Mon oncle Benjamin

Chapitre 17Un voyage à Corvol.

Le garçon vint prévenir mon oncle qu’il yavait à la porte une vieille femme qui demandait à lui parler.

– Fais-la rentrer, dit Benjamin, etsers-lui quelque chose dont elle se rafraîchisse.

– Oui, répondit le garçon, mais c’est quela vieille n’est pas ragoûtante du tout ; elle est éraillée,et elle pleure des larmes grosses comme mon petit doigt.

– Elle pleure ! s’écria mon oncle,et pourquoi, drôle, ne m’as-tu pas dit cela tout desuite ?

Et il se hâta de sortir.

La vieille femme qui réclamait mon oncleversait en effet de grosses larmes qu’elle essuyait avec un vieuxmorceau d’indienne rouge.

– Qu’avez-vous, ma bonne ? lui ditBenjamin d’un ton de politesse qu’il ne prenait pas avec tout lemonde, et que puis-je pour votre service ?

– Il faut, dit la vieille, que vousveniez à Sembert voir mon fils qui est malade.

– Sembert ! ce village qui est ausommet des Monts-le-Duc ? mais c’est à moitié chemin duciel !… C’est égal, je passerai demain chez vous dans lasoirée.

– Si vous ne venez aujourd’hui, dit lavieille, demain, c’est le prêtre avec sa croix noire qui viendra,et peut-être est-il déjà trop tard, car mon fils est atteint ducharbon.

– Voilà qui est fâcheux pour votre filset pour moi ; mais, pour arranger tout le monde, nepourriez-vous pas vous adresser à mon confrère Arnout ?

– Je me suis adressée à lui ; maiscomme il connaît notre misère et qu’il sait qu’il ne sera pas payéde ses visites, il n’a pas voulu se déranger.

– Comment ! dit mon oncle, vousn’avez pas de quoi payer votre médecin ? En ce cas, c’estautre chose, cela me regarde. Je ne vous demande que le tempsd’aller vider un petit verre que j’ai laissé sur la table, et jevous suis. À propos, nous aurons besoin de quinquina : tenez,voilà un petit écu, allez chez Pétrier en acheter quelquesonces ; vous lui direz que je n’ai pas eu le temps de fairel’ordonnance.

Un quart d’heure après, mon oncle se hissaitcôte à côte avec la vieille femme le long de ces pentes incultes etsauvages qui prennent leurs racines dans le faubourg de Bethléem etse terminent par le vaste plateau au faîte duquel le hameau deSembert est perché.

De leur côté, les hôtes de M. Minxitpartaient dans une charrette attelée de quatre chevaux. Leshabitants du faubourg de Beuvron s’étaient mis, leur chandelle à lamain, sur le seuil de leurs portes, pour les voir passer, etc’était en effet un phénomène plus curieux que celui d’une éclipse.Arthus chantait : Aussitôt que la lumière ;Guillerand, Malbrough s’en va-t’en guerre ; et lepoète Millot, qu’on avait attaché à une ridelle de la voiture parcequ’il ne paraissait pas très solide, entonnait son grandNoël. M. Minxit s’était piqué d’une magnificenceextraordinaire ; il donna à ses convives un souper mémorableet dont on parle encore à Corvol. Malheureusement, il avaittellement prodigué les rasades, que, dès le second service, seshôtes ne pouvaient plus lever leur verre. Benjamin arriva sur cesentrefaites : il était harassé de fatigue et d’une humeur àtout massacrer, car son malade lui était passé entre les mains, etil était tombé deux fois en route. Mais il n’était chez lui nichagrins ni contrariétés qui tinssent pied devant une nappe bienblanche et parée de bouteilles : il se mit donc à table commesi de rien n’eût été.

– Tes amis, lui dit M. Minxit, sontdes mazettes ; pour des huissiers, des fabricants et desmaîtres d’école, je les aurais crus plus solides ; je n’auraipas la satisfaction de leur offrir du champagne. Tiens, voiciMachecourt qui ne te reconnaît plus, et Guillerand qui présente àArthus sa tabatière au lieu de son verre.

– Que voulez-vous, répondit Benjamin,tout le monde n’est pas de votre force, monsieur Minxit.

– Oui, répliqua le brave homme, flatté ducompliment, mais qu’allons-nous faire de tous ces pouletsmouillés ? Je n’ai pas de lit pour eux tous, et ils sont horsd’état de pouvoir retourner ce soir à Clamecy.

