Mon oncle Benjamin

Chapitre 16Un déjeuner en prison – Comment mon oncle sortit de prison.

Le lendemain matin, comme mon oncle sepromenait dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthusentra, suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes delinge blanc.

– Bonjour, Benjamin ! s’écria-t-il,nous venons déjeuner avec toi, puisque tu ne peux déjeuner avecnous.

En même temps défilaient Page, Rapin,Guillerand, Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait enarrière, un peu décontenancé ; mon oncle alla à lui et, luiprenant la main :

– Eh bien ! Parlanta, lui dit-il,est-ce que tu me gardes rancune de ce que je t’ai fait hier manquerun bon dîner ?

– Au contraire, répondit Parlanta,j’avais peur que tu m’en voulusses toi-même de ce que je ne t’avaispas laissé achever ton baptême.

– Sais-tu bien, Benjamin, interrompitPage, que nous nous sommes cotisés pour te tirer d’ici ; mais,comme nous ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme sil’argent n’était pas inventé, nous donnons à Bonteint nos servicesrespectifs, chacun selon sa profession. Moi, je lui plaiderai sapremière affaire ; Parlanta lui griffonnera deuxassignations ; Arthus lui fera son testament ; Rapin luidonnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus cherqu’il ne pense ; Guillerand donnera, tant bien que mal, desleçons de grammaire à ses enfants ; Rataut, qui n’est rien,attendu qu’il est poète, s’engage sur l’honneur à acheter chez luitous les habits dont il aura besoin pendant deux ans, ce qui, selonmoi et lui, ne l’engage pas à grand chose.

– Et Bonteint accepte-t-il ? fitBenjamin.

– Comment, dit Page, s’il accepte !il reçoit des valeurs pour plus de cinq cents francs. C’est Rapinqui a arrangé cette affaire hier avec lui ; il n’y a plus qu’àrédiger les conditions.

– Eh bien ! dit mon oncle, je veuxprendre ma part de cette bonne action ; je m’engage, moi, à letraiter, sans mémoire aucun, des deux premières maladies qui luiviendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la survivancepour la seconde ; quant à toi, Machecourt, je te permets desouscrire pour un broc de vin blanc.

Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresserla table chez le geôlier. Il tirait lui-même de leur hotte sesplats, qui s’étaient un peu transvasés les uns dans les autres, etil les mettait dans leur ordre et place sur la table.

Quand tout fut arrangé à safantaisie :

– Allons, s’écria-t-il, à table, et trêvede bavardage, je n’aime pas être dérangé quand je mange, vous aureztout le temps de jaser au dessert.

Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieuoù il se célébrait. Machecourt seul était un peu triste, carl’arrangement pris avec Bonteint par les amis de mon oncle luisemblait une plaisanterie.

– Allons donc, Machecourt ! s’écriaBenjamin, ton verre est toujours dans ta main plein ou vide ;est-ce moi qui suis, ou toi qui es prisonnier ? À propos,messieurs, savez-vous que Machecourt a failli hier commettre unebonne action : il voulait vendre sa bonne vigne de Choulot,pour payer ma rançon à Bonteint.

– C’est magnifique ! s’écriaPage.

– C’est succulent ! dit Arthus.

– C’est un trait comme j’en vois dans lamorale en action, poursuivit Guillerand.

– Messieurs, interrompit Rapin, il fauthonorer la vertu partout où l’on a le bonheur de la posséder ;je propose donc que, toutes les fois que Machecourt sera à tableavec nous, il lui soit décerné un fauteuil.

– Adopté ! s’écrièrent ensemble tousles convives, et à la santé de Machecourt !

– Ma foi, dit mon oncle, je ne sais paspourquoi on a si peur de la prison. Ce chapon n’est-il pas aussitendre et ce bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l’autrecôté du guichet ?

– Oui, dit Guillerand, tant qu’il y a del’herbe le long du mur où elle est attachée, la chèvre ne sent passon lien : mais, quand la place est nette, elle se tourmenteet cherche à le rompre.

