Notre Coeur

Chapitre 2

 

Ils allaient se retrouver, pour se dire adieu, le lendemainmatin, devant la porte de l’hôtel. Descendu le premier, AndréMariolle attendait qu’elle parût, avec un poignant sentimentd’inquiétude et de bonheur. Que ferait-elle ? Queserait-elle ? Qu’adviendrait-il d’elle et de lui ? Enquelle aventure bienheureuse ou terrible venait-il d’entrer ?Elle pouvait faire de lui ce qu’elle voudrait, un halluciné pareilaux fumeurs d’opium ou un martyr, à son gré. Il marchait à côté desdeux voitures, car ils se séparaient, lui achevant son voyage parSaint-Malo pour continuer son mensonge, eux retournant àAvranches.

Quand la retrouverait-il ? Allait-elle abréger sa visite àsa famille ou retarder son retour ? Il avait une peur affreusede son premier regard et de ses premières paroles, car il nel’avait point vue, et ils ne s’étaient presque rien dit pendantleur courte étreinte de la nuit. Elle s’était offerte résolument,mais avec une réserve pudique, sans s’attarder, sans se complaire àses caresses ; puis elle était partie de son pas léger, enmurmurant : « À demain, mon ami ! »

Il restait à André Mariolle de cette rapide, de cette bizarreentrevue, l’imperceptible déception de l’homme qui n’a pu cueillirtoute la moisson d’amour qu’il croyait mûre et, en même temps,l’enivrement du triomphe, donc l’espérance presque assurée deconquérir bientôt ses derniers abandons.

Il entendit sa voix et tressaillit. Elle parlait haut, irritéeassurément contre un désir de son père, et, quand il l’aperçut surles dernières marches de l’escalier, elle avait aux lèvres le petitpli colère révélateur de ses impatiences.

Mariolle fit deux pas ; elle le vit, et se mit à sourire.Dans ses yeux calmés soudain, quelque chose de bienveillant passaqui se répandit sur tout le visage. Puis dans sa main subitement ettendrement tendue il y eut la confirmation, sans contrainte et sansrepentir du cadeau d’elle-même qu’elle avait fait.

– Alors nous allons nous séparer ? lui dit-elle.

– Hélas ! madame, j’en souffre plus que je ne le sauraismontrer.

Elle murmura :

– Ce ne sera pas pour longtemps.

Comme M. de Pradon les rejoignait, elle ajouta tout bas :

– Annoncez que vous allez faire un tour en Bretagne d’unedizaine de jours, mais ne le faites pas.

Mme Valsaci très émue accourait.

– Qu’est-ce que me dit ton père ? que tu veux partiraprès-demain ? Mais tu devais rester au moins jusqu’à l’autrelundi.

Mme de Burne, un peu assombrie, répliqua :

– Papa n’est qu’un maladroit qui ne sait pas se taire. La mer medonne, comme tous les ans, des névralgies très désagréables, etj’ai en effet parlé de m’en aller pour n’avoir pas à me soignerpendant un mois. Mais ce n’est guère le moment de nous occuper decela.

Le cocher de Mariolle le pressait de monter en voiture, afin dene pas manquer le train de Pontorson.

Mme de Burne demanda :

– Et vous, quand rentrez-vous à Paris ?

Il eut l’air d’hésiter.

– Mais je ne sais pas trop, je veux voir Saint-Malo, Brest,Douarnenez, la baie des Trépassés, la pointe du Raz, Audierne,Penmarch, le Morbihan, enfin toute cette pointe célèbre du paysbreton. Cela me prendra bien…

Après un silence plein de calculs fictifs, il exagéra.

– Quinze ou vingt jours.

– C’est beaucoup, reprit-elle en riant… Moi, si j’ai encore malaux nerfs comme cette nuit, j’y retournerai avant deux jours.

