Notre Coeur

Chapitre 1

 

Mariolle venait d’arriver chez elle. Il l’attendait, car ellen’était pas rentrée, bien qu’elle lui eût donné rendez-vous par unedépêche bleue, le matin.

Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout luiplaisait, il éprouvait cependant chaque fois qu’il s’y trouvaitseul, une oppression du cœur, un peu d’essoufflement, d’énervement,qui l’empêchaient d’y rester assis tant qu’elle n’avait point paru.Il marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelqueobstacle imprévu ne l’empêchât de revenir et ne remît au lendemainleur rencontre.

Quand il entendit s’arrêter une voiture devant la porte de larue, il eut un tressaillement d’espoir, et lorsque sonna le timbrede l’appartement, il ne douta plus.

Elle entra, son chapeau sur la tête, ce qu’elle ne faisaitjamais, avec un air pressé et content.

– J’ai une nouvelle pour vous, dit-elle.

– Laquelle donc, madame ?

Elle se mit à rire en le regardant.

– Eh bien ! je vais passer quelque temps à la campagne.

Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.

– Oh ! Et vous m’annoncez cela avec une figuresatisfaite !

– Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ouvous ne savez pas, que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère,l’ingénieur en chef des ponts, a une propriété à Avranches où ilpasse une partie de sa vie avec sa femme et ses enfants, car ilexerce là-bas sa profession. Or nous allons les voir tous les étés.Cette année, je ne voulais pas ; mais il s’est fâché et il afait à papa une scène pénible. À ce propos, je vous confierai quepapa est jaloux de vous, et m’en fait aussi, des scènes, enprétendant que je me compromets. Il faudra que vous veniez moinssouvent. Mais ne vous troublez point, j’arrangerai les choses. Doncpapa m’a réprimandée et m’a fait promettre d’aller passer dixjours, peut-être douze, à Avranches. Nous partons mardi matin.Qu’en dites-vous ?

– Je dis que vous me navrez.

– C’est tout ?

– Que voulez-vous ? je ne peux vous en empêcher !

– Vous ne voyez rien à faire ?

– Mais… mais non… je ne sais pas moi ! Et vous ?

– Moi j’ai une idée, que voici : Avranches est tout près du MontSaint-Michel. Connaissez-vous le Mont Saint-Michel ?

– Non, madame.

– Eh bien ! vous aurez vendredi prochain, l’inspirationd’aller voir cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vousvous promènerez, samedi soir, par exemple, au coucher du soleildans le Jardin public, d’où l’on domine la baie. Nous nous yrencontrerons par hasard. Papa fera une tête, mais je m’en moque.J’organiserai une partie pour aller tous ensemble avec la famille,le lendemain, à l’abbaye. Montrez de l’enthousiasme, et soyezcharmant, comme vous savez l’être quand vous voulez. Faites laconquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à l’auberge oùnous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons ainsique le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit joursplus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé ?Suis-je gentille ?

Il murmura dans un élan de reconnaissance :

– Vous êtes tout ce que j’aime au monde.

– Chut ! fit-elle.

Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait,lui envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, leremerciement de son cœur, et sa sympathie aussi, très sincère, trèsvive, devenue tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui ladévoraient. Il avait envie de tomber à ses pieds, de s’y rouler, demordre sa robe, de crier quelque chose, et surtout de lui fairevoir ce qu’il ne savait pas dire, ce qui était en lui des talons àla tête, dans son corps comme dans son âme, inexprimablementdouloureux parce qu’il ne le pouvait montrer, son amour, sonterrible et délicieux amour.

Mais elle le comprenait sans qu’il s’exprimât, comme un tireurdevine que sa belle a fait un trou juste à la place de la mouchenoire du carton. Il n’y avait plus rien dans cet homme, rienqu’Elle. Il était à elle plus qu’elle-même. Et elle était contente,et elle le trouvait charmant.

Elle lui dit, avec bonne humeur :

– Alors c’est entendu, nous faisons cette partie.

Il balbutia, la voix coupée par l’émotion :

– Mais oui, madame, c’est entendu.

Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse:

– Je ne peux vous garder plus longtemps aujourd’hui. Je suisrentrée uniquement pour vous dire cela, puisque je pars aprèsdemain ! Toute ma journée de demain est prise, et j’ai encorequatre ou cinq courses à faire avant le dîner.

Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui n’avaitd’autre désir que de ne la plus quitter ; et, lui ayant baiséles mains, il s’en alla, le cœur un peu meurtri, mais pleind’espoir.

Ce furent quatre jours bien longs qu’il eut à passer. Il lestraîna dans Paris, sans voir personne, préférant le silence auxvoix et la solitude aux amis.

Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huitheures. Il n’avait guère dormi, enfiévré par l’attente de cevoyage. Sa chambre noire, silencieuse, où passaient seulement lesroulements des fiacres attardés, évocateurs des désirs de départ,l’avait, durant toute la nuit, oppressé comme une prison.

Dès qu’une lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueurgrise et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit safenêtre et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Ilfaisait beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Ils’habilla plus vite qu’il ne fallait, fut prêt deux heures troptôt, le cœur rongé par l’impatience de quitter la maison, d’être enroute enfin ; et son domestique dut aller chercher un fiacre,à peine sa toilette finie, par crainte de n’en point trouver.

Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secoussesde bonheur ; mais quand il pénétra dans la gare Montparnasse,un énervement le saisit en reconnaissant que cinquante minutes leséparaient encore du départ du train.

