Notre Coeur

Chapitre 3

 

Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, etque leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort quela tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.

Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, leposa sur la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières:

– Regarde-moi, petite.

Elle le regarda, les cils pleins de larmes.

Il reprit :

– Je ne veux pas que tu pleures.

Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la têteaux pieds, et elle murmura : « Oh ! mon Dieu ! » Ilcomprit que ce n’était pas de la peine, que ce n’était pas duregret, que ce n’était pas du remords, qui lui faisaient balbutierces trois mots, mais du bonheur, du vrai bonheur. Ce fut en lui uncontentement étrange, égoïste, plutôt physique que moral, de sentirserrée contre sa poitrine cette petite personne qui l’aimait enfin.Il l’en remerciait comme ferait, au bord d’une route, un blessésecouru par une femme qui passe ; il l’en remerciait de toutson cœur meurtri, trahi dans ses inutiles élans, affamé detendresse par l’indifférence d’une autre ; et il la plaignaitun peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie etlarmoyante, avec ses yeux brûlés d’amour, il se dit tout à coup : «Mais elle est belle ! Comme une femme se transforme vite,devient ce qu’il faut qu’elle soit, suivant les désirs de son âmeou les besoins de sa vie ! »

– Assieds-toi, lui dit-il.

Elle s’assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains detravailleuse, devenues blanches, devenues fines pour lui, et, toutdoucement, avec des phrases adroites, il lui parla de l’attitudequ’ils devaient garder l’un envers l’autre. Elle n’était plus sadomestique, mais en conserverait un peu l’apparence, afin de ne pasapporter de scandale dans le village. Elle vivrait près de luicomme une gouvernante, et lui ferait souvent la lecture, ce quiservirait de prétexte à cette situation nouvelle. Dans quelquetemps même, lorsque ses fonctions de lectrice seraient tout à faitétablies, il la ferait manger à sa table.

Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement :

– Non, monsieur : je suis et je resterai votre servante. Je neveux pas qu’on jase et qu’on apprenne ce qui s’est passé.

Elle ne céda point, bien qu’il insistât beaucoup ; et,quand il eut bu son thé, elle remporta son plateau, pendant qu’illa suivait d’un regard attendri.

Quand elle fut partie, il songea : « C’est une femme. Toutes lesfemmes sont égales quand elles nous plaisent. J’ai fait de ma bonnema maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante ! Elleest, en tous les cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaineset que les cocotes. Qu’importe, après tout ! Beaucoupd’actrices célèbres ne sont-elle pas des filles deconcierges ? On les reçoit cependant comme des dames, on lesadore comme des héroïnes de roman, et des princes les traitentcomme des souveraines. Est-ce à cause de leur talent, souventdouteux, ou de leur beauté, souvent contestable ? Non. Maisune femme a toujours, en vérité, la situation qu’elle impose parillusion qu’elle sait produire. »

Il fit ce jour-là une longue promenade, et, bien qu’au fond deson cœur il sentît toujours le même mal, et que ses jambes fussentpesantes comme si le chagrin eût détendu tous les ressorts de sonénergie, quelque chose gazouillait en lui à la façon d’un petitchant d’oiseau. Il était moins seul, moins perdu, moins abandonné.La forêt lui paraissait moins déserte, moins silencieuse et moinsvide. Et il rentra avec l’envie de voir, souriante à son approcheet le regard plein de tendresse, Élisabeth venir vers lui.

Ce fut pendant près d’un mois une vraie idylle au bord de lapetite rivière. Mariolle fut aimé comme bien peu d’hommes peut-êtrel’ont été, animalement et follement, comme un enfant par sa mère,comme un chasseur par son chien.

Il était tout pour elle, le monde et le ciel, le plaisir et lebonheur. Il répondait à toutes ses attentes ardentes et naïves defemme, lui donnant dans un baiser tout ce qu’elle pouvait éprouverd’extase. Elle n’avait plus que lui dans le regard, dans l’âme,dans le cœur et dans la chair, enivrée à la façon d’un adolescentqui boit pour la première fois. Il s’endormait dans ses bras, il seréveillait sous ses caresses, et elle s’enlaçait à lui avec desabandons inimaginables. Il savourait, surpris et séduit, cetteoffrande absolue, et il avait l’impression que c’était là del’amour bu à sa source même, aux lèvres de la nature.