Suffoqué par l’émotion, il eut envie de crier : « Merci ! »Il se contenta de baiser, d’un baiser d’amant, la main qu’elle luitendait pour la dernière fois.

Et, après mille compliments, remerciements et affirmations desympathie échangés avec les Valsaci et M. de Pradon un peu rassurépar l’annonce de ce voyage, il monta dans sa voiture, et s’éloigna,la tête tournée vers elle.

Il rentra à Paris sans s’arrêter, et ne vit rien sur sa route.Durant toute la nuit, encoigné dans son wagon, les yeux mi-clos,les bras croisés, l’âme plongée dans un souvenir, il n’eut d’autrepensée que celle de son rêve réalisé. Dès qu’il fut chez lui, dèssa première minute d’arrêt, dans le silence de la bibliothèque oùil se tenait d’ordinaire, où il travaillait, où il écrivait, où ilse sentait presque toujours calme dans le voisinage amical de seslivres, de son piano et de son violon, commença en lui ce supplicecontinu de l’impatience qui agite comme une fièvre les cœursinsatiables. Surpris de ne pouvoir s’attacher à rien, s’occuper àrien, de juger insuffisantes, non seulement à absorber sa pensée,mais même à immobiliser son corps, les habitudes ordinaires dont ildistrayait sa vie intime, la lecture et la musique, il se demandace qu’il allait faire pour apaiser ce trouble nouveau. Un besoin desortir, de marcher, de remuer semblait entré en lui, physique etinexplicable, cette crise d’agitation inoculée au corps par lapensée, et qui est simplement une instinctive et inapaisable enviede chercher et de retrouver quelqu’un.

Il mit son pardessus, prit son chapeau, ouvrit sa porte, et, endescendant l’escalier, il se demandait : « Où vais-je ? »Alors une idée à laquelle il ne s’était point encore arrêté lesaisit. – Il lui fallait, pour abriter leurs rencontres, un logissecret, discret et joli.

Il chercha, il marcha, parcourut des avenues après des rues, desboulevards après les avenues, examina avec inquiétude lesconcierges à sourires complaisants, les loueuses à mines suspectes,les appartements à étoffes douteuses, et il rentra le soir,découragé. Dès neuf heures le lendemain, il se remettait en quête,et il finit par découvrir, à la nuit tombante, dans une ruelled’Auteuil, au fond d’un jardin ayant trois issues, un pavillonsolitaire qu’un tapissier du voisinage promit de garnir en deuxjours. Il choisit les étoffes, voulut des meubles très simples, enbois de pin verni, et des tapis fort épais. Ce jardin était sous lagarde d’un boulanger qui habitait près d’une des portes. Unarrangement fut conclu avec la femme de ce commerçant pour tous lessoins à donner au logis. Un horticulteur du quartier s’engageaaussi à emplir de fleurs les plates-bandes.

Toutes les dispositions à prendre le retinrent jusqu’à huitheures, et, quand il rentra chez lui, harassé de fatigue, il vitavec un battement de cœur, une dépêche sur son bureau. L’ayantouverte :

Je serai chez moi demain soir, disait-elle. Recevrezinstructions.

Miche

Il ne lui avait pas encore écrit, par crainte que sa lettres’égarât, puisqu’elle devait quitter Avranches. Aussitôt qu’il eûtdîné, il s’assit à sa table pour lui exprimer ce qu’il sentait enson âme. Ce fut long et difficile, car toutes les expressions, lesphrases et les idées elles-mêmes lui semblaient faibles, médiocres,ridicules, pour préciser une si délicate et si passionnée action degrâces.