– Parbleu ! vous voilà bienembarrassé, dit mon oncle ; qu’on étende de la paille dansvotre grange, et au fur et à mesure qu’ils s’endormiront vous lesferez porter sur cette litière ; on les couvrira, de peurqu’ils ne s’enrhument, avec le grand paillasson que vous mettez survotre couche de petites raves pour la garantir de la gelée.

– Tu as ma foi raison, ditM. Minxit.

Il fit venir deux musiciens commandés par lesergent, et le plan donné par mon oncle fut exécuté dans toute sateneur. Millot ne tarda pas à s’endormir : le sergent le pritsur son épaule et l’emporta comme une boîte d’horloge. Le transportde Rapin, de Parlanta et des autres ne présenta pas de sérieusesdifficultés ; mais, quand on en vint à Arthus, on le trouva sipesant qu’il fallut le laisser dormir sur place. Quant à mon oncle,il avait vidé sa dernière rasade de champagne ; il se dirigeaà son tour vers la grange et leur souhaita le bonsoir.

Le lendemain matin, quand les hôtes deM. Minxit se levèrent, ils ressemblaient à des pains de sucrequ’on tire de leurs caisses, et il fallut mettre tous lesdomestiques du logis en réquisition pour les débarrasser de lapaille dont ils étaient enveloppés. Après avoir déjeuné avec lesecond service qu’ils avaient laissé intact la veille, ilsrepartirent au grand trot de leurs quatre chevaux.

Ils fussent arrivés fort heureusement àClamecy sans un petit incident qui leur survint en route : lavoiture, surexcitée par le fouet, versa dans un des mille cloaquesdont le chemin était alors semé, et ils tombèrent tous pêle-mêledans la boue. Le poète Millot, qui était toujours malheureux, eutla maladresse de se trouver sous Arthus.

Benjamin, heureusement pour son habit, étaitresté à Corvol. M. Minxit avait à dîner ce jour-là tous lesnotables du pays, et, entre autres, deux gentilshommes. L’un de cesillustres convives était M. de Pont-Cassé, mousquetairerouge ; l’autre était un mousquetaire de la même couleur, amide M. de Pont-Cassé, et que celui-ci avait invité àpasser quelques semaines dans son reste de Castel. Or,M. de Pont-Cassé, dans la confidence duquel nous avonsmis nos lecteurs, n’aurait pas été fâché de réparer les avariesqu’avait éprouvées sa fortune avec celle de M. Minxit, et ilflairait Arabelle, bien qu’il dît souvent à son ami que c’était uninsecte né dans l’urine. Celle-ci s’était laissé piper parl’extravagance de ses belles manières ; elle le trouvait bienplus beau avec ses plumes fanées, et bien plus aimable avec sonfatras de cour, que mon oncle avec son esprit sans prétention etson habit rouge. Mais M. Minxit, qui était un homme nonseulement d’esprit, mais de bon sens, n’était pas du tout de cetavis ; M. de Pont-Cassé eût été colonel, qu’il nelui eût point donné sa fille. Il avait retenu Benjamin à dîner afinqu’Arabelle pût établir entre ses deux adorateurs une comparaisonqu’il croyait ne devoir pas être à l’avantage du mousquetaire, etaussi parce qu’il comptait sur mon oncle pour effacer le clinquantdes deux gentilshommes et mortifier leur orgueil.

Benjamin, en attendant le dîner, alla faire untour dans le village. En sortant de chez M. Minxit, il avisaune paire d’officiers qui tenaient le haut de la rue et ne seseraient pas dérangés pour une malle-poste, ce dont les paysansétaient fort ébahis. Mon oncle n’était pas homme à se préoccuper desi peu ; cependant en passant près d’eux, il ouït trèsdistinctement l’un des hobereaux qui disait à son compagnon :« Tiens, voici le drôle qui prétend épouserMlle Minxit. » Mon oncle eut un instant enviede leur demander pourquoi ils le trouvaient si drôle, mais ilréfléchit qu’il serait peu séant, quoiqu’il se souciât assezordinairement fort peu des bienséances, de se donner en spectacleaux habitants de Corvol. Il fit donc comme s’il n’avait rienentendu, et entra chez son ami le tabellion.

– Je viens, lui dit-il, de rencontrerdans la rue deux espèces de homards empanachés qui m’ont presqueinsulté ; pourriez-vous me dire à quelle famille de crustacésappartiennent ces drôles ?