Il demeurait toujours triste cependant, triste et désenchantéd’une façon constante et profonde. Sa petite maîtresse luiplaisait ; mais une autre lui manquait. Et quand il sepromenait dans les prairies, sur les bords du Loing, se demandant :« Pourquoi ce souci qui ne s’en va pas ? » il se trouvait enlui, dès que le souvenir de Paris l’effleurait, un si intolérableénervement, qu’il rentrait pour n’être plus seul.

Alors il se balançait dans le hamac, et Élisabeth, assise sur unpliant, lisait. Tout en l’écoutant et en la regardant, il serappelait les causeries dans le salon de son amie, quand ilpassait, seul, des soirées près d’elle. Alors d’abominables enviesde pleurer lui mouillaient les paupières ; un si cuisantregret lui tiraillait le cœur, qu’il éprouvait sans cesse desbesoins intolérables de partir sur-le-champ, de retourner à Paris,ou de s’en aller pour toujours.

Le voyant sombre et mélancolique, Élisabeth lui demandait :

– Est-ce que vous souffrez ? Je sens que vous avez deslarmes dans les yeux.

Il répondait :

– Embrasse-moi, petite ; tu ne comprendrais pas.

Elle l’embrassait, inquiète, pressentant quelque drame qu’ellene savait point. Mais lui, oubliant un peu sous les caresses,pensait : « Ah ! une femme qui serait ces deux-là, qui auraitl’amour de l’une et le charme de l’autre ! Pourquoi netrouve-t-on toujours que des à peu près ? »

Il songeait indéfiniment, bercé par le bruit monotone de la voixinécoutée, à tout ce qui l’avait séduit, conquis, vaincu, dans lamaîtresse abandonnée. Il se disait, sous l’obsession de sonsouvenir, de sa présence imaginaire, dont il était hanté comme unvisionnaire d’un fantôme : « Est-ce que je suis un damné qui ne sedélivrera plus d’elle ? »

Il se remit à faire de longues promenades, à rôder par lesfourrés, avec l’espoir obscur de la perdre quelque part, au fondd’un ravin, derrière un rocher, dans quelque taillis, comme unhomme, pour se débarrasser d’une bête fidèle qu’il ne veut pastuer, essaye de l’égarer en une course lointaine.

Un jour, à la fin d’une de ces promenades, il revint au pays desHêtres. C’était maintenant une sombre forêt, presque noire, avecdes feuillages impénétrables. Il allait sous la voûte immense,humide et profonde, regrettant la brume verdoyante, ensoleillée etlégère des petites feuilles à peine ouvertes ; et, comme ilsuivait un étroit sentier, il s’arrêta, saisi d’étonnement, devantdeux arbres enlacés.

Aucune image de son amour plus violente et plus émouvante nepouvait frapper ses yeux et son âme : un hêtre vigoureux étreignaitun chêne élancé.

Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, lehêtre, tordant ainsi que des bras deux branches formidables,enserrait le tronc du chêne en les refermant sur lui. L’autre, tenupar cet embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus dufront de son agresseur, sa taille droite, lisse et mince, quisemblait dédaigneuse. Mais, malgré cette fuite vers l’espace, cettefuite hautaine d’être outragé, il portait dans le flanc les deuxentailles profondes et depuis longtemps cicatrisées que lesbranches irrésistibles du hêtre avaient creusées dans son écorce.Soudés à jamais par ces blessures fermées, ils poussaient ensembleen mêlant leurs sèves, et dans les veines de l’arbre violé coulaitet montait jusqu’à sa cime le sang de l’arbre vainqueur.

Mariolle s’assit pour les regarder plus longtemps. Ilsdevenaient, en son âme malade, symboliques, effrayants et superbes,ces deux lutteurs immobiles qui racontaient aux passants l’histoireéternelle de son amour.

Puis il se remit en marche, plus triste encore, et soudain,comme il allait, les yeux à terre et lentement, il aperçut, cachéesous l’herbe, tachée de boue et de pluie anciennes, une vieilledépêche jetée ou perdue par un promeneur. Il s’arrêta. Qu’avaitapporté de doux ou de pénible à quelque cœur ce papier bleutraînant là sous son pied ?

Il ne put s’empêcher de le ramasser, et, avec des doigts curieuxet dégoûtés, il le déplia. On pouvait lire encore à peu près : «Venez… moi… quatre heures ». Les noms avaient été effacés parl’humidité du chemin.