La lettre qu’il reçut d’elle à son réveil lui confirmait leretour pour le soir même, et le priait de ne se montrer à personneavant quelques jours, afin qu’on crût bien à son voyage. Ellel’invitait aussi à se promener le lendemain, vers dix heures dumatin, sur la terrasse du jardin des Tuileries qui domine laSeine

Il y fut une heure trop tôt, et il erra dans le grand jardin,que traversaient seulement des passants matineux, des bureaucratesen retard allant aux ministères de la rive gauche, des employés,des laborieux de toute race. Il savourait un plaisir réfléchi àregarder ces gens au pas hâtif que la nécessité du pain quotidienentraînait à des besognes abrutissantes, et, se comparant à eux, encette heure où il attendait sa maîtresse, une des reines du monde,il se sentait un être tellement fortuné, privilégié, hors de lutte,qu’il eut envie de remercier le ciel bleu, car la Providencen’était pour lui que des alternances d’azur et de pluies dues auHasard, maître sournois des jours et des hommes.

Quelques minutes avant dix heures, il monta sur la terrasse etépia son arrivée.

« Elle sera en retard ! » pensait-il. Il venait à peined’entendre tinter les dix coups à une horloge de monument voisin,quand il crut l’apercevoir de très loin, traversant aussi le jardind’un pas rapide, comme une ouvrière pressée qui se rend à sonmagasin. Il hésitait. »Est-ce bien elle ? » Il reconnaissaitsa démarche, mais s’étonnait de son allure changée, si modeste dansune petite toilette sombre. Elle venait cependant vers l’escalierqui monte à la terrasse, en ligne droite, comme si elle l’eûtpratiqué depuis longtemps.

« Tiens ! se dit-il, elle doit aimer cet endroit et s’ypromener quelquefois. » Il la regarda soulever sa robe pour mettrele pied sur la première marche de pierre, puis gravir les autresavec célérité, et, comme il s’avançait vivement pour la rencontrerplus vite, elle lui dit en l’abordant, avec un sourire affable oùgermait une inquiétude :

– Vous êtes très imprudent. Il ne faut pas vous montrer commeça ! Je vous vois presque depuis la rue de Rivoli. Venez, nousallons nous asseoir sur un banc, là-bas, derrière l’orangerie.C’est là qu’il faudra m’attendre une autre fois.

Il ne peut s’abstenir de demander :

– Vous venez donc souvent ici ?

– Oui, j’aime beaucoup cet endroit ; et, comme je suis unepromeneuse matinale, j’y viens prendre de l’exercice en regardantle paysage, qui est fort joli. Et puis on n’y rencontre jamaispersonne, tandis que le Bois est impossible. Mais ne révélez pas cesecret.

Il rit :

– Je m’en garderai bien !

Lui prenant une main, discrètement, une petite main cachée etpendante dans les plis de son vêtement, il soupira.

– Comme je vous aime ! Je suis malade de vous attendre.Avez-vous reçu ma lettre ?

– Oui, merci, j’en ai été fort touchée.

– Et alors vous n’êtes pas encore fâchée contre moi ?

– Mais non. Pourquoi le serais-je ? Vous êtes tout à faitgentil.

Il cherchait des paroles ardentes, vibrantes de reconnaissanceet d’émotion. N’en trouvant pas, et trop ému pour conserver laliberté du choix des mots, il répéta :

– Comme je vous aime !

Elle lui dit :

– Je vous ai fait venir ici parce qu’il y a aussi de l’eau etdes bateaux. Ça ne ressemble point à là-bas, cependant ça n’est paslaid.

Ils s’étaient assis sur un banc, près de la balustrade de pierrequi règne le long du fleuve, presque seuls, invisibles de partout.Deux jardiniers et trois bonnes d’enfants étaient, à cette heure,les uniques vivants de la longue terrasse.

Des voitures roulaient sur le quai à leurs pieds, sans qu’ilsles vissent. Des pas sonnaient sur le trottoir tout proche, contrele mur qui portait la promenade, et, ne trouvant pas encore cequ’ils allaient se dire, ils regardaient ensemble ce beau paysageparisien qui va de l’île Saint-Louis et des tours de Notre-Dame,aux coteaux de Meudon. Elle répéta :

– C’est très joli tout de même, ceci.