– Aller de l’herbe qui croît dans lavallée, répondit mon oncle, à celle qui croît sur la montagne,voilà la liberté de la chèvre ; mais la liberté de l’homme,c’est de ne faire que ce qui lui convient. Celui dont on aconfisqué le corps et auquel on laisse la faculté de penser à songré, est cent fois plus libre que celui dont on tient l’âme captiveaux chaînes d’une occupation odieuse. Le prisonnier passe sansdoute de tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, lechemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les ombragesbleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait être la pauvrefemme qui mène sa vache le long du chemin en tournant son fuseau,ou le pauvre bûcheron qui s’en va couvert de ramées vers sachaumine qui fume par dessus les arbres. Mais cette liberté d’êtreoù l’on voudrait, d’aller droit devant soi tant qu’on n’est pas lasou qu’on n’est pas arrêté par un fossé, à quiappartient-elle ? Le paralytique n’est-il pas en prison dansson lit, le marchand dans sa boutique, l’employé dans son bureau,le bourgeois entre l’enceinte de sa petite ville, le roi entre leslimites de son royaume et Dieu lui-même entre cette circonférenceglacée qui borne les mondes ? Tu vas haletant et ruisselant desueur sur un chemin brûlé par le soleil : voici de grandsarbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure etqui secouent comme par ironie leurs feuilles jaunes sur tatête : tu voudrais bien, n’est-ce pas, te reposer un instantsous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui tapisseleurs racines ; mais entre eux et toi il y a six pieds de mursou les barreaux acérés d’une grille. Arthus, Rapin, et vous tousqui n’avez qu’un estomac, qui ne savez que dîner après avoirdéjeuné, je ne sais si vous comprenez ; mais Millot-Rataut,qui est tailleur et qui fait des Noëls, me comprendra, lui. J’aisouvent désiré suivre dans ses pérégrinations vagabondes le nuagequi s’en allait aux vents par le ciel. Souvent quand, accoudé surma fenêtre, je suivais en rêvant la lune qui semblait me regardercomme une face humaine, j’aurais voulu m’envoler comme une bulled’air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-dessus de matête et j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir un instant surun de ces gigantesques pitons qui déchirent la blanche surface dela planète. N’étais-je pas alors aussi captif sur la terre que lepauvre prisonnier entre les hautes murailles de laprison ?

– Messieurs, dit Page, il faut convenird’une chose : la prison est trop bonne et trop douce pour leriche. Elle le corrige en enfant gâté, comme cette nymphe quidonnait le fouet à l’Amour avec une rose. Si vous permettez auriche d’apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sabibliothèque, son salon, ce n’est plus un condamné qu’on punit,c’est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là devant un bonfeu, enchâssé dans la ouate de votre robe de chambre ; vousdigérez les pieds sur vos chenets, l’estomac tout parfumé detruffes et de champagne ; la neige voltige aux barreaux devotre fenêtre ; vous, cependant, vous jetez vers le plafond lafumée blanche de votre cigare. Vous rêvez, vous pensez, vous faitesdes châteaux en Espagne ou des vers. À côté de vous est votregazette, cette amie qu’on quitte, qu’on rappelle et qu’on congédiedéfinitivement quand elle devient trop ennuyeuse. Qu’y a-t-il donc,dites-le-moi, dans cette situation, qui ressemble à unepeine ? N’avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous,des heures, des jours, des semaines entières ? Que faitcependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à cesupplice ? Il est à l’audience depuis onze heures du matin,grelottant dans sa robe noire, qui écoute les patenôtres d’unavocat qui rabâche. Pendant ce temps, le catarrhe aux griffesengourdies le saisit aux poumons, ou l’engelure de sa dent aiguë lemord aux orteils. Vous dites que vous n’êtes pas libre ! aucontraire, vous êtes cent fois plus libre que dans votremaison ; toute votre journée vous appartient : vous vouslevez, vous vous couchez quand il vous plaît, vous faites ce quivous convient, et vous n’êtes plus obligé de vous faire labarbe.

