Oedipe

Oedipe Acte IV

Scène I

OEDIPE, JOCASTE.

OEDIPE.

Non, quoi que vous disiez, mon âme inquiétée
De soupçons importuns n’est pas moins agitée.
Le grand-prêtre me gêne, et, prêt à l’excuser,
Je commence en secret moi-même à m’accuser.
Sur tout ce qu’il m’a dit, plein d’une horreur extrême,
Je me suis en secret interrogé moi-même;
Et mille événements de mon âme effacés
Se sont offerts en foule à mes esprits glacés.
Le passé m’interdit, et le présent m’accable;
Je lis dans l’avenir un sort épouvantable
Et le crime partout semble suivre mes pas.

JOCASTE.

Eh quoi! votre vertu ne vous rassure pas!
N’êtes-vous pas enfin sûr de votre innocence?

OEDIPE.

On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense.

JOCASTE.

Ah! d’un prêtre indiscret dédaignant les fureurs,
Cessez de l’excuser par ces lâches terreurs.

OEDIPE.

Au nom du grand Laïus et du courroux céleste,
Quand Laïus entreprit ce voyage funeste,
Avait-il près de lui des gardes, des soldats?

JOCASTE.

Je vous l’ai déjà dit, un seul suivait ses pas.

OEDIPE.

Un seul homme?

JOCASTE.

Ce roi, plus grand que sa fortune,
Dédaignait comme vous une pompe importune;
On ne voyait jamais marcher devant son char
D’un bataillon nombreux le fastueux rempart;
Au milieu des sujets soumis à sa puissance,
Comme il était sans crainte, il marchait sans défense;
Par l’amour de son peuple il se croyait gardé.

OEDIPE.

O héros! par le ciel aux mortels accordé,
Des véritables rois exemple auguste et rare!
Oedipe a-t-il sur toi porté sa main barbare?
Dépeignez-moi du moins ce prince malheureux.

JOCASTE.

Puisque vous rappelez un souvenir fâcheux,
Malgré le froid des ans, dans sa mâle vieillesse,
Ses yeux brillaient encor du feu de la jeunesse;
Son front cicatrisé sous ses cheveux blanchis
Imprimait le respect aux mortels interdits;
Et si j’ose, seigneur, dire ce que j’en pense,
Laïus eut avec vous assez de ressemblance;
Et je m’applaudissais de retrouver en vous,
Ainsi que les vertus, les traits de mon époux.
Seigneur, qu’a ce discours qui doive vous surprendre?

OEDIPE.

J’entrevois des malheurs que je ne puis comprendre
Je crains que par les dieux le pontife inspiré
Sur mes destins affreux ne soit trop éclairé.
Moi, j’aurais massacré!… Dieux! serait-il possible?

JOCASTE.

Cet organe des dieux est-il donc infaillible?
Un ministère saint les attache aux autels;
Ils approchent des dieux, mais ils sont des mortels;
Pensez-vous qu’en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende?
Que sous un fer sacré des taureaux gémissants
Dévoilent l’avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons ces victimes ornées
Des humains dans leurs flancs portent les destinées ?
Non, non chercher ainsi l’obscure vérité,
C’est usurper les droits de la Divinité.
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

OEDIPE.

Ah dieux! s’il était vrai, quel serait mon bonheur!

JOCASTE.

Seigneur, il est trop vrai; croyez-en ma douleur.
Comme vous autrefois pour eux préoccupée,
Hélas! pour mon malheur je suis bien détrompée,
Et le ciel me punit d’avoir trop écouté
D’un oracle imposteur la fausse obscurité.
Il m’en coûta mon fils. Oracles que j’abhorre!
Sans vos ordres, sans vous, mon fils vivrait encore.

OEDIPE.

Votre fils! par quel coup l’avez-vous donc perdu?
Quel oracle sur vous les dieux ont-ils rendu?

JOCASTE.

Apprenez, apprenez, dans ce péril extrême,
Ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même;
Et d’un oracle faux ne vous alarmez plus.
Seigneur, vous le savez, j’eus un fils de Laïus.
Sur le sort de mon fils ma tendresse inquiète
Consulta de nos dieux la fameuse interprète.
Quelle fureur, hélas! de vouloir arracher
Des secrets que le sort a voulu nous cacher!
Mais enfin j’étais mère, et pleine de faiblesse;
Je me jetai craintive aux pieds de la prêtresse:
Voici ses propres mots, j’ai dû les retenir:
Pardonnez si je tremble à ce seul souvenir.
 » Ton fils tuera son père, et ce fils sacrilège,
Inceste et parricide…  » O dieux! achèverai-je?

OEDIPE.

Eh bien! madame?

JOCASTE.

Enfin, seigneur, on me prédit
Que mon fils, que ce monstre entrerait dans mon lit:
Que je le recevrais, moi, seigneur, moi sa mère,
Dégouttant dans mes bras du meurtre de son père;
Et que, tous deux unis par ces liens affreux,
Je donnerais des fils à mon fils malheureux.
Vous vous troublez, seigneur, à ce récit funeste;
Vous craignez de m’entendre et d’écouter le reste.

OEDIPE.