Mais lui fut tout à coup saisi par le souvenir exaltant de leurvoyage dans le ciel, au sommet de la tour de l’Abbaye, et, dévorédu regret de l’émotion enfuie :

– Oh ! madame, lui dit-il. Vous rappelez-vous notre envoléedu chemin des Fous ?

– Oui. Mais j’ai un peu peur, à présent que j’y pense de loin.Dieu ! Comme j’aurais le vertige s’il me fallaitrecommencer ! J’étais tout à fait grisée par le grand air, lesoleil et la mer. Regardez, mon ami, comme c’est superbe aussi ceque nous avons devant nous. J’aime beaucoup Paris, moi.

Il fut surpris, ayant le confus pressentiment que quelque choseapparu en elle, là-bas, n’y était plus. Il murmura :

– Qu’importe le pays pourvu que je sois près de vous !

Sans répondre, elle serra sa main. Alors, plus pénétré debonheur par cette légère pression qu’il ne l’eût été peut-être parune tendre parole, le cœur allégé de la gêne qui l’avait oppresséjusqu’ici, il put enfin parler.

Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, qu’il luiavait donné sa vie pour toujours, afin qu’elle en fît ce qu’il luiplairait.

Reconnaissante, mais fille des doutes modernes, captiveindélivrable des ironies rongeuses, elle sourit en lui répondant:

– Ne vous engagez pas tant que ça !

Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fonddes yeux, de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, ilrépéta ce qu’il venait de lui dire, plus longuement, plusardemment, plus poétiquement. Tout ce qu’il lui avait écrit en tantde lettres exaltées, il l’exprima avec une telle ferveur deconviction qu’elle l’écoutait comme dans un nuage d’encens. Elle sesentait caressée, en toutes ses fibres de femme, par cette boucheadoratrice, plus et mieux qu’elle ne l’avait jamais été.

Quand il se tut, elle lui répondit simplement :

– Moi aussi, je vous aime bien.

Ils se tenaient la main ainsi que les adolescents qui s’en vontcôte à côte par les routes de campagne, et ils regardaientmaintenant, d’un œil vague, glisser sur la rivière les mouches àvapeur. Ils étaient seuls dans Paris, dans la rumeur confuse,immense, rapprochée et lointaine qui flottait sur eux, dans cetteville pleine de toute la vie du monde, plus qu’ils n’avaient étéseuls au sommet de la tour aérienne ; et pendant quelquessecondes ils oublièrent vraiment tout à fait qu’il existait sur laterre autre chose qu’eux.

Ce fut elle qui retrouva la première le sentiment de la réalité,et celle de l’heure qui marchait.

– Voulez-vous nous revoir ici demain ? dit-elle.

Il réfléchit quelques secondes, et, troublé par ce qu’il allaitdemander :

– Oui… oui… certainement… Mais… ne nous verrons-nous jamaisailleurs ?… Cet endroit est solitaire… Cependant… tout lemonde peut y venir.

Elle hésitait.

– C’est juste… Il faut pourtant aussi que vous ne vous montriezà personne pendant quinze jours au moins, pour faire croire à votrevoyage. Ce sera très gentil et très mystère de nous rencontrer sansqu’on vous sache à Paris. Mais je ne puis vous recevoir en cemoment. Alors… je ne vois pas…

Il se sentait rougir, et reprit :

– Je ne peux pas non plus vous prier d’entrer chez moi. N’yaurait-il pas d’autres moyens, d’autres endroits ?…

Elle ne fut ni surprise ni choquée, étant une femme de raisonpratique, de logique élevée et sans fausse pudeur.

– Mais oui, dit-elle. Seulement il faut le temps d’y songer.

– J’y ai songé.

– Déjà ?

– Oui, madame.

– Eh bien ?

– Connaissez-vous la rue des Vieux-Champs, à Auteuil ?

– Non.

– Elle donne dans la rue Tournemine et dans la rueJean-de-Saulge.