Un coupé se trouvait libre ; il le loua afin d’être seul etde pouvoir rêver à son aise. Lorsqu’il se sentit en marche,glissant vers elle, emporté dans le roulement doux et rapide del’express, son ardeur, au lieu de se calmer, grandit, et il avaitenvie, une envie bête d’enfant, de pousser à deux mains, de toutesa force, la cloison capitonnée pour accélérer la vitesse.

Pendant longtemps, jusqu’au milieu du jour, il demeura muré dansson attente et perclus d’espérance ; puis peu à peu, Argentanpassé, ses yeux furent attirés vers les portières par toute laverdure normande.

Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, oùles domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaiententourés de grands arbres dont les têtes touffues semblaientluisantes sous les rayons du soleil. On touchait à la fin dejuillet ; c’était la saison vigoureuse où cette terre,nourrice puissante, fait épanouir sa sève et sa vie. Dans tous lesenclos, séparés et reliés par ces hautes murailles de feuilles, lesgros bœufs blonds, les vaches aux flancs tachetés de vagues dessinsbizarres, les taureaux roux au front large, au jabot de chairpoilue, à l’air provocateur et fier, debout auprès des clôtures oucouchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs ventres, sesuccédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont le solsemblait suer du cidre et de la chair.

Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers,sous des voiles légers de saules ; des ruisseaux brillaientdans l’herbe une seconde, disparaissaient pour reparaître plusloin, baignaient toute la campagne d’une fraîcheur féconde.

Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans lerapide et continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par destroupeaux.

Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny,l’impatience d’arriver l’agita de nouveau, et, pendant lesdernières quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sapoche. À tout moment il se penchait à la portière, et il aperçutenfin, sur une colline assez élevée, la ville où Elle l’attendait.Le train avait eu du retard, et une heure seulement le séparait del’instant où il devait la retrouver, par hasard, à la promenadepublique.

Un omnibus d’hôtel l’ayant recueilli, seul voyageur, se mit àgravir, au pas lent des chevaux, la route escarpée d’Avranches, àqui ses maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspectfortifié. De près, c’était une jolie et vieille cité normande, auxpetites demeures régulières et presque pareilles, tassées les unescontre les autres, avec un air de fierté ancienne et d’aisancemodeste, un air moyen âge et paysan.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fitindiquer la rue par où l’on parvient au Jardin botanique, et ils’en alla à grands pas, bien qu’il fût en avance, mais espérantqu’elle aurait peut-être aussi devancé l’heure.

En arrivant à la grille, il reconnut d’un coup d’œil qu’il étaitvide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement s’y promenaient,bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leursderniers loisirs ; et une famille de jeunes Anglais, filles etgarçons, aux jambes sèches, jouait autour d’une institutrice blondedont le regard distrait semblait rêver.

Mariolle, le cœur battant, marchait devant lui, scrutant leschemins. Il atteignit une grande allée d’ormes d’un vert puissantqui coupait en deux le jardin par le travers, allongeant au milieuune voûte épaisse de feuillage ; puis il passa outre, etsoudain, en approchant d’une terrasse dominant l’horizon, il futdistrait brusquement de celle qui le faisait venir en ce lieu.

Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait uneinimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer etle firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous l’azurflambant de soleil, des mares d’eau la tachetaient de plaqueslumineuses qui semblaient des trous ouverts sur un autre cielintérieur.

Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée enfuite, surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, unmonumental profil de rocher pointu, fantastique pyramide coifféed’une cathédrale.

Elle n’avait pour voisin, dans ces dunes immenses, qu’un écueilà sec, au dos ronds, accroupi sur les vases mouvantes :Tombelaine.

Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, d’autresroches noyées montraient leurs crêtes brunes ; et l’œil,continuant le côté de cette solitude sablonneuse la vaste étendueverte du pays normand, si couvert d’arbres qu’il avait l’air d’unbois illimité. C’était toute la nature s’offrant d’un seul coup, enun seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance, dans safraîcheur et dans sa grâce ; et le regard allait de cettevision de forêts à cette apparition du mont de granit, solitairehabitant des sables, qui dressait sur la grève démesurée sonétrange figure gothique.

Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressaillidevant les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux desvoyageurs, l’envahit si brusquement qu’il demeura immobile,l’esprit ému et attendri, oubliant son cœur garrotté. Mais, un sonde cloche ayant vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup parl’espérance ardente de leur rencontre. Le jardin était toujourspresque vide. Les enfants anglais avaient disparu. Seuls les troisvieillards faisaient encore leur promenade monotone. Il se mit àmarcher comme eux.

Elle allait venir tout à l’heure, dans un instant. Il la verraitau bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuseterrasse. Il reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figureet son sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur ! quelbonheur ! Il la sentait proche, quelque part, introuvable,invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi qu’elle allaitle revoir.

Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu’undôme d’ombrelle, glissait là-bas au-dessus d’un massif. C’étaitelle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceaudevant lui ; puis deux dames, – il la reconnut, – puis deuxhommes : son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu,comme un ciel de printemps. Ah ! oui ! il lareconnaissait sans distinguer encore ses traits ; mais iln’osait point aller vers elle, sentant qu’il allait balbutier,rougir, qu’il ne saurait expliquer ce hasard sous l’œil soupçonneuxde M. de Pradon.

Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesselevée, tout occupé, semblait-il, à contempler l’horizon. Ce futelle qui l’appela, sans même prendre la peine de jouer lasurprise.

– Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. C’est superbe, n’est-cepas ?

Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre etbalbutiait :

– Ah ! vous, madame, quelle chance de vousrencontrer ! J’ai voulu connaître ce délicieux pays.

Elle reprit en souriant :

– Et vous avez choisi le moment où j’y suis. C’est tout à faitaimable de votre part.

Puis elle présenta :

– Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle ; ma tante, MmeValsaci, mon oncle qui fait des ponts.

Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme sedonnèrent une froide poignée de main, et on continua lapromenade.

Elle l’avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un trèsrapide regard, un de ces regards qui ont l’air d’une défaillance.Elle reprit :

– Qu’est-ce que vous pensez de ce pays ?

– Moi, dit-il, je crois que je n’ai jamais rien vu de plusbeau.

Alors elle :

– Ah ! si vous y aviez passé quelques jours comme je viensde le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d’uneimpression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur lessables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout çadeux fois par jour, et si vite, qu’un cheval au galop ne pourraitpas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nousdonne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne mereconnais plus. N’est-ce pas, ma tante ?

Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguéedame de province, épouse estimée d’ingénieur en chef, hautainfonctionnaire impurifiable de la morgue de l’École, avoua quejamais elle n’avait vu sa nièce dans cet état d’enthousiasme. Puiselle ajouta, après réflexion :

– Ça n’est pas étonnant d’ailleurs quand on n’a guère regardé etadmiré, comme elle, que des décors de théâtre.

– Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.

La vieille dame se mit à rire.

– À Dieppe et à Trouville on n’y va jamais que pour retrouverdes amis. La mer n’est là que pour baigner des rendez-vous.

Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.

On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblementles pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin,comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblaitétendre un drap d’or fin, transparent et léger, derrière la hautesilhouette de l’Abbaye, qui s’assombrissait de plus en plus,pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. MaisMariolle ne regardait plus que l’adorée figure blonde qui passait àson côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne l’avait vuesi délicieuse. Elle lui semblait changée sans qu’il sût en quoi,fraîche d’une fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans sesyeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, d’une fraîcheurvenue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure.Jamais il ne l’avait connue et aimée ainsi.

Il marchait à côté d’elle, sans trouver rien à lui dire ;et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras,la rencontre, si parlante, de leurs regards, l’anéantissaientcomplètement, comme s’ils eussent tué en lui sa personnalitéd’homme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cettefemme, absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir,rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé toutson être ancien comme on flambe une lettre.

Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante,et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de merplein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point:

– Je suis si contente de vous voir !

Tout de suite elle ajouta :

– Combien restez-vous de temps ici ?

Il répondit :

– Deux jours, si aujourd’hui peut compter pour un jour.

Puis, se tournant vers la tante :

– Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l’honneur devenir passer la journée de demain au Mont Saint-Michel avec sonmari ?

Mme de Burne répondit pour sa parente :

– Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons lachance de vous rencontrer ici.

La femme de l’ingénieur ajouta :

– Oui, Monsieur, j’y consens bien volontiers, à la condition quevous dînerez chez moi ce soir.

Il salua en acceptant.

Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies quivous saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu’on a le plusespéré. Qu’avait-il obtenu ? qu’était-il arrivé de nouveaudans sa vie ? Rien ; et pourtant il se sentait soulevépar l’ivresse d’un indéfinissable pressentiment.

Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant quele soleil disparût, pour voir jusqu’à la fin se dessiner surl’horizon de feu l’ombre noire et dentelée du Mont.

Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout cequ’on peut dire devant une étrangère et se regardant parmoments.

Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d’Avranches, aumilieu d’un beau jardin dominant la baie.

Voulant être discret, un peu troublé d’ailleurs par l’attitudefroide et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s’en alla debonne heure. Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigtsde Mme de Burne, elle lui dit deux fois de suite, avec un accentbizarre : « À demain, à demain. »

Dès qu’il fut parti, M. et Mme Valsaci, qui avaient depuislongtemps des habitudes provinciales, proposèrent de secoucher.

– Allez, dit Mme de Burne, moi je fais un tour dans lejardin.

Son père ajouta :

– Et moi aussi.

Elle sortit, enveloppée d’un châle, et ils se mirent à marchercôte à côte sur le sable blanc des allées que la pleine luneéclairait, comme de petites rivières sinueuses à travers les gazonset les massifs.

Après un silence assez long, M. de Pradon dit presque à voixbasse :

– Ma chère enfant, tu me rendras cette justice que je ne t’aijamais donné de conseils ?

Elle le sentait venir, et, prête à cette attaque :

– Je vous demande pardon, papa, vous m’en avez donné au moinsun.

– Moi ?

– Oui, oui.

– Un conseil relatif à… ton existence ?

– Oui, et même un très mauvais. Aussi je suis bien décidée, sivous m’en donnez d’autres, à ne pas les suivre.

– Quel conseil t’ai-je donné ?

– Celui d’épouser M. de Burne. Ce qui prouve que vous manquez dejugement, de clairvoyance, de la connaissance des hommes en généralet de la connaissance de votre fille en particulier.

Il se tut quelques instants, un peu surpris et embarrassé, puislentement :

– Oui, je me suis trompé ce jour-là. Mais je suis sûr de ne pasme tromper dans l’avis très paternel que je te doisaujourd’hui.

– Dites toujours. J’en prendrai ce qu’il faudra.

– Tu es sur le point de te compromettre.

Elle se mit à rire, d’un rire trop vif, et complétant sapensée.

– Avec M. Mariolle sans doute.

– Avec M. Mariolle.