Ah! madame, achevez: dites, que fîtes-vous
De cet enfant, l’objet du céleste courroux?

JOCASTE.

Je crus les dieux, seigneur; et, saintement cruelle,
J’étouffai pour mon fils mon amour maternelle.
En vain de cet amour l’impérieuse voix
S’opposait à nos dieux, et condamnait leurs lois;
Il fallut dérober cette tendre victime
Au fatal ascendant qui l’entraînait au crime,
Et, pensant triompher des horreurs de son sort,
J’ordonnai par pitié qu’on lui donnât la mort.
O pitié criminelle autant que malheureuse!
O d’un oracle faux obscurité trompeuse!
Quel fruit me revient-il de mes barbares soins
Mon malheureux époux n’en expira pas moins;
Dans le cours triomphant de ses destins prospères
Il fut assassiné par des mains étrangères:
Ce ne fut point son fils qui lui porta ces coups;
Et j’ai perdu mon fils sans sauver mon époux!
Que cet exemple affreux puisse au moins vous instruire!
Bannissez cet effroi qu’un prêtre vous inspire;
Profitez de ma faute, et calmez vos esprits.

OEDIPE.

Après le grand secret que vous m’avez appris,
Il est juste à mon tour que ma reconnaissance
Fasse de mes destins l’horrible confidence.
Lorsque vous aurez su, par ce triste entretien,
Le rapport effrayant de votre sort au mien,
Peut-être, ainsi que moi, frémirez-vous de crainte.
Le destin m’a fait naître au trône de Corinthe:
Cependant de Corinthe et du trône éloigné,
Je vois avec horreur les lieux où je suis né.
Un jour, ce jour affreux, présent à ma pensée,
Jette encor la terreur dans mon âme glacée;
Pour la première fois, par un don solennel,
Mes mains jeunes encor enrichissaient l’autel:
Du temple tout à coup les combles s’entrouvrirent;
De traits affreux de sang les marbres se couvrirent;
De l’autel ébranlé par de longs tremblements
Une invisible main repoussait mes présents;
Et les vents, au milieu de la foudre éclatante,
Portèrent jusqu’à moi cette voix effrayante:
 » Ne viens plus des lieux saints souiller la pureté;
Du nombre des vivants les dieux t’ont rejeté;
Ils ne reçoivent point tes offrandes impies;
Va porter tes présents aux autels des furies;
Conjure leurs serpents prêts à te déchirer;
Va, ce sont là les dieux que tu dois implorer.  »
Tandis qu’à la frayeur j’abandonnais mon âme,
Cette voix m annonça, le croirez-vous, madame?
Tout l’assemblage affreux des forfaits inouïs
Dont le ciel autrefois menaça votre fils,
Me dit que je serais l’assassin de mon père.

JOCASTE.

Ah dieux!

OEDIPE.

Que je serais le mari de ma mère.

JOCASTE.

Où suis-je? Quel démon en unissant nos coeurs,
Cher prince, a pu dans nous rassembler tant d’horreurs?

OEDIPE.

Il n’est pas encor temps de répandre des larmes;
Vous apprendrez bientôt d’autres sujets d’alarmes.
Écoutez-moi, madame, et vous allez trembler.
Du sein de ma patrie il fallut m’exiler.
Je craignis que ma main, malgré moi criminelle,
Aux destins ennemis ne fût un jour fidèle;
Et, suspect à moi-même, à moi-même odieux,
Ma vertu n’osa point lutter contre les dieux.
Je m’arrachai des bras d’une mère éplorée;
Je partis, je courus de contrée en contrée;
Je déguisai partout ma naissance et mon nom:
Un ami de mes pas fut le seul compagnon.
Dans plus d’une aventure, en ce fatal voyage,
Le dieu qui me guidait seconda mon courage:
Heureux si j’avais pu, dans l’un de ces combats,
Prévenir mon destin par un noble trépas!
Mais je suis réservé sans doute au parricide.
Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(Et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue.
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue),
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers
Sur un char éclatant que traînaient deux coursiers;
Il fallut disputer, dans cet étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.
Inconnu, dans le sein d’une terre étrangère,
Je me croyais encore au trône de mon père;
Et tous ceux qu’à mes yeux le sort venait offrir
Me semblaient mes sujets, et faits pour m’obéir
Je marche donc vers eux, et ma main furieuse
Arrête des coursiers la fougue impétueuse;
Loin du char à l’instant ces guerriers élancés
Avec fureur sur moi fondent à coups pressés.
La victoire entre nous ne fut point incertaine
Dieux puissants, je ne sais si c’est faveur ou haine,
Mais sans doute pour moi contre eux vous combattiez;
Et l’un et l’autre enfin tombèrent à mes pieds.
L’un d’eux, il m’en souvient, déjà glacé par l’âge,
Couché sur la poussière, observait mon visage;
Il me tendit les bras, il voulut me parler;
De ses yeux expirants je vis des pleurs couler;
Moi-même en le perçant, je sentis dans mon âme,
Tout vainqueur que j’étais… Vous frémissez, madame.

JOCASTE.

Seigneur, voici Phorbas; on le conduit ici.

OEDIPE.

Hélas! mon doute affreux va donc être éclairci!

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