– Après !

– Dans cette rue, ou plutôt dans cette ruelle, existe unjardin ; dans ce jardin, un pavillon ayant sortie égalementpar les deux autres voies que je viens de citer.

– Après !

– Ce pavillon vous attend.

Elle se mit à réfléchir, puis, toujours sans embarras, elle posadeux ou trois questions de prudence féminine. Il donna desexplications, satisfaisantes paraît-il, car elle murmura, en selevant :

– Eh bien ! j’irai demain.

– Quelle heure ?

– Trois heures.

– Je vous attendrai derrière la porte, au numéro 7. N’oubliezpas. Frappez seulement en passant.

– Oui, adieu mon ami, à demain.

– À demain. Adieu. Merci. Je vous adore.

Ils étaient debout.

– Ne m’accompagnez pas, dit-elle ; restez ici pendant dixminutes, puis allez vous-en par le quai.

– Adieu.

– Adieu.

Elle partit très vite, avec un air si discret, si modeste, sipressé, qu’elle ressemblait vraiment tout à fait à une de ces fineset laborieuses filles de Paris, qui trottent au matin par les rues,en allant à des besognes honnêtes.

Il se fit conduire à Auteuil, tourmenté par la crainte que lelogis ne fût pas prêt le lendemain.

Mais il le trouva plein d’ouvriers. Les murs étaient couvertsd’étoffes, les tapis posés sur les parquets. On frappait, onclouait, on lavait partout. Dans le jardin, assez vaste et coquet,débris d’un ancien parc, contenant quelques grands et vieux arbres,des bosquets épais simulant un bois, deux salles vertes, deuxgazons et des chemins tournant à travers les massifs,l’horticulteur du voisinage avait déjà planté des rosiers, desœillets, des géraniums, du réséda, vingt autres sortes de cesplantes dont on hâte ou dont on retarde l’épanouissement avec dessoins attentifs, afin de pouvoir faire en un seul jour un parterrefleuri d’un champ inculte.

Mariolle fut joyeux comme s’il venait de remporter un nouveausuccès auprès d’elle, et, ayant obtenu le serment du tapissier quetous les meubles seraient en place le lendemain avant midi, il s’enalla, par divers magasins, acheter des bibelots pour fleurir aussile dedans de cette demeure. Il choisit pour les murs ces admirablesphotographies qu’on fait aujourd’hui des tableaux célèbres, pourles cheminées et les tables de faïences de Deck et quelques-uns deces objets familiers que les femmes toujours aiment à trouver sousleur main.

Il dépensa dans sa journée deux mois de son revenu, et il le fitavec un plaisir profond en songeant que depuis dix ans il avaitsans cesse économisé, non par amour de l’épargne, mais par absencede besoins, ce qui lui permettait maintenant de se conduire engrand seigneur.

Dès le matin, le jour suivant, il revint à ce pavillon, présidaà l’arrivée des meubles, à leur placement, suspendit lui-même lescadres, monta sur des échelles, brûla des parfums, en vaporisa surles étoffes, en répandit sur le tapis. Dans sa fièvre, dans leravissement excité de tout son être, il avait l’impression de fairela chose la plus amusante, la plus délicieuse qu’il eût jamaisfaite. À chaque minute, il regardait l’heure, calculait combien detemps le séparait encore du moment où elle entrerait, et ilpressait les ouvriers, s’agitait pour trouver mieux, pour arrangeret disposer les objets dans leur ordre le plus heureux.

Par prudence, avant deux heures il congédia tout le monde, etalors, pendant la marche lente des aiguilles parcourant le derniertour du cadran, dans le silence de cette maison où il attendait leplus grand bonheur qu’il eût espéré, il savoura seul avec son rêve,en allant et venant de la chambre au salon, parlant haut,imaginant, déraisonnant, la plus folle jouissance d’amour qu’ildevait jamais goûter.

