Notre Coeur

Chapitre 2

 

Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan quiportait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrasséd’une de ses vieilles en décomposition généreusement, et lanouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au secondétage, à côté de la cuisinière.

Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peudifférente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plushumble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presquela modeste amie sous la tonnelle de son auberge.

Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elleécouta avec grand soin, s’installa et prit son service.

Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle unappréciable changement.

Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car iln’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle luisemblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. Lagrande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout secalme ; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui unetristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareillesaux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois parmourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de sonesprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’icioccupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût detout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même laforce de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère samaison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon.Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler leLoing et le pêcheur jeter son épervier.

Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeths’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin,l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois,quand l’autre bonne n’était pas là :

– Monsieur s’ennuie beaucoup ?

Il répondait avec résignation :

– Oui, pas mal.

– Monsieur devrait se promener.

– Ça ne m’amuserait pas davantage.

Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaquematin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs,et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre àcontribution les courses des gamins qui lui rapportaient de laforêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que lespetits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir,quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans satorpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissanceingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui êtreagréable dans les moindres choses.

Il lui semblait aussi qu’elle devenait plus jolie, plus soignée,que sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Ils’aperçut même un jour, comme elle lui servait son thé, qu’ellen’avait plus des mains de bonne, mais des mains de dame, avec desongles bien taillés, irréprochablement propres. Il remarqua, uneautre fois, qu’elle portait des chaussures presque élégantes. Puis,une après-midi, comme elle était montée à sa chambre, elle enredescendit avec une charmante petite robe grise, simple et d’ungoût parfait. Il s’écria en la voyant paraître :

– Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth !

Elle rougit jusqu’aux yeux, et balbutia :

– Moi ? mais non, monsieur. Je m’habille un peu mieux parceque j’ai un peu plus d’argent.

– Où avez-vous acheté cette robe-là ?

– Je l’ai faite moi-même, monsieur.

– Vous l’avez faite ? Quand donc ? Je vous voistravailler toute la journée dans la maison.

– Mais, le soir, monsieur.

– L’étoffe, où l’avez-vous eue ? Et puis qui vous l’acoupée ?

Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté deséchantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé lamarchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier àDieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l’embarrassait guère,ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasinde confections.

Il ne put s’empêcher de lui dire :

– Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.

Et elle s’empourpra de nouveau jusqu’à la racine descheveux.

Quand elle fut partie, il se demanda : « Est-ce qu’elle seraitamoureuse de moi, par hasard ? » Il y réfléchit, hésita,douta, puis finit par se convaincre que c’était possible, aprèstout. Il avait été bon, compatissant, secourable, presque amical.Quoi d’étonnant à ce que cette fillette se fût éprise de son maîtreaprès ce qu’il avait fait pour elle. L’idée d’ailleurs ne luisemblait pas désagréable, la petite personne étant vraiment bien,et n’ayant plus rien d’une servante. Sa vanité d’homme, sifroissée, si blessée, si meurtrie, si écrasée par une autre femme,se trouvait flattée, soulagée, presque réconfortée. C’était unecompensation, très légère, imperceptible, mais enfin c’était unecompensation, car, lorsque l’amour vient à un être d’où qu’ilvienne, c’est que cet être peut l’inspirer. Son égoïsme inconscienten était aussi satisfait. Cela l’occupait et lui ferait peut-êtreun peu de bien de regarder ce petit cœur s’animer et battre pourlui. La pensée ne l’effleura pas d’éloigner cette enfant, de lapréserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même,d’avoir pitié d’elle plus qu’on n’avait eu pitié de lui, car aucunecompassion ne se mêle jamais aux histoires sentimentales.

Il l’observa donc, et reconnut bientôt qu’il ne s’était pointtrompé. Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage.Comme elle le frôlait un matin en le servant à table, il flairadans ses vêtements une odeur de parfum, de parfum commun, fournisans doute aussi par le mercier ou par le pharmacien. Alors il luifit cadeau d’une bouteille d’eau de toilette au chypre qu’il avaitadoptée depuis longtemps pour ses lavages, et dont il emportaittoujours une provision. Il lui offrit encore des savons fins, del’eau dentifrice, de la poudre de riz. Il aidait subtilement àcette transformation, chaque jour plus apparente, chaque jour pluscomplète, en la suivant d’un œil et curieux et flatté.

Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique,elle devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instinctscoquets se développaient naïvement.

Lui-même s’attachait à elle tout doucement. Il était amusé,touché et reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissantecomme on joue, aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire.Il n’éprouvait pour elle aucune autre attraction que ce vague désirqui pousse tout homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolieservante ou une paysanne faite en déesse, une sorte de Vénusrustique. Il était surtout attiré vers elle par ce qu’il trouvaitmaintenant en elle de la femme. Il avait besoin de cela, un besoinconfus et irrésistible venu de l’autre, de celle qu’il aimait, quiavait éveillé en lui ce goût invincible et mystérieux de la nature,du voisinage, du contact des femmes, de l’arôme subtil, idéal ousensuel que toute créature séduisante, du peuple ou du monde, bruted’Orient aux grands yeux noirs, ou fille du Nord au regard bleu età l’âme rusée, dégage vers les hommes en qui survit encorel’immémorial attrait de l’être féminin.

Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète,plutôt perceptible que visible, enveloppait sa blessure d’une sortede ouate isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retoursde ses angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletantcomme des mouches autour d’une plaie. Il suffisait qu’une d’elless’y posât pour qu’il se remît à souffrir. Comme il avait interditde donner son adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il étaitsurtout tourmenté par l’absence de nouvelles et de renseignements.De temps en temps, il lisait dans un journal le nom de Lamarthe oucelui de Massival dans la liste des gens qui avaient pris part à ungrand dîner ou assisté à une grande fête. Un jour, il aperçut celuide Mme de Burne, citée comme une des plus élégantes, des plusjolies et des mieux habillées au bal de l’Ambassade d’Autriche. Unfrisson le parcourut des pieds à la tête. Le nom du comte deBernhaus apparaissait quelques lignes plus bas. Et jusqu’au soir,la jalousie revenue déchira le cœur de Mariolle. Cette liaisonprésumée était maintenant presque hors de doute pour lui !C’était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que lefait certain, car on ne s’en débarrasse et on ne s’en guéritjamais.

Ne pouvant plus tolérer d’ailleurs cette ignorance de tout etcette incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire àLamarthe, qui, le connaissant assez pour deviner la misère de sonâme, répondrait peut-être à ses suppositions, même sans êtrequestionné.

Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue,habile, vaguement triste, pleine d’interrogations dissimulées et delyrisme sur la beauté du printemps à la campagne.

Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut dupremier coup d’œil l’écriture droite et ferme du romancier.

Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grandeimportance pour son angoisse. Il parlait d’un tas de genségalement, mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne etsur Bernhaus que sur n’importe qui, il semblait les mettre envedette par un de ces artifices de style qui lui étaient familierset qui conduisent l’attention juste au point où il voulaitl’attirer sans que rien révélât son dessein.

Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons deMariolle étaient au moins fondés. Sa crainte serait demainréalisée, si elle ne l’avait pas été hier.

La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée,brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sadisparition, comme on parle des disparus, avec une curiositéindifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude deParis.

Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu’au soir étendudans son hamac. Puis il ne put dîner ; puis il ne putdormir ; et il eut la fièvre pendant la nuit. Le lendemain, ilse sentit si fatigué, si découragé, tellement dégoûté des joursmonotones, entre cette forêt profonde et silencieuse, noire deverdure à présent, et la petite rivière agaçante fluant sous sesfenêtres, qu’il ne quitta pas son lit.

Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’ellele vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porteouverte, pâlie soudain, et elle demanda :

– Monsieur est malade ?

– Oui, un peu.

– Faut-il faire venir le médecin ?

– Non. Je suis sujet à ces malaises-là.

– Qu’est-ce qu’il faut faire pour monsieur ?

Il commanda son bain quotidien, des œufs seulement pour sondéjeuner, et du thé le long du jour. Mais vers une heure del’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut enviede se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de maniede faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’enviede lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, levoyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, delui faire la lecture.

Il demanda :

– Vous lisez bien ?

– Oui, monsieur, dans les écoles de la ville j’ai eu tous lesprix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en saisplus seulement les titres.

Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier,parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préféraità tous : Manon Lescaut.

Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière sondos deux oreillers, prit une chaise et commença. Elle lisait bien,en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spéciald’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle pritintérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoireavec tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interrogeret causer un peu avec elle.

Par la fenêtre ouverte, entraient avec la brise tiède pleine desenteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades derossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous lesarbres du pays, en cette saison des amours revenues.

André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, quisuivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page enpage.

Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné deschoses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peuflottant dans son ignorance populaire. Et il pensait : « Elledeviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cettegamine-là ».

Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment dubien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlaitétrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant decette Manon qui apporte à nos cœurs la plus étrange saveur de femmeévoquée par l’art humain.

Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue ettoujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisantecomme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine ettentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir del’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère,d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.

Ah ! si celle qu’il venait de quitter avait eu seulementdans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cetteirritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti !Manon trompait, mais elle aimait ; elle mentait, mais elle sedonnait !

Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand lesoir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes seconfondaient.

N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant mêmefait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublépar un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.

Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguerdes pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, nonpoint au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes àla cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait pointpris garde.

Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormiravant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlementsinexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida àaller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à peine.Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas derenard, avec des précautions infinies.

En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que lefourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crutpercevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite piècepeinte à la chaux, contenant juste la baignoire.

Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et,poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, lesbras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, leplus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.

Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.

Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant deses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.

Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants,Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer