Notre Coeur

Chapitre 5

 

Jusqu’au commencement de l’hiver elle fut à peu près fidèle auxrendez-vous. Fidèle, non pas exacte.

Pendant les trois premiers mois, elle y vint avec des retardsvariant entre trois quarts d’heure et deux heures. Comme lesaverses d’automne forçait Mariolle à attendre sous un parapluie,derrière la porte du jardin, les pieds dans la boue, en grelottant,il fit édifier une sorte de petit kiosque de bois, de vestibulecouvert et fermé, derrière cette porte, afin de ne point s’enrhumerà chacune de leurs rencontres. Les arbres ne portaient plus deverdure. À la place des roses et de toutes les autres plantes,s’étalaient, maintenant, de hautes et larges plates-bandes dechrysanthèmes blancs, roses, violets, pourpres, jaunes, quirépandaient dans l’air humide, chargé de l’odeur mélancolique de lapluie sur les feuilles mortes, leur senteur un peu âcre etbalsamique, un peu triste aussi, de grandes fleurs noblesd’arrière-saison. Devant la porte du petit logis, les espècesrares, aux nuances combinées, hypertrophiées par l’Art, formaientune grande croix de Malte aux tons délicats et changeants,invention du jardinier, et Mariolle ne pouvait plus passer devantcette plate-bande, où s’épanouissaient de nouvelles et surprenantesvariétés, sans avoir le cœur étreint par la pensée que cette croixfleurie semblait indiquer une tombe.

Il les connaissait à présent les longs séjours dans le petitkiosque, derrière la porte. La pluie tombait sur le chaume dont ill’avait fait couvrir, puis s’égouttait le long de la cloison deplanches ; et, à chaque station dans cette chapelle del’Attente, il refaisait les mêmes réflexions, recommençait lesmêmes raisonnements, repassait par les mêmes espérances, les mêmesinquiétudes et les mêmes découragements.

C’était pour lui une lutte imprévue, incessante, une luttemorale, acharnée, épuisante, avec une chose insaisissable, avec unechose qui peut-être n’existait pas : la tendresse de cœur de cettefemme. Comme ils étaient bizarres, leurs rendez-vous !

Tantôt elle arrivait rieuse, animée d’envie de causer, ets’asseyait sans ôter son chapeau, sans ôter ses gants, sans leverson voile, sans même l’embrasser. Elle n’y pensait pas souvent, cesjours-là, à l’embrasser. Elle avait en tête un tas depréoccupations captivantes, plus captivantes que le désir de tendreses lèvres au baiser d’un amoureux que rongeait une ardeurdésespérée. Il s’asseyait à côté d’elle, le cœur et la bouchepleins de paroles brûlantes qui ne sortaient point ; ill’écoutait, il répondait, et, tout en paraissant s’intéresserbeaucoup à ce qu’elle lui racontait, il essayait parfois de luiprendre une main, qu’elle abandonnait sans y songer, amicale et lesang calme.

Tantôt elle paraissait plus tendre, plus à lui ; mais lui,qui la regardait avec des yeux inquiets, avec des yeux perspicaces,avec des yeux d’amant impuissant à la conquérir tout entière,comprenait, devinait que cette affectuosité relative tenait à ceque sa pensée n’avait été agitée et détournée par personne et parrien, ces jours-là.

Ses constants retards d’ailleurs prouvaient à Mariolle combienpeu d’empressement la poussait à ces rencontres. On se hâte vers cequ’on aime, vers ce qui plaît, vers ce qui attire ; mais onarrive toujours trop tôt à ce qui ne séduit guère, et tout sert deprétexte alors pour ralentir et interrompre la marche, retarderl’heure vaguement pénible. Une singulière comparaison avec lui-mêmelui revenait sans cesse. Pendant l’été, le désir de l’eau froidelui faisait accélérer sa toilette quotidienne et sa sortie matinalevers la douche, tandis que, pendant les grandes gelées, il trouvaittant de petites choses à faire chez lui avant de partir, qu’ilarrivait toujours à l’établissement une heure plus tard qued’habitude. Les rendez-vous d’Auteuil ressemblaient pour elle à desdouches d’hiver.