Puis il sortit au jardin. Les rayons de soleil tombaient surl’herbe à travers les feuilles, éclairaient surtout d’une façoncharmante une corbeille de roses. Le ciel se prêtait donc aussi àparer ce rendez-vous. Puis il s’embusqua contre la porte, qu’ilentr’ouvrait par instants, par crainte qu’elle ne se trompât.

Trois heures sonnèrent, répétées aussitôt par dix horloges decouvents ou d’usines. Il attendait maintenant, sa montre à la main,et il tressaillit d’étonnement quand deux petits coups furentfrappés contre le bois où il tenait collés son oreille, car iln’avait entendu aucun bruit de pas dans la ruelle.

Il ouvrit : c’était elle. Elle regardait, surprise. Elleinspecta d’abord, d’un coup d’œil inquiet, les maisons les plusvoisines, et elle se rassura, car elle ne connaissait certainementpersonne parmi les bourgeois modestes qui devaient habiterlà ; ensuite elle examina le jardin avec une curiositésatisfaite ; enfin elle posa le dos de ses deux mains, qu’ellevenait de déganter, sur la bouche de son amant, puis elle prit sonbras.

Elle répétait à chaque pas :

– Dieu ! que c’est joli ! que c’est inattendu !que c’est séduisant !

Apercevant la plate-bande de roses que le soleil, dans unetrouée de branches, illuminait, elle s’écria :

– Mais c’est de la féerie, mon cher ami !

Elle en cueillit une, la baisa et la mit à son corsage. Alorsils entrèrent dans le pavillon ; et elle paraissait sicontente qu’il avait envie de se mettre à genoux devant elle, bienqu’au fond du cœur il eût senti qu’elle aurait dû peut-êtres’occuper plus de lui et moins du lieu. Elle regardait autourd’elle, agitée d’un plaisir de petite fille qui trouve et manie unjouet nouveau, et, sans trouble dans ce joli tombeau de sa vertu defemme, elle en appréciait l’élégance avec une satisfaction deconnaisseur dont on a flatté les goûts. Elle avait craint, envenant, le logis banal, aux étoffes ternies, souillé par d’autresrendez-vous. Tout cela, au contraire, était neuf, imprévu, coquet,fait pour elle, et avait dû coûter fort cher. Il était vraimentparfait, cet homme.

Se tournant vers lui, elle souleva ses deux bras, par unravissant geste d’appel, et ils s’étreignirent dans un de cesbaisers aux yeux clos qui donnent l’étrange et double sensation dubonheur et du néant.

Ils eurent, dans l’impénétrable silence de cette retraite, troisheures de face à face, de corps à corps, de bouche à bouche, quimêlèrent enfin pour André Mariolle l’ivresse des sens à l’ivressede l’âme.

Avant de se quitter, ils firent un tour dans le jardin ets’assirent en une des salles vertes où on ne pouvait les apercevoirde nulle part. André, plein d’exubérance, lui parlait comme à uneidole qui venait de descendre pour lui de son piédestal sacré, etelle l’écoutait, alanguie par une de ces fatigues dont il avait vusouvent se refléter l’ennui dans ses yeux, après les visites troplongues de gens qui l’avaient lassée. Elle demeurait affectueusepourtant, la figure éclairée d’un sourire tendre, un peu contraint,et tenant sa main, elle la serrait d’une étreinte continue, plusirréfléchie peut-être que volontaire.

Elle ne devait point l’entendre, car elle l’interrompit aumilieu d’une phrase pour lui dire :

– Il faut absolument que je m’en aille. Je dois être à sixheures chez la marquise de Bratiane, et je vais y arriver fort enretard.

Il la conduisit tout doucement à la porte qu’il lui avaitouverte à son entrée. Ils s’embrassèrent, et, après un coup d’œilfurtif dans la rue, elle partit en rasant le mur.