– Vous oubliez, reprit-elle, que je me suis compromise déjà avecM. Georges de Maltry, avec M. Massival, avec M. Gaston de Lamarthe,avec dix autres, dont vous avez été jaloux, car je ne peux pastrouver un homme gentil et dévoué sans que toute ma troupe se metteen fureur, vous le premier, vous que la nature m’a donné comme pèrenoble et régisseur général.

Il répondit vivement :

– Non, non, tu ne t’es jamais compromise avec personne. Tuapportes, au contraire, dans tes relations avec tes amis beaucoupde tact.

Elle reprit crânement :

– Mon cher papa, je ne suis plus une petite fille, et je vouspromets que je ne me compromettrai pas davantage avec M. Mariollequ’avec les autres ; ne craignez rien. J’avoue cependant quec’est moi qui l’ai prié de venir ici. Je le trouve charmant, aussiintelligent et bien moins égoïste que les anciens.

C’était également votre avis jusqu’au jour où vous avez crudécouvrir que je le préférais un peu. Oh ! vous n’êtes pas simalin que ça ! Je vous connais aussi, et je vous enraconterais long, si je voulais. Donc, M. Mariolle me plaisant, jeme suis dit qu’il serait fort agréable de faire par hasard avec luiune belle excursion, qu’il est stupide de se priver, quand on necourt aucun danger, de tout ce qui peut nous amuser. Et je ne coursaucun danger de me compromettre puisque vous êtes là.

Elle riait franchement, à présent, sachant bien que chaqueparole portait, qu’elle le tenait entravé par ce soupçon jeté dejalousie un peu suspecte flairée en lui depuis longtemps, et elles’amusait de cette découverte avec une coquetterie secrète,inavouable et hardie.

Il se taisait, gêné, mécontent, irrité, sentant aussi qu’elledevinait, au fond de sa paternelle sollicitude, une mystérieuserancune dont il ne voulait pas lui-même connaître l’origine.

Elle ajouta :

– Ne craignez rien. Il est tout naturel de faire en cette saisonune promenade au Mont Saint-Michel avec mon oncle, ma tante, vous,mon père, et un ami. On ne le saura pas d’ailleurs. Et si on lesait personne n’y peut trouver rien à redire. Quand nous serons deretour à Paris, je ferai rentrer cet ami dans les rangs avec lesautres.

– Soit, reprit-il ; mettons que je n’ai pas parlé.

Ils firent encore quelques pas. M. de Pradon demanda :

– Revenons-nous à la maison ? Je suis fatigué, je vais mecoucher.

– Non, moi je me promène encore un peu. La nuit est sibelle.

Il murmura, avec des intentions :

– Ne t’éloigne pas. On ne sait jamais quelles gens on peutrencontrer.

– Oh ! je reste sous les fenêtres.

– Alors adieu, ma chère enfant.

Il la baisa rapidement sur le front, et rentra.

Ella alla s’asseoir plus loin sur un petit banc rustique plantéen terre au pied d’un chêne. La nuit était chaude, pleined’exhalaisons des champs, d’effluves de la mer et de clartébrumeuse, car, sous la lune épanouie en plein ciel, la baie s’étaitvoilée de vapeurs.

Elles rampaient comme de blanches fumées et cachaient la dune,que la marée montante devait à présent couvrir.

Michèle de Burne, les mains croisées sur ses genoux, les yeux auloin, cherchait à voir dans son âme, à travers un brouillardimpénétrable et pâle comme celui des sables.

Combien de fois déjà, dans son cabinet de toilette à Paris,assise ainsi devant sa glace, elle s’était demandé : Qu’est-ce quej’aime ? qu’est-ce que je désire ? qu’est-ce quej’espère ? qu’est-ce que je veux ? qu’est-ce que jesuis ?

À côté du plaisir d’être elle et du besoin profond de plaire,dont elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s’était jamais sentiau cœur autre chose que des curiosités vite éteintes. Elle nes’ignorait point d’ailleurs, ayant trop l’habitude de regarder etd’étudier son visage et toute sa personne pour ne pas observeraussi son âme. Jusqu’alors elle avait pris son parti de ce vagueintérêt pour tout ce qui émeut les autres, impuissant à lapassionner, capable au plus de la distraire.

Et cependant, chaque fois qu’elle avait senti naître en elle lesouci intime de quelqu’un, chaque fois qu’une rivale, lui disputantun homme auquel elle tenait et surexcitant ses instincts de femme,avait fait brûler en ses veines un peu de fièvre d’attachement,elle avait trouvé à ces faux départs de l’amour une émotion bienplus ardente que le seul plaisir du succès. Mais cela ne duraitjamais. Pourquoi ? Elle se fatiguait, elle se dégoûtait, ellevoyait trop clair peut-être. Tout ce qui lui avait plu d’abord dansun homme, tout ce qui l’avait animée, agitée, émue, séduite, luiparaissait bientôt connu, défloré, banal. Tous ils se ressemblaienttrop sans être jamais pareils ; et aucun d’eux encore ne luiavait paru doué de la nature et des qualités qu’il fallait pour latenir longtemps en éveil et lancer son cœur dans un amour.

Pourquoi cela ? Était-ce leur faute à eux, ou bien sa fauteà elle ? Manquaient-ils de ce qu’elle attendait, ou bienmanquait-elle de ce qui fait qu’on aime ? Aime-t-on parcequ’on rencontre une fois un être qu’on croit vraiment créé poursoi, ou bien aime-t-on simplement parce qu’on est né avec lafaculté d’aimer ? Il lui semblait par moments que le cœur detout le monde doit avoir des bras comme le corps, des bras tendreset tendus qui attirent, étreignent et enlacent, et que le sienétait manchot. Il avait seulement des yeux, son cœur.