Depuis quelque temps d’ailleurs elle espaçait souvent cesrendez-vous, les remettait au lendemain, envoyait des dépêches dela dernière heure, semblait à la recherche de prétextesd’impossibilité, qu’elle découvrait toujours acceptables, mais quile jetaient en des agitations morales et dans un énervementphysique intolérables.

Si elle avait laissé apparaître quelque refroidissement, quelqueennui de cette passion qu’elle voyait, qu’elle sentait toujourss’accroître, il se serait peut-être irrité, puis froissé, puisdécouragé, puis apaisé. Mais elle se montrait au contraire plusattachée à lui que jamais, plus flattée de son amour, plusdésireuse de le conserver, sans y répondre autrement que par despréférences amicales qui commençaient à rendre jaloux tous sesautres admirateurs.

Chez elle, elle ne le voyait jamais assez, et le même télégrammequi annonçait à André un empêchement pour Auteuil le priaittoujours avec instance de venir dîner ou passer une heure dans lasoirée. Il avait pris d’abord ces invitations-là pour desdédommagements, puis il avait dû comprendre qu’elle aimait beaucouple voir, plus que tous les autres, qu’elle avait vraiment besoin delui, de sa parole adoratrice, de son regard amoureux, de sonaffection enveloppante et proche, de la caresse discrète de saprésence. Elle en avait besoin, comme une idole, pour devenir vraidieu, a besoin de prière et de foi. Dans la chapelle vide, ellen’est qu’un bois sculpté. Mais si seulement un croyant entre dansle sanctuaire, adore, implore, prosterné, et gémit de ferveur, ivrede sa religion, elle devient l’égale de Brahma, d’Allah ou deJésus, car tout être aimé est une espèce de dieu.

Plus qu’aucune Mme de Burne se sentait née pour le rôle defétiche, pour cette mission donnée aux femmes par la nature d’êtreadorées et poursuivies, de triompher des hommes par la beauté, lagrâce, le charme et la coquetterie.

Elle était bien cette sorte de déesse humaine, délicate,dédaigneuse, exigeante et hautaine, que le culte amoureux des mâlesenorgueillit et divinise comme un encens.

Cependant son affection pour Mariolle et sa vive prédilection,elle les lui témoignait presque ouvertement, sans souci duqu’en-dira-t-on, et peut-être avec le secret désir d’exaspérer etd’enflammer les autres. On ne pouvait plus guère venir chez ellesans l’y trouver, installé presque toujours dans un grand fauteuilque Lamarthe appelait « la stalle du desservant » ; et elleressentait un sincère plaisir à demeurer seule avec lui pendant dessoirées entières, causant et l’écoutant parler.

Elle prenait goût à cette vie intime qu’il lui révélait, à cecontact incessant avec un esprit agréable, éclairé, instruit, etqui lui appartenait, dont elle était aussi bien la maîtresse quedes petits bibelots qui traînaient sur sa table. Elle luiabandonnait également peu à peu beaucoup d’elle-même, de sa pensée,de sa secrète personne, en ces confidences affectueuses qui sontaussi douces à faire qu’à recevoir. Elle se sentait avec lui pluslibre, plus sincère, plus découverte, plus familière qu’avec lesautres, et l’en aimait davantage. Elle éprouvait aussi cetteimpression chère aux femmes de donner vraiment quelque chose, deconfier à quelqu’un tout le disponible d’elle, ce qu’elle n’avaitjamais fait.

Pour elle c’était beaucoup, mais pour lui c’était peu. Ilattendait, il espérait toujours la grande débâcle définitive del’être qui livre son âme dans ses caresses.

Les caresses, elle semblait les considérer comme inutiles,gênantes, plutôt pénibles. Elle s’y soumettait, non pas insensible,mais vite lassée ; et cette lassitude sans doute éveillait enelle de l’ennui.

