Mon oncle Benjamin

Chapitre 1Ce qu’était mon Oncle.

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l’hommetient tant à la vie. Que trouve-t-il donc de si agréable dans cetteinsipide succession des nuits et des jours, de l’hiver et duprintemps ? Toujours le même ciel, le même soleil ;toujours les mêmes prés verts et les mêmes champs jaunes ;toujours les mêmes discours de la couronne, les mêmes fripons etles mêmes dupes. Si Dieu n’a pu faire mieux, c’est un tristeouvrier, et le machiniste de l’Opéra en sait plus que lui.

Encore des personnalités, dites-vous, voilàmaintenant que vous faites des personnalités contre Dieu. Quevoulez-vous ! Dieu est, à la vérité, un fonctionnaire, et unhaut fonctionnaire encore, bien que ses fonctions ne soient pas unesinécure. Mais je n’ai pas peur qu’il aille réclamer contre moi àla jurisprudence Bourdeau des dommages-intérêts, de quoi fairebâtir une église, pour le préjudice que j’aurai porté à sonhonneur.

Je sais bien que messieurs du parquet sontplus chatouilleux à l’égard de sa réputation qu’il ne l’estlui-même ; mais voilà précisément ce que je trouve mauvais. Envertu de quel titre ces hommes noirs s’arrogent-ils le droit devenger des injures qui lui sont toutes personnelles ? Ont-ilsune procuration signée Jéhovah qui les y autorise ?

Croyez-vous qu’il soit bien content quand lapolice correctionnelle lui prend dans la main son tonnerre et enfoudroie brutalement des malheureux, pour un délit de quelquessyllabes ? Qu’est-ce qui prouve d’ailleurs, à ces messieurs,que Dieu a été offensé ? Il est là présent, attaché à sacroix, tandis qu’ils sont, eux, dans leur fauteuil. Qu’ilsl’interrogent ; s’il répond affirmativement, je consens àavoir tort. Savez-vous pourquoi il a fait choir du trône ladynastie des Capets, cette vieille et auguste salade de roisqu’avait imprégnée tant d’huile sainte ? Je le sais, moi, etje vais vous le dire. C’est parce qu’elle a fait la loi sur lesacrilège.

Mais ce n’est pas là la question.

Qu’est-ce que vivre ? Se lever, secoucher, déjeuner, dîner, et recommencer le lendemain. Quand il y aquarante ans qu’on fait cette besogne, cela finit par devenir bieninsipide.

Les hommes ressemblent à des spectateurs, lesuns assis sur le velours, les autres sur la planche nue, la plupartdebout, qui assistent tous les soirs au même drame, et bâillenttous à se détraquer la mâchoire ; tous conviennent que celaest mortellement ennuyeux, qu’ils seraient beaucoup mieux dans leurlit, et cependant aucun ne veut quitter sa place.

Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir lesyeux ? Toutes nos entreprises n’ont qu’un commencement ;la maison que nous édifions est pour nos héritiers ; la robede chambre que nous faisons ouater avec amour, pour enveloppernotre vieillesse, servira à faire des langes à nos petits-enfants.Nous nous disons : Voilà la journée finie ; nous allumonsnotre lampe, nous attisons notre feu ; nous nous apprêtons àpasser une douce et paisible soirée au coin de notre âtre :pan ! pan ! quelqu’un frappe à la porte ; qui estlà ? c’est la mort : il faut partir. Quand nous avonstous les appétits de la jeunesse, que notre sang est plein de feret d’alcool, nous n’avons pas un écu ; quand nous n’avons plusni dents, ni estomac, nous sommes millionnaires. Nous avons à peinele temps de dire à une femme : « Je t’aime ! »qu’à notre second baiser, c’est une vieille décrépite. Les empiressont à peine consolidés, qu’ils s’écroulent ; ils ressemblentà ces fourmilières qu’élèvent, avec de grands efforts, de pauvresinsectes ; quand il ne faut plus qu’un fétu pour les achever,un bœuf les effondre sous son large pied, ou une charrette sous saroue. Ce que vous appelez la couche végétale de ce globe, c’estmille et mille linceuls superposés l’un sur l’autre par lesgénérations. Ces grands noms qui retentissent dans la bouche deshommes, noms de capitales, de monarques, de généraux, ce sont destessons de vieux empires qui résonnent. Vous ne sauriez faire unpas que vous ne souleviez autour de vous la poussière de millechoses détruites avant d’être achevées.