Dès qu’il fut seul, qu’il sentit ce vide subit laissé en nous,après les étreintes, par la femme disparue, et la bizarre petitedéchirure faite au cœur par la fuite des pas qui s’éloignent, illui sembla qu’il était abandonné et solitaire, comme s’il n’avaitrien pris d’elle ; et il se mit à marcher par les cheminssablés, en songeant à cette contradiction éternelle de l’espéranceet de la réalité.

Il resta là jusqu’à la nuit, se rassérénant peu à peu, et sedonnant à elle, de loin, plus assurément qu’elle ne s’était livréeà lui entre ses bras ; puis il rentra en son appartement, dînasans remarquer ce qu’il mangeait, et se mit à lui écrire.

La journée du lendemain lui parut longue, la soiréeinterminable. Il lui écrivit encore. Comment ne lui avait-elle rienrépondu, rien fait dire ? Il reçut un court télégramme, lematin du second jour, lui fixant pour le jour suivant un nouveaurendez-vous à la même heure. Ce petit papier bleu le délivrasoudain de ce mal d’attendre dont il commençait à souffrir.

Elle vint, comme la première fois, exacte, affectueuse etsouriante ; et leur rencontre dans la petite maison d’Auteuilfut toute pareille à la première. André Mariolle, surpris d’abordet vaguement ému de ne pas sentir éclore entre eux l’extasiantepassion dont il avait pressenti l’approche, mais plus sensuellementépris, oubliait doucement le songe de la possession attendue dansle bonheur un peu différent de la possession obtenue. Ils’attachait à elle par la caresse, lien redoutable, le plus fort detous, le seul dont on ne se délivre jamais quand il a bien enlacéet quand il serre jusqu’au sang la chair d’un homme.

Vingt jours passèrent, si doux, si légers ! Il lui semblaitque cela ne devait pas finir, qu’il resterait toujours ainsi,disparu pour tous et vivant pour elle seule, et, dans sa penséeentraînable d’artiste infécond, toujours rongé d’attentes, naissaitun impossible espoir de vie discrète, heureuse et cachée.

Elle venait de trois jours en trois jours, sans résistances,attirée, semblait-il autant par l’amusement de ce rendez-vous, parle charme de la petite maison devenue une serre de fleurs rares, etpar la nouveauté de cette vie d’amour, à peine dangereuse, puisquepersonne n’avait le droit de la suivre, mais pleine de mystèrecependant, que séduite par la tendresse prosternée et grandissantede son amant.

Puis un jour, elle lui dit :

– Maintenant, mon cher ami, il faut reparaître. Vous viendrezpasser l’après-midi chez moi demain. J’ai annoncé que vous étiezrevenu.

Il fut navré :

– Oh ! pourquoi sitôt ? dit-il.

– Parce que, si on apprenait, par hasard, que vous êtes à Paris,votre présence ici serait trop inexplicable pour ne pas fairenaître des suppositions.

Il reconnut qu’elle avait raison et promit de venir chez elle lelendemain. Il lui demanda ensuite :

– Vous recevez donc demain ?

– Oui, dit-elle. Il y a même chez moi une petitesolennité ?

Cette nouvelle lui fut désagréable.

– Quel genre de solennité ?

Elle riait, enchantée.

– J’ai obtenu de Massival, au prix des plus grandesflagorneries, qu’il jouât chez moi sa Didon, que personne encore neconnaît. C’est le poème de l’amour antique. Mme de Bratiane, qui seconsidérait comme l’unique propriétaire de Massival, estexaspérée.

Elle sera là d’ailleurs, car elle chante. Suis-jeforte ?

– Vous aurez beaucoup de monde ?

– Oh ! non, quelques intimes seulement. Vous les connaissezpresque tous.

– Ne puis-je me dispenser de cette fête ? Je suis siheureux dans ma solitude.

– Oh ! non, mon ami. Comprenez donc que je tiens à vousavant tout.

Il eut un battement de cœur.

– Merci, dit-il, je viendrai.

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