Les plus légères, les plus insignifiantes, semblaient même lafatiguer et l’énerver. Quand, tout en causant, il s’emparait d’unede ses mains pour baiser ses doigts, qu’il gardait un peu, l’unaprès l’autre, entre ses lèvres, les attirant par une petiteaspiration, comme des bonbons, elle semblait toujours désireuse deles ôter de là, et dans tout son bras il sentait un effort secretde retraite.

Quand, à la fin de ses visites, il déposait sur son cou, entrele col de la robe et les cheveux d’or de la nuque, un long baiserqui cherchait l’arome de son corps sous les plis des étoffesadhérentes à la chair, elle avait toujours un léger mouvement enarrière, puis une imperceptible fuite de sa peau sous cette boucheétrangère.

Il percevait cela comme des coups de couteau, et il s’en allaitavec des plaies qui saignaient sans cesse dans la solitude de satendresse. Comment n’avait-elle pas eu au moins cette périoded’entraînement qui succède chez presque toutes les femmes àl’abandon volontaire et désintéressé de leur corps ? Elle estcourte souvent, suivie par la fatigue et puis par le dégoût. Maisil est si rare qu’elle n’existe pas du tout, pas une heure, pas unjour ! Cette maîtresse avait fait de lui non pas un amant,mais une sorte d’associé intelligent de sa vie.

De quoi se plaignait-il ? Celles qui se donnent toutentières ne donnent pas tant peut-être ?

Il ne se plaignait pas : il avait peur. Il avait peur del’autre, de celui qui viendrait tout à coup, rencontré demain ouaprès-demain, quelconque, artiste, mondain, officier, cabotin,n’importe qui, né pour plaire à ses yeux de femme, et qui plairaitsans autre raison, parce qu’il était celui-là, celui qui feraitpénétrer pour la première fois en elle l’impérieuse envie d’ouvrirles bras.

Il était déjà jaloux de l’avenir, comme il avait été, parmoments, jaloux du passé inconnu ; et tous les intimes de lajeune femme commençaient à devenir jaloux de lui. Ils en jasaiententre eux, et faisaient même devant elle de très discrètes etobscures allusions. Pour les uns, il était son amant. Les autres,suivant l’opinion de Lamarthe, prétendaient qu’elle s’amusait,comme toujours, à l’affoler, lui, pour les énerver et lesexaspérer, eux, et rien de plus. Son père s’émut, et lui fit desobservations qu’elle reçut avec hauteur ; et plus elle voyaitla rumeur croître autour d’elle, plus elle s’obstina à témoignerouvertement ses préférences à Mariolle, par une bizarrecontradiction avec toute la prudence de sa vie.

Mais lui s’inquiétait un peu de ces mesures de suspicion. Il luien parla.

– Que m’importe ! dit-elle.

– Au moins si vous m’aimiez d’amour !

– Est-ce que je ne vous aime pas, mon ami ?

– Oui, et non. Vous m’aimez bien chez vous, et mal ailleurs. Jepréférerais le contraire pour moi, et même aussi pour vous.

Elle se mit à rire, en murmurant :

– On fait ce qu’on peut.

Il reprit :

– Si vous saviez dans quelle agitation me jettent les effortsque je tente pour vous animer. J’ai l’impression tantôt de vouloirenlacer de l’insaisissable, tantôt d’étreindre de la glace, qui megèle en fondant dans mes bras.

Elle ne répondit point, n’aimant guère ce sujet, et elle pritcet air distrait qu’elle avait souvent à Auteuil.

Il n’osa pas insister. Il la regardait comme on regarde lesobjets précieux des musées qui tentent si fort les amateurs etqu’on ne peut pas emporter chez soi.