Des souvenirs l’assaillirent, cruels et délicieux, ceux detoutes les dépêches qu’il avait reçues d’elle, tantôt pour luifixer le moment d’un rendez-vous, tantôt pour lui dire qu’elle neviendrait pas. Jamais rien n’avait fait entrer en lui plusd’émotion, ne l’avait fait tressaillir plus violemment, n’avaitarrêté plus net et fait rebondir plus fort son pauvre cœur que lavue de ces messagères enfiévrantes ou désespérantes.

Il demeurait presque perclus de désolation à la pensée quejamais plus il n’en ouvrirait de pareilles.

De nouveau il se demandait ce qui s’était passé en elle depuisqu’il l’avait quittée. Avait-elle souffert, regretté l’ami chassépar son indifférence, ou avait-elle pris son parti de cet abandon,froissée seulement dans sa vanité ?

Et son désir de savoir devint si violent, si tenaillant, qu’unepensée audacieuse et bizarre, encore hésitante, surgit en lui. Ilprit la route de Fontainebleau. Quand il eut gagné la ville, il serendit au télégraphe, l’âme agitée d’hésitation et vibranted’inquiétude. Mais une force semblait le pousser, une forceirrésistible venue de son cœur.

Il souleva donc d’une main tremblante un imprimé sur la table,puis écrivit, à la suite du nom et de l’adresse de Mme Michèle deBurne :

Je voudrais tant savoir ce que vous pensez de moi ! Moi jene peux rien oublier.

André Mariolle.

Montigny.

Il sortit ensuite, prit une voiture, et regagna Montigny,troublé et tourmenté par ce qu’il avait fait, et le regrettantdéjà.

Il avait calculé que, si elle daignait lui répondre, ilrecevrait sa lettre deux jours plus tard ; mais il ne quittapas sa villa le lendemain dans la crainte et dans l’espérance derecevoir une dépêche d’elle.

Il se balançait sous les tilleuls de la terrasse, vers troisheures de l’après-midi, quand Élisabeth vint le prévenir qu’unedame demandait à lui parler.

Son saisissement fut si grand qu’il eut une courte suffocation,et il s’en vint vers la maison avec des jambes brisées et un cœurpalpitant. Il n’espérait pas cependant que ce fût elle.

Quand il eut ouvert les portes du salon, Mme de Burne, assisesur un canapé, se leva, et, souriante d’un sourire un peu réservé,avec une légère contrainte dans le visage et dans l’attitude, ellelui tendit la main en disant :

– Je viens prendre de vos nouvelles, le télégraphe ne m’endonnant pas d’assez complètes.

Il était devenu si pâle devant elle, qu’elle eut dans les yeuxune lueur de joie ; et il demeurait si oppressé d’émotionqu’il ne pouvait encore parler et qu’il tenait seulement sur sabouche la main qu’elle lui avait offerte.

– Dieu ! que vous êtes bonne ! dit-il enfin.

– Non, mais je n’oublie pas mes amis, et je m’en inquiète.

Elle le regardait bien en face, profondément, de ce premierregard de femme qui surprend tout, fouille les pensées jusqu’auxracines, et dévoile toutes les feintes. Elle fut sans doutesatisfaite, car sa figure s’éclaira d’un sourire.

Elle reprit :

– C’est gentil votre ermitage. On est heureux làdedans ?

– Non, madame.

– Est-ce possible ? Dans ce joli pays, dans cette belleforêt, sur ce petit ruisseau charmant ? Mais vous devez êtretranquille et tout à fait content ici ?

– Non, madame.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’on n’y oublie pas.

– Et il vous est indispensable d’oublier quelque chose pour êtreheureux ?

– Oui, madame.

– Peut-on savoir quoi ?

– Vous le savez.

– Et alors ?…

– Alors je suis très misérable.

Elle dit avec une fatuité apitoyée :

– Je l’ai deviné en recevant votre télégramme, et c’est pourcela que je suis venue, avec la résolution de m’en aller tout desuite si je m’étais trompée.

Après un petit silence, elle ajouta :

– Puisque je ne m’en retourne pas immédiatement, peut-on visitervotre propriété. Voilà une petite allée de tilleuls, là-bas, quim’a l’air ravissante. On y sera plus au frais que dans cesalon.