On voyait souvent des hommes, des hommes supérieurs deveniréperdument amoureux de filles indignes d’eux, sans esprit, sansvaleur, parfois même sans beauté ? Pourquoi ?Comment ? Quel mystère ? Ce n’était donc pas seulement àune rencontre providentielle qu’était due cette crise des êtres,mais à une sorte de germe qu’on porte en soi et qui se développetout à coup. Elle avait écouté des confidences, elle avait surprisdes secrets, elle avait même vu, de ses yeux, la transfigurationsubite venue de cette ivresse éclatant dans une âme, et elle yavait songé beaucoup.

Dans le monde, dans le train-train courant des visites, despotins, de toutes les petites bêtises dont on s’amuse, dont onoccupe les riches désœuvrements, elle avait découvert parfois, avecune surprise envieuse, jalouse et presque incrédule, des êtres, desfemmes, des hommes en qui quelque chose d’extraordinaire sans aucundoute s’était produit. Cela ne se voyait point d’une façonmanifeste, éclatante ; mais, avec son flair inquiet, elle lesentait et le devinait. Sur leur visage, dans leur sourire, dansleurs yeux surtout, quelque chose d’inexprimable, de ravi, dedélicieusement heureux apparaissait, une joie de l’âme répanduedans tout le corps lui-même, illuminant la chair et le regard.

Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureuxl’avaient toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même dedédain cette irritation sourde et profonde que lui inspiraient lesgens dont le cœur battait de passion. Elle les reconnaissait,croyait-elle, avec une promptitude et une sûreté de pénétrationexceptionnelle. Souvent, en effet, elle avait flairé et dévoilé desliaisons avant que dans la société on les eût encoresoupçonnées.

Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nousjeter l’existence voisine d’un autre être, sa vue, sa parole, sapensée, le je ne sais quoi de l’intime personne dont notre cœurdevient éperdument troublé, elle s’en jugeait incapable. Etcependant, que de fois, lasse de tout et rêvant à d’inexprimablesdésirs, tourmentée par cette harcelante envie de changement etd’inconnu qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’uneindéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité, avec unehonte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un homme qui lajetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques mois, danscette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de tout lecorps ; car la vie, en ces périodes d’émotion, devait prendreun étrange attrait d’extase et d’ivresse.

Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais ellel’avait même un peu cherchée, rien qu’un peu, avec cette activitéindolente qui ne s’arrêtait longtemps à rien.

En tous ses commencements d’entraînement vers les hommesqualifiés supérieurs qui l’avaient éblouie durant quelquessemaines, c’était toujours en des déceptions irrémédiables que sacourte effervescence de cœur était morte. Elle attendait trop deleur valeur, de leur nature, de leur caractère, de leurdélicatesse, de leurs qualités. Avec chacun d’eux elle en avait ététoujours réduite à constater que les défauts des hommes éminentssont souvent plus saillants que leurs mérites, que le talent est undon spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un don decabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec l’ensemble desagréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes lesrelations.

Mais, depuis qu’elle avait rencontré Mariolle, autre chosel’attachait à lui. L’aimait-elle cependant, l’aimait-elled’amour ? Sans prestige, sans notoriété, il l’avait conquisepar son affection, par sa tendresse, par son intelligence, partoutes les véritables et simples attractions de sa personne. Ill’avait conquise, car elle pensait à lui sans cesse ; sanscesse elle désirait sa présence ; aucun être au monde ne luiétait plus agréable, plus sympathique, plus indispensable. Était-cede l’amour cela ?

Elle ne se sentait point à l’âme cette flamme dont tout le mondeparle, mais elle s’y sentait pour la première fois une enviesincère d’être pour cet homme quelque chose de plus qu’une amieséduisante. L’aimait-elle ? Pour aimer, faut-il qu’un êtreapparaisse rempli d’exceptionnelles attirances, différent etau-dessus de tous, dans l’auréole que le cœur allume autour de sespréférés, ou suffit-il qu’il vous plaise beaucoup, qu’il vousplaise à ne pouvoir presque plus se passer de lui ?

En ce cas, elle l’aimait, ou, du moins, elle était bien près del’aimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attentionaiguë, elle se répondit enfin : « Oui, je l’aime, mais je manqued’élan : c’est la faute de ma nature. »

De l’élan, elle s’en était pourtant senti un peu tout à l’heureen le voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin d’Avranches.Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chosed’inexprimable qui nous porte, qui nous pousse, qui nous jette versquelqu’un ; elle avait éprouvé un grand plaisir à marcher prèsde lui, à l’avoir près d’elle, brûlé d’amour pour elle, enregardant descendre le soleil derrière l’ombre du Mont Saint-Michelpareille à une vision de légende. L’amour lui-même n’était-il pasune espèce de légende des âmes, à laquelle les uns croient parinstinct, à laquelle les autres, à force d’y songer, finissent parcroire aussi quelquefois ? Allait-elle finir par ycroire ? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarred’appuyer sa tête sur l’épaule de cet homme, d’être plus près delui, de chercher ce « tout près » qu’on ne trouve jamais, de luidonner ce qu’on offre en vain et ce qu’on garde toujours : lasecrète intimité de soi.