Ses jours, ses nuits, n’avaient plus pour lui que des heures desouffrance, car il vivait avec cette idée fixe, encore plus avec lesentiment qu’avec l’idée qu’elle était à lui sans être à lui,conquise et libre, prise et imprenable. Il vivait autour d’elle,tout près d’elle, sans arriver jusqu’à elle, et il l’aimait avectoutes les convoitises non rassasiées de son âme et de son corps.Comme il avait fait au début de leur liaison, il se remit à luiécrire. Une fois il avait vaincu avec de l’encre la premièredéfense de sa vertu ; avec de l’encre il pourrait peut-êtreemporter encore cette dernière intime et secrète résistance.Espaçant un peu ses visites, il lui répéta en des lettres presquequotidiennes l’inanité de son effort d’amour. De temps en temps,quand il avait été fort éloquent, passionné, douloureux, elle luirépondait. Ses lettres à elle, datées, par chic, de minuit, uneheure, deux heures ou trois heures du matin, étaient claires,nettes, bien pensées, dévouées, encourageantes et désolantes. Elley raisonnait fort bien, y mettait de l’esprit, même de lafantaisie. Mais il avait beau les relire, il avait beau les trouverjustes, intelligentes, bien tournées, gracieuses, satisfaisantespour sa vanité d’homme, elles ne contentaient pas son cœur. Ellesne le contentaient pas plus que les baisers donnés dans la maisond’Auteuil.

Il cherchait pourquoi. Et à force de les apprendre par cœur, ilfinit par les si bien connaître qu’il en trouva la raison, carc’est par l’écriture toujours qu’on pénètre le mieux les gens. Laparole éblouit et trompe, parce qu’elle est mimée par le visage,parce qu’on la voit sortir des lèvres, et que les lèvres plaisentet que les yeux séduisent. Mais les mots noirs sur le papier blanc,c’est l’âme toute nue.

L’homme, par des artifices de rhétorique, par des habiletésprofessionnelles, par l’habitude d’employer la plume pour traitertoutes les affaires de la vie, parvient souvent à déguiser sanature propre dans sa prose impersonnelle, utilitaire oulittéraire. Mais la femme n’écrit guère que pour parler d’elle, etelle met un peu d’elle en chaque mot. Elle ne sait point les rusesdu style, et elle se livre tout entière dans l’innocence desexpressions. Il se rappela les correspondances et les mémoires desfemmes célèbres qu’il avait lus. Comme elles apparaissaientnettement, les précieuses, les spirituelles, et lessensibles ! Ce qui le frappait le plus dans les lettres de Mmede Burne, c’est qu’aucune sensibilité ne s’y révélait jamais. Cettefemme pensait et ne sentait pas. Il se rappela d’autres lettres. Ilen avait reçu beaucoup. Une petite bourgeoise rencontrée en voyage,et qui l’aima trois mois, lui avait écrit des billets délicieux etvibrants, pleins de trouvailles et d’imprévu. Il s’était mêmeétonné de la souplesse, de l’élégance colorée et de la variété desa phrase. D’où lui venait ce don ? De ce qu’elle était trèssensible, pas autre chose. La femme ne travaille point ses termes :c’est l’émotion directe qui les jette à son esprit ; elle nefouille pas les dictionnaires. Quand elle sent très fort, elleexprime très juste, sans peine et sans recherche, dans la sincéritémobile de sa nature.

C’est la sincérité de la nature de sa maîtresse qu’ils’efforçait de pénétrer à travers les lignes qu’elle lui écrivait.C’était aimable et fin. Mais comment ne trouvait-elle pas autrechose pour lui ? Ah ! il en avait trouvé pour elle, desmots vrais et brûlants comme des charbons, lui !