J’ai quarante ans ; j’ai déjà passé parquatre professions ; j’ai été maître d’études, soldat, maîtred’école, et me voilà journaliste. J’ai été sur la terre et surl’Océan, sous la tente et au coin de l’âtre, entre les barreauxd’une prison et au milieu des espaces libres de ce monde ;j’ai obéi et j’ai commandé ; j’ai eu des moments d’opulence etdes années de misère. On m’a aimé et on m’a haï ; on m’aapplaudi et on m’a tourné en dérision. J’ai été fils et père, amantet époux ; j’ai passé par la saison des fleurs et par celledes fruits, comme disent les poètes. Je n’ai trouvé dans aucun deces états que j’eusse beaucoup à me féliciter d’être enfermé dansla peau d’un homme, plutôt que dans celle d’un loup ou d’un renard,plutôt que dans la coquille d’une huître, dans l’écorce d’un arbreou dans la pellicule d’une pomme de terre. Peut-être si j’étaisrentier, rentier à cinquante mille francs surtout, je penseraisdifféremment.

En attendant, mon opinion est que l’homme estune machine qui a été faite tout exprès pour la douleur ; iln’a que cinq sens pour percevoir le plaisir, et la souffrance luiarrive par toute la surface de son corps ; en quelque endroitqu’on le pique, il saigne ; en quelque endroit qu’on le brûle,il vient une vésicule. Les poumons, le foie, les entrailles nepeuvent lui donner aucune jouissance ; cependant le poumons’enflamme et le fait tousser ; le foie s’obstrue et lui donnela fièvre ; les entrailles se tordent et font la colique. Vousn’avez pas un nerf, un muscle, un tendon sous la peau, qui nepuisse vous faire crier de douleur.

Votre organisation se détraque à chaqueinstant comme une mauvaise pendule. Vous levez les yeux vers leciel pour l’invoquer, il tombe dedans une fiente d’hirondelle quiles dessèche ; vous allez au bal, une entorse vous saisit aupied, et il faut vous rapporter chez vous sur un matelas ;aujourd’hui, vous êtes un grand écrivain, un grand philosophe, ungrand poète ; un fil de votre cerveau se casse, on aura beauvous saigner, vous mettre de la glace sur la tête, demain vous neserez qu’un pauvre fou.

La douleur se tient derrière tous vosplaisirs ; vous êtes des rats gourmands qu’elle attire à elleavec un lardon d’agréable odeur. Vous êtes à l’ombre de votrejardin, et vous vous écriez : Oh ! la belle rose !et la rose vous pique ; Oh ! le beau fruit ! il y aune guêpe dedans, et le fruit vous mord.

Vous dites : Dieu nous a faits pour leservir et l’aimer. Cela n’est pas vrai ; il vous a faits poursouffrir. L’homme qui ne souffre pas est une machine mal faite, unecréature manquée, un estropié moral, un avorton de la nature. Lamort n’est pas seulement la fin de la vie, elle en est le remède.On n’est nulle part aussi bien que dans un cercueil. Si vous m’encroyez, au lieu d’un paletot neuf, allez vous commander uncercueil. C’est le seul habit qui ne gêne pas.

Ce que je viens de vous dire, vous le prendrezpour une idée philosophique ou pour un paradoxe, cela m’est certesbien égal. Mais je vous prie au moins de l’agréer comme unepréface, car je ne saurais vous en faire une meilleure, ni quiconvienne mieux à la triste et lamentable histoire que je vaisavoir l’honneur de vous raconter.

Vous me permettrez de faire remonter monhistoire jusqu’à la deuxième génération, comme celle d’un prince oud’un héros dont on fait l’oraison funèbre. Vous n’y perdrezpeut-être pas. Les mœurs de ce temps-là valaient bien lesnôtres : le peuple portait des fers ; mais il dansaitavec et leur faisait rendre comme un bruit de castagnettes.

Car, faites-y attention, la gaieté s’accostetoujours de la servitude. C’est un bien que Dieu, le grand faiseurde compensations, a créé spécialement pour ceux qui sont sous ladépendance d’un maître ou sous la dure et lourde main de lapauvreté. Ce bien, il l’a fait pour les consoler de leurs misères,comme il a fait certaines herbes pour fleurir entre les pavés qu’onfoule aux pieds, certains oiseaux pour chanter sur les vieillestours, comme il a fait la belle verdure du lierre pour sourire surles masures qui font la grimace.