Ils sortirent. Elle portait une toilette mauve qui s’harmonisatout à coup si complètement avec la verdure des arbres et le cielbleu, qu’elle lui parut stupéfiante comme une apparition,séduisante et jolie d’une façon inattendue et nouvelle. Sa longuetaille si souple, son visage si fin et si frais, la petite flambéeblonde des cheveux sous un grand chapeau mauve aussi, que nimbaitlégèrement une longue plume d’autruche enroulée dessus, ses brasminces, dont les deux mains portaient, en travers devant elle, sonombrelle fermée, et sa démarche un peu droite, hautaine et fière,apportaient dans ce petit jardin paysan quelque chose d’anormal,d’imprévu, d’exotique, la sensation bizarre et savoureuse d’unefigure de conte, de rêve, de gravure, de tableau à la Watteau,sortie de l’imagination d’un poète ou d’un peintre pour s’en venirà la campagne, par fantaisie, montrer combien elle était belle.

Mariolle, en la regardant avec le frémissement profond de toutesa passion revenue, se rappelait les deux femmes aperçues dans lechemin de Montigny.

Elle lui dit :

– Qu’est-ce que c’est que cette petite personne qui m’a ouvertla porte ?

– Ma domestique.

– Elle n’a pas l’air… d’une bonne.

– Non. Elle est en effet très gentille.

– Où l’avez-vous trouvée ?

– Tout près d’ici, dans un hôtel de peintre où les clientsmenaçaient sa vertu.

– Que vous avez sauvée ?

Il rougit, et répondit :

– Que j’ai sauvée.

– À votre profit, peut-être ?

– À mon profit certainement, car j’aime mieux regarder circulantautour de moi une jolie figure qu’une laide.

– C’est tout ce qu’elle vous inspire ?

– Elle m’a inspiré peut-être encore l’irrésistible besoin devous revoir, car toute femme, quand elle attire mes yeux, même uneseconde, rejette ma pensée sur vous.

– C’est très habile ce que vous dites là ! Aime-t-elle sonsauveur ?

Il rougit plus fort. Avec la rapidité d’un éclair qui passe, lacertitude que toute jalousie est bonne pour stimuler le cœur desfemmes le décida à ne mentir qu’à moitié.

Il répondit donc en hésitant :

– Je n’en sais rien. C’est possible. Elle a beaucoup de soins etde sollicitude pour moi.

Un imperceptible dépit fit murmurer à Mme de Burne :

– Et vous ?

Il fixa sur elle ses yeux enflammés d’amour et il dit :

– Rien ne pourrait me distraire de vous.

C’était encore très habile, mais elle ne le remarqua plus, tantcette phrase lui parut l’expression d’une indiscutable vérité. Unefemme comme elle pouvait-elle douter de cela ? Elle n’en doutapoint, en effet, et, satisfaite, ne s’occupa plus d’Élisabeth.

Ils s’assirent sur deux chaises de toile, sous l’ombre destilleuls, au-dessus de l’eau qui coulait.

Alors il demanda :

– Qu’est-ce que vous avez pu penser de moi ?

– Que vous étiez très malheureux.

– Par ma faute ou par la vôtre ?

– Par notre faute.

– Et puis ?

– Et puis, vous sentant très excité, très exalté, j’ai réfléchique le plus sage parti consistait à vous laisser d’abord vouscalmer. Et j’ai attendu.

– Qu’est ce que vous attendiez ?

– Un mot de vous. Je l’ai reçu, et me voici. Nous allons causermaintenant comme des gens sérieux. Donc vous m’aimez toujours… jene vous demande pas ça en coquette… je vous demande ça enamie ?

– Je vous aime toujours.

– Et quelles sont vos prétentions ?

– Est-ce que je sais ? Je suis entre vos mains…

– Oh ! moi j’ai des idées très nettes, mais je ne vous lesdirai pas sans savoir les vôtres. Parlez-moi de vous, de ce quis’est passé dans votre cœur et dans votre esprit depuis que vousvous êtes sauvé.

– J’ai pensé à vous, je n’ai guère fait autre chose.

– Oui, mais comment ? en quel sens ? avec quellesconclusions ?

Il raconta sa résolution de se guérir d’elle, sa fuite, sonarrivée dans ce grand bois où il n’avait trouvé qu’elle, ses jourspoursuivis par le souvenir, ses nuits rongées par lajalousie ; il dit tout, avec une bonne foi complète, saufl’amour d’Élisabeth, dont il ne prononça plus le nom.