Quand son valet de chambre apportait son courrier, il cherchaitd’un coup d’œil l’écriture désirée sur une enveloppe, et, lorsqu’ill’avait reconnue, une involontaire émotion surgissait en lui,suivie par un battement de cœur. Il avançait la main et prenait lepapier. De nouveau il regardait l’adresse, puis déchirait.Qu’allait-elle lui dire ? le mot « aimer » y serait-il ?Jamais elle ne l’avait écrit, jamais elle ne l’avait prononcé sansle faire suivre du mot « bien ». – « Je vous aime bien. » – « Jevous aime beaucoup. » – « Est-ce que je ne vous aime pas ? »Il les connaissait, ces formules qui ne disent rien par ce qu’ellesajoutent. Peut-il exister des proportions quand on subitl’amour ? Peut-on juger si on aime bien ou mal ? Aimerbeaucoup, comme c’est aimer peu ! On aime, rien de plus, riende moins. On ne peut pas compléter cela. On ne peut rien imaginer,on ne peut rien dire au delà de ce mot. Il est court, il est tout.Il devient le corps, l’âme, la vie, l’être entier. On le sent commela chaleur du sang, on le respire comme l’air, on le porte en soicomme la Pensée, car il se fait l’unique Pensée. Rien n’existe plusque lui. Ce n’est pas un mot, c’est un inexprimable état, figurépar quelques lettres. Quoi qu’on fasse, on ne fait rien, on ne voitrien, on n’éprouve rien, on ne goûte rien, on ne souffre de riencomme avant. Mariolle était devenu la proie de ce petitverbe ; et son œil courait sur les lignes, y cherchant larévélation d’une tendresse pareille à la sienne. Il y trouvait eneffet de quoi se dire : « Elle m’aime bien », jamais de quois’écrier : « Elle m’aime ! » Elle continuait dans sacorrespondance le joli et poétique roman commencé au MontSaint-Michel. C’était de la littérature d’amour, pas del’amour.

Quand il avait fini de lire et de relire, il enfermait dans untiroir ces papiers chéris et désespérants, et il s’asseyait dansson fauteuil. Il y avait déjà passé des heures bien dures.

Au bout de quelque temps elle répondit moins, un peu fatiguéesans doute de faire des phrases et de redire les mêmes choses. Elletraversait d’ailleurs une période d’agitation mondaine, qu’Andréavait sentie venir avec ce surcroît de souffrance qu’apportent auxcœurs en peine les plus petits incidents désagréables.

C’était un hiver à fêtes. Une griserie de plaisir avait envahiParis, secouait la ville, où les fiacres et les coupés roulaienttout le long des nuits, voiturant à travers les rues, derrièreleurs glaces relevées, des apparitions blanches de femmes entoilette. On s’amusait ; on ne parlait que de comédies et debals, de matinées et de soirées. La contagion, comme une épidémiede divertissements, avait gagné subitement toutes les classes de lasociété et Mme de Burne aussi en fut atteinte.

Cela commença par un succès de beauté qu’elle obtint au balletdansé à l’ambassade d’Autriche. Le comte de Bernhaus avait établides relations entre elle et l’ambassadrice, la princesse de Malten,que Mme de Burne séduisit tout à coup et tout à fait. Elle devintdonc en peu de temps une amie intime de la princesse, et par làelle étendit ses relations avec une grande rapidité dans le mondediplomatique et dans l’aristocratie la plus choisie. Sa grâce, saséduction, son élégance, son intelligence, son esprit rare lafirent triompher bien vite, la mirent à la mode, au premier rang,et les femmes les plus titrées de France se firent présenter chezelle.

Tous les lundis une file de coupés armoriés stationna le longdes trottoirs de la rue du Général-Foy, et les domestiquesperdaient la tête, confondaient les duchesses avec les marquises,les comtesses avec les baronnes, en jetant les grands noms sonoresà la porte des salons.

Elle en fut enivrée. Les compliments, les invitations, leshommages, le sentiment d’être devenue une de ces préférées, une deces élues que Paris acclama, adule, adore tant que dure sonentraînement, la joie d’être ainsi, choyée, admirée, d’êtreappelée, attirée, recherchée partout, firent éclater dans son âmeune crise aiguë de snobisme.

Son clan artiste essaya de lutter ; et cette révolutionamena une alliance intime entre ses anciens amis. Fresnel lui-mêmefut accepté par eux, enrégimenté, devint une force dans cetteligue, et Mariolle en fut la tête, car on n’ignorait pas sonascendant sur elle et l’amitié qu’elle avait pour lui.

