de cuisine, aumarché et à la boucherie. Or, ou Gaspard perdait l’argent dupot-au-feu au bouchon, ou il rapportait du collet pour de lacuisse, ou bien encore, quand on l’envoyait quérir un chou pourmettre dans la marmite, la soupe était trempée que Gaspard n’étaitpas encore de retour. Benjamin riait, Machecourt enrageait, et magrand’mère fouettait Gaspard.

– Pourquoi aussi, lui dit un jour mongrand-père, irrité d’être obligé, par suite de l’absence deGaspard, de manger une tête de veau sans ciboules, ne fais-tu pasta besogne toi-même ?

– Pourquoi ! pourquoi !repartit ma grand’mère, parce que je ne puis aller à la messe sanspayer Mme Lalande.

– Que diable aussi, chère sœur, ditBenjamin, n’attendiez-vous pas pour accoucher que vous eussiez del’argent ?

– Demande donc plutôt à ton imbécile debeau-frère pourquoi depuis un mois il ne m’a pas apporté un pauvreécu de six livres.

– Ainsi donc, dit Benjamin, si vous étiezsix mois sans recevoir d’argent, six mois vous resteriez enferméedans votre maison comme dans un lazaret ?

– Oui, répliqua ma grand’mère, parce quesi je sortais avant d’être allée à la messe, le curé parlerait demoi en chaire, et qu’on me montrerait du doigt dans les rues.

– En ce cas, sommez donc M. le curéde vous envoyer sa femme de charge pour tenir votre ménage ;car Dieu est trop juste pour exiger que Machecourt mange de la têtede veau sans ciboules, parce que vous lui avez fait un septièmeenfant.

Heureusement, l’écu de six livres siimpatiemment attendu arriva accompagné de quelques autres, et magrand’mère put aller à la messe.

En rentrant à la maison avecMme Lalande, elle trouva mon oncle étendu dans lefauteuil de cuir de Machecourt, les talons appuyés sur les chenetset ayant devant lui une écuelle pleine de vin chaud ; car ilfaut vous dire que, depuis sa convalescence, Benjamin,reconnaissant envers le vin chaud qui lui avait sauvé la vie, enprenait tous les matins une ration qui aurait suffi à deuxofficiers de marine. Il disait, pour justifier cet extra monstre,que sa température était encore au-dessous de zéro.

– Benjamin, lui dit ma grand’mère, j’aiun service à te demander.

– Un service ! répondit Benjamin, etque puis-je faire, chère sœur, pour vous être agréable ?

– Tu devrais l’avoir deviné, Benjamin, ilfaut que tu sois parrain de mon dernier.

Benjamin qui n’avait rien deviné du tout etqu’au contraire cette proposition prenait à l’improviste, secoua latête et fit un gros : Mais…

– Comment, dit ma grand’mère lui jetantun regard plein d’étincelles, est-ce que tu me refuserais cela, parhasard ?

– Non pas, chère sœur, bien au contraire,mais…

– Mais quoi ? Tu commences àm’impatienter avec tes mais.

– C’est que, voyez-vous, je n’ai jamaisété parrain, moi, et je ne saurais comment m’y prendre pour remplirmes fonctions.

– Belle difficulté, on te mettra aucourant ; je prierai le cousin Guillaumot de te donnerquelques leçons.

– Je ne doute ni des talents ni du zèledu cousin Guillaumot ; mais s’il faut que je prenne des leçonsde parinologie, je crains que cette étude n’aille pas à mon genred’intelligence ; vous feriez mieux peut-être de prendre unparrain tout instruit ; Gaspard, par exemple, qui est enfantde chœur, vous conviendrait parfaitement.

– Allons donc, monsieur Rathery, ditMme Lalande, il faut que vous acceptiezl’invitation de votre sœur ; c’est un devoir de famille dontvous ne pouvez vous exempter.

– Je vois ce que c’est, madame Lalande,dit Benjamin ; quoique je ne sois pas riche, j’ai laréputation de faire bien les choses, et vous aimeriez autant avoiraffaire avec moi qu’à Gaspard, n’est-ce pas ?

– Fi donc ! Benjamin, fi donc !monsieur Rathery, s’exclamèrent ensemble ma grand’mère etMme Lalande.