Elle l’écoutait, sûre qu’il ne mentait point, convaincue par lepressentiment de sa domination sur lui plus encore que par lasincérité de sa voix, et ravie de triompher, de le reprendre, carelle l’aimait bien, tout de même.

Puis il se désola de cette situation sans fin, et, s’exaltant àparler de ce dont il avait tant souffert après y avoir tant songé,il lui reprocha de nouveau, dans un lyrisme passionné, mais sanscolère, sans amertume, révolté et vaincu par la fatalité, cetteimpuissance d’aimer dont elle était frappée.

Il répétait :

– D’autres n’ont pas le don de plaire ; vous, vous n’avezpas le don d’aimer…

Elle l’interrompit animée, pleine de raisons et de raisonnements:

– J’ai du moins celui d’être constante, dit-elle. Seriez-vousmoins malheureux si, après vous avoir adoré pendant dix mois,j’étais éprise aujourd’hui d’un autre ?

Il s’écria :

– Est-il donc impossible à une femme de n’aimer qu’un seulhomme ?

Mais elle, vivement :

– On ne peut pas aimer toujours ; on peut seulement êtrefidèle. Croyez-vous même que le délire exalté des sens doive durerplusieurs années ? Non, non. Quant à la plupart des femmes àpassions, à caprices violents, longs ou courts, elles mettent toutsimplement leur vie en romans. Les héros sont différents, lescirconstances et les péripéties imprévues et changeantes, ledénouement varié. C’est amusant et distrayant pour elles, je leconfesse, car les émotions du début, du milieu et de la fin serenouvellent chaque fois. Mais quand c’est fini, c’est fini… pourlui… Comprenez-vous ?

– Oui, il y a du vrai. Mais je ne vois pas où vous voulez envenir.

– À ceci : il n’y a point de passion qui persiste trèslongtemps, je veux dire de passion brûlante, comme celle dont voussouffrez encore. C’est une crise que je vous ai rendue pénible,très pénible, je le sais et je le sens, par… l’aridité de matendresse et ma paralysie d’expansion. Mais cette crise passera,car elle ne peut durer éternellement.

Elle se tut. Anxieux, il interrogea :

– Et alors ?

– Alors je considère que pour une femme raisonnable et calmecomme moi vous pouvez devenir un amant tout à fait agréable, carvous avez beaucoup de tact. Vous seriez, par contre, un atrocemari. Mais il n’existe pas, il ne peut pas exister de bonsmaris.

Il demanda, surpris, un peu froissé :

– Pourquoi garder un amant qu’on n’aime pas, ou qu’on n’aimeplus ?

Elle répliqua vivement :

– J’aime à ma façon, mon ami. J’aime sèchement, mais j’aime.

Il reprit, résigné :

– Vous avez surtout le besoin qu’on vous aime et qu’on vous lemontre.

Elle réplique :

– C’est vrai. J’adore ça. Mais mon cœur a besoin d’un compagnoncaché. Ce goût vaniteux des hommages publics ne m’empêche pas depouvoir être dévouée et fidèle, et de croire que je saurais donnerà un homme quelque chose d’intime qu’aucun autre n’aurait : monaffection loyale, l’attachement sincère de mon cœur, la confianceabsolue et secrète de mon âme, et, en échange, recevoir de lui,avec toute sa tendresse d’amant, la si rare et si douce impressionde n’être pas tout à fait seule. Ce n’est point de l’amour commevous l’entendez ; mais cela vaut bien quelque choseaussi !

Il se pencha vers elle, tremblant d’émotion, et balbutiant :

– Voulez-vous que je sois cet homme-là ?

– Oui, un peu plus tard, quand vous aurez moins mal. Enattendant, résignez-vous à souffrir un peu, par moi, de temps entemps. Ça passera. Puisque vous souffrez de toute façon, il vautmieux que ce soit près de moi que loin de moi, n’est-cepas ?

De son sourire elle semblait lui dire : « Ayez donc un peu deconfiance » ; et, comme elle le voyait palpitant de passion,elle sentait en tout son corps une sorte de bien-être, decontentement, qui la faisait heureuse à sa manière, comme estheureuse un épervier dont le vol s’abat sur une proie fascinée.

– Quand revenez-vous ? demanda-t-elle.

Il répondit :

– Mais… demain.