Mais lui la regardait s’envoler dans cette popularité flatteuseet mondaine, comme un enfant regarde disparaître son ballon rougedont il a lâché le fil.

Il lui semblait qu’elle fuyait au milieu d’une foule élégante,bariolée, dansante, loin, bien loin de ce puissant bonheur secretqu’il avait tant espéré, et il fut jaloux de tout le monde et detout, des hommes, des femmes et des choses. Il détesta toute la viequ’elle menait, tous les gens qu’elle voyait, toutes les fêtes oùelle allait, les bals, la musique, les théâtres, car tout cela laprenait par parcelles, absorbait ses jours et ses soirs ; etleur intimité n’avait plus que de rares heures de liberté. À forcede souffrir de cette féroce rancune, il faillit tomber malade, etil apportait chez elle une figure si ravagée qu’elle lui demanda:

– Qu’avez-vous donc ? Vous changez et vous maigrissezbeaucoup en ce moment.

– J’ai que je vous aime trop, dit-il.

Elle lui jeta un regard reconnaissant :

– On n’aime jamais trop, mon ami.

– C’est vous qui dites cela ?

– Mais oui.

– Et vous ne comprenez pas que je meurs de vous aimervainement ?

– D’abord vous ne m’aimez pas vainement. Et puis on ne meurt pasde ça. Enfin tous nos amis sont jaloux de vous, ce qui prouve queje ne vous traite pas trop mal en somme.

Il prit sa main :

– Vous ne me comprenez pas !

– Si, je vous comprends très bien.

– Vous entendez l’appel désespéré que je jette incessamment àvotre cœur ?

– Oui, je l’entends.

– Et ?…

– Et… cela me fait beaucoup de peine, parce que je vous aimeénormément.

– Alors ?

– Alors vous me criez : « Soyez pareille à moi ; pensez,sentez et exprimez comme moi. » Mais je ne peux pas, mon pauvreami. Je suis ce que je suis. Il faut m’accepter telle que Dieu m’afaite, puisque je me suis donnée ainsi à vous, que je ne leregrette pas, que je n’ai pas envie de me reprendre, que vousm’êtes le plus cher de tous les êtres que je connais.

– Vous ne m’aimez pas.

– Je vous aime avec toute la force d’aimer qui se trouve en moi.Si elle n’est pas différente ou plus grande, est-ce mafaute ?

– Si j’étais sûr de cela, je m’en contenterais peut-être.

– Qu’entendez-vous par ces mots ?

– J’entends que je vous crois capable d’aimer autrement, maisque je ne me crois plus capable, moi, de vous inspirer un véritableamour.

– Non, mon ami, vous vous trompez. Vous êtes pour moi plus quepersonne n’a jamais été et plus que personne ne sera jamais, je lepense du moins absolument. J’ai avec vous ce grand mérite de ne pasmentir, de ne pas simuler ce que vous désirez, alors que bien desfemmes agiraient d’autre façon. Sachez-m’en gré, ne vous agitezpas, ne vous énervez point, ayez confiance en mon affection, quivous est acquise entière et sincère.

Il murmura, comprenant combien ils étaient loin l’un de l’autre:

– Ah ! quelle bizarre manière de comprendre l’amour et d’enparler ! Je suis pour vous quelqu’un que vous désirez, eneffet, avoir souvent, sur une chaise, à votre côté. Mais pour moivous emplissez le monde ; je n’y connais que vous, je n’y sensque vous, je n’y ai besoin que de vous.

Elle eut un sourire bienveillant, et répondit :

– Je le sais, je le devine, je le comprends. J’en suis ravie, etvous dis : Aimez-moi toujours autant, si c’est possible, car celam’est un vrai bonheur ; mais ne me forcez pas à vous jouer unecomédie qui me ferait de la peine, qui ne serait pas digne de nous.Depuis quelque temps je sentais venir cette crise ; elle m’esttrès cruelle parce que je vous suis profondément attachée, mais jene puis plier ma nature jusqu’à la rendre semblable à la vôtre.Prenez-moi comme je suis.