La gaieté passe, ainsi que l’hirondelle, pardessus les grands toits qui resplendissent. Elle s’arrête dans lescours des collèges, à la porte des casernes, sur les dalles moisiesdes prisons. Elle se pose, comme un beau papillon, sur la plume del’écolier qui griffonne ses pensums. Elle trinque à lacantine avec les vieux grenadiers ; et jamais elle ne chantesi haut – quand on la laisse chanter toutefois – qu’entre lesnoires murailles où l’on renferme les malheureux.

Du reste, la gaieté du pauvre est une espèced’orgueil. J’ai été pauvre entre les plus pauvres ; ehbien ! je trouvai du plaisir à dire à la fortune : Je neme courberai pas sous ta main ; je mangerai mon pain dur aussifièrement que le dictateur Fabricius mangeait ses raves ; jeporterai ma misère comme les rois portent leur diadème ;frappe tant que tu voudras, frappe encore : je répondrai à tesflagellations par des sarcasmes ; je serai comme l’arbre quifleurit quand on le coupe par le pied ; comme la colonne dontl’aigle de métal reluit au soleil tandis que la pioche est à sabase !

Chers lecteurs, soyez contents de cesexplications, je ne saurais vous en fournir de plusraisonnables.

Quelle différence de cet âge avec lenôtre ! l’homme constitutionnel n’est pas rieur, tant s’enfaut.

Il est hypocrite, avare et profondémentégoïste ; à quelque question qu’il se heurte le front, sonfront sonne comme un tiroir plein de gros sous.

Il est prétentieux et bouffi de vanité ;l’épicier appelle le confiseur, son voisin, son honorable ami, etle confiseur prie l’épicier d’agréer l’assurance de laconsidération distinguée avec laquelle il a l’honneur d’être, etc.,etc.

L’homme constitutionnel a la manie de vouloirse distinguer du peuple. Le père est en blouse de coton bleu et lefils en manteau d’Elbeuf. Aucun sacrifice ne coûte à l’hommeconstitutionnel pour assouvir sa manie de paraître quelque chose.Il veut ressembler aux bâtons flottants. Il vit de pain etd’eau ; il se passe de feu en hiver, de bière en été, pouravoir un habit de drap fin, un gilet de cachemire, des gantsjaunes. Quand on le regarde comme un homme comme il faut, il seregarde, lui, comme un grand homme.

Il est guindé et compassé ; il ne criepoint, il ne rit pas tout haut, il ne sait où cracher, il ne faitpas un geste qui dépasse l’autre. Il dit très bien : Bonjour,monsieur ; bonjour, madame. Cela, c’est de la bonnetenue ; or, qu’est-ce que de la bonne tenue ? Un vernismenteur qu’on étale sur un morceau de bois afin de le faire passerpour un jonc. On se tient ainsi devant les dames. Soit ; maisdevant Dieu, comment faudra-t-il se tenir ?

Il est pédant, il supplée à l’esprit qu’il n’apas par le purisme du langage, comme une bonne ménagère supplée auxmeubles qui lui manquent par l’ordre et la propreté.

Il est toujours au régime. S’il assiste à unbanquet il est muet et préoccupé, il avale un bouchon pour unmorceau de pain, et se sert de la crème pour de la sauce blanche.Il attend pour boire que l’on porte un toast. Il a toujours unjournal dans sa poche, il ne parle que de traités de commerce et delignes de chemin de fer, et il ne rit qu’à la Chambre.

Mais, à l’époque où je vous ramène, les mœursdes petites villes n’étaient pas encore fardées d’élégance ;elles étaient pleines d’un charmant laisser-aller et d’unesimplicité tout aimable. Le caractère de cet heureux âge, c’étaitl’insouciance. Tous ces hommes, navires ou coquilles de noix,s’abandonnaient les yeux fermés au courant de la vie, sanss’inquiéter où ils aborderaient.

Les bourgeois ne sollicitaient pasd’emplois ; ils ne thésaurisaient pas ; ils vivaient chezeux dans une joyeuse abondance, et dépensaient leurs revenusjusqu’au dernier louis. Les marchands, rares alors,s’enrichissaient lentement, sans y mettre beaucoup du leur, et parla seule force des choses ; les ouvriers travaillaient, nonpour amasser, mais pour mettre les deux bouts l’un à côté del’autre. Ils n’avaient point sur leurs talons cette terribleconcurrence qui nous presse, qui nous crie sans cesse : Allonsdonc ! aussi ne s’en donnaient-ils qu’à leur aise ; ilsavaient nourri leurs pères, et, quand ils étaient vieux, leursenfants devaient les nourrir à leur tour.