– Ah ! diable, fit le tabellionquasi effrayé, n’allez pas tourner de ce côté vosplaisanteries ; l’un d’eux, M. de Pont-Cassé, est leplus dangereux duelliste de notre époque, et de tous ceux qui sontallés avec lui sur le pré, personne n’est encore revenu sain etsauf.

– Nous verrons bien, dit mon oncle.

Deux heures ayant sonné au clocher du bourg,il prit son ami le tabellion par le bras et se rendit avec lui chezM. Minxit ; la société était déjà réunie dans le salon,et l’on n’attendait plus qu’eux pour se mettre à table.

Les deux hobereaux, qui se croyaient avec cesmanants comme dans un pays conquis, s’emparèrent de prime abord dela conversation. M. de Pont-Cassé ne cessait de friserses moustaches, de parler de la cour, de ses duels et de sesprouesses amoureuses. Arabelle, qui n’avait jamais ouï choses simagnifiques, prenait un grand plaisir à ses discours. Mon oncles’en aperçut bien, mais comme Mlle Minxit lui étaitindifférente, cela ne le regardait, pensait-il, en aucune façon.M. de Pont-Cassé, piqué du peu d’effet qu’il produisaitsur Benjamin, lui adressa quelques allusions qui effleuraientl’insolence ; mais mon oncle, sûr de sa force, dédaignait d’yfaire attention, et ne s’occupait que de son verre et de sonassiette. M. Minxit se scandalisa de la voracité insoucieusede son champion.

– Tu ne comprends donc pas ce que veutdire M. de Pont-Cassé ! s’écria le bonhomme ; àquoi penses-tu donc, Benjamin ?

– À dîner, monsieur Minxit, et je vousconseille d’en faire autant ; car c’est pour cela que vousnous avez invités, je pense.

M. de Pont-Cassé avait tropd’orgueil pour croire qu’on pût l’épargner ; il prit lesilence de mon oncle pour un aveu de son infériorité, et il en vintà des attaques plus directes.

– Je vous ai entendu appeler de Rathery,dit-il à Benjamin ; j’ai connu, c’est-à-dire j’ai vu, car onne connaît pas de pareilles gens, un Rathery dans les palefreniersdu roi ; serait-ce, par hasard, votre parent ?

Mon oncle dressa les oreilles comme un chevalqui reçoit un coup de fouet.

– Monsieur de Pont-Cassé, répondit-il,les Rathery ne se sont jamais faits domestiques de cour, sousquelque livrée que ce fût. Les Rathery ont l’âme fière,monsieur ; ils ne veulent manger que le pain qu’ils gagnent,et ce sont eux qui paient, avec quelques millions d’autres, lesgages de cette valetaille de toutes les couleurs qu’on veut bienappeler courtisans !

Il se fit un silence solennel dansl’assemblée, et chacun applaudissait mon oncle du regard.

– Monsieur Minxit, ajouta-t-il, unmorceau, s’il vous plaît, de ce pâté ; il est excellent, et jeparierais bien que le lièvre avec lequel on l’a fait n’était pasgentilhomme.

– Monsieur, dit l’ami deM. de Pont Cassé, prenant une attitude martiale, quevoulez-vous dire avec votre lièvre ?

– Qu’un gentilhomme, répondit froidementmon oncle, ne serait pas bon dans un pâté ; voilà tout ce queje voulais dire.

– Messieurs, dit M. Minxit, il estbien entendu que vos discussions ne doivent pas dépasser les bornesde la plaisanterie.

– Entendu, ditM. de Pont-Cassé ; à la rigueur, les allusions deM. de Rathery seraient bien de nature à offenser deuxofficiers du roi, qui n’ont pas l’honneur d’être, comme lui, de laroture ; cependant, à son habit rouge et à sa grande épée, jel’avais pris d’abord pour un des nôtres, et je tressaille encore,comme l’homme qui a été sur le point de prendre un serpent pour uneanguille, en songeant que j’ai failli fraterniser avec lui. Il n’ya que cette grande queue qui frétille sur ses épaules qui m’adétrompé.

– Monsieur de Pont-Cassé, s’écriaM. Minxit, je ne souffrirai point…

– Laissez, mon bon monsieur Minxit, fitmon oncle ; l’insolence est l’arme de ceux qui ne savent pasmanier la flexible houssine de la plaisanterie. Pour moi, je n’aiaucune erreur à me reprocher à l’égard deM. de Pont-Cassé, car je n’ai pas encore fait attention àlui.

– À la bonne heure, ditM. Minxit.