Il demanda tout à coup :

– Avez-vous pensé, avez-vous cru, rien qu’un jour, rien qu’uneheure, soit avant, soit après, que vous pourriez m’aimerautrement ?

Elle fut embarrassée pour répondre et réfléchit quelquesinstants.

Il attendait avec angoisse, et reprit :

– Vous voyez bien, que vous avez aussi rêvé autre chose.

Elle murmura lentement :

– J’ai pu me tromper un instant sur moi-même.

Il s’écria :

– Oh ! que de finesse et de psychologie ! On neraisonne pas ainsi les élans du cœur.

Elle songeait encore, intéressée par sa propre pensée, par cetterecherche, par ce retour sur elle, et elle ajouta :

– Avant de vous aimer comme je vous aime, j’ai pu croire unmoment, en effet, que j’aurais pour vous plus de… plus de… plusd’emballement… mais alors j’aurais été certainement moins simple,moins franche… peut-être moins sincère, plus tard.

– Pourquoi moins sincère, plus tard ?

– Parce que vous enfermez l’amour dans cette formule : « Tout ourien », et ce « tout ou rien » signifie, à mon sens : « Toutd’abord, puis Rien ensuite ». C’est quand le rien commence que lafemme se met à mentir.

Il répliqua très énervé :

– Mais vous ne comprenez pas ma misère et la torture de penserque vous auriez pu m’aimer autrement ? Vous l’avezsenti ; donc c’est un autre que vous aimerez ainsi.

Elle répondit sans hésiter :

– Je ne crois pas.

– Et pourquoi ? oui pourquoi ? Du moment que vous avezeu le pressentiment de l’amour, que vous avez été effleurée par lesoupçon de cet irréalisable et torturant espoir de mêler sa vie,son âme et sa chair avec celles d’un autre être, de disparaître enlui et de le prendre en soi, que vous avez senti la possibilité decette inexprimable émotion, vous subirez cela un jour oul’autre.

– Non. C’est mon imagination qui m’a trompée, et qui s’esttrompée sur moi. Je vous donne tout ce que je peux donner. J’y aibeaucoup réfléchi depuis que je suis votre maîtresse. Remarquez queje n’ai peur de rien, pas même des mots. Vraiment je suis tout àfait convaincue que je ne peux pas aimer davantage ni mieux que jene le fais en ce moment. Vous voyez que je vous parle comme je meparle à moi-même. Je fais cela parce que vous êtes trèsintelligent, que vous comprenez tout, que vous pénétrez tout, etque ne vous rien cacher est le meilleur, le seul moyen de nous lierétroitement et pour longtemps. Voilà ce que j’espère, mon ami.

Il l’écoutait comme on boit quand on meurt de soif, et il tombaà genoux, le front sur sa robe. Il tenait les deux petites mainssous sa bouche, en répétant : « Merci, merci ! » – Quand ileut relevé la tête pour la contempler, elle avait deux larmes dansles yeux ; puis croisant à son tour ses bras sur le coud’André, elle l’attira doucement, se pencha, et le baisa sur lespaupières.

– Asseyez-vous, dit-elle ; ça n’est pas très prudent devous agenouiller ici devant moi.

Il s’assit, et, après un silence de quelques instants pendantlequel ils se regardèrent, elle lui demanda s’il voulait laconduire un jour ou l’autre à l’exposition du sculpteur Prédolé,dont on lui parlait avec enthousiasme. Elle avait de lui, dans soncabinet de toilette, un Amour de bronze, figurine charmante quiversait l’eau dans la baignoire, et elle désirait voir, assembléedans la galerie Varin, l’œuvre complète de ce délicieux artiste,qui depuis huit jours passionnait Paris.

Ils prirent date, puis Mariolle se leva pour se retirer.

– Voulez-vous venir demain à Auteuil ? dit-elle toutbas.

– Oh ! je crois bien !

Et il s’en alla étourdi de joie, enivré de ce « peut-être » quine meurt jamais dans les cœurs épris.

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