Oui, elle avait eu de l’élan vers lui, et elle en avait encore,en ce moment, au fond du cœur. Il lui suffirait d’y céder,peut-être, pour que cela devînt de l’entraînement. Elle résistaittrop, elle raisonnait trop, elle combattait trop le charme desgens. Ne serait-il pas doux, en un soir semblable à celui-ci, de sepromener avec lui le long des saules de la rivière, et, pour payertoute sa passion, de lui offrir, de temps en temps, seslèvres ?

Une fenêtre de la villa s’ouvrit. Elle tourna la tête. C’étaitson père, qui cherchait sans doute à la voir.

Elle lui cria :

– Vous ne dormez donc pas ?

Il répondit :

– Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.

Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand ellefut dans sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarderles vapeurs de la baie de plus en plus blanches sous la lune, etdans son cœur aussi il lui semblait que les brumes venaient des’éclairer sous un lever de tendresse.

Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui laréveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.

Un grand break vint les prendre. En l’entendant rouler sur lesable, devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et ellerencontra tout de suite les yeux d’André Mariolle, qui lacherchaient. Son cœur se mit à battre un peu. Elle constata,surprise et oppressée, l’impression étrange et nouvelle de cemuscle qui palpite et qui fait courir le sang parce qu’on aperçoitquelqu’un. Comme la veille, avant de s’endormir, elle se répéta : «Je vais donc l’aimer ? »

Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellementépris, tellement malade d’amour, qu’elle eut vraiment envied’ouvrir ses bras et de lui donner sa bouche.

Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir debonheur.

La voiture se mit en marche. C’était un clair matin d’été, pleinde chants d’oiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte,on passa la rivière, on traversa des villages par une petite routecaillouteuse qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes dubreak. Après un long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter sononcle sur l’état de ce chemin ; cela suffit à rompre laglace ; et la gaieté qui flottait dans l’air sembla pénétrerles esprits.

Tout à coup, au sortir d’un hameau, la baie réapparut, non plusjaune comme la veille au soir, mais luisante d’eau claire quicouvrait tout, les sables, les prés salés, et, au dire du cocher,la route elle-même, un peu plus loin.

Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cetteinondation le temps de retourner vers le large.

Les ceintures d’ormes ou de chênes des fermes au milieudesquelles on passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profilgrandissant de l’Abbaye dressée sur son rocher, en pleine mermaintenant. Puis, entre deux coups, elle se remontrait soudain, deplus en plus proche, de plus en plus surprenante. Le soleiléclairait de tons roux l’église dentelée de granit assise sur sonpied de roche.

Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis seregardaient, mêlant l’un et l’autre au trouble naissant ou suraigude leurs cœurs la poésie de cette apparition dans cette matinéerose de juillet.

On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait deshistoires tragiques d’enlisements, les drames nocturnes du sablemou qui dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquéepar les artistes, ou vantait ses avantages au point de vue descommunications ininterrompues avec le mont, et des dunes gagnées,pour les pâturages d’abord, pour la culture plus tard.

Soudain le break s’arrêta. La mer noyait la route. Ce n’étaitpresque rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse ; maison pressentait que par places il devait y avoir des fondrières, destrous dont on ne sortirait pas. Il fallut attendre.

« Oh ! cela descend vite ! » affirma M. Valsaci, et dudoigt il montrait le chemin dont la mince surface d’eau fuyait,semblait bue par la terre, ou tirée au loin par une force puissanteet mystérieuse.

Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange,rapide et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjàapparaissaient des taches vertes dans les herbages submergés,légèrement soulevés par endroits ; et ces tachesgrandissaient, s’arrondissaient, devenaient des îles. Ces îlesbientôt prirent des aspects de continents séparés par des océansminuscules ; et puis ce fut enfin par toute l’étendue du golfeune course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit unlong voile argenté qu’on retirait de sur la terre, un voile immensetroué, déchiqueté, plein de déchirures, qui s’en allait, laissant ànu de grandes prairies à l’herbe rase, sans découvrir encore lessables blonds qui les suivaient.

On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenaitdebout pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevauxremarchaient, mais toujours au pas ; et, comme les cahotsfaisaient parfois perdre l’équilibre, André Mariolle sentit soudainl’épaule de Mme de Burne appuyée contre la sienne. Il crut d’abordque le hasard d’une secousse avait amené ce contact ; maiselle y resta, et chaque soubresaut des roues martelait la place oùelle s’était posée d’une trépidation qui secouait son corps etaffolait son cœur. Il n’osait plus regarder la jeune femme,paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il pensait,dans un désordre d’idées pareil à celui des ivresses : « Est-cepossible ? Serait-ce possible ? Est-ce que nous perdonsla tête tous les deux ? »

La voiture se remettant à trotter, il fallut s’asseoir. AlorsMariolle éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, d’êtreaimable pour M. de Pradon, et il s’occupa de lui avec desattentions flatteuses. Sensible aux compliments presque autant quesa fille, le père se laissa séduire et reprit bientôt sa figuresouriante.

On avait enfin atteint la digue. Et on courait vers le Montdressé au bout de cette route droite, élevée au milieu des sables.La rivière de Pontorson en baignait le talus de gauche ; àdroite, les pâturages couverts de petit gazon, que le cocherappelait de la Criste marine, avaient fait place aux dunes encoresuantes, imprégnées de mer.

Et le haut monument grandissant sur le ciel bleu, où ilprofilait, très nette à présent en tous ses détails, sa tête àclochetons et à tourelles, sa tête d’abbaye hérissée de gargouillesgrimaçantes, chevelures de monstres, dont la foi épouvantée de nospères a coiffé leurs sanctuaires gothiques.