» Voici Benjamin, par exemple, qui estprisonnier : croyez-vous que Bonteint lui ait joué un simauvais tour en le faisant enfermer ici ? Il était obligé dese lever souvent avant que les réverbères fussent éteints. Ilallait un bas à l’envers, de porte en porte, visiter la langue decelui-ci, expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d’uncôté, il lui fallait recommencer de l’autre ; il se crottaitdans les chemins de traverse jusqu’à sa queue, et son paysann’avait la plupart du temps à lui offrir que du caillé et du painviolet. Quand il était rentré chez lui bien harassé, qu’il étaitbien établi dans son lit, qu’il commençait à goûter les douceurs dupremier sommeil, on venait l’éveiller brutalement pour aller ausecours de M. le maire qui étouffait d’une indigestion, ou dela femme du bailli qui accouchait de travers. Maintenant, le voicidébarrassé de tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans sonfromage de Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu’ilmange en philosophe. C’est véritablement le pavot de l’Évangile,qui ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui necoud ni ne file et qui est vêtu d’une magnifique robe rouge. Envérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et bien ennemis deson bien-être de chercher à le tirer d’ici.

– On est bien ici, soit, répondit mononcle ; mais j’aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela nem’empêchera pas de convenir, ainsi que vous l’a démontré Page, nonseulement que la prison est trop douce pour le riche, mais encorequ’elle l’est trop pour tout le monde. Il est dur sans doute decrier à la loi quand elle flagelle un malheureux :« Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez demal ; » mais il faut bien se garder aussi de cettephilanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au-delà deson infortune. De véritables philosophes comme Guillerand, commeMillot-Rataut, comme Parlanta, en un mot comme nous le sommes tous,ne doivent considérer les hommes qu’en masse, ainsi qu’on considèreun champ de blé. C’est toujours du point de l’intérêt public qu’unequestion sociale doit être examinée. Vous vous êtes distingué parun beau fait d’armes et le roi vous décore de la croix deSaint-Louis, croyez-vous que c’est parce qu’il vous veut du bien etdans l’intérêt de votre gloire individuelle que Sa Majesté vousautorise à porter sa gracieuse effigie sur votre poitrine ?Hélas ! non, mon pauvre brave ; c’est dans son intérêtd’abord et ensuite dans celui de l’État ; c’est pour que ceuxqui ont, comme vous, du sang chaud dans les veines, vous voyant sigénéreusement récompensé, imitent votre exemple. Maintenant, aulieu d’une bonne action, c’est un crime que vous avez commis ;ce ne sont plus trois ou quatre hommes qui diffèrent de vous par lecollet de leur habit, c’est un bon bourgeois de votre pays que vousavez tué. Le juge vous a condamné à mort et le roi a refusé de vousfaire grâce. Il ne vous reste plus maintenant qu’à rédiger votreconfession générale et à commencer votre complainte. Or, quelsentiment a donc dicté au juge votre sentence ? A-t-il vouludébarrasser la société de vous, comme quand on tue un chien enragé,ou vous punir comme quand on fouette un enfant maussade ?D’abord, s’il n’eût voulu que vous retrancher de la société, uncachot bien profond avec portes bien épaisses et une meurtrièrepour toute fenêtre suffisaient très bien pour cela. Ensuite, lejuge condamne souvent à la mort un homme qui a tenté de sesuicider, et à la prison un malheureux auquel il sait que la prisonsera hospitalière. Est-ce donc pour les punir qu’il octroie à cesdeux vauriens précisément ce qu’ils demandent ? qu’il fait àcelui-ci, pour lequel l’existence est une torture, l’opération dela vie, et qu’il accorde à celui-là, qui n’a ni pain, ni toit, unlieu de refuge ? Le juge ne veut qu’une chose, il veuteffrayer par votre supplice ceux qui seraient tentés d’imiter votreexemple.

» Peuple, garde-toi de tuer,voilà tout ce que signifie votre sentence. Si vous pouviez mettre àvotre place sous le couteau un mannequin qui vous ressemblât, celaserait fort égal au juge ; si même, après que le bourreau vousa coupé la tête et l’a montrée au peuple, il pouvait vousressusciter, je suis bien sûr qu’il le ferait volontiers : carau demeurant le juge est bonhomme et il ne voudrait pas que sacuisinière tuât un poulet sous ses yeux.

» On crie bien haut, et vous le proclamezvous-mêmes, qu’il vaut mieux absoudre dix coupables que decondamner un innocent. C’est la plus déplorable des absurditésqu’ait enfantées la philanthropie à la mode ; c’est unprincipe antisocial. Je soutiens, moi, qu’il vaut mieux condamnerdix innocents que d’absoudre un seul coupable.