– Demain, soit. Vous dînerez chez moi ?

– Oui, madame.

– Et moi, il faut que je m’en aille bientôt, reprit-elle enregardant la montre cachée dans la pomme de son ombrelle.

– Oh ! pourquoi si vite ?

– Parce que je prends le train de cinq heures. J’ai à dînerplusieurs personnes, la princesse de Malten, Bernhaus, Lamarthe,Massival, Maltry, et un nouveau, M. de Charlaine, l’explorateur quirevient du haut Cambodge après un voyage admirable. On ne parle quede lui.

Mariolle eut un court serrement de cœur. Tous ces noms l’unaprès l’autre lui firent mal, comme des piqûres de guêpe. Ilscontenaient du venin.

– Alors, dit-il, voulez-vous partit tout de suite, et nousferons un bout de route ensemble, dans la forêt ?

– Très volontiers. Offrez-moi d’abord une tasse de thé et un peude pain grillé.

Quand il fallut servir le thé, Élisabeth fut introuvable.

– Elle est en course, dit la cuisinière.

Mme de Burne ne s’en étonna point. Quelle crainte, en effet,aurait pu maintenant lui inspirer cette bonne ?

Puis ils montèrent dans le landau arrêté devant la porte, etMariolle fit prendre au cocher un chemin un peu plus long, mais quipassait près de la Gorge-aux-Loups.

Lorsqu’on fut sous les hauts feuillages qui répandaient leurombre calme, leur fraîcheur enveloppante et des chants derossignol, elle dit, saisie par l’inexprimable sensation dont latoute-puissante et mystérieuse beauté du monde sait émouvoir lachair par les yeux :

– Dieu ! qu’on est bien ! Que c’est beau, bon, etreposant !

Elle respirait avec un bonheur et une émotion de pécheur quicommunie, pénétrée d’alanguissement, d’attendrissement. Et elleposa sa main sur celle d’André.

Mais lui pensa : « Ah oui ! la nature, c’est encore le MontSaint-Michel » ; car devant ses yeux, dans une vision, passaitun train s’en allant vers Paris. Il la conduisit jusqu’à lagare.

En le quittant, elle lui dit :

– À demain, huit heures.

– À demain, huit heures, madame.

Elle le quitta, radieuse ; et il revint chez lui dans lelandau, satisfait, bien heureux, mais tourmenté toujours, car cen’était pas fini.

Mais pourquoi lutter ? Il ne le pouvait plus. Elle luiplaisait par un charme qu’il ne comprenait pas, plus fort que tout.La fuir ne le délivrait pas, ne le séparait pas d’elle, mais l’enprivait intolérablement, tandis que, s’il parvenait à se résignerun peu, il aurait d’elle au moins tout ce qu’elle lui avait promis,car elle ne mentait pas.

Les chevaux trottaient sous les arbres, et il songea que pendanttoute cette entrevue elle n’avait pas eu l’idée, pas une impulsionde lui tendre une fois ses lèvres. Elle était toujours la même.Rien ne changerait jamais en elle, et toujours, peut-être, ilsouffrirait par elle, de la même façon. Le souvenir des heures sidures qu’il avait passées déjà, de ses attentes, avec l’intolérablecertitude que jamais il ne pourrait l’émouvoir, lui serrait denouveau le cœur, lui faisait pressentir et redouter les luttes àvenir et de pareilles détresses pour demain. Pourtant il étaitrésigné à tout souffrir plutôt que de la perdre encore, résigné àcet éternel désir devenu dans ses veines une sorte d’appétit férocejamais rassasié, et qui brûlait sa chair.

Ces rages si souvent subies en revenant tout seul d’Auteuilrecommençaient déjà, et faisaient vibrer son corps dans le landauqui courait sous la fraîcheur des grands arbres, quand soudain lapensée d’Élisabeth l’attendant, fraîche aussi et jeune et jolie,avec de l’amour plein le cœur et des baisers plein la bouche,répandit en lui un apaisement. Tout à l’heure il la tiendrait dansses bras, et, les yeux fermés, se trompant lui-même comme on trompeles autres, confondant, dans l’ivresse de l’étreinte, celle qu’ilaimait et celle dont il était aimé, il les posséderait toutes lesdeux. Certes, même en ce moment, il avait du goût pour elle, cetattachement reconnaissant de la chair et de l’âme dont la sensationde la tendresse inspirée et celle du plaisir partagé pénètrenttoujours l’animal humain. Cette enfant séduite ne serait-elle pas,pour son amour aride et desséchant, la petite source trouvée àl’étape du soir, l’espoir d’eau fraîche qui soutient l’énergie,quand on traverse le désert ?