Il était près d’une heure quand on arriva dans l’hôtel, où ledéjeuner était commandé. La patronne, par prudence, n’était pointprête ; il fallut attendre encore. On se mit donc à table forttard ; on avait grand faim. Le champagne tout de suite égayales âmes.

Tout le monde se sentait content, et deux cœurs se sentaienttout près d’être heureux. Vers le dessert, quand l’animation desvins bus et le plaisir des causeries eurent développé dans lescorps ce bonheur de vivre qui nous anime parfois à la fin des bonsrepas et nous dispose à tout approuver, à tout accepter, Mariolledemanda :

– Voulez-vous que nous restions ici jusqu’à demain ? Ceserait si beau de voir cela au clair de lune et si agréable dedîner encore ensemble ce soir !

Mme de Burne accepta tout de suite ; les deux hommesconsentirent. Seule, Mme Valsaci hésitait, à cause de son petitgarçon resté chez elle, mais son mari la rassura, lui rappela quesouvent elle s’était absentée ainsi. Il écrivit même, séancetenante, une dépêche pour la gouvernante. Il trouvait charmantAndré Mariolle, qui avait approuvé la digue, par flatterie, etl’avait jugée beaucoup moins nuisible à l’effet du Mont qu’on ne ledisait en général.

En quittant la table, ils allèrent visiter le monument. On pritle chemin des remparts. La ville, un tas de maisons du moyen âgeétagées les unes au-dessus des autres sur le bloc énorme de granitqui porte à son sommet l’abbaye, est séparée des sables par unehaute muraille crénelée. Cette muraille monte, en contournant lavieille cité, avec des coudes, des angles, des plates-formes, destours de guet, autant d’étonnements pour l’œil qui découvre, àchaque circuit, une nouvelle étendue de l’immense horizon. On setaisait, soufflant un peu après ce long déjeuner, et surpristoujours de voir et de revoir cet étonnant édifice. Au-dessusd’eux, c’était, dans le ciel, un emmêlement prodigieux de flèches,de fleurs de granit, d’arches jetées d’une tour à l’autre, uneinvraisemblable, énorme et légère dentelle d’architecture, brodée àjour sur l’azur, et d’où jaillissait, d’où semblait s’élancer,comme pour s’envoler, l’armée menaçante et fantastique desgargouilles à face de bêtes. Entre la mer et l’abbaye, sur le flancnord du Mont, une pente sauvage et presque à pic, qu’on appelle laForêt, parce qu’elle est couverte de vieux arbres, commençait à lafin des maisons, étalant une sombre tache verte sur le jauneillimité des sables. Mme de Burne et André Mariolle, qui marchaientles premiers, s’arrêtèrent pour regarder. Elle s’appuyait à sonbras engourdie dans un ravissement qu’elle n’avait jamais senti.Elle montait, légère, prête à monter toujours, avec lui vers cemonument de rêve et vers autre chose encore. Elle aurait voulu quece chemin escarpé ne finît jamais, car elle s’y sentait presquepleinement satisfaite pour la première fois de sa vie.

Elle murmura :

– Dieu ! est-ce beau !

Il répondit, en la regardant :

– Je ne puis penser qu’à vous.

Avec un sourire, elle reprit :

– Je ne suis pourtant pas très poétique, mais je trouve cela sibeau, que je me sens vraiment très émue.

Il balbutia :

– Moi, je vous aime comme un fou.

Il sentit son bras légèrement pressé, et ils se remirent enroute.

Un gardien les attendait à la porte de l’abbaye, et ilsentrèrent par cet escalier superbe, entre deux tours énormes, quiles conduisit à la salle des gardes. Puis ils allèrent de salle ensalle, de cour en cour, de cachot en cachot, écoutant, s’étonnant,enchantés de tout, admirant tout, la crypte des gros piliers, d’unebeauté si robuste, qui soutient sur ses énormes colonnes le chœurentier de l’église supérieure, et toute la Merveille, constructionformidable de trois étages de monuments gothiques élevés les unsau-dessus des autres, le plus extraordinaire chef-d’œuvre del’architecture monastique et militaire du moyen âge.

Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle, qu’ilss’arrêtèrent devant ce grand préau carré qu’enferme la plus légère,la plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous lescloîtres du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffésde chapiteaux délicieux portent, tout le long des quatre galeries,une guirlande ininterrompue d’ornements et de fleurs gothiquesd’une variété infinie, d’une invention toujours nouvelle, fantaisieélégante et simple des vieux artistes naïfs, dont le rêve et lapensée creusaient la pierre avec leur marteau.

Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à toutpetits pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peufatigués admiraient de loin, debout près de la porte d’entrée.

– Dieu que j’aime ceci ! dit-elle, en s’arrêtant.

Il répondit :

– Moi je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que jevois. Je sens que vous êtes près de moi, voilà tout.

Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura :

– André !

Il comprit qu’elle se donnait. Ils ne parlèrent plus et seremirent à marcher.

On continua la visite du monument, mais à peineregardaient-ils.

L’escalier de dentelle cependant les put distraire une minute,emprisonné dans une arche jetée en plein ciel entre deuxclochetons, pour escalader, semble-t-il les nues ; et ilsfurent encore saisis d’étonnement en arrivant au chemin des Fous,vertigineux sentier de granit qui circule sans parapet presque aufaîte de la dernière tour.

– Peut-on passer ? demanda-t-elle.

– C’est défendu, reprit le guide.

Elle montra vingt francs. L’homme hésita. Toute la famille,étourdie déjà devant l’abîme et l’immensité de l’étendue,s’opposait à cette imprudence.

Elle interrogea Mariolle :

– Vous irez bien là, vous ?

Il se mit à rire :

– J’ai franchi des passages plus difficiles.

Et, sans plus s’occuper des autres, ils partirent.

Il marchait le premier sur l’étroite corniche, tout au bord dugouffre, et elle le suivait, glissant contre le mur, les yeuxbaissés, pour ne pas voir le trou béant sous eux, émue à présent,presque défaillante de peur, cramponnée à la main qu’il tendaitvers elle ; mais elle le sentait fort, sans défaillance, sûrde sa tête et de son pied, et elle pensait, ravie malgré sa frayeur: « Vraiment, c’est un homme. » Ils étaient seuls dans l’espace,aussi haut que planent les oiseaux de mer, dominant le même horizonque les bêtes aux ailes blanches parcourent sans cesse de leur volen l’explorant de leurs petits yeux jaunes.

La sentant trembler, Mariolle demanda :

– Vous avez le vertige ?

Elle répondit à voix basse :

– Un peu, mais avec vous je ne crains rien.

Alors, se rapprochant d’elle, il l’enlaça d’un bras pour lasoutenir, et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secoursqu’elle leva la tête pour regarder au loin.

Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant decette protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et ellelui savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter debaiser cette promenade de goélands.

Lorsqu’ils eurent rejoint ceux qui les attendaient tourmentésd’inquiétude, M. de Pradon, exaspéré, dit à sa fille :

– Dieu, est-ce niais ce que tu viens de faire !

Elle répondit avec conviction :

– Non, puisque ça a réussi. Rien n’est bête de ce qui réussit,papa.

Il haussa les épaules, et on redescendit. On s’arrêta encorechez le portier pour acheter des photographies, et lorsqu’on revintà l’hôtel, il était presque l’heure du dîner. La patronne conseillaune courte promenade sur les sables, vers le large, afin d’admirerle Mont du côté de la pleine mer, d’où il présentait, disait-elle,son plus magnifique aspect.

Bien que fatiguée la troupe entière repartit et contourna lesremparts en s’éloignant un peu dans la dune inquiétante, molle avecdes aspects de solidité, où le pied posé sur le beau tapis jaunetendu sous lui, et qui semblait dur, s’enfonçait soudain jusqu’aumollet en des vases trompeuses et dorées.

De là, l’Abbaye, perdant tout à coup l’aspect de cathédralemarine dont elle étonnait de loin la terre ferme, prenait, pourmenacer l’Océan, un air belliqueux de manoir féodal, avec sa grandemuraille crénelée percée de meurtrières pittoresques et soutenuepar des contreforts géants qui venaient souder leur maçonnerie decyclopes dans le pied de l’étrange montagne. Mais Mme de Burne etAndré Mariolle ne s’occupaient plus guère de tout cela. Ils nesongeaient qu’à eux-mêmes, enlacés dans le filet qu’ils s’étaienttendu l’un à l’autre, enfermés dans cette prison où l’on ne saitplus rien du monde, où l’on ne voit plus rien qu’un être.

Lorsqu’ils se retrouvèrent assis devant leurs assiettes pleines,sous la gaie lumière des lampes, ils semblèrent se réveiller, etils s’aperçurent tout de même qu’ils avaient faim.

On resta longtemps à table, et, lorsque le dîner fut fini, onoublia le clair de lune dans le bien-être de la causerie. Personned’ailleurs n’avait plus envie de sortir, et personne n’en parla. Lagrande lune pouvait moirer de lueurs poétiques le mince petit flotde la marée montante glissant déjà sur les sables avec son bruitd’eau qui court presque imperceptible et terrifiant ; ellepouvait éclairer les remparts serpentant autour du Mont, et, dansle décor unique de la baie illimitée, luisante du frisson desclartés rampantes sur les dunes, illuminer l’ombre romantique detous les clochetons de l’Abbaye, – on n’avait plus envie de rienvoir.

Il n’était même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée desommeil, parla de s’aller coucher. Et cette proposition futacceptée sans la moindre résistance. Après des adieux pleins decordialité, chacun rentra dans sa chambre.

André Mariolle savait bien qu’il ne dormirait point ; ilalluma ses deux bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre etregarda la nuit.

Tout son corps défaillait sous la torture d’une inutileespérance. Il la savait là, tout près, séparée de lui par deuxportes, et il était presque aussi impossible de la rejoindre qued’arrêter ce flot de la mer qui noyait tout le pays. Il avait dansla gorge un besoin de crier, et dans les nerfs un tel suppliced’attente inapaisable et vaine, qu’il se demandait ce qu’il allaitfaire, ne pouvant plus supporter la solitude de cette soirée destérile bonheur.

Tous les bruits peu à peu étaient morts dans l’hôtel et dans larue unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujoursaccoudé à sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait,regardant la nappe d’argent de la marée haute, et retardant sanscesse l’heure du lit, comme s’il eût subi le pressentiment d’on nesait quelle providentielle fortune.

Il lui sembla tout à coup qu’une main touchait sa serrure. Il seretourna d’une secousse. Sa porte lentement s’ouvrait. Une femmeentra, la tête voilée d’une dentelle blanche et tout le corpsenveloppé d’un de ces grands manteaux de chambre qui semblent faitsde soie, de duvet et de neige. Elle referma avec soin la portederrière elle ; puis comme si elle ne l’eût pas vu, debout etfoudroyé de joie dans le cadre clair de sa fenêtre, elle marchadroit à la cheminée et souffla les deux bougies.

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