À ces mots tous les convives crièrent haro surmon oncle.

– Non, parbleu ! s’écrie mon oncle,je ne plaisante pas, et ce sujet n’est pas de ceux à la facedesquels on puisse rire. J’exprime une conviction ferme, puissanteet depuis longtemps arrêtée. Toute la cité s’apitoie sur le sortd’un innocent qui monte à l’échafaud ; les gazettesretentissent de lamentations, et vos poètes le prennent pour lemartyr de leurs drames. Mais combien d’innocents périssent dans vosfleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos mines, etjusque dans vos ateliers, broyés sous la dent féroce de vosmachines, ces gigantesques animaux qui saisissent un homme parsurprise et qui l’engloutissent sous vos yeux sans que vouspuissiez lui porter secours ! Cependant, leur mort vousarrache à peine une exclamation ; vous passez, et, quelquespas plus loin, vous n’y pensez plus. Vous ne songez pas même endînant à en parler à votre épouse. Le lendemain, la gazettel’enterre dans un coin de sa feuille, elle jette sur lui quelqueslignes de lourde prose et tout est fini ! Pourquoi cetteindifférence pour l’un et cette surabondance de pitié pourl’autre ? Pourquoi sonner le glas de celui-ci avec uneclochette et le glas de celui-là avec une grosse cloche ? Unjuge qui se trompe, est-ce un accident plus terrible qu’unediligence qui verse ou qu’une machine qui se détraque ? Mesinnocents, à moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que lesvôtres dans la société ? ne laissent-ils pas comme les vôtresune femme veuve et des enfants orphelins ?

» Sans doute il n’est pas agréabled’aller à l’échafaud pour un autre, et moi qui vous parle jeconviens que si la chose m’arrivait, j’en serais très contrarié.Mais, par rapport à la société, qu’est-ce que ce peu de sang queverse le bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir,le gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné par unjuge, c’est une conséquence de la distribution de la justice, commela chute d’un couvreur du haut d’une maison est la conséquence dece que l’homme s’abrite sous un toit. Sur mille bouteilles quecoule un ouvrier, il en casse au moins une ; sur mille arrêtsque rend un juge, il faut qu’il y en ait au moins un de travers.C’est un mal prévu, et contre lequel il n’y aurait d’autre remèdenécessaire que de supprimer toute justice. Soit une vieille femmequi épluche des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans lacrainte d’en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes lesordures qui s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’unjuge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dixcoupables ?

» Puis la condamnation d’un innocent estchose rare ; elle fait époque dans les annales de la justice.Il est presque impossible qu’il se réunisse contre un homme unconcours fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser surlui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, dureste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la posed’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de savoix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut sesoustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est qu’un malheurparticulier, tandis que l’absolution d’un coupable est une calamitépublique. Le crime écoute à la porte de vos sallesd’audience ; il sait ce qui se passe, il calcule les chancesde salut que lui laisse votre indulgence. Il vous applaudit quand,par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre uncoupable ; car c’est lui-même que vous absolvez. Il ne fautpas, sans doute, que la justice soit trop sévère ; mais, quandelle est trop indulgente, elle abdique, elle s’annule elle-même.Dès lors, les hommes prédestinés au crime s’abandonnent sanscrainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves laface sinistre du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’ya plus d’échafaud qui se dresse ; ils vous prennent votreargent pour peu qu’ils en aient besoin, et votre vie pour peuqu’elle les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d’avoir sauvéun innocent de la hache, mais vous en avez fait périr vingt par lepoignard. C’est dix-neuf meurtres qui restent à votre compte.