Mais, lorsqu’il rentra dans sa maison, la jeune fille n’ayantpas reparu, il eut peur, fut inquiet, et dit à l’autre bonne :

– Vous êtes sûre qu’elle est sortie ?

– Oui, monsieur.

Alors il sortit aussi, espérant qu’il la rencontrerait.

Quand il eut fait quelques pas, avant de tourner dans la rue quimonte le long du vallon, il aperçut devant lui la vieille égliselarge et basse, coiffée d’un court clocher, accroupie sur unmamelon, et couvant, comme une poule ses poussins, les maisons deson petit village.

Un soupçon, un pressentiment, le poussèrent. Sait-on lesétranges divinations qui peuvent naître dans un cœur defemme ? Qu’avait-elle pensé, qu’avait-elle compris ? Oùs’était-elle réfugiée, sinon là, si l’ombre de la vérité avaitpassé devant ses yeux.

Le temple était très sombre, car le soir tombait. Seule lapetite lampe au bout de son fil révélait dans le tabernaclel’idéale présence du Consolateur divin. Mariolle, à pas légers,passait le long des bancs. Quand il arriva près du chœur, ilaperçut une femme à genoux, la figure dans ses mains. Ils’approcha, la reconnut, lui toucha l’épaule. Ils étaientseuls.

Elle eut une grande secousse en retournant la tête. Ellepleurait.

Il dit :

– Qu’avez-vous ?

Elle murmura :

– J’ai bien compris. Vous êtes ici parce qu’elle vous avait faitde la peine. Elle est venue vous chercher.

Il balbutia, ému de la douleur qu’il faisait naître à son tour:

– Tu te trompes, petite. Je vais, en effet retourner à Paris,mais je t’emmène avec moi.

Elle répéta, incrédule :

– Ça n’est pas vrai, ça n’est pas vrai !

– Je te le jure.

– Quand ça ?

– Demain.

Se remettant à sangloter, elle gémit : « Mon Dieu ! monDieu ! »

Alors il la prit par la taille, la souleva, l’entraîna, lui fitdescendre le coteau dans l’ombre épaissie de la nuit ; et,lorsqu’ils furent au bord de la rivière, il l’assit sur l’herbe ets’assit près d’elle. Il entendait battre son cœur et haleter sonsouffle, et, troublé de remords, la serrant contre lui, il luiparlait dans l’oreille avec des mots très doux qu’il ne lui avaitjamais dits. Attendri de pitié et brûlant de désir, il mentait àpeine et ne la trompait point ; et il se demandait, surprislui-même de ce qu’il exprimait et de ce qu’il sentait, comment,tout vibrant de la présence de l’autre dont il serait à jamaisl’esclave, il pouvait frémir ainsi de convoitise et d’émotion enconsolant cette peine d’amour.

Il promettait de l’aimer bien – il ne dit pas « aimer » toutcourt – et de lui donner, tout près de lui, un joli logis de dame,avec des meubles fort gentils et une bonne pour la servir.

Elle s’apaisait en l’écoutant, rassurée peu à peu, ne pouvantcroire qu’il l’abusât ainsi, comprenant d’ailleurs, à l’accent desa voix, qu’il était sincère. Convaincue enfin et éblouie par lavision d’être une dame à son tour, par ce rêve de fillette née sipauvre, servante d’auberge, devenue tout à coup la bonne amie d’unhomme riche et si bien, elle fut grisée de convoitises, dereconnaissance et d’orgueil, qui se mêlaient à son attachement pourAndré.

Jetant ses bras sur son cou, elle balbutiait, en couvrant sonvisage de baisers :

– Je vous aime tant ! Je n’ai plus que vous en moi.

Il murmura, très attendri en rendant ses caresses :

– Chère, chère petite.

Elle oubliait déjà presque tout à fait l’apparition de cetteétrangère qui lui avait apporté tant de chagrin tantôt. Cependantun doute inconscient flottait encore en elle, et elle demanda de savoix câline :

– Bien vrai, vous m’aimerez comme ici ?

Il répondit hardiment :

– Je t’aimerai comme ici.

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