Tel était le sans-façon de cette société engoguette, que tout le barreau et que les membres du tribunaleux-mêmes allaient au cabaret et y faisaient publiquement desorgies ; de peur qu’on en ignorât, ils auraient volontiersappendu leur bonnet aux rameaux du bouchon. Tous ces gens, grandscomme petits, semblaient n’avoir d’autres affaires que des’amuser ; ils ne s’ingéniaient qu’à mettre une bonne farce àexécution, ou à imaginer un bon conte. Ceux qui avaient alors del’esprit, au lieu de le dépenser en intrigues, le dépensaient enplaisanteries.

Les oisifs, et ils étaient en grand nombre, serassemblaient sur la place publique ; les jours de marchéétaient pour eux un jour de comédie. Les paysans qui venaientapporter leurs provisions à la ville étaient leurs martyrs ;ils leur faisaient les cruautés les plus bouffonnes et les plusspirituelles ; tous les voisins accouraient pour avoir leurpart au spectacle. La police correctionnelle d’aujourd’huiprendrait les choses sur le ton du réquisitoire ; mais lajustice d’alors s’amusait comme les autres de ces scènesburlesques, et bien souvent elle y prenait un rôle.

Mon grand-père donc était porteur decontraintes ; ma grand’mère était une petite femme à laquelleon reprochait de ne pouvoir voir, quand elle allait à l’église, sile bénitier était plein. Elle est restée dans ma mémoire comme unepetite fille de soixante ans. Au bout de six ans de mariage, elleavait cinq enfants, tant garçons que filles ; tout cela vivaitavec le chétif bénéfice de mon grand-père, et se portait àmerveille. On dînait sept avec trois harengs, mais on avait le painet le vin à discrétion, car mon grand-père avait une vigne quiétait une source intarissable de vin blanc. Tous ces enfantsétaient utilisés par ma grand-mère selon leur âge et leurs forces.L’aîné, qui était mon père, s’appelait Gaspard ; il lavait lavaisselle et allait à la boucherie ; il n’y avait pas decaniche dans la ville mieux apprivoisé que lui ; le cadetbalayait la chambre ; le troisième tenait le quatrième sur sesbras, et le cinquième se roulait dans son berceau. Pendant cetemps-là ma grand’mère était à l’église, ou causait chez lavoisine. Au demeurant tout allait bien, on arrivait cahin-caha sansfaire de dettes jusqu’au bout de l’année. Les garçons étaientforts, les filles n’étaient pas mal, et le père et la mère étaientheureux.

Mon oncle Benjamin était domicilié chez sasœur ; il avait cinq pieds dix pouces, portait une grande épéeau côté, avait un habit de ratine écarlate, une culotte de mêmecouleur et de même étoffe, des bas de soie gris de perle, et dessouliers à boucles d’argent ; sur son habit frétillait unegrande queue noire presque aussi longue que son épée, qui, allantet venant sans cesse, l’avait badigeonné de poudre, de sorte quel’habit de mon oncle ressemblait, avec ses teintes roses etblanches, à une brique sur champ écaillée. Mon oncle était médecin,voilà pourquoi il avait une épée. Je ne sais si les malades avaientgrande confiance en lui, mais lui, Benjamin, avait fort peu deconfiance dans la médecine ; il disait souvent qu’un médecinavait assez fait quand il n’avait pas tué son malade. Quand mononcle Benjamin avait reçu quelque pièce de trente sous, il allaitacheter une grosse carpe et la donnait à sa sœur pour lui faire unematelote, dont se régalait toute sa famille. Mon oncle Benjamin, audire de tous ceux qui l’ont connu, était l’homme le plus gai, leplus drôle, le plus spirituel du pays, et il en eût été le plus…comment dirai-je pour ne pas manquer de respect à la mémoire de mongrand-oncle ?… il en eût été le moins sobre, si le tambour dela ville, le nommé Cicéron, n’eût partagé sa gloire.

Toutefois mon oncle Benjamin n’était pas ceque vous appelez trivialement un ivrogne, gardez-vous de le croire.C’était un épicurien qui poussait la philosophie jusqu’à l’ivresse,et voilà tout. Il avait un estomac plein d’élévation et denoblesse. Il aimait le vin, non pour lui-même, mais pour cettefolie de quelques heures qu’il procure, folie qui déraisonne chezl’homme d’esprit d’une manière si naïve, si piquante, si originale,qu’on voudrait toujours raisonner ainsi. S’il eût pu s’enivrer enlisant la messe, il eût lu la messe tous les jours. Mon oncleBenjamin avait des principes : il prétendait qu’un homme àjeun était un homme encore endormi ; que l’ivresse eût été undes plus grands bienfaits du Créateur, si elle n’eût fait mal à latête, et que la seule chose qui donnât à l’homme la supériorité surla brute, c’était la faculté de s’enivrer.