Le mousquetaire, qui se piquait d’être unmystificateur fort plaisant, et qui savait que, dans les combats del’esprit comme dans ceux de l’épée, la fortune est journalière, nese découragea pas pour cela.

– Monsieur Rathery, poursuivit-il,monsieur le chirurgien Rathery, savez-vous qu’entre nos deuxprofessions il y a plus d’analogie que vous ne le pensez ; jeparierais mon cheval alezan brûlé contre votre habit rouge que vousavez tué plus de monde cette année que moi dans ma dernièrecampagne.

– Vous gagneriez, monsieur de Pont-Cassé,répondit froidement mon oncle, car cette année j’ai eu le malheurde perdre un malade ; il est mort hier du charbon.

– Bravo, Benjamin ! bravo, lepeuple ! s’écria M. Minxit, ne pouvant plus contenir sajoie. Vous voyez, mon gentilhomme, que tous les gens d’esprit nesont pas à la cour.

– Vous en êtes plus que tout autre lapreuve, monsieur Minxit, répondit le mousquetaire, déguisant lamortification de sa défaite sous un front serein.

Pendant ce temps, tous les convives, exceptéles deux gentilshommes, présentaient leurs verres à Benjamin etentre-choquaient cordialement le sien.

– À la santé de Benjamin Rathery, levengeur du peuple méconnu et insulté ! s’écriaM. Minxit.

Le dîner se prolongea fort avant dans lasoirée. Mon oncle remarqua bien que Mlle Minxitavait disparu quelque temps après M. de Pont-Cassé ;mais il était trop préoccupé des applaudissements qu’on luiprodiguait pour faire attention à sa fiancée. Vers les dix heures,il prit congé de M. Minxit. Celui-ci le reconduisit jusqu’aubout du village et lui fit promettre que le mariage aurait lieudans la huitaine. Comme Benjamin se trouvait vis-à-vis du moulin deTrucy, il entendit un bruit de paroles qui venait à lui, et il crutdistinguer la voix d’Arabelle et celle de son illustreadorateur.

Benjamin, par égard pourMlle Minxit, ne voulait pas la surprendre à cetteheure dans la campagne avec un mousquetaire. Il se cacha sous lesrameaux d’un gros noyer, et attendit pour continuer sa route queles deux amants l’eussent dépassé. Il ne songeait nullement sansdoute à dérober les petits secrets d’Arabelle ; mais le ventles lui apportait, et il fallut, bien malgré lui, qu’il en reçût laconfidence.

– Je sais, disaitM. de Pont-Cassé, un moyen de le faire déguerpir :je lui enverrai un cartel.

– Je le connais, répondit Arabelle, c’estun homme d’un orgueil intraitable, et, fût-il sûr d’être tué surplace, il acceptera.

– Tant mieux ! alors je vous endébarrasserai pour toujours.

– Oui, mais d’abord je ne veux pas êtrecomplice d’un meurtre ; ensuite, mon père aime cet homme plusque moi peut-être qui suis sa fille unique ; je ne consentiraijamais à ce que vous tuiez le meilleur ami de mon père.

– Vous êtes charmante, Arabelle, avec vosscrupules ; j’en ai tué plus d’un pour un mot qui sonnait malà mon oreille, et ce vilain, dont l’esprit est féroce, s’estcruellement vengé de moi ; je ne voudrais pas pour tout aumonde qu’on sût à la cour ce qui s’est dit ce soir à la table devotre père. Cependant, pour ne pas vous contrarier, je mecontenterai de l’estropier. Si, par exemple, je lui coupais le nerftibio-rotulien, ce serait un vice rédhibitoire qui vousautoriserait suffisamment à ne plus vouloir de lui pour votreépoux.

– Mais vous-même, Hector, si voussuccombiez ? faisait Mlle Minxit de sa voix laplus tendre.

– Moi qui ai mis à l’ombre les plus finstireurs de l’armée : le brave Bellerive, le terribleDesrivières, le redoutable Châteaufort, je succomberais par larapière d’un chirurgien ! Mais vous m’insultez, belleArabelle, quand vous émettez un pareil doute. Vous ne savez doncpas que je suis sûr de mes coups d’épée comme vous de vos coupsd’aiguille ? Désignez vous-même l’endroit où vous voulez qu’ilsoit frappé, je serai enchanté de vous faire cette galanterie.

Les voix s’éloignèrent ; mon oncle sortitde sa cachette et se remit tranquillement en route pour Clamecy,devisant en lui-même sur le parti qu’il avait à prendre.

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