– Tenez, ma chère sœur, poursuivitBenjamin, à vous parler franchement, je ne me soucie pas d’êtreparrain. Je veux bien me conduire avec mon neveu comme si jel’avais tenu sur les fonts de baptême ; j’écouterai avecsatisfaction le compliment qu’il m’adressera tous les ans le jourde ma fête, et fût-il de Millot-Rataut, je m’engage à le trouvercharmant. Je lui permettrai de m’embrasser le premier jour dechaque année et je lui donnerai pour ses étrennes un polichinelle àressort ou une paire de culottes, selon que vous l’aimerez mieux.Je serai même flatté que vous le nommiez Benjamin ; mais allerme planter comme un grand imbécile devant les fonts baptismaux,avec un cierge à la main, ma foi non, chère sœur, n’exigez pas celade moi, ma dignité d’homme s’y oppose ; j’aurais peur queDjhiarcos ne me rît au nez. Et d’ailleurs, comment puis-jeaffirmer, moi, que ce petit braillard renonce à Satan et à sesœuvres ? Qu’est-ce qui me prouve qu’il renonce aux œuvres deSatan ? Si la responsabilité du parrain n’est qu’une frime,comme le pensent quelques-uns, à quoi bon un parrain, à quoi bonune marraine, à quoi bon deux cautions au lieu d’une, et pourquoifaire endosser ma signature par un autre ? Si au contrairecette responsabilité est sérieuse, pourquoi en encourrais-je lesconséquences ? Notre âme étant ce que nous avons de plusprécieux, n’est-ce pas être fou que de la mettre en gage pour celled’un autre ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qui vous presse donctant de faire baptiser votre poupon ? Est-ce une terrine defoie gras ou un jambon de Mayence qui se gâterait s’il n’était saléde suite ? Attendez qu’il ait vingt-cinq ans ; au moins,il pourra répondre lui-même, et alors, s’il lui faut une caution,je saurai ce que j’ai à faire. Jusqu’à dix-huit ans, votre fils nepourra prendre un enrôlement dans l’armée : jusqu’à vingt etun ans, il ne pourra contracter d’engagements civils ; jusqu’àvingt-cinq ans, il ne pourra se marier sans votre consentement etcelui de Machecourt, et vous voulez qu’à neuf jours il ait assez dediscernement pour se choisir une religion. Allons donc ! vousvoyez bien vous-même que cela n’est pas raisonnable.

– Oh ! ma chère dame, s’écria lasage-femme, épouvantée de la logique hétérodoxe de mon oncle, votrefrère est un damné. Gardez-vous bien de le donner pour parrain àvotre enfant, cela lui porterait malheur !

– Madame Lalande, dit Benjamin d’un tonsévère, un cours d’accouchement n’est pas un cours de logique. Il yaurait lâcheté de ma part à discuter avec vous ; je mecontenterai de vous demander si Saint Jean baptisait dans leJourdain, moyennant un sesterce et un cornet de dattes sèches, desnéophytes apportés de Jérusalem sur les bras de leur nourrice.

– Ma foi ! ditMme Lalande, embarrassée de l’objection, j’aimemieux le croire que d’y aller voir.

– Comment, madame, vous aimez mieux lecroire que d’y aller voir ! est-ce là le langage d’unesage-femme instruite de sa religion ? Eh bien ! puisquevous le prenez sur ce ton, je me ferai l’honneur de vous poser cedilemme…

– Laisse-nous donc tranquilles avec tesdilemmes, interrompit ma grand’mère, est-ce queMme Lalande sait ce que c’est qu’undilemme ?

– Comment, madame, fit la sage-femmepiquée de l’observation de ma grand’mère, je ne sais pas ce quec’est qu’un dilemme ! l’épouse d’un chirurgien, ne pas savoirce que c’est qu’un dilemme ! Continuez, monsieur Rathery, jevous écoute.

– C’est fort inutile, répliqua sèchementma grand’mère, j’ai décidé que Benjamin serait parrain et il lesera ; il n’y a pas de dilemme au monde qui puisse l’enexempter.

– J’en appelle à Machecourt !s’écria Benjamin.

– Machecourt t’a condamné d’avance :il est allé ce matin à Corvol inviter Mlle Minxit àêtre la commère.

– Ainsi donc, s’écria mon oncle, ondispose de moi sans mon consentement, on n’a pas même l’honnêtetéde me prévenir ! Me prend-on pour un homme empaillé, pour ungargamelle de pain d’épice ? La belle figure que vont fairemes cinq pieds neuf pouces à côté des cinq pieds trois pouces deMlle Minxit, qui aura l’air, avec sa taille plateet calibrée, d’un mât de cocagne couronné de rubans !Savez-vous que l’idée d’aller à l’église côte à côte avec elle metourmente depuis six mois, et que j’ai failli, en répugnance decette corvée, renoncer à l’avantage de devenir son mari ?

– Voyez-vous, madame Lalande, dit magrand’mère, ce Benjamin comme il est facétieux : il aimeMlle Minxit avec passion, et cependant il fautqu’il se raille d’elle.

– Hum ! fit la sage-femme.

Benjamin, qui n’avait pas songé àMme Lalande, s’aperçut qu’il avait fait unlapsus linguæ ; pour échapper aux reproches de sasœur, il se hâta de déclarer qu’il consentait à tout ce qu’onvoudrait exiger de lui, et détala avant que la sage-femme fûtpartie.

Le baptême devait avoir lieu le dimanchesuivant ; ma grand’mère s’était mise en frais pour cettecérémonie ; elle avait autorisé Machecourt à inviter à undîner solennel tous ses amis et ceux de mon oncle. Pour Benjamin,il était en mesure de faire face aux dépenses qu’exige le rôle deparrain magnifique ; il venait de recevoir du gouvernement unegratification de cent francs pour le zèle qu’il avait mis àpropager l’inoculation dans le pays et à réhabiliter la pomme deterre attaquée à la fois par les agronomes et les médecins.

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