La raison, disait mon oncle, ce n’estrien ; c’est la puissance de sentir les maux présents, de sesouvenir. Le privilège d’abdiquer sa raison est quelque chose. Vousdites que l’homme qui noie sa raison dans le vin s’abrutit :c’est un orgueil de caste qui vous fait tenir ce propos.Croyez-vous donc que la condition de la brute soit pire que lavôtre ? Quand vous êtes tourmenté par la faim, vous voudriezbien être ce bœuf qui paît dans l’herbe jusqu’au ventre ;quand vous êtes en prison, vous voudriez bien être l’oiseau quifend d’une aile libre l’azur des cieux ; quand vous êtes surle point d’être exproprié, vous voudriez bien être ce vilainlimaçon auquel personne ne dispute sa coquille.

L’égalité que vous rêvez, la brute en est enpossession. Il n’y a, dans les forêts, ni rois, ni nobles, nitiers-état. Le problème de la vie commune que cherchent en vain vosphilosophes, de pauvres insectes, les fourmis, les abeilles l’ontrésolu depuis des milliers de siècles. Les animaux n’ont point demédecins ; ils ne sont ni borgnes, ni bossus, ni boiteux, nibancals, et ils n’ont pas peur de l’enfer.

Mon oncle Benjamin avait vingt-huit ans. Il yavait trois ans qu’il exerçait la médecine ; mais la médecinene lui avait pas fait des rentes, bien loin de là ; il devaittrois habits d’écarlate à son marchand de drap, trois annéesd’accommodage à son perruquier, et il avait dans chacune desauberges les plus renommées de la ville un joli petit mémoire, surlequel il n’y avait que quelques médecines de précaution àdéduire.

Ma grand’mère avait trois ans de plus queBenjamin ; elle l’avait bercé sur ses genoux, porté dans sesbras, et elle se regardait comme son mentor. Elle lui achetait sescravates et ses mouchoirs de poche, lui raccommodait ses chemiseset lui donnait de bons conseils qu’il écoutait fort attentivement,il faut lui rendre cette justice, mais dont il ne faisait pas lemoindre usage.

Tous les soirs régulièrement, après souper,elle l’engageait à prendre femme.

– Fi ! disait Benjamin, pour avoirsix enfants comme Machecourt, – c’est ainsi qu’il appelait mongrand-père, – et dîner avec les nageoires d’un hareng.

– Mais, malheureux, tu auras au moins dupain.

– Oui, du pain qui sera trop levéaujourd’hui, demain pas assez, et qui après demain aura larougeole ! Du pain ! qu’est-ce que c’est que cela ?C’est bon pour empêcher de mourir, mais ce n’est pas bon pour fairevivre. Je serai, ma foi, bien avancé quand j’aurai une femme quitrouvera que je mets trop de sucre dans mes fioles et trop depoudre dans ma queue, qui viendra me chercher à l’auberge, qui mefouillera quand je serai couché, et s’achètera trois manteletspendant moi un habit.

– Mais tes créanciers, Benjamin, commentferas-tu pour les payer ?

– D’abord, tant qu’on a du crédit, c’estcomme si l’on était riche, et quand vos créanciers sont pétrisd’une bonne pâte de créancier, qu’ils sont patients, c’est comme sil’on n’en avait pas. Ensuite, que me faut-il pour me mettre aucourant ? une bonne maladie épidémique. Dieu est bon, ma chèresœur, et ne laissera point dans l’embarras celui qui raccommode sonplus bel ouvrage.

– Oui, disait mon grand-père, et qui lemet si bien hors de service qu’il faut le porter en terre.

– Eh bien ! répondait mon oncle,c’est là l’utilité des médecins, sans eux le monde serait troppeuplé.

» À quoi servirait-il que Dieu se donnâtla peine de nous envoyer des maladies, s’il se trouvait des hommesqui pussent les guérir ?

– À ce compte, tu es un malhonnête homme,tu voles leur argent à ceux qui t’appellent.

– Non, je ne le leur vole pas, parce queje les rassure, que je leur donne l’espoir, et que je trouvetoujours moyen de les faire rire. Cela vaut bien quelque chose.

Ma grand’mère, voyant que la conversationavait changé d’objet, prenait le parti de s’endormir.

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