» Et maintenant je reviens à la prison.La prison, pour qu’elle inspire une salutaire terreur, doit être unlieu de gêne et de misère. Cependant, il y a en France quinzemillions d’hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons quele prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l’homme des champs,s’il connaissait son bonheur ! dit le poète. Cela est bon dansune églogue. L’homme des champs, c’est le chardon de lamontagne ; il ne passe pas un ardent rayon de soleil qui ne lebrûle, pas un souffle de bise qui ne le morde, pas une averse qu’ilne l’essuie ; il travaille depuis l’angélus du matin jusqu’àcelui du soir ; il a un vieux père, et il ne peut adoucir pourlui les rigueurs de la vieillesse ; il a une belle femme, etil ne peut lui donner que des haillons ; il a des enfants,marmaille affamée qui demande incessamment du pain, et souvent iln’y en a pas une miette dans la huche. Le prisonnier, au contraire,lui, est chaudement vêtu, il est suffisamment nourri ; avantd’avoir un morceau de pain à se mettre sous la dent, il n’est pasobligé de le gagner. Il rit, il chante, il joue, il dort tant qu’ilveut sur sa paille, et il est encore l’objet de la pitié publique.Des personnes charitables s’organisent en société pour lui rendresa prison moins rude, et elles font si bien qu’au lieu d’une peineelles lui en font une récompense. De belles dames font mijoter sonpot et lui trempent sa soupe ; elles le moralisent avec dupain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté besogneuse deschamps ou de l’atelier, cet homme préférera la captivitéinsouciante et pleine de bon temps de la prison. La prison, ce doitêtre l’enfer de la cité : je voudrais qu’elle s’élevât aumilieu de la place publique, sombre et vêtue de noir comme lejuge ; qu’à travers ses petites fenêtres grillées, elle jetâtcomme des sinistres regards aux passants ; qu’au lieu dechants, il ne surgît de son enceinte que des bruits de chaînes oudes aboiements de molosses ; que le vieillard craignît de sereposer sous ses murs ; que l’enfant n’osât jouer sous sonombre ; que le bourgeois attardé se détournât de son cheminpour l’éviter et s’éloignât d’elle comme il s’éloigne du cimetière.Ce n’est qu’à cette condition que vous obtiendrez de la prison lerésultat que vous en attendez.

Mon oncle discuterait peut-être encore siM. Minxit ne fût arrivé pour couper court à ses arguments. Lebrave homme ruisselait de sueur, il humait l’air comme un marsouinéchoué sur la grève et était rouge comme la trousse de mononcle.

– Benjamin ! s’écria-t-il ens’essuyant le front, je venais te chercher, pour déjeuner avecmoi.

– Comment cela, monsieur Minxit ?s’écrièrent tous les convives à la fois.

– Eh ! parbleu, c’est que Benjaminest libre ; voilà toute l’énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirantun papier de sa poche et le remettant à Boutron, c’est la quittancede Bonteint.

– Bravo, monsieur Minxit ! Et toutle monde se levant, le verre à la main, but à la santé deM. Minxit. Machecourt essaya de se lever, mais il retomba sursa chaise : la joie lui avait fait perdre presque l’usage deses sens. Benjamin jeta par hasard sur lui un coup d’œil.

– Ah çà ! Machecourt,s’exclama-t-il, est-ce que tu es fou ! Bois à la santé deMinxit, ou je te saigne à l’instant même.

Machecourt se leva machinalement, vida sonverre d’un seul trait et se mit à pleurer.

– Mon bon monsieur Minxit, poursuivitBenjamin, que j…

– Bon, dit celui-ci, je vois ce quec’est : tu te disposes à me remercier ; eh bien, je t’endispense, mon pauvre garçon ; c’est pour mes beaux yeux et nonpour les tiens que je te tire d’ici ; tu sais bien que je nepeux me passer de toi. Allez, messieurs, dans toutes les actionsqui vous paraissent les plus généreuses, il n’y a que l’égoïsme. Sicette maxime n’est pas consolante, ce n’est pas ma faute, mais elleest vraie.

– Monsieur Boutron, fit Benjamin, laquittance de Bonteint est-elle en règle ?

– Je n’y vois de défectueux qu’un grospâté que l’honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pourparaphe.

– En ce cas, messieurs, dit Benjamin,permettez que j’aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à machère sœur.

– Je te suis, dit Machecourt, je veuxêtre témoin de sa joie ; jamais je n’ai été aussi heureuxdepuis le jour que Gaspard est venu au monde.

– Vous permettez…, dit M. Minxit, semettant à table. Monsieur Boutron, un couvert ! Du reste,messieurs, à charge de revanche : ce soir, je vous invite àsouper à Corvol.

Cette proposition fut accueillie avecacclamation par tous les convives. Après déjeuner, ils seretirèrent au café en attendant l’heure de partir.[15]

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